De la division du travail social/Livre I/Chapitre VI/IV

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Félix Alcan (p. 210-217).
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Livre I, Chapitre VI

IV

La loi que nous avons établie dans les deux derniers chapitres a pu, par un trait, mais par un trait seulement, rappeler celle qui domine la sociologie de M. Spencer. Comme lui, nous avons dit que la place de l’individu dans la société, de nulle qu’elle était à l’origine, allait en grandissant avec la civilisation. Mais ce fait incontestable s’est présenté à nous sous un tout autre aspect qu’au philosophe anglais, si bien que finalement nos conclusions s’opposent aux siennes plus qu’elles ne les répètent.

Tout d’abord, suivant lui, cette absorption de l’individu dans le groupe serait le résultat d’une contrainte et d’une organisation artificielle nécessitée par l’état de guerre où vivent d’une manière chronique les sociétés inférieures. En effet, c’est surtout à la guerre que l’union est nécessaire au succès. Un groupe ne peut se défendre contre un autre groupe ou se l’assujettir qu’à condition d’agir avec ensemble. Il faut donc que toutes les forces individuelles soient concentrées d’une manière permanente en un faisceau indissoluble. Or, le seul moyen de produire cette concentration de tous les instants est d’instituer une autorité très forte à laquelle les particuliers soient absolument soumis. Il faut que, « comme la volonté du soldat se trouve suspendue au point qu’il devient en tout l’exécuteur de la volonté de son officier, de même la volonté des citoyens se trouve diminuée par celle du gouvernement[1]. » C’est donc un despotisme organisé qui annihilerait les individus, et comme cette organisation est essentiellement militaire, c’est par le militarisme que M. Spencer définit ces sortes de sociétés.

Nous avons vu, au contraire, que cet effacement de l’individu a pour lieu d’origine un type social que caractérise une absence complète de toute centralisation. C’est un produit de cet état d’homogénéité qui distingue les sociétés primitives. Si l’individu n’est pas distinct du groupe, c’est que la conscience individuelle n’est presque pas distincte de la conscience collective. M. Spencer et d’autres sociologues avec lui semblent avoir interprété ces faits lointains avec des idées toutes modernes. Le sentiment si prononcé qu’aujourd’hui chacun de nous a de son individualité leur a fait croire que les droits personnels ne pouvaient être à ce point restreints que par une organisation coercitive. Nous y tenons tant qu’il leur a semblé que l’homme ne pouvait en avoir fait l’abandon de son plein gré. En fait, si dans les sociétés inférieures une si petite place est faite à la personnalité individuelle, ce n’est pas que celle-ci ail été comprimée ou refoulée artificiellement, c’est tout simplement qu’à ce moment de l’histoire elle n’existait pas.

D’ailleurs, M. Spencer reconnaît lui-même que, parmi ces sociétés, beaucoup ont une constitution si peu militaire et autoritaire qu’il les qualifie lui-même de démocratiques[2] ; seulement, il veut y voir un premier prélude de ces sociétés de l’avenir qu’il appelle industrielles. Mais pour cela, il lui faut méconnaître ce fait que dans ces sociétés, tout comme dans celles qui sont soumises à un gouvernement despotique, l’individu n’a pas de sphère d’action qui lui soit propre, comme le prouve l’institution générale du communisme ; que les traditions, les préjugés, les usages collectifs de toute sorte ne pèsent pas sur lui d’un poids moins lourd que ne ferait une autorité constituée. Aussi ne peut-on les traiter de démocratiques qu’en détournant le mot de son sens ordinaire. D’autre part, il aboutit à cette étrange conclusion que l’évolution sociale s’est essayée dès le premier pas à produire les types les plus parfaits, puisque nulle force gouvernementale n’existe d’abord que celle de la volonté commune exprimée par la horde assemblée »[3]. Le mouvement de l’histoire serait-il donc circulaire et le progrès ne consisterait-il que dans un retour en arrière ?

D’une manière générale, il est aisé de comprendre que les individus ne peuvent être soumis qu’à un despotisme collectif ; car les membres d’une société ne peuvent être dominés que par une force qui leur soit supérieure, et il n’en est qu’une qui ait cette qualité : c’est celle du groupe. Une personnalité quelconque, si puissante qu’elle soit, ne pourrait rien à elle seule contre une société tout entière ; celle-ci ne peut donc être asservie malgré soi. C’est pourquoi, comme nous l’avons vu, la force des gouvernements autoritaires ne leur vient pas d’eux-mêmes, mais dérive de la constitution même de la société. Si d’ailleurs l’état naturel des peuplades primitives était une sorte d’individualisme précoce, on ne voit pas comment elles auraient pu si facilement s’assujettir à l’autorité despotique d’un chef, partout où cela a été nécessaire. Les idées, les mœurs, les institutions mêmes auraient dû s’opposer à une transformation aussi radicale. Au contraire, tout s’explique une fois qu’on s’est bien rendu compte de la nature de ces sociétés ; car alors ce changement n’est plus aussi profond qu’il en a l’air. Les individus, au lieu de se subordonner au groupe, se sont subordonnés à celui qui le représentait, et comme l’autorité collective, quand elle était diffuse, était absolue, celle du chef, qui n’est qu’une organisation de la précédente, prit naturellement le même caractère.

Bien loin qu’on puisse faire dater de l’institution d’un pouvoir despotique l’effacement de l’individu, il faut au contraire y voir le premier pas qui ait été fait dans la voie de l’individualisme. Les chefs sont en effet les premières personnalités individuelles qui se soient dégagées de la masse sociale. Leur situation exceptionnelle, les mettant hors de pair, leur crée une physionomie distincte et leur confère par suite une individualité. Dominant la société, ils ne sont plus astreints à en suivre tous les mouvements. Sans doute, c’est du groupe qu’ils tirent leur force ; mais une fois que celle-ci est organisée, elle devient autonome et les rend capables d’une activité personnelle. Une source d’initiative se trouve donc ouverte, qui n’existait pas jusque-là. Il y a désormais quelqu’un qui peut produire du nouveau et même, dans une certaine mesure, déroger aux usages collectifs. L’équilibre est rompu[4].


Si nous avons insisté sur ce point, c’est pour établir deux propositions importantes.

En premier lieu, toutes les fois qu’on se trouve en présence d’un appareil gouvernemental doué d’une grande autorité, il faut aller en chercher la raison, non dans la situation particulière des gouvernants, mais dans la nature des sociétés qu’ils gouvernent. Il faut observer quelles sont les croyances communes, les sentiments communs qui, en s’incarnant dans une personne ou dans une famille, lui ont communiqué une telle puissance. Quant à la supériorité personnelle du chef, elle ne joue dans ce processus qu’un rôle secondaire ; elle explique pourquoi la force collective s’est concentrée dans telles mains plutôt que dans telles autres, non son intensité. Du moment que cette force, au lieu de rester diffuse, est obligée de se déléguer, ce ne peut être qu’au profit d’individus qui ont déjà témoigné par ailleurs de quelque supériorité ; mais si celle-ci marque le sens dans lequel se dirige le courant, elle ne le crée pas. Si le père de famille, à Rome, jouit d’un pouvoir absolu, ce n’est pas parce qu’il est le plus ancien, ou le plus sage, ou le plus expérimenté, mais c’est que, par suite des circonstances où s’est trouvée la famille romaine, il a incarné le vieux communisme familial. Le despotisme, du moins quand il n’est pas un phénomène pathologique et de décadence, n’est autre chose qu’un communisme transformé.

En second lieu, on voit par ce qui précède combien est fausse la théorie qui veut que l’égoïsme soit le point de départ de l’humanité, et que l’altruisme, au contraire, soit une conquête récente.

Ce qui fait l’autorité de cette hypothèse auprès de certains esprits, c’est qu’elle paraît être une conséquence logique des principes du darwinisme. Au nom du dogme de la concurrence vitale et de la sélection naturelle, on nous dépeint sous les plus tristes couleurs cette humanité primitive dont la faim et la soif, mal satisfaites d’ailleurs, auraient été les seules passions ; ces temps sombres où les hommes n’auraient eu d’autre souci et d’autre occupation que de se disputer les uns aux autres leur misérable nourriture. Pour réagir contre les rêveries rétrospectives de la philosophie du XVIIIe siècle, et aussi contre certaines doctrines religieuses, pour démontrer avec plus d’éclat que le paradis perdu n’est pas derrière nous et que notre passé n’a rien que nous devions regretter, on croit devoir l’assombrir et le rabaisser systématiquement. Rien n’est moins scientifique que ce parti pris en sens contraire. Si les hypothèses de Darwin sont utilisables en morale, c’est encore avec plus de réserve et de mesure que dans les autres sciences. Elles font en effet abstraction de l’élément essentiel de la vie morale, à savoir de l’influence modératrice que la société exerce sur ses membres et qui tempère et neutralise l’action brutale de la lutte pour la vie et de la sélection. Partout où il y a des sociétés, il y a de l’altruisme parce qu’il y a de la solidarité.

Aussi le trouvons-nous dès le début de l’humanité et même sous une forme vraiment intempérante ; car ces privations que le sauvage s’impose pour obéir à la tradition religieuse, l’abnégation avec laquelle il sacrifie sa vie dès que la société en réclame le sacrifice, le penchant irrésistible qui entraîne la veuve de l’Inde à suivre son mari dans la mort, le Gaulois à ne pas survivre à son chef de clan, le vieux Celte à débarrasser ses compagnons d’une bouche inutile par une fin volontaire, tout cela n’est-ce pas de l’altruisme ? On traitera ces pratiques de superstitions ? Qu’importe, pourvu qu’elles témoignent d’une aptitude à se donner ? Et d’ailleurs, où commencent et où finissent les superstitions ? On serait bien embarrassé de répondre et de donner du fait une définition scientifique. N’est-ce pas aussi une superstition que l’attachement que nous éprouvons pour les lieux où nous avons vécu, pour les personnes avec lesquelles nous avons eu des relations durables ? Et pourtant cette puissance de s’attacher n’est-elle pas l’indice d’une saine constitution morale ? À parler rigoureusement, toute la vie de la sensibilité n’est faite que de superstitions, puisqu’elle précède et domine le jugement plus qu’elle n’en dépend.

Scientifiquement, une conduite est égoïste dans la mesure ou elle est déterminée par des sentiments et des représentations qui nous sont exclusivement personnels. Si donc nous nous rappelons à quel point, dans les sociétés inférieures, la conscience de l’individu est envahie par la conscience collective, nous serons même tenté de croire qu’elle est tout entière autre chose que soi, qu’elle est tout altruisme, comme dit Condillac. Cette conclusion pourtant serait exagérée, car il y a une sphère de la vie psychique qui, quelque développé que soit le type collectif, varie d’un homme à l’autre et appartient en propre à chacun : c’est celle qui est formée des représentations, des sentiments et des tendances qui se rapportent à l’organisme et aux états de l’organisme ; c’est le monde des sensations internes et externes et des mouvements qui y sont directement liés. Cette première base de toute individualité est inaliénable et ne dépend pas de l’état social. Il ne faut donc pas dire que l’altruisme est né de l’égoïsme ; une pareille dérivation ne serait possible que par une création ex nihilo. Mais, à parler rigoureusement, ces deux ressorts de la conduite se sont trouvés présents dès le début dans toutes les consciences humaines, car il ne peut pas y en avoir qui ne reflètent à la fois et des choses qui se rapportent à l’individu tout seul, et des choses qui ne lui sont pas personnelles.

Tout ce qu’on peut dire, c’est que, chez le sauvage, cette partie inférieure de nous-même représente une fraction plus considérable de l’être total, parce que celui-ci a une moindre étendue, les sphères supérieures de la vie psychique y étant moins développées ; elle a donc plus d’importance relative et, par suite, plus d’empire sur la volonté. Mais d’un autre côté, pour tout ce qui dépasse ce cercle des nécessités physiques, la conscience primitive, suivant une forte expression de M. Espinas, est tout entière hors de soi. Tout au contraire, chez le civilisé, l’égoïsme s’introduit jusqu’au sein des représentations supérieures : chacun de nous a ses opinions, ses croyances, ses aspirations propres, et y tient. Il vient même se mêler à l’altruisme, car il arrive que nous avons une manière à nous d’être altruiste qui tient à notre caractère personnel, à la tournure de notre esprit, et dont nous refusons de nous écarter. Sans doute, il n’en faut pas conclure que la part de l’égoïsme est devenue plus grande dans l’ensemble de la vie ; car il faut tenir compte de ce fait que la conscience tout entière s’est étendue. Il n’en est pas moins vrai que l’individualisme s’est développé en valeur absolue en pénétrant dans des régions qui, à l’origine, lui étaient fermées.

Mais cet individualisme, fruit du développement historique, n’est pas davantage celui qu’a décrit M. Spencer. Les sociétés qu’il appelle industrielles ne ressemblent pas plus aux sociétés organisées que les sociétés militaires aux sociétés segmentaires à base familiale. C’est ce que nous verrons dans le prochain chapitre.

  1. Sociol., II, p. 153.
  2. Sociol., II, p. 154-155.
  3. Ibid., III, p. 426-427.
  4. On trouve ici une confirmation de la proposition énoncée déjà plus haut, p. 89. et qui fait de la force gouvernementale une émanation de la vie inhérente à la conscience collective.