De la division du travail social/Livre I/Chapitre VI/III

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Félix Alcan (p. 208-210).
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Livre I, Chapitre VI

III

La même loi préside au développement biologique.

On sait aujourd’hui que les animaux inférieurs sont formés de segments similaires, disposés soit en masses irrégulières, soit en séries linéaires ; même, au plus bas degré de l’échelle, ces éléments ne sont pas seulement semblables entre eux, ils sont encore de composition homogène. On leur donne généralement le nom de colonies. Mais cette expression, qui d’ailleurs n’est pas sans équivoque, ne signifie pas que ces associations ne sont point des organismes individuels ; car « toute colonie dont les membres sont en continuité de tissus est en réalité un individu »[1]. En effet, ce qui caractérise l’individualité d’un agrégat quelconque, c’est l’existence d’opérations effectuées en commun par toutes les parties. Or, entre les membres de la colonie, il y a mise en commun des matériaux nutritifs et impossibilité de se mouvoir autrement que par des mouvements d’ensemble, tant que la colonie n’est pas dissoute. Il y a plus : l’œuf, issu de l’un des segments associés, reproduit, non ce segment, mais la colonie entière dont il faisait partie ; « entre les colonies de polypes et les animaux les plus élevés, il n’y a, à ce point de vue, aucune différence[2]. » Ce qui rend d’ailleurs toute séparation radicale impossible, c’est qu’il n’y a point d’organismes, si centralisés qu’ils soient, qui ne présentent à des degrés divers la constitution coloniale. On en trouve des traces jusque chez les vertébrés, dans la composition de leur squelette, de leur appareil urogénital, etc. ; surtout leur développement embryonnaire donne la preuve certaine qu’ils ne sont autre chose que des colonies modifiées[3].

Il y a donc dans le monde animal une individualité « qui se produit en dehors de toute combinaison d’organes »[4]. Or, elle est identique à celle des sociétés que nous avons appelées segmentaires. Non seulement le plan de structure est évidemment le même, mais la solidarité est de même nature. En effet, comme les parties qui composent une colonie animale sont accolées mécaniquement les unes aux autres, elles ne peuvent agir qu’ensemble, tant du moins qu’elles restent unies. L’activité y est collective. Dans une société de polypes, comme tous les estomacs communiquent ensemble, un individu ne peut manger sans que les autres mangent ; c’est, dit M. Perrier, le communisme dans toute l’acception du mot[5]. Un membre de la colonie, surtout quand elle est flottante, ne peut pas se contracter sans entraîner dans son mouvement les polypes auxquels il est uni, et le mouvement se communique de proche en proche[6]. Dans un ver, chaque anneau dépend des autres d’une manière rigide, et cela quoiqu’il puisse s’en détacher sans danger.

Mais de même que le type segmentaire s’efface à mesure qu’on s’avance dans l’évolution sociale, le type colonial disparaît à mesure qu’on s’élève dans l’échelle des organismes. Déjà entamé chez les annelés quoique encore très apparent, il devient presque imperceptible chez les mollusques, et enfin l’analyse seule du savant parvient à en découvrir les vestiges chez les vertébrés. Nous n’avons pas à montrer les analogies qu’il y a entre le type qui remplace le précédent et celui des sociétés organiques. Dans un cas comme dans l’autre, la structure dérive de la division du travail ainsi que la solidarité. Chaque partie de l’animal, devenue un organe, a sa sphère d’action propre où elle se meut avec indépendance sans s’imposer aux autres ; et cependant, à un autre point de vue, elles dépendent beaucoup plus étroitement les unes des autres que dans une colonie, puisqu’elles ne peuvent pas se séparer sans périr. Enfin, dans l’évolution organique tout comme dans l’évolution sociale, la division du travail commence par utiliser les cadres de l’organisation segmentaire, mais pour s’en affranchir ensuite et se développer d’une manière autonome. Si, en effet, l’organe n’est parfois qu’un segment transformé, c’est cependant l’exception[7].

En résumé, nous avions distingué deux sortes de solidarité ; nous venons de reconnaître qu’il existe deux types sociaux qui y correspondent. De même que les premières se développent en raison inverse l’une de l’autre, des deux types sociaux correspondants l’un régresse régulièrement à mesure que l’autre progresse, et ce dernier est celui qui se définit par la division du travail social. Outre qu’il confirme ceux qui précèdent, ce résultat achève donc de nous montrer toute l’importance de la division du travail. De même que c’est elle qui, pour la plus grande part, rend cohérentes les sociétés au sein desquelles nous vivons, c’est elle aussi qui détermine les traits constitutifs de leur structure, et tout fait prévoir que dans l’avenir son rôle, à ce point de vue, ne fera que grandir.

  1. Perrier, Le Transformisme, p. 139.
  2. Perrier, Colonies animales, p. 778.
  3. Ibid., liv. IV, ch. V, VI et VII.
  4. Perrier, Colonies animale, p. 779.
  5. Transformisme, p. 167.
  6. Colon. anim., p. 771
  7. V. Colon, anim., p. 763 et suiv.