De la division du travail social/Livre II/Chapitre II/III

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Félix Alcan (p. 294-305).
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Livre II, Chapitre II


III

Si le travail se divise davantage à mesure que les sociétés deviennent plus volumineuses et plus denses, ce n’est pas parce que les circonstances extérieures y sont plus variées, c’est que la lutte pour la vie y est plus ardente.

Darwin a très justement observé que la concurrence entre deux organismes est d’autant plus vive qu’ils sont plus analogues. Ayant les mêmes besoins et poursuivant les mêmes objets, ils se trouvent partout en rivalité. Tant qu’ils ont plus de ressources qu’il ne leur en faut, ils peuvent encore vivre côte à côte ; mais si leur nombre vient à s’accroître dans de telles proportions que tous les appétits ne puissent plus être suffisamment satisfaits, la guerre éclate, et elle est d’autant plus violente que cette insuffisance est plus marquée, c’est-à-dire que le nombre des concurrents est plus élevé. Il en est tout autrement si les individus qui coexistent sont d’espèces ou de variétés différentes. Comme ils ne se nourrissent pas de la même manière et ne mènent pas le même genre de vie, ils ne se gênent pas mutuellement ; ce qui fait prospérer les uns est sans valeur pour les autres. Les occasions de conflits diminuent donc avec les occasions de rencontre, et cela d’autant plus que ces espèces ou variétés sont plus distantes les unes des autres. « Ainsi, dit Darwin, dans une région peu étendue, ouverte à l’immigration et où, par conséquent, la lutte d’individu à individu doit être très vive, on remarque toujours une très grande diversité dans les espèces qui l’habitent. J’ai trouvé qu’une surface gazonnée de trois pieds sur quatre, qui avait été exposée pendant de longues années aux mêmes conditions de vie, nourrissait vingt espèces de plantes appartenant à dix-huit genres et à huit ordres, ce qui montre combien ces plantes différaient les unes des autres[1]. » Tout le monde, d’ailleurs, a remarqué que, dans un même champ, à côté des céréales, il peut pousser un très grand nombre de mauvaises herbes. Les animaux, eux aussi, se tirent d’autant plus facilement de la lutte qu’ils diffèrent davantage. On trouve sur un chêne jusqu’à deux cents espèces d’insectes qui n’ont les unes avec les autres que des relations de bon voisinage. Les uns se nourrissent des fruits de l’arbre, les autres des feuilles, d’autres de l’écorce et des racines. « Il serait, dit Haeckel, absolument impossible qu’un pareil nombre d’individus vécût sur cet arbre, si tous appartenaient à la même espèce, si tous, par exemple, vivaient aux dépens de l’écorce ou seulement des feuilles[2]. » De même encore, à l’intérieur de l’organisme, ce qui adoucit la concurrence entre les différents tissus, c’est qu’ils se nourrissent de substances différentes.

Les hommes subissent la même loi. Dans une même ville, les professions différentes peuvent coexister sans être obligées de se nuire réciproquement, car elles poursuivent des objets différents. Le soldat recherche la gloire militaire, le prêtre l’autorité morale, l’homme d’État le pouvoir, l’industriel la richesse, le savant la renommée scientifique ; chacun d’eux peut donc atteindre son but sans empêcher les autres d’atteindre le leur. Il en est encore ainsi même quand les fonctions sont moins éloignées les unes des autres. Le médecin oculiste ne fait pas concurrence à celui qui soigne les maladies mentales, ni le cordonnier au chapelier, ni le maçon à l’ébéniste, ni le physicien au chimiste, etc. Comme ils rendent des services différents, ils peuvent les rendre parallèlement.

Cependant, plus les fonctions se rapprochent, plus il y a entre elles de points de contact, plus, par conséquent, elles sont exposées à se combattre. Comme, dans ce cas, elles satisfont par des moyens différents des besoins semblables, il est inévitable qu’elles cherchent plus ou moins à empiéter les unes sur les autres. Jamais le magistrat ne concourt avec l’industriel ; mais le brasseur et le vigneron, le drapier et le fabricant de soieries, le poète et le musicien s’efforcent souvent de se supplanter mutuellement. Quant à ceux qui s’acquittent exactement de la même fonction, ils ne peuvent prospérer qu’au détriment les uns des autres. Si donc on se représente les différentes fonctions sous la forme d’un faisceau ramifié, issu d’une souche commune, la lutte est à son minimum entre les points extrêmes, tandis qu’elle augmente régulièrement à mesure qu’on se rapproche du centre. Il en est ainsi non pas seulement à l’intérieur de chaque ville, mais dans toute l’étendue de la société. Les professions similaires situées sur les différents points du territoire se font une concurrence d’autant plus vive qu’elles sont plus semblables, pourvu que la difficulté des communications et des transports ne restreigne pas le cercle de leur action.

Cela posé, il est aisé de comprendre que toute condensation de la masse sociale, surtout si elle est accompagnée d’un accroissement de la population, détermine nécessairement des progrès de la division du travail.

En effet, représentons-nous un centre industriel qui alimente d’un produit spécial une certaine région du pays. Le développement qu’il est susceptible d’atteindre est doublement limité, d’abord par l’étendue des besoins qu’il s’agit de satisfaire ou comme on dit, par l’étendue du marché, ensuite par la puissance des moyens de production dont il dispose. Normalement, il ne produit pas plus qu’il ne faut, encore bien moins produit-il plus qu’il ne peut. Mais, s’il lui est impossible de dépasser la limite qui est ainsi marquée, il s’efforce de l’atteindre ; car il est dans la nature d’une force de développer toute son énergie tant que rien ne vient l’arrêter. Une fois parvenu à ce point, il est adapté à ses conditions d’existence ; il se trouve dans une position d’équilibre qui ne peut changer si rien ne change.

Mais voici qu’une région, jusqu’alors indépendante de ce centre, y est reliée par une voie de communication qui supprime partiellement la distance. Du même coup, une des barrières qui arrêtaient son essor s’abaisse ou du moins recule ; le marché s’étend, il y a maintenant plus de besoins à satisfaire. Sans doute, si toutes les entreprises particulières qu’il comprend avaient déjà réalisé le maximum de production qu’elles peuvent atteindre, comme elles ne sauraient s’étendre davantage, les choses resteraient en l’état. Seulement, une telle condition est tout idéale. En réalité, il y a toujours un nombre plus ou moins grand d’entreprises qui ne sont pas arrivées à leur limite et qui ont par conséquent de la vitesse pour aller plus loin. Comme un espace vide leur est ouvert, elles cherchent nécessairement à s’y répandre et à le remplir. Si elles y rencontrent des entreprises semblables et qui sont en état de leur résister, les secondes contiennent les premières, elles se limitent mutuellement et, par suite, leurs rapports mutuels ne sont pas changés. Il y a sans doute plus de concurrents ; mais, comme ils se partagent un marché plus vaste, la part de chacun des deux camps reste la même. Mais s’il en est qui présentent quelque infériorité, elles devront nécessairement céder le terrain qu’elles occupaient jusque-là et où elles ne peuvent plus se maintenir dans les conditions nouvelles où la lutte s’engage. Elles n’ont plus alors d’autre alternative que de disparaître ou de se transformer, et cette transformation doit nécessairement aboutir à une spécialisation nouvelle. Car si, au lieu de créer immédiatement une spécialité de plus, les plus faibles préféraient adopter une autre profession, mais qui existait déjà, il leur faudrait entrer en concurrence avec ceux qui l’ont exercée jusqu’alors. La lutte ne serait donc plus close, mais seulement déplacée, et elle produirait sur un autre point ses conséquences. Finalement, il faudrait bien qu’il y eût quelque part ou une élimination, ou une nouvelle différenciation. Il n’est pas nécessaire d’ajouter que, si la société compte effectivement plus de membres en même temps qu’ils sont plus rapprochés les uns des autres, la lutte est encore plus ardente et la spécialisation qui en résulte plus rapide et plus complète.

En d’autres termes, dans la mesure où la constitution sociale est segmentaire, chaque segment a ses organes propres qui sont comme protégés et tenus à distance des organes semblables par les cloisons qui séparent les différents segments. Mais, à mesure que ces cloisons s’effacent, il est inévitable que les organes similaires s’atteignent, entrent en lutte et s’efforcent de se substituer les uns aux autres. Or, de quelque manière que se fasse cette substitution, il ne peut manquer d’en résulter quelque progrès dans la voie de la spécialisation. Car d’une part, l’organe segmentaire qui triomphe, si l’on peut ainsi parler, ne peut suffire à la tâche plus vaste qui lui incombe désormais que par une plus grande division du travail, et d’autre part, les vaincus ne peuvent se maintenir qu’en se consacrant à une partie seulement de la fonction totale qu’ils remplissaient jusqu’alors. Le petit patron devient contremaître, le petit marchand devient employé, etc. Cette part peut d’ailleurs être plus ou moins considérable suivant que l’infériorité est plus ou moins marquée. Il arrive même que la fonction primitive se dissocie simplement en deux fractions d’égale importance. Au lieu d’entrer ou de rester en concurrence, deux, entreprises semblables retrouvent l’équilibre en se partageant leur tâche commune ; au lieu de se subordonner l’une à l’autre, elles se coordonnent. Mais, dans tous les cas, il y a apparition de spécialités nouvelles. Quoique les exemples qui précèdent soient surtout empruntés à la vie économique, cette explication s’applique à toutes les fonctions sociales indistinctement. Le travail scientifique, artistique, etc., ne se divise pas d’une autre manière ni pour d’autres raisons. C’est encore en vertu des mêmes causes que, comme nous l’avons vu, l’appareil régulateur central absorbe en lui les organes régulateurs locaux et les réduit au rôle d’auxiliaires spéciaux.

De tous ces changements résulte-t-il un accroissement du bonheur moyen ? On ne voit pas à quelle cause il serait dû. L’intensité plus grande de la lutte implique de nouveaux et pénibles efforts qui ne sont pas de nature à rendre les hommes plus heureux. Tout se passe mécaniquement. Une rupture d’équilibre dans la masse sociale suscite des conflits qui ne peuvent être résolus que par une division du travail plus développée : tel est le moteur du progrès. Quant aux circonstances extérieures, aux combinaisons variées de l’hérédité, comme les déclivités du terrain déterminent la direction d’un courant, mais ne le créent pas, elles marquent le sens dans lequel se fait la spécialisation là où elle est nécessaire, mais ne la nécessitent pas. Les différences individuelles qu’elles produisent resteraient à l’état de virtualité si, pour faire face à des difficultés nouvelles, nous n’étions contraints de les mettre en saillie et de les développer.

La division du travail est donc un résultat de la lutte pour la vie ; mais elle en est un dénouement adouci. Grâce à elle, en effet, les rivaux ne sont pas obligés de s’éliminer mutuellement, mais peuvent coexister les uns à côté des autres. Aussi, à mesure qu’elle se développe, elle fournit à un plus grand nombre d’individus qui, qui des sociétés plus homogènes, seraient condamnés à disparaître, les moyens de se maintenir et de survivre. Chez beaucoup de peuples inférieurs, tout organisme mal venu devait fatalement périr, car il n’était utilisable pour aucune fonction. Parfois, la loi, devançant et consacrant en quelque sorte les résultats de la sélection naturelle, condamnait à mort les nouveau-nés infirmes ou faible, et Aristote lui-même[3] trouvait cet usage naturel. Il en est tout autrement dans les sociétés plus avancées. Un individu chétif peut trouver dans les cadres complexes de notre organisation sociale une place où il lui est possible de rendre des services. S’il n’est faible que de corps et si son cerveau est sain, il se consacrera aux travaux de cabinet, aux fonctions spéculatives. Si c’est son cerveau qui est débile, « il devra, sans doute, renoncer à affronter la grande concurrence intellectuelle ; mais la société a dans les alvéoles secondaires de sa ruche des places assez petites qui l’empêchent d’être éliminé[4]. » De même, chez les peuplades primitives, l’ennemi vaincu est mis à mort ; là où les fonctions industrielles sont séparées des fonctions militaires, il subsiste à côté du vainqueur en qualité d’esclave.

Il y a bien quelques circonstances où des fonctions différentes entrent en concurrence. Ainsi, dans l’organisme individuel, à la suite d’un jeûne prolongé, le système nerveux se nourrit aux dépens des autres organes, et le même phénomène se produit si l’activité cérébrale prend un développement trop considérable. Il en est de même dans la société. En temps de famine ou de crise économique, les fonctions vitales sont obligées, pour se maintenir, de prendre leurs subsistances aux fonctions moins essentielles. Les industries de luxe périclitent, et les portions de la fortune publique qui servaient à les entretenir sont absorbées par les industries d’alimentation ou d’objets de première nécessité. Ou bien encore il peut arriver qu’un organisme parvienne à un degré d’activité anormal, disproportionné aux besoins, et que, pour subvenir aux dépenses causées par ce développement exagéré, il lui faille prendre sur la part qui revient aux autres. Par exemple, il y a des sociétés où il y a trop de fonctionnaires, ou trop de soldats, ou trop d’officiers, ou trop d’intermédiaires, ou trop de prêtres, etc. ; les autres professions souffrent de cette hypertrophie. Mais tous ces cas sont pathologiques ; ils sont dus à ce que la nutrition de l’organisme ne se fait pas régulièrement ou à ce que l’équilibre fonctionnel est rompu.


Mais une objection se présente à l’esprit.

Une industrie ne peut vivre que si elle répond à quelque besoin. Une fonction ne peut se spécialiser que si cette spécialisation correspond à quelque besoin de la société. Or, toute spécialisation nouvelle a pour résultat d’augmenter et d’améliorer la production. Si cet avantage n’est pas la raison d’être de la division du travail, c’en est la conséquence nécessaire. Par conséquent, un progrès ne peut s’établir d’une manière durable que si les individus ressentent réellement le besoin de produits plus abondants ou de meilleure qualité. Tant que l’industrie des transports n’était pas constituée, chacun se déplaçait avec les moyens dont il disposait et on était fait à cet état de choses. Pourtant, pour qu’elle ait pu devenir une spécialité, il a fallu que les hommes cessassent de se contenter de ce qui leur avait suffi jusqu’alors et devinssent plus exigeants. Mais d’où peuvent venir ces exigences nouvelles ?

Elles sont un effet de cette même cause qui détermine les progrès de la division du travail. Nous venons de voir en effet qu’ils sont dus à l’ardeur plus grande de la lutte. Or, une lutte plus violente ne va pas sans un plus grand déploiement de forces et, par conséquent, sans de plus grandes fatigues. Mais, pour que la vie se maintienne, il faut toujours que la réparation soit proportionnée à la dépense ; c’est pourquoi les aliments qui jusqu’alors suffisaient à restaurer l’équilibre organique sont désormais insuffisants. Il faut une nourriture plus abondante et plus choisie. C’est ainsi que le paysan, dont le travail est moins épuisant que celui de l’ouvrier des villes, se soutient tout aussi bien quoique avec une alimentation plus pauvre. Celui-ci ne peut se contenter d’une nourriture végétale, et encore, même dans ces conditions, a-t-il bien du mal à compenser le déficit qu’un travail intense et continu creuse chaque jour dans le budget de son organisme[5].

D’autre part, c’est surtout le système nerveux central qui supporte tous ces frais[6] ; car il faut s’ingénier pour trouver des moyens de soutenir la lutte, pour créer des spécialités nouvelles, pour les acclimater, etc. D’une manière générale, plus le milieu est sujet au changement, plus la part de l’intelligence dans la vie devient grande ; car elle seule peut retrouver les conditions nouvelles d’un équilibre qui se rompt sans cesse, et le restaurer. La vie cérébrale se développe donc en même temps que la concurrence devient plus vive, et dans la même mesure. On constate ces progrès parallèles non pas seulement chez l’élite, mais dans toutes les classes de la société. Sur ce point encore, il n’y a qu’à comparer l’ouvrier avec l’agriculteur ; c’est un fait connu que le premier est beaucoup plus intelligent malgré le caractère machinal des tâches auxquelles il est souvent consacré. D’ailleurs, ce n’est pas sans raison que les maladies mentales marchent du même pas que la civilisation, ni qu’elles sévissent dans les villes de préférence aux campagnes, et dans les grandes villes plus que dans les petites[7]. Or, un cerveau plus volumineux et plus délicat a d’autres exigences qu’un encéphale plus grossier. Des peines ou des privations que celui-ci ne sentait même pas ébranlent douloureusement celui-là. Pour la même raison, il faut des excitants moins simples pour affecter agréablement cet organe, une fois qu’il s’est affiné, et il en faut davantage, parce qu’il s’est en même temps développé. Enfin, plus que tous les autres, les besoins proprement intellectuels s’accroissent[8] ; des explications grossières ne peuvent plus satisfaire des esprits plus exercés. On réclame des clartés nouvelle et la science entretient ces aspirations en même temps qu’elle les satisfait.

Tous ces changements sont donc produits nécessairement par des causes nécessaires. Si notre intelligence et notre sensibilité se développent et s’aiguisent, c’est que nous les exerçons davantage ; et si nous les exerçons plus, c’est que nous y sommes contraints par la violence plus grande de la lutte que nous avons à soutenir. Voilà comment, sans l’avoir voulu, l’humanité se trouve apte à recevoir une culture plus intense et plus variée.

Cependant, si un autre facteur n’intervenait, cette simple prédisposition ne saurait susciter elle-même les moyens de se satisfaire ; car elle ne constitue qu’une aptitude à jouir et, suivant la remarque de M. Bain, « de simples aptitudes à jouir ne provoquent pas nécessairement le désir. Nous pouvons être constitués de manière à prendre du plaisir à cultiver la musique, la peinture, la science, et cependant à ne pas le désirer, si on nous en a toujours empêchés[9]. » Même quand nous sommes poussés vers un objet par une impulsion héréditaire et très forte, nous ne pouvons le désirer qu’après être entrés en rapports avec lui. L’adolescent qui n’a jamais entendu parler des relations sexuelles ni des joies qu’elles procurent, peut bien éprouver un malaise vague et indéfinissable ; il peut avoir la sensation que quelque chose lui manque, mais il ne sait pas quoi et, par conséquent, n’a pas de désirs sexuels proprement dits ; aussi ces aspirations indéterminées peuvent-elles assez facilement dévier de leurs fins naturelles et de leur direction normale. Mais, au moment même où l’homme est en état de goûter ces jouissances nouvelles et les appelle même inconsciemment, il les trouve à sa portée, parce que la division du travail s’est en même temps développée et qu’elle les lui fournit. Sans qu’il y ait à cela la moindre harmonie préétablie, ces deux ordres de faits se rencontrent, tout simplement parce qu’ils sont des effets d’une même cause.

Voici comme on peut concevoir que se fait cette rencontre. L’attrait de la nouveauté suffirait déjà à pousser l’homme à expérimenter ces plaisirs. Il y est même d’autant plus naturellement porté que la richesse et la complexité plus grandes de ces excitants lui font trouver plus médiocres ceux dont il s’était jusqu’alors contenté. Il peut d’ailleurs s’y adapter mentalement avant d’en avoir fait l’essai ; et comme en réalité ils correspondent aux changements qui se sont faits dans sa constitution, il pressent qu’il s’en trouvera bien. L’expérience vient ensuite confirmer ces pressentiments ; les besoins qui sommeillaient, s’éveillent, se déterminent, prennent conscience d’eux-mêmes et s’organisent. Ce n’est pas à dire toutefois que cet ajustement soit, dans tous les cas, aussi parfait ; que chaque produit nouveau, dû à de nouveaux progrès de la division du travail, corresponde toujours à un besoin réel de notre nature. Il est au contraire vraisemblable qu’assez souvent les besoins se contractent seulement parce qu’on a pris l’habitude de l’objet auquel ils se rapportent. Cet objet n’était ni nécessaire ni utile ; mais il s’est trouvé qu’on en a fait plusieurs fois l’expérience, et on s’y est si bien fait qu’on ne peut plus s’en passer. Les harmonies qui résultent de causes toutes mécaniques ne peuvent jamais être qu’imparfaites et approchées ; mais elles sont suffisantes pour maintenir l’ordre en général. C’est ce qui arrive à la division du travail. Les progrès qu’elle fait sont, non pas dans tous les cas, mais généralement, en harmonie avec les changements qui se font chez l’homme, et c’est ce qui leur permet de durer.

Mais, encore une fois, nous ne sommes pas pour cela plus heureux. Sans doute, une fois que ces besoins sont excités, ils ne peuvent rester en souffrance sans qu’il y ait douleur. Mais notre bonheur n’est pas plus grand parce qu’ils sont excités. Le point de repère par rapport auquel nous mesurions l’intensité relative de nos plaisirs est déplacé ; il en résulte un bouleversement de toute la graduation. Mais ce déclassement des plaisirs n’implique pas un accroissement. Parce que le milieu n’est plus le même, nous avons dû changer et ces changements en ont déterminé d’autres dans notre manière d’être heureux ; mais qui dit changements ne dit pas nécessairement progrès. On voit combien la division du travail nous apparaît sous un autre aspect qu’aux économistes. Pour eux, elle consiste essentiellement à produire davantage. Pour nous, cette productivité plus grande est seulement une conséquence nécessaire, un contre-coup du phénomène. Si nous nous spécialisons, ce n’est pas pour produire plus, mais c’est pour pouvoir vivre dans les conditions nouvelles d’existence qui nous sont faites.

  1. Origine des espèces, 131.
  2. Histoire de la Création naturelle, 240.
  3. Politique, IV (VIII, 16, 1335 b, 20 et suiv.
  4. Bordier, Vie des Sociétés, 43.
  5. V. Bordier, op. cit., 166 et suiv.
  6. Féré, Dégénérescence et Criminalité, 88.
  7. V. art. Aliénation mentale, dans le Dictionnaire encyclopédique des Sciences médicales.
  8. Ce développement de la vie proprement intellectuelle ou scientifique a encore une autre cause que nous verrons au chapitre suivant.
  9. Émotions et Volonté, 419.