De la division du travail social/Livre II/Chapitre II/IV

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Félix Alcan (p. 305-313).
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Livre II, Chapitre IV


IV

Un corollaire de tout ce qui précède, c’est que la division du travail ne peut s’effectuer qu’entre les membres d’une société déjà constituée.

En effet, quand la concurrence oppose des individus isolés et étrangers les uns aux autres, elle ne peut que les séparer davantage. S’ils disposent librement de l’espace, ils se fuiront ; s’ils ne peuvent sortir de limites déterminées, ils se différencieront, mais de manière à devenir encore plus indépendants les uns des autres. On ne peut citer aucun cas où des relations de pure hostilité se soient, sans l’intervention d’aucun autre facteur, transformées en relations sociales. Aussi, comme entre les individus d’une même espèce animale ou végétale il n’y a généralement aucun lien, la guerre qu’ils se font n’a-t-elle d’autre résultat que de les diversifier, de donner naissance à des variétés dissemblables et qui s’écartent toujours plus les unes des autres. C’est cette disjonction progressive que Darwin a appelée la loi de la divergence des caractères. Or, la division du travail unit en même temps qu’elle oppose ; elle fait converger les activités qu’elle différencie ; elle rapproche ceux qu’elle sépare. Puisque la concurrence ne peut pas avoir déterminé ce rapprochement, il faut bien qu’il ait préexisté ; il faut que les individus entre lesquels la lutte s’engage soient déjà solidaires et le sentent, c’est-à-dire appartiennent à une même société. C’est pourquoi là où ce sentiment de solidarité est trop faible pour résister à l’influence dispersive de la concurrence, celle-ci engendre de tout autres effets que la division du travail. Dans les pays où l’existence est trop difficile par suite de l’extrême densité de la population, les habitants, au lieu de se spécialiser, se retirent définitivement ou provisoirement de la société ; ils émigrent dans d’autres contrées.

Il suffit, d’ailleurs, de se représenter ce qu’est la division du travail pour comprendre qu’il n’en peut être autrement. Elle consiste en effet dans le partage de fonctions jusque-là communes. Mais ce partage ne peut être exécuté d’après un plan préconçu ; on ne peut dire par avance où doit se trouver la ligne de démarcation entre les tâches, une fois qu’elles seront séparées ; car elle n’est pas marquée avec une telle évidence dans la nature des choses, mais dépend au contraire d’une multitude de circonstances. Il faut donc que la division se fasse d’elle-même et progressivement. Par conséquent, pour que, dans ces conditions, une fonction puisse se partager en deux fractions exactement complémentaires, comme l’exige la nature de la division du travail, il est indispensable que les deux parties qui se spécialisent soient, pendant tout le temps que dure cette dissociation, en communication constante ; il n’y a pas d’autre moyen pour que l’une reçoive tout le mouvement que l’autre abandonne et qu’elles s’adaptent l’une à l’autre. Or, de même qu’une colonie animale dont tous les membres sont en continuité de tissu constitue un individu, tout agrégat d’individus, qui sont en contact continu, forme une société. La division du travail ne peut donc se produire qu’au sein d’une société préexistante. Par là, nous n’entendons pas dire tout simplement que les individus doivent adhérer matériellement les uns aux autres ; mais il faut encore qu’il y ait entre eux des liens moraux. D’abord, la continuité matérielle, à elle seule, donne naissance à des liens de ce genre pourvu qu’elle soit durable : mais, de plus, ils sont directement nécessaires. Si les rapports qui commencent à s’établir dans la période des tâtonnements n’étaient soumis à aucune règle, si aucun pouvoir ne modérait le conflit des intérêts individuels, ce serait un chaos d’où ne pourrait sortir aucun ordre nouveau. On imagine, il est vrai, que tout se passe alors en conventions privées et librement débattues ; il semble donc que toute action sociale soit absente. Mais on oublie que les contrats ne sont possibles que là où il existe déjà une réglementation juridique et, par conséquent, une société.

C’est donc à tort qu’on a vu parfois dans la division du travail le fait fondamental de toute vie sociale. Le travail ne se partage pas entre individus indépendants et déjà différenciés qui se réunissent et s’associent pour mettre en commun leurs différentes aptitudes. Car ce serait un miracle que des différences, ainsi nées au hasard des circonstances, pussent se raccorder aussi exactement de manière à former un tout cohérent. Bien loin qu’elles précèdent la vie collective, elles en dérivent. Elles ne peuvent se produire qu’au sein d’une société et sous la pression de sentiments et de besoins sociaux ; c’est ce qui fait qu’elles sont essentiellement harmoniques. Il y a donc une vie sociale en dehors de toute division de travail, mais que celle-ci suppose. C’est en effet ce que nous avons directement établi en faisant voir qu’il y a des sociétés dont la cohésion est essentiellement due à la communauté des croyances et des sentiments, et que c’est de ces sociétés que sont sorties celles dont la division du travail assure l’unité. Les conclusions du livre précédent et celles auxquelles nous venons d’arriver peuvent donc servir à se contrôler et à se confirmer mutuellement. La division du travail physiologique est elle-même soumise à cette loi : elle n’apparaît jamais qu’au sein de masses polycellulaires qui sont déjà douées d’une certaine cohésion.

Pour nombre de théoriciens, c’est une vérité par soi-même évidente que toute société consiste essentiellement dans une coopération. « Une société, au sens scientifique du mot, dit M. Spencer, n’existe que lorsqu’à la juxtaposition des individus s’ajoute la coopération[1]. » Nous venons de voir que ce prétendu axiome est le contre-pied de la vérité. Il est au contraire évident, comme le dit Auguste Comte, « que la coopération, bien loin d’avoir pu produire la société, en suppose nécessairement le préalable établissement spontané[2]. » Ce qui rapproche les hommes, ce sont des causes mécaniques et des forces impulsives comme l’affinité du sang, l’attachement à un même sol, le culte des ancêtres, la communauté des habitudes, etc. C’est seulement quand le groupe s’est formé sur ces bases que la coopération s’y organise.

Encore, la seule qui soit possible dans le principe est-elle tellement intermittente et faible que la vie sociale, si elle n’avait pas d’autre source, serait elle-même sans force et sans continuité. À plus forte raison, la coopération complexe qui résulte de la division du travail est-elle un phénomène ultérieur et dérivé. Elle résulte de mouvements intestinaux qui se développent au sein de la masse, quand celle-ci est constituée. Il est vrai qu’une fois qu’elle est apparue, elle resserre les liens sociaux et fait de la société une individualité plus parfaite. Mais cette intégration en suppose une autre qu’elle remplace. Pour que les unités sociales puissent se différencier, il faut d’abord qu’elles se soient attirées et groupées en vertu des ressemblances qu’elles présentent. Ce procédé de formation s’observe, non pas seulement aux origines, mais à chaque stade de révolution. Nous savons en effet que les sociétés supérieures résultent de la réunion de sociétés inférieures du même type : il faut d’abord que ces dernières soient confondues au sein d’une seule et même conscience collective pour que le processus de différenciation puisse commencer ou recommencer. C’est ainsi que les organismes plus complexes se forment par la répétition d’organismes plus simples, semblables entre eux, qui ne se différencient qu’une fois associés. En un mot, l’association et la coopération sont deux faits distincts, et si le second, quand il est développé, réagit sur le premier et le transforme, si les sociétés humaines deviennent de plus en plus des groupes de coopérateurs, la dualité des deux phénomènes ne s’évanouit pas pour cela.

Si cette vérité importante a été méconnue par les utilitaires, c’est une erreur qui tient à la manière dont ils conçoivent la genèse de la société. Ils supposent à l’origine des individus isolés et indépendants, qui, par suite, ne peuvent entrer en relations que pour coopérer ; car ils n’ont pas d’autre raison pour franchir l’intervalle vide qui les sépare et pour s’associer. Mais cette théorie, si répandue, postule une véritable création ex nihilo.

Elle consiste en effet à déduire la société de l’individu ; or, rien de ce que nous connaissons ne nous autorise à croire à la possibilité d’une pareille génération spontanée. De l’aveu de M. Spencer, pour que la société puisse se former dans cette hypothèse, il faut que les unités primitives « passent de l’état d’indépendance parfaite à celui de dépendance mutuelle[3] ». Mais qu’est-ce qui peut les avoir déterminées à une si complète transformation ? La perspective des avantages qu’offre la vie sociale ? Mais ils sont compensés et au delà par la perte de l’indépendance ; car, pour des êtres qui sont nés pour une vie libre et solitaire, un pareil sacrifice est le plus intolérable. Ajoutez à cela que, dans les premiers types sociaux, il est aussi absolu que possible, car nulle part l’individu n’est plus complètement absorbé dans le groupe. Comment l’homme, s’il était né individualiste, comme on le suppose, aurait-il pu se résigner à une existence qui froisse aussi violemment son penchant fondamental ? Combien l’utilité problématique de la coopération devait lui paraître pâle à côté d’une telle déchéance ! D’individualités autonomes comme celles qu’on imagine il ne peut donc rien sortir que d’individuel, et, par conséquent, la coopération elle-même, qui est un fait social soumis à des règles sociales, n’en peut pas naître. C’est ainsi que le psychologue qui commence à s’enfermer dans son moi n’en peut plus sortir pour retrouver le non-moi.

La vie collective n’est pas née de la vie individuelle, mais c’est au contraire la seconde qui est née de la première. C’est à cette condition seulement que l’on peut s’expliquer comment l’individualité personnelle des unités sociales a pu se former et grandir sans désagréger la société. En effet, comme dans ce cas elle s’élabore au sein d’un milieu social préexistant, elle en porte nécessairement la marque ; elle se constitue de manière à ne pas ruiner cet ordre collectif dont elle est solidaire ; elle y reste adaptée tout en s’en détachant. Elle n’a rien d’antisocial parce qu’elle est un produit de la société. Ce n’est pas la personnalité absolue de la monade, qui se suffit à soi-même et pourrait se passer du reste du monde, mais celle d’un organe ou d’une partie d’organe qui a sa fonction déterminée, mais ne peut, sans courir des chances de mort, se séparer du reste de l’organisme. Dans ces conditions, la coopération devient non seulement possible, mais nécessaire. Les utilitaires renversent donc l’ordre naturel des faits et rien n’est moins surprenant que cette interversion ; c’est une illustration particulière de cette vérité générale que ce qui est premier dans la connaissance est dernier dans la réalité. Précisément parce que la coopération est le fait le plus récent, c’est elle qui frappe tout d’abord le regard. Si donc on s’en tient aux apparences, comme fait le sens commun, il est inévitable qu’on y voie le fait primaire de la vie morale et sociale.

Mais, si elle n’est pas toute la morale, il ne faut pas davantage la mettre en dehors de la morale, comme font certains moralistes. Tout comme les utilitaires, ces idéalistes la font consister exclusivement dans un système de rapports économiques, d’arrangements privés dont l’égoïsme est le seul ressort. En réalité, la vie morale circule à travers toutes les relations qui la constituent, puisqu’elle ne serait pas possible si des sentiments sociaux, et par conséquent moraux, ne présidaient à son élaboration.

On objectera la division internationale du travail ; il semble évident que, dans ce cas du moins, les individus entre lesquels le travail se partage n’appartiennent pas à la même société. Mais il faut se rappeler qu’un groupe peut, tout en gardant son individualité, être enveloppé par un autre, plus vaste et qui en contient plusieurs du même genre. On peut affirmer qu’une fonction économique ou autre ne peut se diviser entre deux sociétés que si celles-ci participent à quelques égards à une même vie commune et, par conséquent, appartiennent à une même société. Supposez, en effet, que ces deux consciences collectives ne soient pas par quelque point fondues ensemble, on ne voit pas comment les deux agrégats pourraient avoir le contact continu qui est nécessaire ni, par suite, comment l’un d’eux pourrait abandonner au second l’une de ses fonctions. Pour qu’un peuple se laisse pénétrer par un autre, il faut qu’il ait cessé de s’enfermer dans un patriotisme exclusif et qu’il en ait appris un autre, plus compréhensif.

Au reste, on peut directement observer ce rapport des faits dans l’exemple le plus frappant de division internationale du travail que nous offre l’histoire. On peut dire, en effet, qu’elle ne s’est jamais vraiment produite qu’en Europe et de notre temps. Or, c’est à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci qu’a commencé à se former une conscience commune des sociétés européennes. « Il y a, dit. M. Sorel, un préjugé dont il importe de se défaire. C’est de se représenter l’Europe de l’ancien régime comme une société d’États régulièrement constituée, où chacun conformait sa conduite à des principes reconnus de tous, où le respect du droit établi gouvernait les transactions et dictait les traités, où la bonne foi en dirigeait l’exécution, où le sentiment de la solidarité des monarchies assurait avec le maintien de l’ordre public la durée des engagements contractés par les princes… Une Europe où les droits de chacun résultent des devoirs de tous était quelque chose de si étranger aux hommes d’état de l’ancien régime qu’il fallut une guerre d’un quart de siècle, la plus formidable qu’on eût encore vue, pour leur en imposer la notion et leur en démontrer la nécessité. La tentative que l’on fit au congrès de Vienne et dans les congrès qui suivirent pour donner à l’Europe une organisation élémentaire fut un progrès, et non un retour vers le passé[4]. »

Si cependant, dans certains cas, des peuples qui ne tiennent ensemble par aucun lien, qui même parfois se regardent comme ennemis[5], échangent entre eux des produits d’une manière plus ou moins régulière, il faut ne voir dans ces faits que de simples rapports de mutualisme qui n’ont rien de commun avec la division du travail[6]. Car, parce que deux organismes différents se trouvent avoir des propriétés qui s’ajustent utilement, il ne s’ensuit pas qu’il y ait entre eux un partage de fonctions[7].

  1. Sociologie, III, 334.
  2. Cours de Philos. posit., IV, 421.
  3. Sociologie, III, 332.
  4. L’Europe et la Révolution française, l, 9 et 10.
  5. V. Kulischer, Der Handel auf den primitiven Culturstufen (Ztsch. f. Voelkerpsychologie, X, 1877, p. 378), et Schrader, Linguistisch-historische Forschungen zur Handelsgeschichte. Iena, 1886.
  6. Il est vrai que le mutualisme se produit généralement entre individus d’espèces différentes, mais le phénomène reste identique, alors même qu’il a lieu entre individus de même espèce. (V. sur le mutualisme Espinas, Sociétés animales, et Giraud, Les Sociétés chez les animaux. )
  7. Nous rappelons en terminant que nous avons seulement étudié dans ce chapitre comment il se fait qu’en général la division du travail va de plus en plus en progressant, et nous avons dit les causes déterminantes de ce progrès. Mais il peut très bien se faire que dans une société en particulier une certaine division du travail et, notamment, la division du travail économique, soit très développée quoique le type segmentaire y soit encore assez fortement prononcé. Il semble bien que c’est le cas de l’Angleterre. La grande industrie, le grand commerce paraissent y être aussi développés que sur le continent, quoique le système alvéolaire y soit encore très marqué, comme le prouvent et l’autonomie de la vie locale et l’autorité qui y conserve la tradition. (La valeur symptomatique de ce dernier fait sera déterminée dans le chapitre suivant.) C’est qu’en effet la division du travail étant un phénomène dérivé et secondaire, comme nous venons de le voir, se passe à la surface de la vie sociale, et cela est surtout vrai de la division du travail économique. Elle est à fleur de peau. Or, dans tout organisme, les phénomènes superficiels, par leur situation même, sont bien plus accessibles à l’action des causes extérieures, alors même que les causes internes dont ils dépendent généralement ne sont pas modifiées. Il suffit ainsi qu’une circonstance quelconque excite chez un peuple un plus vif besoin de bien-être matériel pour que la division du travail économique se développe sans que la structure sociale change sensiblement. L’esprit d’imitation, le contact d’une civilisation plus raffinée peuvent produire ce résultat. C’est ainsi que l’entendement, étant la partie culminante et par conséquent la plus superficielle de la conscience, peut être assez facilement modifiée par des influences externes, comme l’éducation, sans que les assises de la vie psychique soient atteintes. On crée ainsi des intelligences très suffisantes pour assurer le succès, mais qui sont sans racines profondes. Aussi ce genre de talent ne se transmet-il pas par l’hérédité.

    Cette comparaison montre qu’il ne faut pas juger de la place qui revient à une société sur l’échelle sociale d’après l’état de sa civilisation, surtout de sa civilisation économique ; car celle-ci peut n’être qu’une imitation, une copie et recouvrir une structure sociale d’espèce inférieur. Le cas, il est vrai, est exceptionnel ; il se présente pourtant.

    C’est seulement dans ces rencontres que la densité matérielle de la société n’exprime pas exactement l’état de la densité morale. Le principe que nous avons posé est donc vrai d’une manière très générale, et cela suffit à notre démonstration.