De la division du travail social/Livre III/Conclusion/I

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Félix Alcan (p. 445-452).
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Livre III, Conclusion

CONCLUSION


I


Nous pouvons maintenant résoudre le problème pratique que nous nous sommes posé au début de ce travail.

S’il est une règle de conduite dont le caractère moral n’est pas contesté, c’est celle qui nous ordonne de réaliser en nous les traits essentiels du type collectif. C’est chez les peuples inférieurs qu’elle atteint son maximum de rigueur. Là, le premier devoir est de ressembler à tout le monde, de n’avoir rien de personnel ni en fait de croyances, ni en fait de pratiques. Dans les sociétés plus avancées, les similitudes exigées sont moins nombreuses ; il en est pourtant encore, nous l’avons vu, dont l’absence nous constitue en état de faute morale. Sans doute, le crime compte moins de catégories différentes ; mais, aujourd’hui comme autrefois, si le criminel est l’objet de la réprobation, c’est parce qu’il n’est pas notre semblable. De même, à un degré inférieur, les actes simplement immoraux et prohibés comme tels sont ceux qui témoignent de dissemblances moins profondes, quoique encore graves. N’est-ce pas d’ailleurs cette règle que la morale commune exprime, quoique dans un langage un peu différent, quand elle ordonne à l’homme d’être un homme dans toute l’acception du mot, c’est-à-dire d’avoir toutes les idées et tous les sentiments qui constituent une conscience humaine ? Sans doute, si l’on prend la formule à la lettre, l’homme qu’elle nous prescrit d’être serait l’homme en général et non celui de telle ou telle espèce sociale. Mais, en réalité, cette conscience humaine que nous devons réaliser intégralement en nous n’est autre chose que la conscience collective du groupe dont nous faisons partie. Car de quoi peut-elle être composée, sinon des idées et des sentiments auxquels nous sommes le plus attachés ? Où irions-nous chercher les traits de notre modèle si ce n’est en nous et autour de nous ? Si nous croyons que cet idéal collectif est celui de l’humanité tout entière, c’est qu’il est devenu assez abstrait et général pour paraître convenir à tous les hommes indistinctement. Mais, en fait, chaque peuple se fait de ce type soi-disant humain une conception particulière qui tient à son tempérament personnel. Chacun se le représente à son image. Même le moraliste qui croit pouvoir, par la force de la pensée, se soustraire à l’influence des idées ambiantes, ne saurait y parvenir ; car il en est tout imprégné et, quoi qu’il fasse, c’est elles qu’il retrouve dans la suite de ses déductions. C’est pourquoi chaque nation a son école de philosophie morale en rapport avec son caractère.

D’autre part, nous avons montré que cette règle avait pour fonction de prévenir tout ébranlement de la conscience commune et, par conséquent, de la solidarité sociale, et qu’elle ne peut s’acquitter de ce rôle qu’à condition d’avoir un caractère moral. Il est impossible que les offenses aux sentiments collectifs les plus fondamentaux soient tolérées sans que la société se désintègre ; mais il faut qu’elles soient combattues à l’aide de cette réaction particulièrement énergique qui est attachée aux règles morales.

Or, la règle contraire, qui nous ordonne de nous spécialiser, a exactement la même fonction. Elle aussi est nécessaire à la cohésion des sociétés, du moins à partir d’un certain moment de leur évolution. Sans doute, la solidarité qu’elle assure diffère de la précédente ; mais si elle est autre, elle n’est pas moins indispensable. Les sociétés supérieures ne peuvent se maintenir en équilibre que si le travail y est divisé ; l’attraction du semblable pour le semblable suffit de moins en moins à produire cet effet. Si donc le caractère moral de la première de ces règles est nécessaire pour qu’elle puisse jouer son rôle, cette nécessité n’est pas moindre pour la seconde. Elles correspondent toutes deux au même besoin social et le satisfont seulement de manières différentes, parce que les conditions d’existence des sociétés diffèrent elles-mêmes. Par conséquent, sans qu’il soit nécessaire de spéculer sur le fondement premier de l’éthique, nous pouvons induire la valeur morale de l’une de la valeur morale de l’autre. Si, à certains points de vue, il y a entre elles un véritable antagonisme, ce n’est pas qu’elles servent à des fins différentes ; au contraire, c’est qu’elles mènent au même but, mais par des voies opposées. Par suite, il n’est pas nécessaire de choisir entre elles une fois pour toutes, ni de condamner l’une au nom de l’autre ; ce qu’il faut, c’est faire à chacune, à chaque moment de l’histoire, la place qui lui convient.


Peut-être même pouvons-nous généraliser davantage.

Les nécessités de notre sujet nous ont en effet obligé à classer les règles morales et à en passer en revue les principales espèces. Nous sommes ainsi mieux en état qu’au début pour apercevoir, ou tout au moins pour conjecturer, non plus seulement le signe extérieur, mais le caractère interne qui leur est commun à toutes et qui peut servir à les définir. Nous les avons réparties en deux genres : les règles à sanction répressive soit diffuse soit organisée, et les règles à sanction restitutive. Nous avons vu que les premières expriment les conditions de cette solidarité sui generis qui dérive des ressemblances et à laquelle nous avons donné le nom de mécanique ; les secondes, celles de la solidarité négative[1] et de la solidarité organique. Nous pouvons donc dire d’une manière générale que la caractéristique des règles morales est qu’elles énoncent les conditions fondamentales de la solidarité sociale. Le droit et la morale, c’est l’ensemble des liens qui nous attachent les uns aux autres et à la société, qui font de la masse des individus un agrégat un et cohérent. Est moral, peut-on dire, tout ce qui est source de solidarité, tout ce qui force l’homme à compter avec autrui, à régler ses mouvements sur autre chose que les impulsions de son égoïsme, et la moralité est d’autant plus solide que ces liens sont plus nombreux et plus forts. On voit combien il est inexact de la définir, comme on a fait souvent, par la liberté ; elle consiste bien plutôt dans un état de dépendance. Loin qu’elle serve à émanciper l’individu, à le dégager du milieu qui l’enveloppe, elle a au contraire pour fonction essentielle d’en faire la partie intégrante d’un tout et, par conséquent, de lui enlever quelque chose de la liberté de ses mouvements. On rencontre parfois, il est vrai, des âmes qui ne sont pas sans noblesse et qui, pourtant, trouvent intolérable l’idée de cette dépendance. Mais c’est qu’elles n’aperçoivent pas les sources d’où découle leur propre moralité, parce que ces sources sont trop profondes. La conscience est un mauvais juge de ce qui se passe au fond de l’être, parce qu’elle n’y pénètre pas.

La société n’est donc pas, comme on l’a cru souvent, un événement étranger à la morale ou qui n’a sur elle que des répercussions secondaires ; c’en est, au contraire, la condition nécessaire. Elle n’est pas une simple juxtaposition d’individus qui apportent, en y entrant, une moralité intrinsèque ; mais l’homme n’est un être moral que parce qu’il vit en société, puisque la moralité consiste à être solidaire d’un groupe et varie comme cette solidarité. Faites évanouir toute vie sociale, et la vie morale s’évanouit du même coup, n’ayant plus d’objet où se prendre. L’état de nature des philosophes du xviiie siècle, s’il n’est pas immoral, est du moins amoral ; c’est ce que Rousseau reconnaissait lui-même. D’ailleurs, nous ne revenons pas pour cela à la formule qui exprime la morale en fonction de l’intérêt social. Sans doute, la société ne peut exister si les parties n’en sont solidaires ; mais la solidarité n’est qu’une de ses conditions d’existence. Il en est bien d’autres qui ne sont pas moins nécessaires et qui ne sont pas morales. De plus, il peut se faire que, dans ce réseau de liens qui constituent la morale, il y en ait qui ne soient pas utiles ou qui aient une force sans rapport avec leur degré d’utilité. L’idée d’utile n’entre donc pas comme élément essentiel dans notre définition.

Quant à ce qu’on appelle la morale individuelle, si l’on entend par là un ensemble de devoirs dont l’individu serait à la fois le sujet et l’objet, qui ne le relieraient qu’à lui-même et qui, par conséquent, subsisteraient alors même qu’il serait seul, c’est une conception abstraite qui ne correspond à rien dans la réalité. La morale, à tous ses degrés, ne s’est jamais rencontrée que dans l’état de société, n’a jamais varié qu’en fonction de conditions sociales. C’est donc sortir des faits et entrer dans le domaine des hypothèses gratuites et des imaginations invérifiables que de se demander ce qu’elle pourrait devenir si les sociétés n’existaient pas. Les devoirs de l’individu envers lui-même sont, en réalité, des devoirs envers la société ; ils correspondent à certains sentiments collectifs qu’il n’est pas plus permis d’offenser, quand l’offensé et l’offenseur sont une seule et même personne, que quand ils sont deux êtres distincts. Aujourd’hui, par exemple, il y a dans toutes les consciences saines un très vif sentiment de respect pour la dignité humaine, auquel nous sommes tenus de conformer notre conduite tant dans nos relations avec nous-même que dans nos rapports avec autrui ; et c’est même là tout l’essentiel de la morale qu’on appelle individuelle. Tout acte qui y contrevient est blâmé, alors même que l’agent et le patient du délit ne font qu’un. Voilà pourquoi, suivant la formule kantienne, nous devons respecter la personnalité humaine partout où elle se rencontre, c’est-à-dire chez nous comme chez nos semblables. C’est que le sentiment dont elle est l’objet n’est pas moins froissé dans un cas que dans l’autre. Or, non seulement la division du travail présente le caractère par lequel nous définissons la moralité, mais elle tend de plus en plus à devenir la condition essentielle de la solidarité sociale. À mesure qu’on avance dans l’évolution, les liens qui attachent l’individu à sa famille, au sol natal, aux traditions que lui a léguées le passé, aux usages collectifs du groupe, se détendent. Plus mobile, il change plus aisément de milieu, quitte les siens pour aller ailleurs vivre d’une vie plus autonome, se fait davantage lui-même ses idées et ses sentiments. Sans doute, toute conscience commune ne disparaît pas pour cela ; il restera toujours, tout au moins, ce culte de la personne, de la dignité individuelle dont nous venons de parler, et qui, dès aujourd’hui, est l’unique centre de ralliement de tant d’esprits. Mais combien c’est peu de chose, surtout quand on songe à l’étendue toujours croissante de la vie sociale et, par répercussion, des consciences individuelles ! Car, comme elles deviennent plus volumineuses, comme l’intelligence devient plus riche, l’activité plus variée, pour que la moralité reste constante, c’est-à-dire pour que l’individu reste fixé au groupe avec une force simplement égale à celle d’autrefois, il faut que les liens qui l’y attachent deviennent plus forts et plus nombreux. Si donc il ne s’en formait pas d’autres que ceux qui dérivent des ressemblances, l’effacement du type segmentaire serait accompagné d’un abaissement régulier de la moralité. L’homme ne serait plus suffisamment retenu ; il ne sentirait plus assez autour de lui et au dessus de lui cette pression salutaire de la société, qui modère son égoïsme et qui fait de lui un être moral. Voilà ce qui fait la valeur morale de la division du travail. C’est que, par elle, l’individu reprend conscience de son état de dépendance vis-à-vis de la société ; c’est d’elle que viennent les forces qui le retiennent et le contiennent. En un mot, puisque la division du travail devient la source éminente de la solidarité sociale, elle devient du même coup la base de l’ordre moral.

On peut donc dire à la lettre que, dans les sociétés supérieures, le devoir n’est pas d’étendre notre activité en surface, mais de la concentrer et de la spécialiser. Nous devons borner notre horizon, choisir une tâche définie et nous y engager tout entiers, au lieu de faire de notre être une sorte d’œuvre d’art achevée, complète, qui tire toute sa valeur d’elle-même et non des services qu’elle rend. Enfin, cette spécialisation doit être poussée d’autant plus loin que la société est d’une espèce plus élevée, sans qu’il soit possible d’y assigner d’autre limite[2]. Sans doute, nous devons aussi travailler à réaliser en nous le type collectif dans la mesure où il existe. Il y a des sentiments communs, des idées communes, sans lesquels, comme on dit, on n’est pas un homme. La règle qui nous prescrit de nous spécialiser reste limitée par la règle contraire. Notre conclusion n’est pas qu’il est bon de pousser la spécialisation aussi loin que possible, mais aussi loin qu’il est nécessaire. Quant à la part à faire entre ces deux nécessités antagonistes, elle se détermine à l’expérience et ne saurait être calculée a priori. Il nous suffit d’avoir montré que la seconde n’est pas d’une autre nature que la première, mais qu’elle est elle-même morale, et que, de plus, ce devoir devient toujours plus important et plus pressant parce que les qualités générales dont il vient d’être question suffisent de moins en moins à socialiser l’individu.

Ce n’est donc pas sans raison que le sentiment public éprouve un éloignement toujours plus prononcé pour le dilettante et même pour ces hommes qui, trop épris d’une culture exclusivement générale, refusent de se laisser prendre tout entiers dans les mailles de l’organisation professionnelle. C’est qu’en effet ils ne tiennent pas assez à la société ou, si l’on veut, la société ne les tient pas assez ; ils lui échappent, et, précisément parce qu’ils ne la sentent ni avec la vivacité, ni avec la continuité qu’il faudrait, ils n’ont pas conscience de toutes les obligations que leur impose leur condition d’êtres sociaux. L’idéal général auquel ils sont attachés étant, pour les raisons que nous avons dites, formel et flottant, ne peut pas les tirer beaucoup hors d’eux-mêmes. On ne tient pas à grand’chose quand on n’a pas d’objectif plus déterminé et, par conséquent, on ne peut guère s’élever au-dessus d’un égoïsme plus ou moins raffiné. Celui, au contraire, qui s’est donné à une tâche définie est, à chaque instant, rappelé au sentiment de la solidarité commune par les mille devoirs de la morale professionnelle[3].

  1. V. liv. I, ch. III, §2.
  2. Cependant, il y a peut-être une autre limite, mais dont nous n’avons pas à parler, car elle concerne plutôt l’hygiène individuelle. On pourrait soutenir que, par suite de notre constitution organico-psychique, la division du travail ne peut dépasser une certaine limite sans qu’il en résulte des désordres. Sans entrer dans la question, remarquons toutefois que l’extrême spécialisation à laquelle sont parvenues les fonctions biologiques ne semble pas favorable à cette hypothèse. De plus, dans l’ordre même des fonctions psychiques et sociales, est-ce que, à la suite du développement historique, la division du travail n’a pas été portée au dernier degré entre l’homme et la femme ? Est-ce que des facultés tout entières n’ont pas été perdues par cette dernière et réciproquement ? Pourquoi le même phénomène ne se produirait-il pas entre individus du même sexe ? Sans doute, il faut toujours du temps pour que l’organisme s’adapte à ces changement ; mais on ne voit pas pourquoi un jour viendrait où cette adaptation deviendrait impossible.
  3. Parmi les conséquences pratiques que l’on pourrait déduire de la proposition que nous venons d’établir, il en est une qui intéresse la pédagogie. On raisonne toujours en matière d’éducation comme si la base morale de l’homme était faite de généralités. Nous venons de voir qu’il n’en est rien. L’homme est destiné à remplir une fonction spéciale dans l’organisme social et, par conséquent, il faut qu’il apprenne par avance à jouer son rôle d’organe ; car une éducation est nécessaire pour cela, tout aussi bien que pour lui apprendre son rôle d’homme, comme on dit. Nous ne voulons ; pas dire d’ailleurs qu’il faille élever l’enfant pour tel ou tel métier prématurément, mais il faut lui faire aimer les tâches circonscrites et les horizons définis. Or, ce goût est bien différent de celui des choses générales et ne peut pas être éveillé par les mêmes moyens.