De la division du travail social/Livre III/Conclusion/II

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Félix Alcan (p. 452-457).
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Livre III, Conclusion


ii

Mais est-ce que la division du travail, en faisant de chacun de nous un être incomplet, n’entraîne pas une diminution de la personnalité individuelle ? C’est un reproche qu’on lui a souvent adressé.

Remarquons tout d’abord qu’il est difficile de voir pourquoi il serait plus dans la logique de la nature humaine de se développer en surface qu’en profondeur. Pourquoi une activité plus étendue, mais plus dispersée, serait-elle supérieure à une activité plus concentrée, mais circonscrite ? Pourquoi y aurait-il plus de dignité à être complet et médiocre, qu’à vivre d’une vie plus spéciale, mais plus intense, surtout s’il nous est possible de retrouver ce que nous perdons ainsi, par notre association avec d’autres êtres qui possèdent ce qui nous manque et qui nous complètent. On part de ce principe que l’homme doit réaliser sa nature d’homme, accomplir son οἰκεῖον ἔργον, comme disait Aristote. Mais cette nature ne reste pas constante aux différents moments de l’histoire : elle se modifie avec les sociétés. Chez les peuples inférieurs, l’acte propre de l’homme est de ressembler à ses compagnons, de réaliser en lui tous les traits du type collectif que l’on confond alors, plus encore qu’aujourd’hui, avec le type humain. Mais, dans les sociétés plus avancées, sa nature est en grande partie d’être un organe de la société, et son acte propre, par conséquent, est de jouer son rôle d’organe.

Il y a plus : loin d’être entamée par les progrès de la spécialisation, la personnalité individuelle se développe avec la division du travail.

En effet, être une personne, c’est être une source autonome d’action. L’homme n’acquiert donc cette qualité que dans la mesure où il y a en lui quelque chose qui est à lui, à lui seul et qui l’individualise, où il est plus qu’une simple incarnation du type générique de sa race et de son groupe. On dira que, en tout état de cause, il est doué de libre arbitre et que cela suffit à fonder sa personnalité. Mais, quoi qu’il en soit de cette liberté, objet de tant de discussions, ce n’est pas cet attribut métaphysique, impersonnel, invariable, qui peut servir de base unique à la personnalité concrète, empirique et variable des individus. Celle-ci ne saurait être constituée par le pouvoir tout abstrait de choisir entre deux contraires ; mais encore faut-il que cette faculté s’exerce sur des fins et des mobiles qui soient propres à l’agent. En d’autres termes, il faut que les matériaux mêmes de sa conscience aient un caractère personnel. Or, nous avons vu dans le second livre de cet ouvrage que ce résultat se produit progressivement à mesure que la division du travail progresse elle-même. L’effacement du type segmentaire, en même temps qu’il nécessite une plus grande spécialisation, dégage partiellement la conscience individuelle du milieu organique qui la supporte comme du milieu social qui l’enveloppe et, par suite de cette double émancipation, l’individu devient davantage un facteur indépendant de sa propre conduite. La division du travail contribue elle-même à cet affranchissement ; car les natures individuelles, en se spécialisant, deviennent plus complexes et, par cela même, sont soustraites en partie à l’action collective et aux influences héréditaires qui ne peuvent guère s’exercer que sur les choses simples et générales.

C’est donc par suite d’une véritable illusion que l’on a pu croire parfois que la personnalité était plus entière tant que la division du travail n’y avait pas pénétré. Sans doute, à voir du dehors la diversité d’occupations qu’embrasse alors l’individu, il peut sembler qu’il se développe d’une manière plus libre et plus complète. Mais, en réalité, cette activité qu’il manifeste n’est pas sienne. C’est la société, c’est la race qui agissent en lui et par lui ; il n’est que l’intermédiaire par lequel elles se réalisent. Sa liberté n’est qu’apparente et sa personnalité d’emprunt. Parce que la vie de ces sociétés est, à certains égards, moins régulière, on s’imagine que les talents originaux peuvent plus aisément se faire jour, qu’il est plus facile à chacun de suivre ses goûts propres, qu’une plus large place est laissée à la libre fantaisie. Mais c’est oublier que les sentiments personnels sont alors très rares. Si les mobiles qui gouvernent la conduite ne reviennent pas avec la même périodicité qu’aujourd’hui, ils ne laissent pas d’être collectifs, par conséquent impersonnels, et il en est de même des actions qu’ils inspirent. D’autre part, nous avons montré plus haut comment l’activité devient plus riche et plus intense à mesure qu’elle devient plus spéciale[1].

Ainsi, les progrès de la personnalité individuelle et ceux de la division du travail dépendent d’une seule et même cause. Il est donc impossible de vouloir les uns sans vouloir les autres. Or, nul ne conteste aujourd’hui le caractère obligatoire de la règle qui nous ordonne d’être, et d’être de plus en plus, une personne.


Une dernière considération va faire voir à quel point la division du travail est liée à toute notre vie morale.

C’est un rêve depuis longtemps caressé par les hommes que d’arriver enfin à réaliser dans les faits l’idéal de la fraternité humaine. Les peuples appellent de leurs vœux un état où la guerre ne serait plus la loi des rapports internationaux, où les relations des sociétés entre elles seraient réglées pacifiquement comme le sont déjà celles des individus entre eux, où tous les hommes collaboreraient à la même œuvre et vivraient de la même vie. Quoique ces aspirations soient en partie neutralisées par celles qui ont pour objet la société particulière dont nous faisons partie, elles ne laissent pas d’être très vives et prennent de plus en plus de force. Or, elles ne peuvent être satisfaites que si tous les hommes forment une même société, soumise aux mêmes lois. Car, de même que les conflits privés ne peuvent être contenus que par l’action régulatrice de la société qui enveloppe les individus, les conflits inter-sociaux ne peuvent être contenus que par l’action régulatrice d’une société qui comprenne en son sein toutes les autres. La seule puissance qui puisse servir de modérateur à l’égoïsme individuel est celle du groupe ; la seule qui puisse servir de modérateur à l’égoïsme des groupes est celle d’un autre groupe qui les embrasse.

À vrai dire, quand on a posé le problème en ces termes, il faut bien reconnaître que cet idéal n’est pas à la veille de se réaliser intégralement ; car il y a trop de diversités intellectuelles et morales entre les différents types sociaux qui coexistent sur la terre pour qu’ils puissent fraterniser au sein d’une même société. Mais ce qui est possible, c’est que les sociétés de même espèce s’agrègent ensemble, et c’est bien dans ce sens que paraît se diriger notre évolution. Déjà nous avons vu qu’au-dessus des peuples européens tend à se former, par un mouvement spontané, une société européenne qui a, dès à présent, quelque sentiment d’elle-même et un commencement d’organisation[2]. Si la formation d’une société humaine unique est à jamais impossible, ce qui toutefois n’est pas démontré[3], du moins la formation de sociétés toujours plus vastes nous rapproche indéfiniment du but. Ces faits ne contredisent d’ailleurs en rien la définition que nous avons donnée de la moralité, car si nous tenons à l’humanité et si nous devons y tenir, c’est qu’elle est une société qui est en train de se réaliser de cette manière et dont nous sommes solidaires[4].

Or, nous savons que des sociétés plus vastes ne peuvent se former sans que la division du travail se développe ; car non seulement elles ne pourraient se maintenir en équilibre sans une spécialisation plus grande des fonctions, mais encore l’élévation du nombre des concurrents suffirait à produire mécaniquement ce résultat ; et cela, d’autant plus que l’accroissement de volume ne va généralement pas sans un accroissement de densité. On peut donc formuler la proposition suivante : l’idéal de la fraternité humaine ne peut se réaliser que dans la mesure où la division du travail progresse. Il faut choisir : ou renoncer à notre rêve, si nous nous refusons à circonscrire davantage notre activité, ou bien en poursuivre l’accomplissement, mais à la condition que nous venons de marquer.

  1. Voir plus haut, p. 301 et suiv. et p. 346.
  2. Voir p. 311-312.
  3. Rien ne dit que la diversité intellectuelle et morale des sociétés doive se maintenir. L’expansion toujours plus grande des sociétés supérieures, d’où résulte l’absorption ou l’élimination des sociétés moins avancées, tend, en tout cas, à la diminuer.
  4. Aussi les devoirs que nous avons envers elle ne priment-ils pas ceux qui nous lient à notre patrie. Car celle-ci est la seule société, actuellement réalisée, dont nous fassions partie ; l’autre n’est guère qu’un desideratum dont la réalisation n’est même pas assurée.