De la fréquentation scolaire/01

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De la fréquentation scolaire
Revue pédagogique1, premier semestre (p. 246-251).

DE LA FRÉQUENTATION SCOLAIRE.


I. — La première, la plus grande difficulté que rencontre l’instituteur d’une commune rurale, c’est le manque de régularité dans la fréquentation des classes.

On peut admettre, à la rigueur, que tous les enfants d’une école y viennent six mois par an : novembre, décembre, janvier, février, mars et avril. S’ils ne s’absentaient jamais sans un motif légitime, rare par conséquent, on pourrait leur apprendre l’indispensable en six années d’études. Pendant au moins une moitié de l’année, le maître pourrait suivre un plan d’enseignement réglé d’avance, un programme approprié aux véritables besoins des enfants qu’il doit élever. Il en éprouverait, j’en suis persuadé, une véritable satisfaction. Malheureusement, il n’en est point ainsi. C’est bien peu que six mois de classe d’une manière assidue, eh bien, on ne les a pas dans les écoles des communes rurales.

Il n’est presque pas de jour où l’on ne doive constater des absences sans excuse sérieuse. Une foire ou une fête dans le village ou dans les environs, un voyage à la ville, la visite d’un ami, etc., etc., suffisent à motiver une perte de temps d’un jour, de deux jours et plus dans beaucoup de cas.

Et ce ne sont pas les seules causes d’absence que nous ayons à déplorer : aujourd’hui il fait beau, on peut travailler aux champs, à la vigne, au jardin : l’enfant de dix à douze ans n’ira pas à l’école. S’il ne travaille pas réellement par lui-même, il gardera ses frères plus jeunes pour donner à sa mère la liberté de travailler. Voici le temps de la chasse au bois. Il faut des traqueurs, on offre un franc, deux francs : aussitôt une nuée d’écoliers. — les plus grands, — accourent, laissant déserts les bancs de l’école. Dans la ferme d’à côté, un labour récent a mis à nu des pierres qui embarrassent la culture : on fait appel aux enfants de l’école. Les chardons menacent d’envahir une pièce de blé : les écoliers sont là qui viendront les arracher. En novembre, il faut défendre les semences contre la voracité des corbeaux : nos grands élèves iront courir la plaine en sonnant de la trompe. En décembre et en janvier, les pommes de terre amoncelées dans les caves commencent à germer : l’école fournira des ouvriers pour casser les pousses.

À partir du mois de mai, on le devine, les absences augmentent avec la multiplicité des travaux champêtres.

On voit qu’il est extrêmement difficile d’obtenir partout une demi-année de fréquentation régulière, même en choisissant les époques les plus favorables.

Voilà ce qui se passe dans les pays agricoles, et, il faut s’en féliciter d’ailleurs, ils sont nombreux. Je ne veux rien dire, pour l’instant, des enfants employés dans l’industrie manufacturière. Nous les recevons avec empressement quand ils se présentent à l’école, mais nous ne pouvons guère compter sur eux.

C’est là, il faut le reconnaître, une situation très-fâcheuse et qui met en péril l’avenir de beaucoup d’enfants. L’instituteur connaît le mal et gémit tout le premier d’un état de choses qu’il est souvent impuissant à améliorer. Il en souffre dans son amour-propre : car il aurait besoin d’être encouragé par les succès de ses élèves, et il voit ses efforts paralysés.

Il est bon sans doute que les enfants s’habituent de bonne heure aux fatigues d’un travail manuel ; que, tout jeunes, ils commencent à apprendre un état, celui de leurs parents, par exemple ; mais il faudrait obtenir que cet apprentissage se fit en dehors des heures que réclame leur instruction. Il serait nécessaire, en outre, qu’il se fit sous la surveillance de la famille ou de personnes dignes de la remplacer. Point ne se passent ainsi les choses ordinairement. Les enfants sont, le plus souvent, mêlés à des ouvriers, hommes, femmes, jeunes gens. Or qui ne le sait ? le langage, les mœurs de beaucoup d’ouvriers, même au village, laissent fort souvent à désirer. Il est à craindre que dans ce milieu, à ce contact, l’innocence des enfants ne se trouve exposée, que leur raison ne s’égare, que leur jugement ne se pervertisse. Il naît de là pour l’instituteur un nouveau et cruel souci. Quand ses élèves lui reviendront, non-seulement ils auront oublié une bonne partie de ce qu’il leur avait péniblement appris, mais ils auront, en outre, contracté de mauvaises habitudes qu’il faudra réformer. Ainsi se passe la vie ; et quand on compare le résultat obtenu aux efforts de toute nature qu’il a coûtés, on est véritablement attristé.

Je ne suis point de ceux qui nient les progrès de l’instruction primaire ; je reconnais volontiers que, relativement, ils sont considérables ; mais je ne saurais admettre qu’ils répondent aux sacrifices que s’impose la société, Tous ceux qui voient et examinent de près les choses affirment que les ouvriers des campagnes, un grand nombre tout au moins, et même ceux des villes, ne savent ni lire ni écrire au sens vrai du mot. Il en est encore beaucoup de complètement illettrés. Les hommes qui vivent au milieu des populations ouvrières, ceux qui inspectent les cours d’adultes, comme ceux qui ont pour mission d’examiner le degré d’instruction des enfants employés dans les diverses industries, ne sauraient se faire aucune illusion sur l’état de l’enseignement populaire considéré dans ses résultats.

II. — Les enfants, nous l’avons dit, ne fréquentent pas assez régulièrement les classes. Ajoutons qu’ils quittent beaucoup trop tôt l’école. À douze ans, souvent à onze, plus tôt quelquefois, ils ont terminé leurs études. Que peut-on espérer d’une éducation si rapide faite dans les conditions énumérées plus haut ? Il n’en reste que bien peu de chose au bout de quelques années. C’est, en effet, au moment où ils profiteraient le plus des leçons, où ils commencent à prendre réellement goût à l’étude, qu’on les enlève à leurs maîtres !

On répondra, il est vrai, que ces enfants viendront plus tard au cours d’adultes. Oui, un certain nombre reviendront demander les leçons du soir ; mais on sait bien que les cours d’adultes, fussent-ils mieux fréquentés qu’ils ne le sont généralement, ne peuvent suppléer efficacement l’école proprement dite. L’enseignement n’y saurait avoir la même marche réglée, méthodique, progressive, qu’à l’école ordinaire ; il n’y saurait être raisonné avec le même soin. Ici on va au plus pressé. On s’efforce d’apprendre à lire et à écrire à celui qui n’a jamais su, ou d’apprendre de nouveau à celui qui a su quelque peu, mais qui ne sait plus du tout : ce dernier cas n’est pas si rare qu’on pourrait le croire.

Quant aux élèves qui savent lire et écrire, ce qu’ils viennent demander, c’est un peu d’arithmétique, quelques éléments de géométrie pratique, les connaissances dont ils ont un besoin immédiat dans leur profession. Vouloir les obliger à suivre un cours d’études régulier serait les renvoyer. Ils n’entendent point du tout raison et, dans une certaine mesure, ils font la loi.

Ainsi : manque de régularité dans la fréquentation des classes et désertion des classes avant le temps voulu, nécessaire, tels sont les écueils que rencontrent presque partout les instituteurs et les institutrices. Tant que l’on n’aura pas remédié à cet état de choses, l’enseignement populaire ne sera qu’un enseignement insuffisant, inefficace et stérile, Il faut obtenir que tous les enfants, de sept ans accomplis à quatorze ans accomplis, suivent régulièrement l’école. De sept ans à dix ans, la fréquentation devrait être de onze mois par an. Pour les élèves de douze à quatorze ans, on pourrait n’exiger que six mois. On devine, sans que je le dise, le motif de l’exception demandée pour les derniers.

Par quels moyens arriver à ce résultat ? Il en est que tout le monde connaît et que je me bornerai à énumérer.

Parmi les hommes qui ont examiné la question sans parti pris, de bonne foi, les uns proposent de supprimer la rétribution exigée des pères de famille, d’offrir à tous ce qui n’était accordé qu’aux nécessiteux, reconnus comme tels. La société se charge des frais d’éducation et ne demande aux individus que de remplir un devoir dont nul ne devrait ignorer l’obligation morale et stricte où il est de le remplir.

D’autres exigent plus : il ne leur suffit pas que la société rende facile à tous l’accomplissement d’un devoir de premier ordre, d’un devoir sacré ; ils sollicitent le vote d’une loi qui assure impérativement l’accomplissement de ce devoir.

Il en est enfin qui, subordonnant les procédés à employer au but à atteindre, n’emploient que deux mots pour exprimer leur vœu : l’instruction obligatoire. Ils ne font pas de la gratuité absolue une condition indispensable, nécessaire. Il est probable, toutefois, que, dans la pratique, cette condition s’imposerait d’elle-même : car l’obligation comporte la gratuité dans une mesure si étendue, qu’il vaut autant et peut-être mieux la rendre complète et absolue.

Chateau,
Inspecteur de l’instruction primaire
à Meaux.