De la politique extérieure de la France depuis 1830/03

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De la politique extérieure de la France depuis 1830
Revue des Deux Mondes, période initialetome 24 (p. 865-893).
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DE LA


POLITIQUE EXTERIEURE


DE


LA FRANCE DEPUIS 1830.




TROISIEME PARTIE.
RUPTURE DE L'ALLIANCE ANGLO-FRANCAISE EN 1840. - RENTREE DE LA FANCE DANS LE CONCERT EUROPEEN.




La question d’Orient a fini par fatiguer les esprits, qu’elle avait d’abord tant agités ; elle a laissé après elle d’importuns souvenirs. Le public a eu hâte de l’oublier. A revenir sur les détails d’une affaire jadis si fort à cœur à chacun, aujourd’hui si indifférente à tous, il y a risque d’ennuyer et grande chance de déplaire. Il est nécessaire cependant de donner aux faits leurs justes proportions, il est utile d’apprécier équitablement leurs résultats. Autant que les succès obtenus, les échecs de la diplomatie de l’ancien gouvernement doivent être exposés avec fidélité. Un récit sans bonne foi serait sans valeur, et le pays n’en tirerait aucun profit. Il importe toujours de connaître la vérité. Comment la faire accepter, sinon en rapprochant après coup les effets et les causes, en mettant en regard et en pleine lumière les erreurs commises et les revers éprouvés ? La mémoire des anciens entraînemens peut seule prévenir les déceptions nouvelles. Ne nous lassons jamais d’appeler le passé au secours de l’avenir.

Ce que j’ai précédemment raconté de la malveillance avouée de l’empereur Nicolas et de la jalousie secrète de lord Palmerston a déjà fait pressentir quel danger menaçait la France le jour où une occasion serait offerte à ses deux ennemis d’unir contre elle leurs communs ressentimens. Les événemens qui s’annonçaient dans le Levant n’allaient-ils pas fournir ce prétexte si désiré ? Tous les personnages politiques qui avaient dirigé nos relations extérieures s’en préoccupaient vivement. Ils remarquaient avec inquiétude à quel point les imaginations s’échauffaient à l’idée d’un prochain démembrement de l’empire ottoman. Ils découvraient, non sans étonnement, combien de fantaisies singulières germaient déjà dans les têtes des hommes les plus sages de leur parti. C’était le temps où, sur la foi des systèmes préconçus, les intelligences d’ordinaire les plus rassises n’hésitaient pas à se jeter dans le champ illimité des conjectures. Pour les politiques comme pour les poètes, l’Orient était de nouveau devenu le pays des chimères. Quelles impérieuses exigences un mouvement si désordonné de l’opinion publique ne faisait-il pas présager ! Malheureusement, lorsque ces exigences vinrent à se produire avec un certain éclat dans la presse et à la tribune, les ministres des affaires étrangères des cabinets du 11 octobre, du 22 février et du 15 avril ne siégeaient plus dans les conseils de la couronne. Par un dénoûment inattendu, les luttes de la coalition avaient eu pour résultat d’écarter à la fois du pouvoir tous ceux qui, depuis 1830, avaient manié les grandes affaires.

Le cours des événemens se chargea bientôt de montrer ce que perd un pays quand il est privé des services des hommes d’expérience et de pratique. Les ministres nouveaux, moins versés que leurs prédécesseurs dans les secrets détails des dernières transactions diplomatiques, moins au fait des dispositions cachées des cours étrangères, furent les premiers à partager une confiance que, mieux instruits, ils n’auraient pas hésité à combattre. Comme le public, ils crurent trop aux chances favorables ; comme lui, ils mirent leur espoir dans un accord plus facile à imaginer qu’à établir entre les cabinets de Paris, de Londres, de Vienne et de Berlin, et dont la Russie devait seule être exclue. Pareil accord était peu probable. L’appui que nous en pouvions tirer, dans la question d’Orient, n’était solide qu’en apparence ; il était vain au fond ; les moindres incidens pouvaient le rompre. En effet, nous poursuivions dans le Levant un but assez compliqué. Les intérêts que nous voulions faire prévaloir étaient de deux sortes : le premier, commun avec toutes les nations de l’Europe, la Russie exceptée, c’était la durée de l’empire ottoman et son indépendance absolue ; le second, qui nous était particulier, c’était la consolidation, aux meilleures conditions, de l’établissement égyptien. Cela s’appelait, dans le langage parlementaire du temps, la question de Constantinople et la question d’Alexandrie. En voulant le maintien de l’empire ottoman, et comme moyen de le préserver l’intervention préalablement concertée des grandes puissances européennes, nous déplaisions à la Russie. En souhaitant la reconnaissance par la Porte de la quasi-indépendance de Méhémet-Ali, et, pour la mieux assurer, la concession à titre héréditaire des provinces qu’il possédait viagèrement, nous effarouchions l’Angleterre, toujours disposée à nous supposer d’ambitieux projets sur l’Égypte. Quelle circonspection ne fallait-il pas pour calmer tant d’ombrages ! Les ministres du 12 mai y auraient peut-être réussi, si l’intervention directe et patente du parlement français ne fût venue créer de nouveaux et plus grands embarras.

Ceux qui ont encore présente à la mémoire la discussion solennelle soulevée, en 1839, par une demande de crédits destinés aux armemens maritimes dans le Levant, n’ont pas oublié combien la marche ultérieure du gouvernement fut surtout déterminée par la manifestation des impétueuses espérances dont les principaux orateurs de la chambre des députés se firent les interprètes. Tristes effets de plusieurs crises ministérielles successives ! non-seulement la première impulsion n’était plus donnée à notre politique extérieure par les vétérans de notre diplomatie, par ceux qui connaissaient le fort et le faible des états étrangers, les secrets penchans des cours, et tout cet important dessous des cartes que nous avons cherché à révéler au public, mais la conduite même des plus délicates transactions était passée aux mains des membres de nos assemblées délibérantes. Par une inconcevable interversion de rôles, les ministres responsables aux termes de la constitution, et seuls en état de connaître la véritable situation, cédaient, en si grave occasion, l’initiative à une commission de la chambre des députés ; celle-ci ne se contentait pas de guider le gouvernement dans la voie scabreuse où il faisait dès-lors des pas timides, mais déjà peut-être irrévocables, elle le poussait avec une ardeur plus patriotique qu’éclairée. Après avoir fixé le but, elle n’hésitait pas davantage à préciser les moyens de l’atteindre. Dans la pensée de son rapporteur, M. Jouffroy, pensée qui rencontra sur les bancs de la chambre une constante et presque unanime approbation, c’était à peine si un vague accord entre les grandes puissances pouvait suffire à régler heureusement la question d’Orient. Forte de ses vues désintéressées, la France n’avait point de motif pour éviter de donner aux pourparlers déjà engagés une forme plus précise ; elle, avait tout à gagner à la création d’une sorte de congrès européen. Dans un congrès, tout l’avantage serait pour nous. Appuyés sur la Prusse et l’Autriche, nous pouvions faire successivement tête à l’Angleterre et à la Russie. Nous étions comme assurés d’avance de nous trouver presque toujours quatre contre un, et, dans la plus fâcheuse hypothèse, tout au moins trois contre deux. Sur quelles fausses données reposait tant de confiance ? Nos lecteurs le savent déjà. Sans doute, nous étions dans les meilleurs termes avec la Prusse ; mais notre intimité tenait surtout aux dispositions personnelles de son vieux monarque, et l’ordre naturel de succession pouvait d’un jour à l’autre remplacer cet utile allié par un prince dont les sympathies ne nous étaient pas acquises. Il est vrai, l’Autriche nous témoignait de récens égards, elle laissait apparaître une recrudescence de dépit contre les empiétemens de la Russie ; mais était-il prudent de faire grand fonds sur les résolutions vacillantes de son ministre dirigeant ? Afin de se donner une fois de plus la dangereuse satisfaction de nous remettre dans l’isolement, ces deux puissances ne se rapprocheraient-elles pas au moment décisif des cours de Londres et de Saint-Pétersbourg ? Contre une telle éventualité, nos garanties étaient bien précaires. Les pièces que nous avons citées au sujet des affaires d’Espagne et de Grèce ont assez fait voir de quelle façon l’alliance française était pratiquée par le ministre des affaires étrangères du cabinet whig. Quant à l’antagonisme traditionnel qui, dans la question d’Orient, avait jusqu’alors divisé la Russie et l’Angleterre, à peine subsistait-il encore en apparence, et tout au plus à l’état de préjugé chez les deux nations. Les chefs qui traitaient pour elles, le czar et lord Palmerston, s’en étaient aisément et complètement affranchis. De nouvelles et plus vives rancunes leur tenaient au cœur. Ils ne souhaitaient qu’une chose : pouvoir, avec quelque apparence de raison, dénoncer notre ambition aux autres cours et les rallier contre nous. Le programme de politique orientale lancé du haut de la tribune française leur vint merveilleusement en aide. Les phrases innocentes dans lesquelles notre orgueil national s’était complu furent représentées comme les indices des plus dangereuses menées, et les indications pacifiques du rapporteur de la commission furent presque travesties en plans de campagne. Ainsi, les desseins patriotiques de nos chambres tournaient à notre détriment. Notre parlement nuisait à la cause qu’il voulait servir : il rendait le succès à peu près impossible au moment même où il le prescrivait. « Cette grande question et ce grand débat, disait M. Jouffroy, prononçant les derniers mots qui servirent de clôture et de résumé à la discussion, imposent au cabinet une immense responsabilité. En recevant de la chambre les 10 millions qu’il est venu lui demander, il contracte un solennel engagement. Cet engagement, c’est de faire remplir à la France, dans les événemens d’Orient, un rôle digne d’elle, un rôle qui ne la laisse pas tomber du rang élevé qu’elle occupe en Europe. C’est là, messieurs, une tâche grande et difficile. Le cabinet doit en sentir toute l’étendue et tout le poids. Il est récemment formé, il n’a pas encore fait de ces actes qui consacrent une administration ; mais la fortune lui jette entre les mains une affaire si considérable que, s’il la gouverne comme il convient à la France, il sera, nous osons le dire, le plus glorieux cabinet qui ait géré les affaires de la nation depuis 1830. »

Le malheur des ministres du 12 mai fut d’accepter ce périlleux marché par l’espoir, s’ils le pouvaient tenir, de renforcer une situation parlementaire assez fragile. Ils se dévouèrent à leur tâche avec l’ardeur de personnes qui n’en avaient peut-être pas mesuré d’avance toutes les difficultés. A vrai dire, ils ne commirent aucune faute ; mais ils vinrent se heurter successivement à toutes les aspérités qu’ils ne pouvaient manquer de rencontrer sur leur chemin. Ils offusquaient tour à tour, sans le vouloir et sans le savoir, ceux-là même qu’ils avaient l’intention de se concilier, de sorte qu’après plusieurs mois de pourparlers, pendant lesquels nous avions cherché à ramener l’Europe à nos vues, le vide s’était insensiblement fait autour de nous. Ces grandes puissances que nous nous étions proposé de réunir contre la Russie étaient plus que jamais prêtes à s’entendre contre nous et avec la Russie. Vainement nous leur parlions de la nécessité de veiller au maintien de l’empire ottoman ; chaque jour, elles se montraient plus portées à penser que ses droits étaient surtout menacés par les usurpations du vice-roi, dont on nous reprochait d’avoir les intérêts si fort à cœur. Vainement nous demandions qu’on songeât à dérober Constantinople au protectorat exclusif de la Russie ; ceux à qui nous nous adressions paraissaient plus pressés encore de soustraire Alexandrie à ce qu’ils ne manquaient point d’appeler la domination exclusive de la France. Sur ces entrefaites, et comme pour témoigner qu’il n’était pas encore irrévocablement engagé avec la cour de Saint-Pétersbourg, le cabinet anglais nous proposait sous main de faire avec lui, sur quelque point de l’Orient, dans l’Archipel, sur les côtes de la Syrie ou à l’entrée des détroits, des manifestations guerroyantes dont l’intention et la portée ne se laissaient pas trop clairement apercevoir. Nos ministres refusaient de courir ainsi les aventures. Ces refus prudens aigrissaient davantage lord Palmerston. Parce que nous ne flattions aucune passion, nous devenions suspects. Notre réserve même nous était imputée à crime. C’était jeu joué pour dérober nos profonds desseins. La mauvaise humeur générale se tourna alors contre notre protégé Méhémet-Ali. Il y avait là un moyen de nous atteindre indirectement. Les puissances étrangères oublièrent volontairement qu’à une autre époque nous avions arrêté le vice-roi dans sa marche victorieuse sur Constantinople. Elles firent semblant de croire que nous lui soufflions l’esprit de conquête, tandis qu’en réalité, et sous une forme un peu plus amicale, nous lui adressions des remontrances qu’elles n’auraient pas elles-mêmes désavouées. Bref, il fut convenu que les seuls dangers qui menaçaient le sultan venaient de son coreligionnaire, le maître de l’Égypte, le possesseur de la Syrie entière, de Candie et des villes saintes. Il ne fut plus question que d’avoir raison du pacha rebelle avec ou sans l’agrément de la France.

Peu de temps avant que la rupture éclatât, une voix se fit entendre pour avertir les amis de l’alliance anglo-française de la rude épreuve à laquelle elle était alors soumise. Le moment était bien choisi, car le péril était imminent. M. de Brunow était arrivé à Londres, porteur d’instructions dont la teneur n’était un mystère pour personne. On savait que l’empereur lui avait à peu près donné carte blanche sur les concessions à faire à l’Angleterre, pourvu que des arrangemens consentis il pût sortir une brouille entre la France et l’Angleterre. Comment ceux qui attachaient quelque prix à l’entente des deux grands pays constitutionnels de l’Europe n’auraient-ils pas fait un dernier effort ? Les débats de l’adresse de 1840 fournirent à M. Thiers l’occasion de se prononcer encore une fois pour cette alliance. Autant que qui que ce soit, M. Thiers savait combien les changemens de front étaient fréquens et soudains dans la politique extérieure de lord Palmerston. Ministre du cabinet du 11 octobre, il ne pouvait avoir oublié qu’en 1835, MM. Martinez de la Rosa et Toreno ayant demandé à la France et à l’Angleterre d’intervenir en Espagne, le cabinet whig s’y était péremptoirement refusé, aussi bien qu’à un projet de médiation armée entre les parties belligérantes ; ministre des affaires étrangères de l’administration du 22 février, il se souvenait d’avoir reçu en 1836, du même cabinet anglais tout à coup ravisé, une offre d’intervention que nous avions à notre tour repoussée comme intempestive. Ce n’était donc point un engouement irréfléchi de l’alliance anglaise, mais un juste souci des dangers de la mésintelligence, qui portait le futur président du cabinet du 1er mars à s’alarmer des résolutions qui allaient être prises à Londres. Une vague prévision lui disait peut-être que si, arrivé au pouvoir, il trouvait plus tard la France déjà engagée dans une autre voie, il ne lui conseillerait plus de s’en retirer.

Quoi qu’il en soit, les efforts de l’orateur de l’opposition, non plus que les démarches du ministre qui dirigea peu de temps après la politique extérieure de la France, ne réussirent à amener une conciliation dont sans doute le moment était passé. Ceux qui ont accusé M. Thiers d’avoir changé de doctrines en changeant de position, et d’avoir pratiqué, dans les conseils de la couronne, une conduite différente de celle qu’il avait conseillée sur les bancs de la chambre, se sont singulièrement trompés. Le temps marchait, dont personne n’est le maître ; sa marche amenait fatalement la crise, qui a éclaté sous le ministère du ter mars, comme elle eût éclaté sous toute autre administration. Les adversaires de ce cabinet, qui ont blâmé l’attitude et les résolutions prises après le traité du 15 juillet, n’ont jamais songé à lui reprocher la conduite suivie jusqu’à l’époque où cette convention fut définitivement signée entre les puissances. C’est justice de reconnaître que, loin de chercher à envenimer les dissentimens existans et à précipiter le dénoûment, le ministre français, aussitôt arrivé aux affaires, s’appliqua à traîner les choses en longueur. Il insista pour qu’un envoyé de la Porte fût admis aux conférences de Londres, et profita du répit qui lui était ainsi laissé pour tâcher d’agir sur le vice-roi d’Égypte. Ce sont ces tentatives, faites auprès du vassal pour lui prêcher la soumission à son souverain, qui donnèrent lieu aux récriminations du ministre anglais. Il en prit occasion pour adresser au gouvernement français un reproche d’une espèce toute nouvelle, celui d’avoir voulu traîtreusement ménager un arrangement direct entre les parties qu’il s’agissait précisément de mettre d’accord. Pourquoi le cabinet français n’aurait-il pas eu ce droit, et quelle raison auraient eue les autres puissances de trouver mauvais que nous eussions essayé de faire seuls ce qu’elles se proposaient de faire en commun ? Où aurait été le mal, si nous avions réussi ? Mais M. Thiers n’était même pas coupable de ce singulier méfait. Lord Palmerston l’a dit, mais il ne l’a jamais établi ; la correspondance de l’agent français dont la mission avait donné lieu à cette supposition a prouvé au contraire qu’elle n’était pas fondée. Laissons là ces subtilités, qui ne furent jamais sérieusement avancées et qui ne méritent pas une sérieuse réflexion.

La convention du 15 juillet tirait surtout son importance de ce qu’elle était faite sans l’adhésion de la France et en réalité contre la France. La forme ici l’emportait sur le fond, et la forme fut blessante encore plus que le fond. L’empressement avec lequel le ministre anglais saisit l’occasion de quelques troubles survenus en Syrie pour arracher l’adhésion de ses alliés, le soin qu’il prit de nous tenir à l’écart des dernières délibérations qui précédèrent l’apposition des signatures, ne témoignèrent que trop combien celui qui avait préparé de longue main toute cette affaire avait hâte d’en finir, de peur que le fruit de ses menées ne lui fût, au dernier moment, ravi par une soudaine transaction. Dans une circulaire adressée à ses agens à l’étranger, le cabinet français s’exprimait ainsi sur le manque d’égards dont on avait usé envers lui : « Ce que les procédés obligés avec une cour alliée exigeaient, c’est que l’Angleterre, avant de conclure, fît une dernière démarche auprès de l’ambassadeur de France, et lui soumît la convention proposée en lui laissant le choix d’y adhérer ou non. Il est bien vrai que l’adhésion de la France à toute résolution entraînant l’emploi de la force contre le vice-roi n’était nullement supposable, car elle s’était souvent expliquée à cet égard ; mais toutes les formes eussent été observées en la mettant définitivement en mesure d’accepter ou de refuser. Lord Palmerston a craint la discussion de ce qu’il proposait ; il a craint de laisser à toutes les parties qui pouvaient prendre part à l’acte trois ou quatre jours de réflexion. Il s’est hâté de conclure, et a été amené par là à signifier à la France un acte signé sans sa participation. Il est vrai que les formes les plus douces ont été employées pour faire cette communication ; mais le soin qu’on mettait à couvrir par des paroles ce que cette conduite avait au fond de blessant prouve que lord Palmerston sentait lui-même l’inconvenance du procédé. La prévision du refus de la France, quelque fondée qu’elle fût, ne dispensait pas de s’expliquer franchement et positivement une dernière fois avec une ancienne alliée[1]. »

Le public français fut, comme son gouvernement, sensible surtout à la question de procédé. Chacun comprit que l’Europe ne se serait point séparée de nous à propos d’un insignifiant territoire à répartir entre le grand-seigneur et le vice-roi d’Égypte, si elle n’avait été animée à notre égard de sentimens malveillans. Ce mépris affiché pour elle causa autre chose que du dépit à la France. Elle avait conscience que, par dix années de modération et d’empire sur elle-même, elle avait mérité un autre traitement. Elle se plaignit du traité comme d’un acte d’injustice ; elle le considéra comme un défi, et le ressentit comme une injure. Cette irritation s’accrut encore quand on apprit que, par une innovation sans exemple dans les annales diplomatiques, les parties contractantes étaient convenues de passer outre aux mesures d’exécution, sans attendre l’échange des ratifications. Qu’avait donc fait le gouvernement français dans toute cette affaire pour qu’on multipliât gratuitement et comme à plaisir les façons d’agir les plus propres à échauffer une déplorable querelle ? Était-il vrai, comme le ministre anglais l’a si souvent et si fermement soutenu, que, depuis la signature du traité, nous eussions poussé le pacha à la résistance, au lieu de lui conseiller le calme et la résignation ? Cette assertion a rencontré une telle créance à l’étranger et même en France, que nous croyons utile de la démentir par la citation textuelle d’une dépêche confidentielle adressée de Paris à notre consul à Alexandrie. On y verra que notre cabinet n’était pas resté inactif. Son influence auprès du vice-roi avait été, non sans succès, employée dans un sens dont les cours qui s’étaient si légèrement éloignées de nous n’avaient pas le droit de se plaindre.


« Paris, 17 septembre 1840.

« Monsieur, j’ai reçu la dépêche que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 30 août, et celle que M. le comte Walewski m’a adressée à la même date. Le gouvernement du roi a appris avec une vive satisfaction le succès de vos efforts pour amener Méhémet-Ali à comprendre enfin ce que les circonstances exigent de lui. Les conditions qu’il s’est décidé à accepter, l’Égypte héréditaire et la Syrie viagère, moyennant sa rétrocession à la Porte de Candie, d’Adana et des villes saintes, sont celles que nous avons toujours considérées comme devant constituer la base essentielle d’un arrangement satisfaisant et honorable pour les deux parties intéressées. L’hérédité, même restreinte à la seule Égypte, tirerait le vice-roi du rang de simple fonctionnaire, pour faire de lui un prince de l’empire ottoman. La conservation viagère de la Syrie le laisserait en possession de la partie vraiment utile de sa conquête, de celle qui est pour lui un véritable élément de grandeur et de puissance… »


Pendant que la France avait décidé le vice-roi à accepter l’Égypte héréditaire et la Syrie viagère, l’Autriche obtenait de ses alliés qu’ils consentissent à lui concéder l’Égypte héréditaire et le pachalick de Saint-Jean-d’Acre viager. Ainsi, pour la simple différence entre deux propositions aussi voisines, afin de rendre de si minces possessions an souverain qui n’avait jamais su les gouverner, qui les livra de nouveau à l’anarchie après les avoir recouvrées, les puissances compromirent sciemment la paix du monde. L’objet du dissentiment était, à vrai dire, moins grand que les passions qu’il mettait en jeu. Pour que ces passions obtinssent leur satisfaction, un arrangement conforme au but apparent du traité ne suffisait pas. Ne fallait-il pas qu’il fût imposé de vive force au pacha ? ne fallait-il pas avant tout un échec et une humiliation pour la France ?

Le ressentiment que causa à Paris l’annonce des mesures coërcitives adoptées par les cours étrangères fut légitime ; seulement l’expression en fut violente et excessive. Si les organes de l’opinion publique se fussent bornés à appuyer chaudement la politique du gouvernement français, à faire ressortir le contraste des conduites tenues des deux parts : celle de nos adversaires, si douteuse au début, si souterraine, puis tout à coup si arrogante ; la nôtre, la même d’un bout à l’autre des négociations, demeurant calme encore et conciliante après un procédé qu’à bon droit nous pouvions trouver mauvais, il est à croire que pareille polémique eût produit quelque effet en Europe, surtout en Angleterre. Il y avait là une situation que nous n’avions pas recherchée, qu’on nous avait faite malgré nous, mais qu’après tout nous étions en état de supporter, à la condition de l’envisager sans faiblesse comme sans présomption. Pour nous en tirer avec honneur, plus tard peut-être avec profit, il aurait fallu s’appliquer à calmer le pays et non pas l’exciter. Malheureusement les journaux de toutes nuances, ceux-là même qui, à tort ou à raison, passaient pour puiser leurs inspirations non loin du pouvoir, préférèrent un tout autre rôle. Si, par l’explosion de leur colère, par leurs menaces de promptes représailles, ils crurent agir sur les déterminations des ministres anglais et sur l’esprit des populations d’outre-Manche, leur calcul fut cruellement trompé. Un publiciste distingué, qui a raconté avant moi et mieux que moi dans cette Revue[2] les phases diverses de l’alliance anglo-française, a remarqué avec raison que les journaux anglais, demeurés froids et plutôt mécontens à l’annonce du traité du 15 juillet, battirent des mains seulement après la prise de Beyrouth, témoignant ainsi par leurs bruyans, mais tardifs applaudissemens, qu’ils n’avaient pas eu d’abord grande confiance dans la bonté de leur cause et dans la facilité de leur succès. Il est vrai, l’honneur de son pavillon une fois engagé, le peuple anglais (Dieu nous donne pareil défaut !) oublie vite les querelles intérieures des partis, et ne songe plus qu’à la honte des revers, à la gloire du triomphe ; oui, son orgueil national mis en jeu, il devient assez indifférent aux questions de droit, de justice ; la légitimité des moyens employés lui importe peu. Le public de Londres ne songeait-il pas aussi un peu alors à certains chants de victoire anticipée dont le bruit avait passé le détroit ? Les exploits peu héroïques des vaisseaux anglais brûlant les baraques de Beyrouth n’étaient-ils pas surtout exaltés comme autant de réponses victorieuses à de trop héroïques articles de quelques feuilles parisiennes ?

Pourquoi le taire ? dans cette malencontreuse question d’Orient, nous marchâmes de mécompte en mécompte. Chaque jour se chargea de nous ôter quelques-unes de nos illusions. Nous avions cru que le traité ne pourrait jamais avoir lieu sans nous, et les signatures en avaient été échangées à notre insu. Une fois signé, nous avions pensé qu’il resterait long-temps une lettre morte, et nous apprenions que les vaisseaux anglais, rapides exécuteurs des volontés de la conférence de Londres, préludaient, par le bombardement des côtes de la Syrie, à la mise en vigueur des clauses rigoureuses imposées à notre protégé. Nous nous étions flattés un peu à la légère que l’opinion publique se soulèverait en Angleterre contre l’œuvre personnelle du ministre whig : en Angleterre, comme partout, comme toujours, les indécis se prononçaient avec la fortune et pour ceux que la fortune favorisait. Enfin, nous avions compté sur la résistance énergique d’Ibrahim : au premier choc, ses troupes cédaient presque sans coup férir ; Méhémet-Ali lui-même semblait avoir perdu son antique vigueur d’aine. Le terrain que le gouvernement avait choisi, et qu’il croyait solide, manquait, pour ainsi dire, sous ses pieds, et s’effondrait à chaque secousse nouvelle. Toute compromise que fût alors notre position, elle n’était pas telle encore qu’il fallût se hâter de l’abandonner : nous n’étions pas obligés de nous rendre si tôt. Il y avait dans l’histoire des exemples récens qui nous traçaient l’attitude que nous avions à prendre.

En 1825, l’Angleterre libérale avait, seule aussi, contre l’Europe entière, désapprouvé le projet d’une expédition en Espagne. Le congrès de Vérone avait été pour elle ce que la conférence de Londres fut pour nous en 1840. Tant qu’elle put, elle avait tenu bon pour protéger les cortès espagnoles. L’intervention résolue, elle avait déclaré que la mesure lui déplaisait, parce qu’elle contrariait ses intérêts et blessait ses sympathies ; qu’elle ne se tenait pas cependant pour offensée à ce point qu’elle voulût recourir à la guerre. Si, à leurs risques et périls, les puissances voulaient tenter l’aventure, elle n’y mettrait point obstacle ; toutefois elle croyait devoir leur déclarer à l’avance que, dans aucun cas et à aucun prix, elle ne souffrirait que cette intervention s’étendît au Portugal. Le Portugal était avec elle dans de telles relations d’intérêts et d’intimité, que la moindre tentative des puissances pour se mêler, par la voie des armes, des affaires du Portugal, entraînerait immédiatement de sa part une déclaration de guerre. L’expédition d’Espagne eut lieu ; les armées des cortès résistèrent aussi peu que les troupes du vice-roi d’Égypte. L’Angleterre, qui avait souhaité un autre résultat, assista, mécontente, mais paisible, au triomphe des autres cours ; le Portugal qu’elle avait garanti avait été respecté. Elle prit son parti et attendit patiemment une occasion naturelle pour de justes représailles.

En 1840, nous n’avions pas non plus épousé exclusivement, quoi qu’on eût dit, les intérêts du vice-roi d’Égypte. Le cabinet du 1er mars s’était borné à dire : « A nos yeux, l’intérêt de l’intégrité de l’empire ottoman ne commande pas d’avoir raison, sur l’heure et à tout prix, de l’ambition du pacha. En outre, les moyens que vous vous proposez d’employer nous paraissent inefficaces ou dangereux : ils seront inefficaces, si vous vous contentez de bombarder les côtes de la Syrie, car les soldats égyptiens, en vous abandonnant quelques masures, pourront se retirer dans l’intérieur ; ils seront dangereux, si vous voulez agir dans l’intérieur des terres ; là, vos matelots ne pourront suffire. Débarquerez-vous des troupes de terre ? La présence de troupes anglaises, autrichiennes ou russes porterait à l’autorité du sultan, et par suite à l’intégrité de l’empire ottoman, un coup bien plus funeste que le spectacle si commun en Orient d’un pacha insoumis, momentanément vainqueur de son souverain. Inefficaces ou dangereuses, vos mesures ne sont pas de celles auxquelles nous voulions nous associer. Agissez, si vous voulez, en Syrie, à vos risques et périls : nous ne l’approuverons pas, nous ne nous y opposerons pas ; mais à côté de la Syrie il y a l’Égypte : nos relations avec l’Égypte sont de telle nature, que, si le pacha d’Égypte était menacé dans son établissement égyptien, nous ne pourrions, nous ne voudrions pas le souffrir. Une attaque contre l’autorité de Méhémet-Ali, telle qu’elle est aujourd’hui constituée en Égypte, amènerait de notre part une déclaration de guerre. Nous livrons la Syrie à vos tentatives d’intervention ; nous vous interdisons de toucher à l’Égypte. » Ce langage, souvent tenu à Londres, à Paris, à Constantinople, avant le traité du 15 juillet, nombre de fois répété depuis la signature de la convention, le gouvernement français le consigna officiellement dans la note du 8 octobre. Ce dernier acte diplomatique du ministère du 1er mars eut le tort de venir trop tard. Le public n’en saisit point la portée. Il crut y voir une sorte d’adhésion aux mesures coërcitives déjà adoptées par les puissances étrangères, et comme une désertion anticipée des intérêts du vice-roi. C’était précisément le contraire. Ce document, plein de raison et de fermeté, de tout point conforme à la ligne de conduite officiellement suivie par les ministres du 1er mars, contrastait trop avec les intentions guerroyantes que, sur la foi des journaux et de quelques officieux et dangereux amis, le public leur avait gratuitement prêtées. La prise ultérieure de Saint-Jean-d’Acre et l’acte de complète soumission que le pacha éperdu s’empressa de souscrire achevèrent d’ailleurs d’ôter à la note du 8 octobre sa véritable signification.

Il y a encore aujourd’hui un certain intérêt historique et presque de la justice à expliquer sur quelles prévisions raisonnables, quoique démenties par les événemens, reposait la politique de la note du 8 octobre. En butte à d’injustes attaques, le président du 1er mars a trouvé convenable de les braver plutôt que de les démentir. Il s’est volontairement laissé constituer l’éditeur responsable de certains plans de campagne aventureux auxquels nous sommes persuadé qu’il n’avait jamais sérieusement songé. Voici, si nous sommes bien informé, quelles idées déterminèrent en cette occasion la politique de l’homme qui, en 1840, a pu se tromper, comme tous les habiles de son temps, mais qui eût cessé d’être lui-même, s’il eût un instant cédé à des inspirations que son rare et lumineux bon sens n’eût point avouées.

En formant la résolution d’agir contre le pacha par la force des armes, les puissances étrangères avaient pris à leur compte toutes les difficultés de l’entreprise. Ces difficultés étaient réellement plus grandes qu’elles n’apparurent. L’escadre anglaise avait beau jeu à canonner les rivages de la Syrie, à s’emparer des villes qui, comme Beyrouth et Saint-Jean-d’Acre, étaient exposées aux bordées de leurs vaisseaux. Tout en s’attendant à une plus vigoureuse attitude de la part des troupes égyptiennes, le ministre français n’avait jamais pu espérer qu’elles garderaient long-temps les côtes et les villes du littoral contre les forces d’ennemis supérieurs. Pour elles, le nerf de la défense était ailleurs, il était dans les étroits défilés de la Syrie montagneuse et aride. Les côtes et les villes du littoral évacuées, les soldats d’Ibrahim, retirés dans l’intérieur des terres sur Damas, sur Alep, ou marchant sur Constantinople par la voie de l’Asie-Mineure, que feraient les puissances belligérantes ? Que rien n’eût été ni prévu ni réglé pour une éventualité si naturelle, ce n’était pas une supposition gratuite de notre cabinet.

L’ambassadeur de France à Londres avait forcé le ministre anglais lui-même à en convenir. Par cet aveu trop singulier pour que nous négligions d’en apporter la preuve, lord Palmerston laissait voir une fois de plus et trop clairement qu’en se jetant dans cette affaire, il n’avait poursuivi qu’un but : nous faire pièce et engager à tout prix l’Europe contre nous.


L’ambassadeur de France au ministre des affaires étrangères.

« Londres, 25 juillet 1840.

« … Mais enfin, milord, lui ai-je dit, si le pacha repousse, comme je le crois, vos propositions, que ferez-vous ? De quoi êtes-vous convenu ? Vous demandez encore à la France son concours moral ; elle a droit de vous demander, à son tour, par quels moyens et dans quelles limites vous comptez agir.

« -Vous avez raison, et je dois vous le dire : l’emploi des forces navales pour intercepter toute communication entre l’Égypte et la Syrie, pour arrêter les flottes du pacha, pour mettre le sultan en état de porter sur tous les points de son empire tous les moyens de rétablir son autorité, ce sera là notre action principale, et c’est le principal objet de notre convention.

« -Et si le pacha passe le Bosphore, si Constantinople est de nouveau menacée ?

« — Cela n’arrivera pas ; Ibrahim aura trop à faire en Syrie.

« -Mais si cela arrive ?

« — Le sultan va s’établir à… (l’ancienne Nicomédie) avec un corps de troupes turques qui, réuni à la présence d’un certain nombre de chaloupes canonnières sur la côte d’Asie, suffira, je pense, pour mettre à l’abri Constantinople.

« — Et si cela ne suffit pas, si les troupes turques sont battues ?

« Il en coûtait à lord Palmerston de me dire expressément que l’entrée d’un corps d’armée russe à Constantinople, combinée avec celle d’une flotte anglaise dans la baie de Marmara, était un point convenu. Cependant il me l’a dit en rappelant que, dans le temps où l’on examinait les moyens d’agir à cinq, la France elle-même n’avait pas regardé ce fait comme absolument inadmissible, et avait discuté le quo modo de l’entrée et de la présence de ses propres vaisseaux dans la mer de Marmara.

« Et il s’est hâté d’ajouter : « Au-delà rien n’est prévu, rien n’est réglé ; on est simplement convenu de se concerter de nouveau, si cela était nécessaire ; mais j’affaire n’ira pas si loin. »

En outre, au moment où il rédigeait la note du 8 octobre, le cabinet français savait pertinemment que le concert ultérieur auquel on s’était, le cas échéant, réservé d’avoir recours ne s’établirait pas aussi aisément que lord Palmerston se l’était figuré. Les troupes du sultan transportées en Syrie étaient peu nombreuses, mal aguerries et point sûres ; il n’y avait pas moyen de songer à les lancer seules et au loin contre l’armée comparativement mieux exercée d’Ibrahim. Il était indispensable de leur adjoindre des forces plus solides. Ici commençait l’embarras signalé par nous d’avoir à choisir entre les moyens inefficaces, comme l’emploi des soldats turcs, ou dangereux, comme l’adjonction de corps européens. Il n’y avait pas de troupes de débarquement à bord de l’escadre anglaise ; d’ailleurs, quelque intime que parût la récente alliance, la Russie n’aurait pas vu sans ombrage les uniformes anglais pénétrer seuls dans ces contrées, qui sont pour l’Angleterre le chemin le plus direct vers ses possessions des Indes. Aller chercher des soldats russes sur les côtes de la mer Noire pour les débarquer en Syrie, c’était porter une atteinte trop flagrante à l’autorité de la puissance ottomane. L’opinion publique s’en serait émue à Londres ; l’Autriche avait déclaré ne le vouloir pas souffrir. Point de recours possible aux soldats autrichiens. M. de Metternich avait annoncé qu’il n’en donnerait pas un ; il était obligé de les garder pour la défense des bords du Rhin et de ses états italiens, ébranlés par la secousse générale qu’avait reçue l’Europe. Restaient donc, comme unique moyen d’action sur Méhémet-Ali, les démonstrations maritimes ; mais la saison avançait, les côtes devenaient dangereuses à approcher de trop près, et les amiraux anglais s’effrayaient d’un long hivernage dans des parages où les accidens de mer sont si fréquens. Le négociateur de la convention du 25 novembre s’est chargé de témoigner lui-même des périls qui plus tard auraient menacé les vaisseaux anglais. Expliquant dans le sein du parlement britannique pourquoi il s’était hâté de souscrire le traité dont les conditions semblaient trop douces encore aux adversaires acharnés du pacha, l’amiral Napier démontra, avec toute l’autorité d’un homme pratique, que l’Angleterre avait dû en finir promptement, sous peine de voir la mauvaise saison, déjà prochaine, changer en irréparables désastres les premiers succès de sa campagne. La résistance, même passive, de Méhémet-Ali, pour peu qu’elle se fût prolongée, aurait forcé les puissances alliées d’ajourner jusqu’au printemps les mesures offensives dont l’emploi pouvait seul contraindre le pacha à se soumettre. Gagner jusqu’au printemps, c’était gagner beaucoup, c’était remettre en question tout ce qui avait été décidé jusqu’alors sans nous, ou plutôt contre nous ; c’était donner à la Prusse et à l’Autriche l’occasion de faire prévaloir les conseils de la modération. La suite de ce récit fera assez voir combien ces cours étaient à bon droit inquiètes de l’état violent où elles avaient contribué à mettre l’Europe, et combien il leur tardait de voir s’apaiser l’orage que leur imprudence avait laissé se former.

Mais à quoi bon s’appesantir sur des chances heureuses que la fortune cruelle nous a refusées ? Méhémet-Ali s’imagina lire l’arrêt du destin dans la reddition de la place de Saint-Jean-d’Acre. Les Orientaux ne connaissent guère le point d’honneur ; le fatalisme rend la résignation facile. En acceptant si vite les conditions contre lesquelles il avait tant protesté, le vice-roi témoignait que, si elles amoindrissaient son crédit, elles ne ruinaient pas entièrement sa puissance, et l’événement a ratifié son jugement. Comment nous serions-nous montrés pour lui plus difficiles qu’il ne l’était lui-même ? Notre argumentation diplomatique avait reposé sur cette hypothèse, que le pacha résisterait, qu’il résisterait long-temps, de façon à troubler la paix de l’Europe et la sûreté de l’empire ottoman. Il était fâcheux de s’être trompé sur le degré de volonté ou d’énergie du pacha ; c’était un malheur, une faute peut-être : ce n’était pas une raison pour prendre en main la cause du vice-roi, quand il s’abandonnait lui-même, et allumer ainsi un incendie qui ne s’allumait pas tout seul. Beyrouth, Saint-Jean-d’Acre et Damas ne valaient ni Varsovie ni Bologne. Après avoir, avec raison, laissé tomber en Occident les grandes questions de Pologne et d’Italie qui s’étaient soulevées d’elles-mêmes, comment aurions-nous pu sensément relever en Orient celle que le vice-roi laissait choir misérablement ?

Cependant le ministère du 1er mars avait profité de la gravité des circonstances pour réparer une négligence fatale, commune à presque tous les pays constitutionnels. Nos approvisionnemens de guerre avaient été épuisés au jour le jour par les envois faits à l’armée d’Afrique, ils n’étaient plus au niveau des besoins de notre défense nationale ; le gouvernement les mit sur un pied tel qu’ils pussent suffire à toutes les nécessités du moment. Nos places fortes et nos côtes reçurent les complémens d’armemens dont elles étaient dépourvues. Les fortifications de Paris furent décrétées par ordonnance, et les chambres immédiatement convoquées. Le gouvernement avait le droit, peut-être le devoir de prendre toutes ces résolutions ; aucune ne dépassait absolument la mesure de précaution commandée par les événemens. L’ensemble de ces résolutions excita en France une vive émotion et jeta dans les esprits un trouble extraordinaire. Qui ne se souvient de l’effroi des uns, de l’exaltation des autres ? On perdit à l’instant de vue l’origine du dissentiment. C’était bien des intérêts du pacha qu’il s’agissait ! Il s’agissait de la paix ou de la guerre, non point d’une guerre circonscrite, spéciale, si l’on peut s’exprimer ainsi, mais d’une guerre générale, sans limite dans son but et dans ses conséquences ! Cette guerre, la seule à laquelle on songeât alors, plusieurs la redoutaient au point de ne l’accepter dans aucune hypothèse, et de vouloir rentrer, à tout prix, dans l’alliance des grandes puissances. Plusieurs, au contraire, la souhaitaient avec ardeur, car ils espéraient bien s’en servir pour devancer le temps, c’est-à-dire pour renverser le gouvernement de leur pays et mettre le feu à l’Europe. Entre la pusillanime timidité des uns et la dangereuse impétuosité des autres, il n’y avait plus d’appui suffisant pour la politique adoptée par le ministère du 1er mars. Deux courans puissans le sollicitaient en même temps vers des points opposés. Il ne pouvait les dominer, il ne voulait pas leur céder, et préféra se retirer. Mis en demeure d’user de sa prérogative constitutionnelle, obligé de choisir, le chef de l’état eut-il tort de s’alarmer de certains symptômes révolutionnaires ? Fut-ce une fausse manœuvre, celle par laquelle il tira brusquement la monarchie loin des pentes rapides, loin des abîmes où plus tard elle est venue s’engloutir ? Ceux qui n’ont point appelé de leurs vœux le régime nouveau ne le penseront sans doute pas. Huit ans plus tard, la république s’est introduite chez nous, grace à la réforme. Qui nous dit qu’elle ne fût pas venue huit ans plus tôt, grace à la guerre ? Tous les belliqueux ne voulaient pas la république en 1840, d’accord : tous les réformateurs n’en voulaient pas non plus en 1848 ; mais tous les républicains qui voulurent la réforme en 1848 voulaient la guerre en 1840.

Quoi qu’il en soit, à ne considérer même que la situation extérieure, la tâche des nouveaux conseillers de la couronne était ardue. Au moment de commencer le récit des actes d’un cabinet qui a été en butte à de si fougueuses attaques, je ne puis me défendre entièrement d’un doute pénible. L’heure de la justice est-elle effectivement venue pour tout le monde ? Plus vivaces que les passions, les préjugés ne leur ont-ils pas survécu ? Parce que nous voulons dire la vérité, n’allons-nous pas paraître défier, de parti pris, les idées trop généralement reçues et marcher, de gaieté de cœur, à l’encontre de ce que plusieurs appellent le sentiment public ? Qu’on le croie : nous n’aimons pas à contredire, nous ne visons pas à surprendre ; mais, quand les faits sont tout autres que d’anciens adversaires les ont vus, tout différens de ce qu’ils les ont représentés, qu’y pouvons-nous ? Combien de fois n’a-t-on pas dit, par exemple, que le ministère du 29 octobre n’avait rien eu de plus pressé, après 1840, que de faire rentrer la France dans le concert européen 1 combien de fois n’a-t-on pas répété que la signature du traité du 13 juillet 1841 avait été un grand triomphe pour les cabinets d’Angleterre et de Russie ! Si le contraire résulte positivement du récit qui va suivre, sera-ce notre faute et pure malice de notre part ? À une telle assertion il faut des preuves. Elles ne manquent pas, et nous entendons bien les fournir.

La note du 8 octobre, dernier acte diplomatique du ministère de M. Thiers, point de départ de la politique du cabinet formé le 29 octobre sous la présidence de M. le maréchal duc de Dalmatie, rendait la situation générale de l’Europe sinon moins grave, au moins plus simple. La note du 8 octobre avait été en quelque sorte l’ultimatum de la diplomatie française ; elle n’avait pas écarté toutes les chances de guerre, mais elle les avait fort diminuées. D’une part, en prenant sous sa protection exclusive les droits du pacha à la possession de l’Égypte, le gouvernement français avait à peu près implicitement abandonné le sort de la Syrie ; d’autre part, en désapprouvant le décret de déchéance lancé par la Porte contre son vassal, les cours alliées avaient manifesté leur répugnance à poursuivre la puissance de Méhémet-Ali jusque dans Alexandrie. Une collision était donc moins imminente et le champ des aventures plus rétréci. Il ne faudrait pas croire cependant que toutes les occasions de conflit eussent disparu, et que le nouveau ministre des affaires étrangères n’eût pas besoin de déployer quelque fermeté pour maintenir la position qu’il avait prise. « Les événemens ont été trop vite, disait M. de Bulow à M. de Bourqueney dès le 13 novembre, ma mission de conciliation a échoué en Syrie avant de commencer à Londres[3]. » - « La Syrie est perdue, inévitablement perdue pour le pacha, écrivait M. de Metternich à M. de Neumann, chargé d’affaires d’Autriche à Londres ; ne laissons aucune illusion à la France. C’est de l’Égypte et de l’Égypte seule qu’il s’agit aujourd’hui ; que Méhémet-Ali se soumette sans retard, ou la question d’Égypte est soulevée. »

En effet, c’était seulement en inquiétant le pacha sur le sort de ses possessions d’Égypte que les cours alliées pouvaient vaincre sa résistance. Mais la France avait fait du maintien du pacha en Égypte une condition de la durée de la paix, et les quatre puissances avaient annoncé elles-mêmes l’intention de lui réserver la possession des contrées sur lesquelles sa longue et habile administration lui avait créé des droits irrécusables. Le moment était venu où, des deux côtés, cette résolution allait être mise à l’épreuve. Le langage de l’agent français à Londres ne se départit pas un instant des termes de la note du 8 octobre. « Je dis très haut et très ferme, écrivait M. de Bourqueney, que le traité de juillet n’a pas mis l’Égypte en question ; qu’il en faudrait un nouveau pour cela, et que c’est assez d’un seul traité conclu sans la France. » Une occasion naturelle se présenta de faire entendre cette déclaration à lord Palmerston lui-même. Le ministre anglais avait dit dans une conversation sur les événemens du moment que, si le pacha persistait dans sa résistance, s’il refusait de renvoyer la flotte turque, même après l’évacuation de la Syrie, s’il continuait à garder une attitude qui véritablement fût un essai d’indépendance, il deviendrait impossible de conseiller au sultan de retirer le décret de déchéance, et que la Porte serait alors autorisée à suivre les opérations militaires jusque contre l’Égypte rebelle. « Le traité du 15 juillet, répliqua M. de Bourqueney, n’a rien stipulé pour le cas dont vous me parlez ; je ne puis consentir à la discussion. » Et, comme lord Palmerston insistait « Non, milord, répéta encore une fois M. de Bourqueney, il faudrait pour cela un nouveau et plus grave traité[4]. »

Tel était le langage du représentant de la France, lorsque, le 14 décembre, arriva à Londres la nouvelle de la convention conclue le 27 novembre devant Alexandrie entre Boghos-Bey et le commodore Napier. Une de ces brusques résolutions si ordinaires aux agens anglais avait terminé sur les lieux mêmes la querelle que le traité du 15 juillet avait fait naître. La convention du 27 novembre portait : 1 ° que le pacha donnerait immédiatement à ses troupes l’ordre d’évacuer la Syrie ; 2° qu’il s’engageait à restituer au sultan sa flotte, moyennant que la Porte lui accordât la possession héréditaire de l’Égypte ; 3° qu’à ces conditions les hostilités cesseraient en Syrie et sur mer, et que les puissances feraient leurs efforts pour amener la Porte à concéder l’hérédité du pachalick d’Égypte.

Par ce dénoûment inattendu, désagréable aux cours de Londres et de Saint-Pétersbourg, qu’elles n’osèrent toutefois désavouer, qu’elles acceptèrent avec une sourde humeur, le but ostensible des signataires du traité du 15 juillet avait été atteint ; mais les limites posées par la note du 8 octobre n’avaient pas été franchies. Les intentions avouables des puissances alliées avaient été accomplies, les déclarations de la France étaient respectées.

Les situations officielles ainsi respectivement détendues, il devint pour la première fois possible de songer sérieusement à rétablir quelque accord entre les gouvernemens naguère si divisés. L’initiative des essais de rapprochement revenait naturellement à ceux qui avaient été les moins engagés dans la querelle. Ainsi qu’on pouvait s’y attendre, la première idée en fut mise en avant par la cour de Vienne. M. de Metternich, qui avait tant négocié contre toutes chances de succès, ne pouvait négliger une telle occasion. Le 30 novembre, le prince, écrivant à M. de Sainte-Aulaire pour lui annoncer la convention d’Alexandrie, lui disait : « Que devient maintenant l’isolement de la France ? Le sultan aura fini ses affaires, Méhémet-Ali sera pacha héréditaire en Égypte. L’affaire va être arrangée entre eux dans la forme d’une question intérieure. La France voudrait-elle s’isoler de ces résultats ? Où est la quadruple coalition ? Contre qui et contre quoi armerait-on ? Ne sera-ce pas contre la paix elle-même[5] ? » Des suggestions analogues étaient faites à Londres à M. de Bourqueney, et dans le même moment lord Clanricarde communiquait à Saint-Pétersbourg, à M. de Nesselrode, un projet de convention imaginé par M. de Metternich et consenti par lord Palmerston. M. de Nesselrode adhérait à cette ouverture par une dépêche adressée à Londres au baron de Brunow. « La question d’Orient ainsi réglée, disait-il, reste maintenant à consacrer la solution par une transaction finale à laquelle concourrait la France. L’empereur serait disposé à admettre le plan proposé par lord Palmerston, et, si le gouvernement français se décidait à l’accepter, l’empereur vous autoriserait à y prendre part[6]. » Il est vrai que dans ses conversations avec l’ambassadeur de France M. de Nesselrode se montrait moins explicite. Ayant eu occasion d’interroger M. de Barante sur la durée des armemens militaires de la France, comme il avait reçu pour réponse que ces armemens, conséquence de sa situation isolée, ne pouvaient cesser qu’avec cette situation même, M. de Nesselrode reprit : « Ainsi vous attendrez que les puissances signent avec vous des stipulations relatives aux affaires d’Orient ? — Nous ne proposons rien, dit M. de Barante ; nous verrons si l’on nous fait quelque proposition. » M. de Nesselrode ne répondit rien. « Comme nous avions parlé de la possibilité de mon départ prochain, j’ai alors ajouté : « Et comme Pétersbourg est le lieu du monde où il serait le plus inutile de parler de cela, je puis très bien demander mon congé. » Cette parole plus directe n’a pas eu de réponse non plus[7]. »

À ces premières ouvertures, qui ne se produisaient encore que sous la forme de pourparlers, mais qui lui arrivaient de tant de côtés à la fois, que répondait le ministre qu’on a représenté comme si désireux de rentrer en grace avec l’Europe ? Prévoyant le cas où des propositions plus directes lui seraient adressées de Londres, et voulant bien établir à l’avance la position que, le cas échéant, le gouvernement français entendait prendre, il écrivait à M. de Bourqueney, le 18 décembre ; dans le sens suivant[8] : Le gouvernement du roi n’approuve, ni avant ni après l’événement, le mode employé par le traité du 15 juillet, ni le but que ce traité atteint. Il ne s’y est point opposé par la force, mais il ne saurait entrer en part dans aucune de ses conséquences. Toute la question pendante entre le sultan et le pacha lui est et lui doit être étrangère. Il ne peut donc rentrer dans les conseils de l’Europe tant que cette question dure encore ; il n’aurait à y prendre part qu’autant que les intentions du sultan à l’égard du pacha blesseraient les droits que la France a garantis, ce que personne ne paraît plus supposer. Et plus loin M. Guizot avertissait M. de Bourqueney qu’il ne devait faire aucun pas pour sortir de l’isolement où il s’était jusqu’ici renfermé. Cette situation que la France n’a pas choisie, où elle n’entend pas systématiquement demeurer, ne lui pèse en aucune manière. M. de Bourqueney n’est donc chargé d’aucune démarche, d’aucune initiative, cette dépêche n’ayant pour but que de régler son langage et d’arrêter ses réponses, dans le cas où l’on viendrait le sonder sur les intentions de son gouvernement.

Pendant que le ministre des affaires étrangères écrivait en ces termes à son agent à Londres, une complication nouvelle venait troubler les espérances de paix auxquelles les puissances alliées s’abandonnaient. La Porte, au lieu d’accueillir favorablement la supplique de Méhémet-Ali, refusait de reconnaître la convention du commodore Napier. Dans les termes par lesquels le ministre ottoman annonçait aux différentes cours la résolution de son souverain, tout le monde reconnut la main de lord Ponsonby, ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, l’ennemi décidé de la puissance de Méhémet-Ali, le confident des vues secrètes de lord Palmerston, toujours prêt à servir les passions de son chef et à les exagérer. Les expressions de la dépêche turque étaient parfaitement analogues au langage tenu par lord Ponsonby dans une lettre adressée à l’amiral Stopford, communiquée au commodore Napier, et par laquelle cet agent les priait d’exercer leur autorité pour empêcher que cette convention fût le moins du monde mise à exécution[9].

La détermination de la Porte désespérait les plénipotentiaires allemands à Londres. Elle faisait une impression tout autre sur lord Palmerston, qui, excité sous main par les lettres particulières de lord Ponsonby, se montra empressé de saisir cette occasion inespérée de déjouer encore une fois les pacifiques efforts de ses alliés de Prusse et d’Autriche. Son langage sur la concession de l’Égypte héréditaire changea subitement dans un entretien qu’il eut avec M. de Bulow et le prince Esterhazy ; il se montra tout prêt à entrer dans les idées du ministre ottoman et de lord Ponsonby sur la validité de la convention Napier[10]. Dans une entrevue avec notre agent, lord Palmerston, sans se prononcer positivement, allégua avec affectation que l’hérédité d’un pouvoir délégué renfermait une idée bien contradictoire. M. de Bourqueney fit ressortir le contraste de ce langage avec les précédentes déclarations. Alors le secrétaire d’état, revenant à l’ancienne argumentation de la note du 2 novembre, répondit que la France n’avait aucun droit de s’inquiéter de la conduite du sultan vis-à-vis d’un vassal. « Laissons là, dit M. de Bourqueney impatienté, le droit et l’intérêt ; ne prenons que les faits. Avez-vous ou n’avez-vous pas communiqué officiellement à Paris vos instructions du 17 octobre à lord Ponsonby ? Avez-vous ou n’avez-vous pas initié le gouvernement du roi à la détermination arrêtée entre vous et vos alliés de faire suivre la soumission du vice-roi de la concession de l’hérédité du pachalik d’Égypte ? Le pachalik d’Égypte doit être héréditaire ; nous sommes restés sur ce terrain, nous, et nous vous y croyons encore. » La conversation se termina par ces paroles[11]. A Constantinople, autre incident plus grave encore : la Porte, ayant consulté les ambassadeurs des puissances du Nord sur la conduite qu’elle devait tenir vis-à-vis de Méhémet-Ali, ceux-ci avaient répondu par le conseil d’accepter la convention du commodore Napier ; mais, en donnant le même conseil, lord Ponsonby avait ajouté cette phrase singulière : Bien entendu que les conditions ne pourraient être acceptées qu’autant que Méhémet-Ali se soumettrait, et que la Porte restait seule juge de ce qui constituait une véritable soumission[12].

L’irritation des cours du Nord et des plénipotentiaires allemands à Londres ne connut plus de bornes, quand ils apprirent ce nouvel obstacle mis à leur projet de conciliation, et qui leur parut le résultat d’un jeu concerté entre le ministre anglais et son ambassadeur à Constantinople. M. de Brunow parut, pour la première fois, partager les sentimens de ses collègues. L’effet de ce concours fut assez puissant pour obliger lord Palmerston à consentir à une réunion de la conférence ayant pour but de mettre ordre aux menées imprudentes du représentant anglais à Constantinople[13]. Dans une autre conférence, une note collective fut rédigée en réponse à celle du ministre ottoman. Cette note, par laquelle les quatre puissances conseillaient au sultan de concéder l’hérédité au pacha d’Égypte, devait, dans l’esprit des plénipotentiaires réunis à Londres, terminer les incertitudes de la politique du divan.

Les cours de Berlin et de Vienne, une seconde fois rassurées sûr la question égyptienne, ne pouvaient manquer de reprendre leur tâche favorite. Ces tentatives de conciliation étaient-elles mieux goûtées à Saint-Pétersboug par l’empereur qu’à Londres par lord Palmerston ? L’extrait suivant d’une dépêche de M. de Barante en fera juger.

« Saint-Pétersbourg, 8 février 1841.

« … M. de Nesselrode a répondu à lord Clanricarde que tout était effectivement terminé, et qu’il ne voyait pas qu’il y eût rien à faire. Puis, avec une sorte d’embarras, il a ajouté ou plutôt donné à entendre que la Russie n’avait pas fait tant de concessions à l’Angleterre pour que l’Angleterre fit des concessions à la France. Lord Clanricarde aurait répondu, à ce qu’il m’a dit, qu’il ne s’agissait pas de concessions à la France, que le traité du 15 juillet avait eu son effet et qu’il n’y avait plus à y revenir, mais qu’il restait d’autres affaires où la France avait un intérêt manifeste, et qui ne pouvaient être traitées sans elle. A cela il n’y avait nulle réponse à faire, à moins de dire que l’empereur avait eu pour intention principale de brouiller la France avec l’Angleterre et de l’isoler, et qu’ainsi il y aurait un grand mécompte si la situation respective des grandes puissances et leurs mutuelles relations se rétablissaient comme auparavant. Or, c’est ce que le cabinet impérial ne pouvait avouer. »


S’il persistait plus long-temps à rester dans l’isolement, le cabinet du 29 octobre ne risquait-il pas de blesser et peut-être de remettre une seconde fois contre lui ceux qui s’employaient alors si activement en sa faveur ? N’allait-il pas procurer ainsi à ses vrais adversaires un nouveau triomphe ? M. Guizot le sentit ; il adressa en même temps à M. Bourqueney une dépêche officielle et une lettre confidentielle. Dans la dépêche, après avoir pris acte de la proposition, comme émanée des puissances étrangères, il disait :


« Paris, 13 février 1841.

« … Le gouvernement du roi a accepté sans hésiter et avec toutes ses conséquences l’attitude de l’isolement, parce que, dans l’état des faits, elle lui a paru la plus convenable pour la dignité comme pour la sûreté de son pays : il y persistera sans inquiétude pour son propre compte, sans agression ni menace pour personne, aussi long-temps que les circonstances lui paraîtront l’exiger ; mais il ne fait point de l’isolement une base permanente de sa politique… Il n’a nul désir de prolonger sans nécessité les charges qu’entraîne une telle situation. Pour qu’elle puisse cesser, il faut, avant tout, que l’affaire turco-égyptienne soit terminée ; tant qu’elle ne l’est pas, le traité du 15 juillet subsiste, et nous ne pouvons sortir de l’isolement dans lequel ce traité nous a placés que lorsqu’il aura cessé d’unir entre elles les puissances et n’appartiendra plus qu’au passé. »

Poursuivant le même ordre d’idées, il ajoutait :

« Pour que, même le traité du 15 juillet terminé, un rapprochement fût possible entre les puissances, il fallait que l’on ne proposât à la France ni de garantir l’état présent de l’empire ottoman, résultat des mesures qu’elle avait désapprouvées, ni de faire cesser le pied de guerre où elle s’était placée. »

« Nous ne sommes point pressés de conclure (répétait de nouveau le ministre dans sa lettre particulière à M. de Bourqueney ) ; mais si la conclusion vient à nous, je pense, comme vous, qu’il serait puéril et qu’il pourrait être nuisible de la faire attendre[14]. »

La conclusion se fit cependant attendre encore long-temps, toujours par suite des exigences du cabinet français, qui mettait son concours à un haut prix.

« Voyez, disait M. de Bourqueney en transmettant à M. Guizot quelques observations présentées par les plénipotentiaires de Londres contre les conditions du gouvernement français, voyez, monsieur, ce que vous avez à décider dans votre sagesse. Vous n’avez pas encore eu à prendre une décision plus grave. Je répète, parce que c’est ma conviction, que, sur les quatre puissances, trois au moins croient avoir ouvert à la France une haute et honorable porte de rentrée dans le concert européen ; mais enfin, c’est à nous d’examiner si nous la trouvons à notre taille, au risque de la fermer sans retour et de faire face, dès le lendemain, à une situation toute nouvelle[15].

À ces réflexions, M. Guizot répondit[16] :

« Au moment que nous n’avons pas fait les premières ouvertures, qu’on ne nous demande pas de sanctionner le traité du 15 juillet, et qu’on ne nous parle plus de désarmement, l’honneur est parfaitement sauf. Rompre toute coalition apparente ou réelle en dehors de nous, prévenir entre la Russie et l’Angleterre des habitudes d’une intimité un peu prolongée, rendre toutes les puissances à leur situation indépendante et à leurs intérêts naturels, sortir nous-mêmes de la position d’isolement pour prendre la position d’indépendance, en bonne intelligence avec tous et sans lien étroit avec personne : ce sont là des résultats assez considérables pour être achetés au prix de quelque ennui de discussion. »

Cette résolution de M. Guizot mettait fin aux préliminaires de la négociation ; restait à donner à ces transactions confidentielles une forme régulière et officielle. Cette opération ne fut pas sans difficultés, le ministre français ne voulant pas plus céder sur les questions de rédaction qu’il n’avait fait sur le fond même des choses. En vain son propre agent insistait pour qu’il se montrât moins pointilleux sur les termes employés dans les actes projetés : « Il n’y a pas moyen, lui écrivait M. Guizot[17]. Parmi les changemens de rédaction que je vous ai indiqués, le premier et le dernier nous importent vraiment beaucoup… Tout bien considéré, nous n’avons point montré d’empressement à négocier ; nous avons attendu qu’on vînt à nous. Il nous convient d’être aussi tranquilles et aussi dignes quand il s’agit de conclure, et, puisqu’on nous transmet confidentiellement des projets d’acte, c’est apparemment pour que nous y fassions les objections qui nous paraîtront convenables… »

Le refus de M. Guizot inquiétait M. de Bourqueney ; il insistait vivement sur les inconvéniens d’un ajournement prolongé au-delà d’une certaine mesure[18].

« Je supplie votre excellence de vouloir bien peser dans sa sagesse ce dernier effort des quatre cours pour écarter notre demande d’ajournement. Je la supplie de réfléchir que cet effort succède à plusieurs concessions arrachées, après trois jours de luttes incessantes, dans la rédaction des actes soumis à notre approbation, et j’espère qu’elle comprendra que je ne puis me porter garant de maintenir intacte et de retrouver plus tard la situation qu’ont faite les derniers huit jours… »

Et plus loin :

« … Brunow compte encore que nous ferons aboutir les mauvaises pensées de la Russie. Le prince Esterhazy est venu ce matin me supplier de vous dire qu’il est plein d’estime pour votre nom, votre caractère, que le roi connaît aussi son respectueux dévouement pour sa personne ; il vous supplie tous deux de prendre la situation actuelle dans la plus sérieuse considération. Si l’avenir reste ouvert au chapitre des événemens, il n’y a plus à répondre de quoi que ce soit. »

M. Guizot ne se laissa pas émouvoir par tant d’instances.

« … C’est précisément parce que nous voulons la paix et la conclusion réelle et définitive de la question turco-égyptienne, gage de la paix, que nous croyons qu’il ne faut point, à cet égard, se payer d’apparence, et c’est dans l’intérêt de tous que nous insistons pour que personne ne s’expose aux embarras, fort graves peut-être, que la précipitation pourrait entraîner[19]. »

M. Guizot se résolvait enfin à un parti intermédiaire. Pour témoigner de son intention formelle d’adhérer au texte de la convention projetée, sans prendre toutefois un engagement formel que les circonstances ne comportaient point, il proposa d’apposer à la convention le paraphe des plénipotentiaires, et d’ajourner la signature au moment de l’arrangement définitif des affaires d’Orient.

La proposition de M. Guizot ne souleva à Londres aucune difficulté : « Le fait vraiment important, avait dit lord Palmerston à M. de Bourqueney, c’est la sanction donnée dès aujourd’hui par votre gouvernement aux actes qui constituent la rentrée de la France dans le concert européen. » Le protocole et la convention qui devaient résulter de ce concert furent paraphés le 17 mars. Les signatures qui rendirent ces arrangemens réguliers et définitifs ne furent données que le 13 juillet 1841. A quoi tint ce long retard ? Uniquement aux efforts du ministre des affaires étrangères d’Angleterre et de son ambassadeur à Constantinople pour entraver une négociation qui leur déplaisait, et à la résolution énergiquement maintenue par le cabinet français de ne s’associer à des stipulations nouvelles relatives à l’Orient qu’après la complète et définitive liquidation par les cours alliées d’un passé qu’il avait désapprouvé, auquel il ne voulait à aucun prix, et sous quelque forme que ce soit, paraître avoir donné son acquiescement. Nous n’entrerons dans aucun détail, mais nous croyons devoir citer encore quelques pièces qui caractérisent l’attitude vraiment singulière gardée jusqu’au bout par chacune des parties engagées dans cette interminable affaire. C’était toujours à Constantinople que naissaient les nouvelles difficultés suscitées par lord Ponsonby, et à Londres qu’elles étaient opiniâtrement exploitées par lord Palmerston. Dans les différentes cours d’Europe, la conduite de ces deux personnages politiques était sévèrement jugée. M. L. de Sainte-Aulaire, fils de l’ambassadeur, laissé à Vienne comme chargé d’affaires après le départ de son père, écrivait à Paris[20] : « Le langage de M. de Metternich est aussi net que possible, et, en gardant, dans les entretiens qu’il a bien voulu avoir avec moi jusqu’à présent, toute la mesure convenable sur les personnes, il m’a laissé voir cependant qu’il condamnait formellement les fautes commises par action à Constantinople, et par omission à Londres. » Plus tard, le même agent rapportait des paroles plus énergiques encore du chancelier autrichien : « C’est un fou, avait-il dit en parlant de lord Ponsonby, qui serait capable de faire la paix ou de déclarer la guerre malgré les ordres formels de sa cour ; c’est, du reste, le meilleur homme, mais fou. Au surplus, tout ce qu’il pourra faire aujourd’hui n’empêchera pas que l’affaire ne soit bien et dûment finie[21]. » De Saint-Pétersbourg, M. de Barante écrivait à la même époque[22] : « Il me paraît bien établi ici, parmi les personnes instruites de ce qui s’est passé à Constantinople, que, si lord Ponsonby n’a point réussi à imposer toute sa volonté au divan, il l’avait auparavant mis en disposition de rendre vaine et dérisoire la concession de l’hérédité. M. de Nesselrode est allé jusqu’à dire au ministre de Prusse : Je crois, en vérité, que nous aimerions mieux, tout désagréable qu’il est, l’avoir ici que là-bas, où il brouille tout. »

A Londres, lord Palmerston, ayant essayé, peu de temps après l’échange des paraphes, à réveiller les inquiétudes de ses collègues de la conférence sur les projets ambitieux de Méhémet-Ali, fut repoussé par eux avec une vivacité inaccoutumée. M. de Bourqueney s’aperçut de ce petit travail de la conférence sur elle-même ; il en rendit compte en ces termes : « Lord Palmerston, un peu émoustillé du texte de la lettre de Méhémet-Ali à la Porte, a voulu réchauffer le zèle de ses collègues de Prusse et d’Autriche. Il les a trouvés de glace. Tous m’ont signalé cette petite recrudescence de lord Palmerston comme un symptôme de sa disposition personnelle à tenir la question entr’ouverte, et comme un argument de plus en faveur d’une clôture définitive de par la France[23]. »

Cependant la situation pesait de plus en plus sur les plénipotentiaires allemands. Pour la faire cesser, ils se déclarèrent prêts à insérer dans leur protocole que la conférence, malgré les légers embarras qui subsistaient encore, tenait décidément les questions soulevées par le traité du 15 juillet comme bien et dûment terminées, ce traité lui-même comme virtuellement abrogé. Ils chargèrent lord Palmerston de donner verbalement connaissance de cette résolution à l’agent français, afin qu’il en informât officiellement sa cour, et lui demandât les pouvoirs nécessaires pour prendre part aux négociations ultérieures qui s’allaient ouvrir à Londres. De part et d’autre, on croyait enfin toucher au dénoûment. Lord Palmerston semblait acculé au pied du mur. Il ne se rendit pas pour si peu. C’est de ce dernier et bizarre incident qu’il nous reste à rendre compte.

Lord Palmerston avait prié M. de Bourqueney de passer chez lui, et, au nom de la conférence, l’avait engagé à lui faire savoir les intentions ultérieures de son gouvernement. M. de Bourqueney se rendit à cette invitation. Quel ne fut pas son étonnement, quand, au lieu de recevoir du ministre anglais les communications annoncées, il l’entendit entrer dans une distinction subtile entre son opinion personnelle et celle de la conférence, entre les vraisemblances et les possibilités de l’avenir ! Voici les termes de la dépêche du chargé d’affaires de France.


« Londres, 25 mai 1841, n° 16.

« … Je me rappelle les conditions mises par votre gouvernement, a répondu lord Palmerston ; je les approuvais alors, je les approuve encore aujourd’hui. J’ai pu faire à l’empressement de quelques cours alliées le sacrifice de ne pas mettre plus en évidence mon opinion personnelle sur les motifs qui me paraissent militer encore en faveur de l’ajournement de la signature définitive, mais aujourd’hui que je suis chargé de vous demander si vous êtes prêt à signer, vous avez le droit de me poser de nouveau la question que vous me fîtes dès le premier jour : vous avez le droit de me demander si le traité de juillet est, en effet, éteint dans toutes ses conséquences possibles ; et, bien que je le croie éteint en effet, bien que je m’attende de jour en jour à recevoir les nouvelles que les dernières concessions du divan ont été acceptées à Alexandrie, je dois vous déclarer, en homme d’honneur, qu’un refus de Méhémet-Ali me semblerait placer encore les puissances signataires du traité de juillet dans la nécessité de faire quelque chose pour déterminer l’acceptation des conditions raisonnables que leur action à Constantinople a contribué à assurer au pacha. Cela n’arrivera pas, je le crois, j’en ai la conviction ; mais il suffit d’une possibilité pour que je me doive à moi-même de n’engager ni la responsabilité de votre gouvernement vis-à-vis de ses chambres, ni la nôtre vis-à-vis de lui par une certitude prématurément donnée, et qui n’est pas pour moi encore complète. Vous vous êtes placé avec nous, depuis deux mois, sur un terrain de loyauté parfaite ; je vous devais en échange la sincérité avec laquelle je viens de vous parler »

« Tout cela, ajoutait M. de Bourqueney, était dit sur un ton amical auquel j’ai cru devoir répondre par une confiance également empressée. Eh bien ! ai-je dit, milord, je croyais rentrer chez moi pour demander au gouvernement du roi de vouloir bien me munir des pouvoirs nécessaires à la signature de la convention ; je vais écrire, au contraire, que le moment n’est pas venu, d’y procéder. Mes instructions ont toujours été formelles sur ce point : clôture, clôture définitive du passé. Le passé n’est pas clos dès qu’il reste l’ombre d’une possibilité qu’il ne le soit pas pour vous. »

La soirée ne s’était pas écoulée que le résultat de cet entretien était connu de tout le monde diplomatique et devenait le sujet de toutes les conversations. Les plénipotentiaires allemands ne reconnaissaient là ni l’expression de leur pensée, ni l’accomplissement du mandat que la conférence avait donné au secrétaire d’état britannique. « Ils fulminent, écrivait M. de Bourqueney, contre lord Palmerston, qui veut, disent-ils, tenir la question ouverte à Londres pour qu’elle ne soit pas fermée à Constantinople et à Alexandrie. Ils ajoutent qu’il dispose par trop légèrement de leurs cabinets, que jamais ils ne se prêteront à un acte quelconque à quatre le jour où nous aurons conclu à cinq, et qu’à supposer que lord Palmerston voulût les y inviter, sa démarche échouerait complètement[24]. » A Berlin, à Vienne, la mauvaise humeur fut grande contre lord Palmerston ; mais l’ascendant qu’il exerçait sur ceux-là même auxquels ses boutades étaient le plus à charge restait tel, qu’ils n’osèrent encore secouer le joug et passer outre. « Les Allemands parlent bien, mais agissent peu, » écrivait de Londres M. de Bourqueney. A Vienne, en effet, après avoir parlé en termes assez vifs contre l’esprit chicaneur et tracassier de lord Palmerston, M. de Metternich ajoutait, comme pour recommander la patience à la France : « Ne nous cassons pas inutilement la tête, ni vous ni moi ; avant peu de jours, nous recevrons la réponse d’Alexandrie, et cette réponse nous apprendra la fin finale de l’affaire d’Orient[25]. » En Prusse, même mélange de colère et de timidité. M. de Werther avait commencé par partager l’irritation générale contre lord Palmerston. « Que voulez-vous que nous fassions, disait-il à M. Humann[26], vis-à-vis d’un homme intraitable, qui n’écoute aucun raisonnement, qui ne cède qu’à son humeur, et ne prend conseil que de ses préventions ? Dans ma conviction, la soumission du pacha ne ramènera pas lord Palmerston ; je ne sais quel prétexte d’ajournement il trouvera ou il inventera, mais vous verrez qu’il saura créer de nouveaux obstacles. » Et comme M. Humann lui faisait observer que le moyen de l’arrêter n’était pas de lui céder toujours, M. de Werther, assez embarrassé, se borna à assurer tout bas M. Humann qu’on allait en finir, sans lui dire à quelle époque ni par quel moyen.

Combien de temps aurait traîné en longueur le conflit survenu entre lord Palmerston et les cours alliées ? Il est difficile de le prévoir ; mais M. de Metternich avait deviné juste. La réponse de Méhémet-Ali, arrivée d’Alexandrie le 28 juin, trancha les difficultés pendantes. Le pacha s’était enfin décidé à publier le hatti-schériff du divan, et s’était hâté de promulguer l’acte qui lui assurait l’hérédité de l’Égypte. Tout était ainsi terminé. Il n’y avait plus de scrupule à concevoir. Pour le soin de sa propre dignité, lord Palmerston voulut attendre qu’il eût reçu les nouvelles officielles d’Alexandrie par l’intermédiaire de son agent consulaire. Peut-être espérait-il que M. de Bulow, rappelé par son gouvernement pour aller présider la diète de Francfort, partirait avant l’arrivée des dépêches anglaises. M. de Bulow, cédant aux instances de ses collègues, prit le parti de rester.

Ainsi furent vaincues une à une toutes les résistances de lord Palmerston. La convention, dite des détroits, fut signée à Londres le 13 juillet 1841.

Les réflexions se pressent dans l’esprit quand on y repasse les phases diverses de cette affaire d’Orient. Nous nous interdirons d’en développer aucune ; les faits parlent assez d’eux-mêmes. Entre les faits que de contrastes étranges ! En 1839, ces dangereuses éventualités que les hommes expérimentés voyaient venir avec un certain effroi, le public court au-devant d’elles avec ardeur, les chambres législatives s’en emparent ; nul ne paraît douter qu’elles ne contribuent à nous rallier l’Europe, qu’elles ne nous apportent de prochains et éclatans succès. Une année seulement s’écoule : toutes les puissances se sont liguées entre elles et contre nous ; un arrangement est signé à notre insu, il est exécuté presque à notre confusion. Découragés par ce revers, pays et chambres rentrent alors dans leur indifférence, et laissent le gouvernement maître d’agir seul et sans éclat. Une autre année est à peine écoulée : ces mêmes puissances liguées contre nous ne peuvent plus s’entendre entre elles ; elles nous avaient malicieusement jetés dans l’isolement ; elles s’effraient de nous y voir ; elles nous demandent avec instance d’en sortir et de consentir à régler, de concert avec elles, précisément les mêmes questions qu’elles s’étaient flattées de décider sans nous. Nous recevons avec calme leur invitation ; nous faisons attendre long-temps notre adhésion ; nous y mettons d’assez fières et précises conditions : elles sont toutes acceptées. Cependant les ennemis irréconciliables du gouvernement, qui assistent avec humeur à cet apaisement d’une longue querelle, à cette reprise des rapports naturels avec les grandes cours du Nord, conçoivent d’étranges soupçons. A eux qui prétendent au monopole du sentiment national, il ne leur vient pas à l’esprit que la France occupe dans le monde une place telle qu’il est difficile de la tenir long-temps à l’écart, qu’il vaut la peine de lui faire des sacrifices, loin de lui en prescrire. Non, ils préfèrent imputer gratuitement, à des ministres qu’ils détestent, de timides pensées, de lâches complaisances, plutôt la trahison. Si, par hasard, ils lisent jamais ces pages, à peine en croiront-ils leurs yeux. Quoi ! les choses se sont passées ainsi, et pas autrement ! Quoi ! ceux qui représentaient le gouvernement de juillet parlaient ainsi, écrivaient ainsi, agissaient ainsi en 1840 et 1841 ! Quoi ! ils avaient en mains de telles pièces, et ces pièces, ils ne les ont pas produites pour se justifier et pour nous confondre ! Eh ! mon Dieu, oui ; il y a des personnes ainsi faites, ayant l’ame assez haute pour s’en remettre facilement à l’avenir du soin de les venger de certaines injustices. Ces documens, qui vous étonnent, étaient même destinés à rester long-temps encore ensevelis dans de muets cartons ; mais, vous le savez, un jour est venu où la demeure royale, l’enceinte de nos assemblées législatives et les archives de nos administrations ont été envahies et violées toutes à la fois par la multitude. Ces furieux, vos amis, qui, dans une heure de colère, jetaient aux vents de nos carrefours les dépêches de nos ministres, les lettres de nos ambassadeurs, ne se doutaient guère qu’ils travaillaient à la réhabilitation du régime qu’ils voulaient insulter. Le public leur devra cependant de mieux connaître la politique que vous avez tant décriée dix-huit ans durant, sans doute parce que vous étiez aussi incapables de la comprendre alors que depuis vous avez été impuissans à la reproduire.


O. D'HAUSSONVILLE.

  1. Dépêche de M. Thiers, 6 août 1840.
  2. De l’alliance anglo-française, par M. Duvergier de Hauranne, livraison du 15 février 1841.
  3. Dépêche de M. de Bourqueney, chargé d’affaires de France à Londres, 13 novembre 1840.
  4. Dépêche de M. de Bourqueney, 18 novembre 1840.
  5. Annexe d’une dépêche de M. de Sainte-Aulaire, 30 décembre 1840.
  6. Dépêche de lord Clanricarde à lord Palmerston, 22 décembre. — Dépêche de M. de Nesselrode au baron de Brunow, même date. Papiers parlementaires (correspondance sur le Levant), part. III, p. 112.
  7. Dépêche de M. de Barante à M. Guizot.
  8. Dépêche de M. Guizot à M. de Bourqueney, 18 novembre 1840.
  9. Papiers parlementaires (correspondance sur les affaires du Levant), p. 112.
  10. Dépêche de M. de Bourqueney.
  11. Dépêche de M. de Bourqueney, 9 janvier 1841.
  12. Ibid., 18 janvier 1841.
  13. Ibid., 19 janvier 1841.
  14. Lettre particulière de M. Guizot à M. de Bourqueney, 13 février 1841.
  15. Lettre particulière de M. de Bourqueney, 25 février 1841.
  16. Lettre particulière de M. Guizot, 28 février.
  17. Lettre particulière de M. Guizot à M. de Bourqueney.
  18. Lettre particulière de M. de Bourqueney, 13 mars 1841.
  19. Lettre particulière de M. Guizot, 13 mars 1841.
  20. Dépêche de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, 28 mars 1841, n° 11.
  21. Dépêche de M. de Sainte-Aulaire, 8 avril 1841.
  22. Dépêche de M. de Barante à M. Guizot, 27 mars 1841, n° 7.
  23. Lettre particulière de M. de Bourqueney, 7 avril 1841.
  24. Lettre particulière de M. de Bourqueney à M. Guizot, 25 mai 1841.
  25. Dépêche de M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, 26 juin 1841, n° 17.
  26. Dépêche de M. Humann à M. Guizot, 3 juillet 1841, n° 11.