De la politique extérieure de la France depuis 1830/04

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DE LA


POLITIQUE EXTÉRIEURE


DE


LA FRANCE DEPUIS 1830.




QUATRIÈME PARTIE.[1]
AFFAIRES D’ITALIE JUSQU’EN FÉVRIER 1848.




Grégoire XVI mourut le 1er juin 1846. Son règne avait été long et laborieux. Au lendemain de son élection, 3 février 1831, avait éclaté la révolution de Modène. Quelques jours après, la Romagne entière était en feu. Bologne, Ancône, Pérouse, ouvraient leurs portes à l’insurrection victorieuse, et des hauteurs d’Otricoli les révolutionnaires italiens avaient pu menacer le patrimoine même de saint Pierre et jeter à la Rome des papes un premier défi. Les Autrichiens, il est vrai, avaient eu facilement raison des troubles de 1831 : en 1833, l’occupation de Bologne par les troupes impériales et l’envoi d’une garnison française à Ancône avaient suffi à maintenir l’autorité du saint-siège ; mais contre l’envahissement des idées libérales, contre le vœu des habitans des légations, revendiquant, à bon droit, les réformes promises, que pouvaient ces secours étrangers ? Pour conjurer les périls chaque jour croissans, d’autres armes auraient été nécessaires. Heureux les Romains, si, avec les vertus du prêtre et la science du théologien, ils avaient pu, dans le chef que l’église venait de se donner, trouver aussi les dons de l’homme d’état et les lumières du prince temporel ! Grégoire XVI, gardien vigilant des intérêts de la catholicité, et dans des temps difficiles continuateur prudent des traditions du saint-siège, fut moins heureux dans le gouvernement de ses propres états. Pontife humain, il avait été obligé, au début de son règne, d’accepter pour vengeurs de ses droits les implacables volontaires de Ravenne et de Forli. Monarque éclairé, il n’avait pas osé porter la main sur les abus de l’administration romaine. De son vivant, tout espoir avait été interdit à ses sujets d’obtenir jamais aucune de ces sages réformes alors si vivement désirées, et déjà mûries ou concédées sur d’autres points de la péninsule par des souverains plus prévoyans. Que d’embarras sa mort n’allait-elle pas léguer à son successeur ! que de vieux ressentimens long-temps comprimés prêts à éclater ! que d’espérances incessamment ajournées, promptes à renaître ! et peut-être aussi de coupables projets, n’attendant, pour troubler de nouveau les états de l’église, que le signal d’un changement de maître !

Le moment était grave pour Rome, pour l’Italie, pour le monde entier. Ainsi le comprit la foule recueillie qui, le dimanche 14 juin au soir, vit clore et murer devant elle les portes du conclave. Ce n’était cette fois ni des intérêts des divers cardinaux, ni des rivalités ordinaires des cours de France et d’Autriche que s’entretenaient curieusement les groupes nombreux qui sillonnaient les vastes solitudes de la ville éternelle. La préoccupation était générale ; l’anxiété se lisait sur tous les visages. Les membres du sacré collège, la plupart étrangers aux affaires, nommés presque tous par le dernier pape, voudraient-ils céder aux nécessités nouvelles ? sauraient-ils découvrir et choisir entre eux tous celui que les temps appelaient ? L’attente ne fut pas longue. Le 17 au matin, les clôtures du conclave tombaient, et, solennellement proclamé du haut des balcons du Quirinal, le nom du cardinal Mastai enivrait tous les cœurs de joie et d’espérance. L’élection du nouveau pape fut suivie de son intronisation. Revêtu de ses habits pontificaux, assis sur un fauteuil au bout d’une des longues galeries du Quirinal, Pie IX voulut recevoir les premiers hommages du public et donner sa bénédiction à ses sujets. Cependant, au sein de cette foule avide de contempler ses traits, s’avançait, mêlé à tous et précédé par plusieurs personnes, l’ambassadeur de France, M. Rossi. Le pape le reconnut, l’appela, et, lui prenant affectueusement les mains, lui adressa les plus bienveillantes et les plus flatteuses paroles.

Témoin plus tard d’une sinistre scène, Rome a vu M. Rossi tomber sanglant sur les marches de ce trône qu’en vain il a voulu couvrir de son corps. Le gouvernement représenté alors par M. Rossi a-t-il lui-même, jusqu’au jour de sa chute, fait un instant défaut à la cause italienne libérale et modérée qu’au lendemain de son élection l’auguste pontife plaçait ainsi sous le patronage de la France ? On va en juger.

Ce serait se faire une très incomplète et très fausse idée du mouvement qui, à Rome et dans le reste de l’Italie, agitait les esprits à l’avènement de Pie IX, que de le confondre, soit avec l’effervescence révolutionnaire excitée par la première invasion de nos armées républicaines, soit avec les agitations constitutionnelles de 1820, soit enfin avec les tentatives insurrectionnelles de 1831 et 1833. Il y aurait dans ce jugement autant d’injustice que de légèreté. Il est vrai, les anciennes fautes ne furent pas jusqu’au bout évitées ; mais, si les dernières scènes qu’il va nous falloir raconter, si le dénoûment fatal ne rappellent que trop un désastreux passé, hâtons-nous de le dire, l’origine et les débuts furent différens et plus heureux. En 1796, les idées politiques et philosophiques du XVIIIe siècle, franchissant pour la première fois les cimes des Alpes avec les soldats de Montenotte et d’Arcole, n’apparurent guère aux populations que comme autant de machines de guerre dirigées contre les souverains du pays, contre la noblesse et contre le clergé. Comprises à peine par les rares lecteurs de Voltaire et de Rousseau, et par les adeptes peu nombreux des économistes italiens du dernier siècle, ces modernes théories ne pénétrèrent jamais bien avant. Enseignées par de sceptiques vainqueurs, elles blessaient à la fois la conscience religieuse et la fierté nationale des vaincus. Si les classes moyennes se sont plus tard réconciliées avec ces mêmes institutions, c’est que, relevées par elles de leur condition inférieure, placées sous l’administration régulière de Murat à Naples, d’Eugène à Milan, mises directement, à Rome et à Turin, sous la tutelle éclairée des préfets de l’empire, elles comprirent à la longue le surcroît de bien-être et de considération qu’elles en pouvaient tirer. Moins sensibles à ces avantages, ou mécontentes de les devoir à la domination étrangère, les classes inférieures demeurèrent toujours ou profondément indifférentes ou sourdement hostiles au régime venu de l’étranger. Les importations constitutionnelles essayées en 1820 et 1821 ne furent pas mieux goûtées de la population, et les mouvemens insurrectionnels tentés à Bologne et à Ancône n’eurent pas, pour la même cause, plus de succès auprès du peuple des campagnes. Par leur inertie, les masses italiennes déjouèrent successivement les efforts de ceux qui tantôt cherchèrent à leur imposer la civilisation par la conquête, tantôt voulurent proposer à leur imitation la constitution radicale de l’Espagne ou la charte libérale de la France. Chose singulière, précisément au moment où, abattus par tant de désappointemens et de revers, réduits à s’exiler au loin et à refouler au fond de leur cœur les sentimens de toute leur vie, les vétérans de la cause libérale renonçaient enfin à leurs tentatives impuissantes et désespéraient entre eux de l’avenir de leur pays, une secousse inattendue vint secouer l’universelle apathie. Ce ne fut point du sein des conciliabules tenus au dehors par les réfugiés italiens, ni des profondeurs des sociétés secrètes que partit l’appel auquel, pour la première fois, l’Italie entière devait répondre. Des hommes qui n’avaient jamais conspiré, qui faisaient profession d’obéir aux lois de leur pays, de respecter les souverains légitimes, des écrivains qu’aucune gloire n’entourait encore, simples gentilshommes tenus à l’écart des affaires publiques, prêtres modestes relégués dans les coins obscurs du sacerdoce, surent trouver tout à coup les accens qui allaient réveiller enfin tout un peuple endormi.

Il faut avoir vécu en Italie de 1840 à 1846 pour savoir l’effet prodigieux produit par les publications de M. le comte de Balbo, de M. le marquis d’Azeglio, de M. l’abbé Gioberti. Qu’y avait-il donc de si nouveau dans leurs écrits qui pût si fort frapper et émouvoir les esprits ? Une seule chose, mais une chose éternellement nouvelle et saisissante ; nouvelle et saisissante surtout pour qui a désappris de l’entendre : la vérité. Dans un langage vrai, précis, non dépourvu d’une certaine émotion contenue, MM. de Balbo et d’Azeglio, M. l’abbé Gioberti, faisaient entendre aux Italiens la vérité sur la nécessité d’une prompte transformation politique, la vérité sur les difficultés d’une pareille entreprise, la vérité sur les seuls moyens qu’il y eût selon eux de la conduire à bonne fin. En conviant leurs concitoyens à cette œuvre toute patriotique, les publicistes que je viens de nommer ne leur proposaient pas d’y procéder par la précipitation et par la violence. Non-seulement leur point de départ était tout autre que celui de leurs devanciers, mais ils ne craignaient pas de rompre ostensiblement avec eux, et de marquer, dès le début, la différence des doctrines. Au long cri de guerre poussé par la vieille école révolutionnaire, ils substituaient un incessant appel à la concorde. Bien loin de prêcher la révolte contre les princes, la haine contre le clergé, à mille lieues de vouloir semer l’ombrage entre les classes de la société et l’antagonisme entre les cités italiennes, sources anciennes de divisions et de ruines, ils conseillaient aux souverains la confiance dans leurs sujets, aux sujets l’affection pour leurs dynasties nationales, à chacun le respect des antiques croyances l’oubli des étroites rivalités locales ; ramenant tous leurs efforts à un seul but : l’union en un grand parti des forces de tous les états indépendans de la péninsule. Il est triste aujourd’hui, utile cependant de rappeler ces sages avis trop oubliés de ceux qui les avaient reçus avec tant d’enthousiasme, et quelquefois de ceux-là même qui les avaient donnés avec le plus de talent et d’autorité. « Que l’on ne me dise pas, écrivait M. le comte César de Balbo en 1843, que les rebelles heureux fondent des droits nouveaux, de nouvelles légalités. Cela est vrai, mais à la condition d’être heureux. S’ils ne le sont pas, et jusqu’à ce qu’ils le soient, ce sont des rebelles ; ils ont contre eux tous les gens de bien, nationaux et étrangers. Au contraire, ceux qui, dans une entreprise bonne en soi, suivent le droit actuel, la légalité, la légitimité (tous mots synonymes), unissent la bonté de la fin à la bonté des moyens. Ils ont pour eux leur conscience libre de tous remords, ce qui est une première force ; ils ont aussi pour eux les gens de bien et l’opinion publique, ce qui est aussi une grande force ; ils ne dépendent pas du hasard, ils peuvent attendre l’occasion, ce qui de toutes les forces est la plus grande dans une entreprise ardue et de longue haleine… La France et l’Espagne nous ont fourni de terribles exemples, sans compter quelques petits exemples italiens. La première vertu nécessaire aux gouvernemens représentatifs, c’est la fermeté ; la seconde, la tolérance mutuelle. Ces vertus sont-elles les nôtres ? Mais, dira-t-on, si nous ne les avons pas, nous les acquerrons. C’est fort bien ; mais n’est-il pas fâcheux que cette éducation doive se faire durant l’entreprise d’indépendance[2] ? » Dans un petit écrit qui causa la plus grande sensation en Italie, M. le marquis d’Azeglio posait ces mêmes questions, et les décidait avec une raison égale. La position de cet écrivain était plus délicate encore, car son livre publié en 1846 avait pour but de faire connaître et d’apprécier les circonstances de l’insurrection récente de Rimini, insurrection d’origine assez singulière, mais qui, dans ses proclamations, avait arboré le drapeau modéré. » C’est une œuvre grave, disait M. d’Azeglio, voire même la plus grave qu’un homme puisse entreprendre, que de précipiter son pays dans la voie sanglante des révolutions ; car, une fois lancé, il devient difficile, sinon impossible, de fixer précisément la limite entre le juste et l’injuste, entre ce qui est utile ou funeste. On peut être conduit aux actions les plus généreuses, les plus grandes, ou bien entraîné vers les plus fatales erreurs. On peut devenir l’occasion de biens ou de maux immenses, rencontrer la gloire ou l’infamie, devenir la cause du salut ou de la ruine d’un peuple entier.

« Se jeter de sa propre autorité dans une telle entreprise, y mettre la main et lui donner le branle, peut être le comble du courage, ou de la témérité, ou de la folie, mais c’est toujours un acte redoutable pour quiconque a souci de la justice, du bien de la patrie, du sort des autres hommes, de sa propre renommée et de celle de son pays. Tenter une révolution, c’est se constituer souverain arbitre de la volonté, de la propriété, de la vie d’un nombre indéfini de ses semblables. Le plus souvent ceux qui décident d’employer à l’exécution de leurs propres fins les biens les plus précieux, les droits les plus sacrés de leurs concitoyens, le font sans leur consentement, sans droit aucun, sans avoir été autorisés ni choisis. Qu’ils soient plusieurs au lieu d’un, cela ne change rien à la question, la responsabilité devient commune au lieu de rester individuelle. Maintenant, celui ou ceux qui disposent de la propriété d’autrui sans l’aveu des vrais et légaux possesseurs sont bénis s’ils l’améliorent ; s’ils la détériorent, ils seront maudits et avec raison ; car l’incapacité sert d’excuse à ceux que d’autres ont choisis, mais nullement à qui s’est choisi lui-même… Dans les affaires d’état, il faut éviter les brusques transitions. Il est facile de proclamer des monarchies, des républiques, des constitutions ; mais il n’est donné à personne de rendre des populations monarchiques, constitutionnelles ou républicaines, si elles ne le sont ni par leurs mœurs ni par leurs opinions. Toutes les férocités de la terreur n’ont point fait des républicains des Français qui ne l’étaient point. Les imitations des constitutions étrangères importées en Italie en 1821 n’ont pas rendu constitutionnels les Italiens, qui eux non plus ne l’étaient pas alors… L’art de mûrir ses desseins et d’en préparer la réussite, l’art de construire l’édifice pierre par pierre, en commençant par où il faut commencer, c’est-à-dire par la fondation, est un art que nous ignorons nous autres Italiens, et sans lui cependant on ne fait rien, nous l’avons appris à nos dépens. Nous avons jusqu’à présent ressemblé à ce maître inexpérimenté de fiers et impétueux coursiers qui, sans prendre le temps de les atteler, sans se soucier d’ajuster ni les traits ni les rênes, fouette comme un fou, et, à peine lancé, se précipite et se rompt le cou… Protester contre l’injustice, contre toutes les injustices ouvertement, publiquement, de toutes les manières, et dans toutes les occasions possibles, est, à mon avis, le procédé le plus nécessaire à l’époque où nous nous trouvons, et, quant à présent, le mode d’action le plus utile et le plus puissant. Point de protestation à main armée, comme à Rimini. Pour protester ainsi, il faudrait en Italie une bonne position militaire, deux cent mille hommes et deux cents canons en ligne de bataille. À réunir quelques rares baïonnettes, on s’attire la risée de l’Europe. Des armées faibles et peu nombreuses ne suffisent pas à donner l’autorité de la force ; elles ôtent, ou du moins elles diminuent celle de la raison. La plus grande force d’une protestation, c’est d’être rigoureusement juste et de s’interdire rigoureusement la violence. Quand, chez une nation, tout le monde reconnaît la justice d’une chose et la veut, cette chose est faite. En Italie, la grande œuvre de notre régénération se peut conduire les mains dans les poches[3]. »

Ces invitations, si modérées, si fermes cependant, n’étaient pas les seules adressées aux peuples italiens. Avant les ouvrages de MM. de Balbo et d’Azeglio avait paru le livre de M. l’abbé Gioberti, intitulé del Primato civile et morale d’Italia. Si, dans quelques parties de cet ouvrage, l’auteur avait critiqué sévèrement l’administration temporelle de Grégoire, il avait du moins montré pour le pouvoir du saint-siège la plus respectueuse déférence ; il avait comme mis à l’avance sous l’égide du père commun des fidèles les libertés et l’indépendance futures de l’Italie. Tous ces écrits, moitié défendus, moitié tolérés par les polices italiennes, étaient recherchés avec avidité ; ils avaient inondé toutes les villes, et, de proche en proche, ils étaient passés jusqu’aux mains des plus pauvres citoyens. Les membres du clergé n’étaient pas eux-mêmes les agens les moins actifs de cette propagande nouvelle. Les Ventura, les Mazzani, les Galuzzi, prédicateurs célèbres et populaires, avaient levé du haut de la chaire l’espèce d’interdit religieux qui avait jusqu’alors frappé les idées libérales. Si le bruit un instant répandu de l’élévation du cardinal Gizzi au pontificat avait été accueilli avec faveur, si les Romains applaudirent plus tard à son installation au poste de secrétaire d’état, c’est qu’il avait été nommé avec éloge dans le livre de M. d’Azeglio, c’est qu’il passait, à bon droit, pour un des membres du sacré collége les plus éclairés et les plus décidés à travailler efficacement à la grande alliance du catholicisme et de la liberté. Ces faits suffisent sans doute à expliquer et les transports de la multitude et les espérances des hommes plus réfléchis qui assistaient à l’avènement de Pie IX. Qui ne se serait figuré l’avenir paisible, en voyant chez le souverain tant de bonne volonté, chez les sujets tant d’affection et de si faibles exigences ! Se penchant à l’oreille du représentant de la France, le cardinal Ferretti, ami et parent du nouveau pape, avait pu lui dire, avec une confiance trop naturelle en un pareil instant : « Soyez tranquille, monsieur l’ambassadeur, nous aurons les chemins de fer et l’amnistie, et tout ira bien. »

L’amnistie fut l’œuvre personnelle du pape. Publiée un mois après son élection, elle donnait la mesure de la clémence infinie du nouveau pontife. Les portes de la patrie étaient rouvertes à plus de quinze cents exilés. Il n’était pas immédiatement prononcé sur le sort d’un petit nombre de coupables, mais tout espoir était loin de leur être interdit. Le préambule du décret, écrit en entier, disait-on, de la main de Pie IX, était d’un esprit large et généreux. La veille, l’ambassade de France avait été avertie de l’usage que le saint père allait faire de son omnipotence ; le 16 au matin, elle reçut copie du décret lui-même ; l’après-midi, il était affiché sur tous les murs. Quelle explosion de joie, quel épanchement de reconnaissance suivirent cette lecture, cela est impossible à raconter. En un clin d’œil, l’heureuse nouvelle fut répandue dans la ville : toutes les maisons vidèrent leurs habitans dans les rues et sur les places publiques ; puis tout à coup, avant qu’aucun mot d’ordre n’eût été donné, par un mouvement irréfléchi, partirent des différens quartiers de Rome d’interminables processions d’hommes, de femmes, de vieillards et d’enfans, nationaux, étrangers, gens de toutes classes et de toutes professions, qui, sans chefs, mais avec un ordre admirable, vinrent apporter au saint père le témoignage spontané de la gratitude publique. Deux fois en peu d’heures, la vaste place du Quirinal avait été envahie, et à cette foule charmée, deux fois déjà, avant la fin du jour, Pie IX avait donné sa bénédiction. Cependant les habitans les plus éloignés n’avaient pu arriver encore. Une dernière bande, la plus nombreuse de toutes, ne déboucha sur la place qu’après la tombée de la nuit. Le pape était rentré dans ses appartemens : toutes les fenêtres du palais étaient déjà fermées. Contrairement à l’étiquette, qui ne veut point que les papes se laissent voir après le coucher du soleil, Pie IX consentirait-il à paraître une fois encore au balcon et à recevoir ce dernier hommage de ses sujets ? L’anxiété était grande dans la foule. Cependant, si le pape n’eût point paru, nul doute, écrivait M. Rossi, que cette multitude ne se fût écoulée en silence. Mais laissons-le raconter lui-même la scène dont il fut témoin.


« Rome, 13 juillet.

« … Tout à coup les applaudissemens redoublent ; je n’en comprenais pas la raison, lorsque quelqu’un me fit remarquer la lumière qui perçait à travers les persiennes, à l’extrémité de la façade du palais pontifical. Le peuple avait compris que le saint père traversait l’appartement pour se rendre au balcon.

« Bientôt, en effet, le balcon s’entr’ouvrit, et le saint père, en robe blanche et mantelet rouge, apparut au milieu des flambeaux. Que votre excellence se représente une place magnifique, une nuit d’été, le ciel de Rome, un peuple immense, ému de reconnaissance, pleurant de joie, et recevant avec amour et respect la bénédiction de son pasteur et de son prince, et elle ne sera pas étonnée si j’ajoute que nous avons partagé l’émotion générale et placé ce spectacle au-dessus de tout ce que Rome nous avait offert jusqu’ici. Ainsi que je l’avais prévu, aussitôt que la fenêtre s’est fermée, la foule s’est écoulée paisiblement dans un parfait silence. On aurait dit un peuple de muets, c’était un peuple satisfait. »

Appréciant ensuite dans la même dépêche la valeur de l’acte dont il venait de raconter les merveilleux effets, l’ambassadeur de France ajoutait :

« L’amnistie n’est pas tout, mais c’est un grand pas de fait. J’espère que le nouveau sillon est ouvert, et que le saint père saura le continuer, malgré tous les obstacles qu’on ne manquera pas de lui opposer. »

Les obstacles que prévoyait M. Rossi ne tardèrent pas à apparaître. Ces obstacles ne vinrent pas seulement de l’inexpérience des hommes chargés de présider à la refonte totale d’une antique et détestable administration, ils naquirent surtout de la mauvaise volonté des agens inférieurs, fonctionnaires de tous les rangs, employés de tous les degrés, tous également intéressés au maintien des abus qu’il s’agissait de détruire. Pour triompher de tant de sourdes résistances, il aurait fallu renouveler la plus grande portion du personnel, ou tout au moins, par quelques éclatans exemples faits avec discernement, témoigner de la ferme intention où était le gouvernement de ne point se laisser détourner de la route qu’il s’était tracée. Malheureusement la même bonté d’ame qui avait rendu si facile au pape l’octroi d’une large amnistie lui rendait pénible l’emploi des mesures de rigueur. Il lui semblait dur de congédier sans pension une foule de salariés dont là coopération était inutile, sinon contraire, à l’accomplissement des réformes projetées ; en les pensionnant aux frais de l’état, Pie IX craignait d’imposer une charge trop lourde à ses finances. Chacun de ceux qu’il aurait fallu sacrifier ne manquait pas d’ailleurs de puissans protecteurs. Parmi les membres du sacré collège, beaucoup, qui n’osaient s’opposer de front à des mesures jouissant alors de la faveur générale, arrivaient au même résultat en appuyant de leur crédit des personnages dont la présence aux affaires leur garantissait suffisamment le maintien de l’ancien état des choses. Fort de ses bonnes intentions qui n’avaient point changé, assuré de l’affection enthousiaste de ses sujets, Pie IX ajourna la solution de difficultés qu’il lui coûtait de trancher. Ces retards eurent non-seulement pour résultat de faire perdre un temps précieux, mais de compliquer les embarras mêmes qu’il souhaitait éviter. En effet, tandis que les partisans du régime ancien se flattaient d’arriver ainsi à leurs fins par des voies détournées, les esprits ardens s’aigrissaient, les hommes rassis commençaient eux-mêmes à s’inquiéter, et la popularité de Pie IX recevait une première atteinte. Le 7 novembre, le saint père, s’étant rendu à l’église de Saint-Charles-Borromée, fut accueilli par la multitude avec une froideur marquée qui l’attrista visiblement. Dans la même journée, survint la nouvelle de quelques troubles fâcheux dans les provinces. Pie IX et le cardinal secrétaire d’état Cizzi furent très émus. Le lendemain, 8 novembre, parurent plusieurs décrets instituant trois commissions, composées de prélats et de laïques, et chargées de donner leur avis : la première, sur la réforme de la procédure criminelle et civile ; la deuxième, sur l’amélioration du système municipal, et la troisième, sur la répression du vagabondage. La publication des nouveaux décrets suffit à réchauffer pour quelque temps l’enthousiasme attiédi.

Notre représentant à Rome avait trop de sagacité pour n’être point effrayé, dès le début, de la tournure que prenaient les relations du souverain et de ses sujets. Faire attendre des réformes sages et désirées assez long-temps pour provoquer l’impatience des masses, puis, au premier symptôme de mécontentement, à la première émotion populaire, les concéder précipitamment, paraissait à M. Rossi la plus détestable des combinaisons. Autorisé par les instructions du ministère français, il crut devoir apporter au gouvernement romain le secours de sa précieuse expérience. Que n’a-t-on pas dit sur les conseils rétrogrades que le cabinet du 29 octobre avait voulu faire accepter à la cour de Rome, sur l’opposition incessante de l’ambassade de France aux desseins libéraux du saint père ! On va voir combien cette assertion était loin de la vérité. C’est un spectacle curieux et instructif que celui que donnait notre ambassadeur à Rome, ne perdant pas une occasion de signaler à l’avance les dangers contre lesquels, à peu de jours de distance, l’administration du pape ne manquait jamais de venir se heurter ; indiquant précisément, au moment où elles étaient opportunes, où elles auraient été reçues avec reconnaissance, des concessions que, plus tard, il fallait accorder sans bonne grace et sans profit. Depuis les derniers mois de 1846 jusqu’à la veille de la révolution de février, M. Rossi ne se lassa pas, chaque fois que son assistance fut réclamée, de faire entendre de si sages paroles qu’elles n’ont depuis, hélas ! que trop ressemblé à des prophéties.

Voici ce qu’il écrivait, le 18 décembre 1846, en rendant compte d’une première conversation avec le saint père :

« …Votre sainteté, lui dis-je en terminant, a commencé un grand pontificat. Elle ne laissera pas, j’en suis certain, avorter une si belle œuvre. Elle sait que nul n’y porte un intérêt plus vif que le roi, mon auguste souverain, et que son gouvernement. Notre politique est connue. Nous applaudissons hautement à tout ce qui consolide l’indépendance des états, la prospérité des nations, la paix du monde… »

Puis il disait quelques lignes plus loin :

« … Qu’on ajoute à tout cela qu’après tout il n’y a rien de fait encore ; qu’il n’y a eu jusqu’ici que des promesses, des projets et des commissions qui ne travaillent guère, et on ne sera pas surpris d’apprendre que le pays commence à se méfier et à s’irriter. Il n’accuse pas le pape de duplicité, mais il le suspecte de faiblesse… Ce qu’il faut conclure de cet ensemble de faits, c’est qu’il importe plus que jamais de tranquilliser l’opinion, en lui montrant, par de sages mesures, que les promesses de sa sainteté n’ont pas été illusoires et que rien ne s’oppose à leur accomplissement. Aussi, j’ai, dans une nouvelle audience, répondu avec une entière franchise au saint père que tout retard dans l’accomplissement des améliorations promises serait désormais une cause à peu près certaine de troubles ; que, si, au contraire, un commencement d’exécution venait rassurer les esprits, je ne doutais pas qu’on ne laissât au saint père tout-le temps nécessaire pour procéder avec la lenteur et la maturité convenables. J’ajoutai que la création d’un gouvernement central et d’un cabinet me paraissait la mesure à la fois la plus urgente et la plus rassurante pour l’opinion[4]. »


Au moment où M. Rossi traçait ce plan de conduite, aucune question dangereuse n’avait encore été soulevée à Rome. Les meneurs de l’opinion, préoccupés de réformes intérieures, administratives et financières, n’avaient point mis en avant des prétentions exagérées. Exécuté en temps opportun, un système de réformes partielles et successives aurait à peu près satisfait tout le monde. Il n’en fut pas long-temps ainsi. Vers la fin de l’année 1846, affluèrent à la fois les anciens condamnés politiques, amnistiés par le décret du 16 juillet, bon nombre d’Italiens que leurs opinions avaient jusqu’alors retenus hors de leur pays, et cette foule de visiteurs que l’hiver ne manque jamais d’attirer à Rome. L’influence des nouveaux arrivés ne tarda pas à se faire sentir. L’impulsion donnée aux esprits en fut non-seulement accélérée, mais profondément modifiée. Jusqu’alors, le mouvement réformateur, sorti, comme nous l’avons vu, des entrailles mêmes de l’Italie, était resté national, sans mélange d’élémens exotiques. Les étrangers, par leur manière quelque peu méprisante de parler des demi-concessions du pape ; les réfugiés, par les habitudes d’opposition qu’ils avaient contractées dans la société des radicaux de France et d’Angleterre, par leurs tendances révolutionnaires, tournèrent peu à peu les yeux des Romains vers de nouvelles perspectives. Les exilés rentrés, tout en prodiguant à la personne même du saint pontife les témoignages d’une reconnaissance sans bornes, faisaient efforts pour lui imposer une politique qui ne pouvait être la sienne. Ils se montraient constamment hostiles aux opinions modérées. Avec cet instinct merveilleux qu’ont toujours les partis pour reconnaître leurs vrais et dangereux adversaires, ils s’attachèrent d’abord à ruiner, dans l’opinion publique, l’influence tutélaire que nous cherchions à exercer à Rome et à tourner vers l’Angleterre les regards des libéraux italiens. Un de leurs artifices ordinaires était de traduire et de répandre à profusion des articles du Times, dont les éloges exagérés contrastaient avec le ton moins bienveillant de quelques journaux français qui, à tort ou à raison, avaient eu le malheur de blesser profondément les susceptibilités italiennes. On ne parlait pas encore d’institutions constitutionnelles, dont nulle part, en Italie, le nom n’était alors ostensiblement prononcé ; mais on soufflait à l’oreille du peuple les mots de liberté de la presse, de garde civique, de représentation provinciale. Une fois en possession de ces puissans moyens d’action, on se sentait sûr d’obtenir promptement le reste. Mais comment arracher au pape des concessions si décisives ? Pour gagner un point si important, rien ne coûta aux nouveaux meneurs. Ils employèrent tout à la fois l’extrême adulation ou une intimidation à peine déguisée.

Les manifestations populaires changèrent soudain de nature ; elles cessèrent d’être l’expression instantanée, vive et naturelle de l’opinion publique. Concertées entre un petit nombre de personnes qui s’étaient donné pour mission de conduire le gouvernement de sa sainteté à un but dont elles ne disaient le secret à personne, ces dimostrazioni in piazza (c’était leur nom reçu à Rome) étaient tantôt enthousiastes et bruyantes quand on avait tiré du saint père l’octroi de quelques mesures populaires ; froides et presque menaçantes quand on le soupçonnait de vouloir céder à l’influence des rétrogrades, parmi lesquels ne manquait jamais de figurer en première ligne le représentant du gouvernement français, car le gouvernement français s’opposait seul aux velléités libérales de Pie IX ! Tel était le mot d’ordre donné par les habiles du parti révolutionnaire, mot d’ordre trop fidèlement reçu, non-seulement par la population égarée des états romains, non-seulement par toute l’opposition française, mais par une portion trop considérable des hauts dignitaires et des membres les plus respectables du clergé et du parti catholique de France.

Que faisait alors celui que tant de correspondances erronées représentaient comme s’efforçant d’entraver, par ses objections, la marche libérale du gouvernement romain ? Dans une conférence avec le pape et le cardinal Gizzi, il exposait de nouveau avec insistance le danger des attermoiemens et l’état d’inquiétude fâcheuse où on laissait les esprits. Il indiquait avec une précision nouvelle les remèdes applicables à la situation.


« 1° Donner dans les états pontificaux une satisfaction large et loyale au parti réformateur ;

2° Éclairer et contenir le parti national, en lui faisant comprendre que l’impatience pourrait le perdre.

Ce double travail me paraissait facile au pape, dont on n’attendait que des réformes modérées, et désormais pratiquées dans presque tous les états européens, constitutionnels ou non ; au pape qui peut s’adresser, avec autorité même, aux consciences dans ses états, et hors de ses états par des voies dont ne dispose pas un prince laïque ; conforme à notre politique qui désire les réformes, sans troubles néanmoins pour la paix du monde et tout en laissant au temps ses droits ; honnête et utile en soi à l’Italie, qui, plus développée sans doute qu’elle ne l’était il y a vingt ans, n’est pas en état cependant de tenter de grandes et puissantes aventures. Elle a devant elle deux voies, dont l’une, couverte de piéges et d’écueils, borde un abîme ; dont l’autre, longue, il est vrai, mais facile, parait conduire infailliblement au but. Qu’importe, s’il n’est pas atteint de notre vivant !… On a gaspillé une situation unique. Jamais prince ne s’est trouvé plus maître de toutes choses que Pie IX dans les premiers mois de son pontificat. Tout ce qu’il aurait fait aurait été accueilli avec enthousiasme. C’est pour cela que je disais : Fixez donc les remises que vous voulez ; mais, au nom de Dieu ! fixez-les, et exécutez sans retard votre pensée[5]. »


Le gouvernement du saint père était loin de dédaigner ces utiles avertissemens ; il remerciait avec effusion l’ambassadeur, mais il n’osait pratiquer une politique si hardie. Les scrupules du chef de la religion ne contribuaient pas peu à contenir dans Pie IX les tendances du prince libéral. Effrayé des pas déjà faits, de ceux qu’on lui demandait de faire encore, le saint père fit paraître le motu proprio du 12 juin, bientôt suivi de la notification du 22. Ces deux pièces témoignaient des doutes dont sa conscience était agitée. Dans la notification, après avoir rappelé ce que le pape avait fait, commencé ou promis pour la réforme du gouvernement temporel de ses états, après avoir répété que le saint père était fermement décidé à s’occuper de l’amélioration successive de toutes les branches de l’administration, le cardinal secrétaire d’état ajoutait que sa sainteté était également résolue à ne pas sortir des limites que lui prescrivaient les conditions essentielles à la souveraineté temporelle du chef de l’église, et à conserver intact le dépôt qui lui avait été confié. « Le saint père, ajoutait-il, n’a pu en conséquence remarquer sans douleur les doctrines et les menées de quelques esprits agités, qui voudraient faire prévaloir auprès du pouvoir des maximes trop contraires au caractère élevé et pacifique du vicaire de Jésus-Christ, et faire renaître dans les populations des désirs et des espérances incompatibles avec l’établissement pontifical. »

Par ces proclamations inattendues, le gouvernement pontifical s’exposait de gaieté de cœur au danger que M. Rossi lui avait tant de fois signalé. Les paroles sévères et d’ailleurs bien méritées adressées aux exaltés excitaient leur colère, mais c’était mal prendre son temps, de leur jeter cette sorte de défi avant d’avoir, par aucune réforme accomplie ou en voie sérieuse d’exécution, rallié autour de soi les forces du parti modéré, laissé ainsi dans l’ignorance sur les intentions réelles du saint père. Pareille faute fut habilement mise à profit par les malintentionnés. Le pape fut représenté comme ayant passé entièrement sous le joug des partisans de l’ancien régime. Une consigne merveilleusement suivie interdit de se porter sur le passage de ce souverain, naguère salué de tant d’acclamations. Les têtes s’inclinaient encore respectueusement, mais froidement. Il n’y avait plus que tristesse et reproches sur tous les visages. À ces symptômes, dont le cœur du saint père souffrit cruellement, le gouvernement du saint-siège comprit son erreur ; il lui fallut la racheter. Pour regagner sa popularité perdue, il annonça que l’on allait procéder à l’organisation de la garde civique et à l’installation d’une municipalité romaine. Quelques jours plus tôt, une seule de ces mesures eût complètement contenté l’opinion publique ; à elles deux, elles suffirent à peine à ramener un peu de calme dans les esprits.

Cependant une journée s’approchait que tous les bons citoyens redoutaient. Il avait été convenu de donner une grande fête au pape le 16 juillet, jour anniversaire de l’amnistie, et chacun savait que les fauteurs ordinaires de troubles comptaient tirer grand parti de cette manifestation, qui, par le nombre des personnes, devait dépasser toutes celles qui l’avaient précédée. En effet, la veille, quand tout était à peu près disposé pour la solennité, des bruits étranges, précurseurs ordinaires des grandes commotions populaires, coururent la ville. Des écrits à la main, placardés sur les murs, annonçaient au peuple que la faction dite rétrograde avait choisi le jour de la fête pour provoquer une rixe sanglante entre le peuple et les troupes pontificales. On allait jusqu’à désigner le nom des prétendus conspirateurs, parmi lesquels on citait le cardinal Lambruschini, le colonel et le lieutenant-colonel des carabiniers, et jusqu’au gouverneur même de la ville de Rome, monseigneur Grassellini. L’animation était excessive dans tous les esprits, la terreur vive chez tous les honnêtes gens ; il n’y avait pas de temps à perdre : Heureusement le parti modéré sut se mettre hardiment et habilement en avant. La garde nationale non encore organisée se constitua elle-même immédiatement. Les hommes les plus considérables de Rome, les membres principaux de la noblesse, se mirent à la tête du mouvement. Les Rospigliosi, Rignario, Borghese, Aldobrandini, Piombino, ouvrirent les vastes rez-de-chaussée de leurs palais aux bataillons de cette milice improvisée, et en acceptèrent le commandement. Le duc de Rignano (le même qui joua depuis un rôle important dans le cabinet romain qui précéda M. Rossi) rédigea et persuada, non sans peine, aux meneurs populaires de signer une pétition qui demandait au saint père la remise de la fête. Une fois les premiers noms apposés, la pétition fut à l’instant couverte de milliers de signatures. En même temps, parmi les personnes accusées de complot, les unes prenaient la fuite, les autres venaient se constituer elles-mêmes prisonnières aux mains de la garde civique, plusieurs étaient arrêtées et gardées à vue dans les corps de garde établis à chaque coin de rue. C’était peut-être le seul moyen de leur sauver la vie. Ainsi furent évités les désordres que l’on avait tant appréhendés ; mais, il faut le dire, si la journée avait été bonne pour le parti des gens d’ordre, qui, cette fois, sut se produire avec à-propos et énergie, elle n’avait pas été mauvaise non plus pour les révolutionnaires. La police de la ville avait été violemment retirée des mains de l’administration, la force armée mise en suspicion, les pouvoirs de l’autorité transportés aux mains des chefs de la garde civique et partout exercés sans contrôle, suivant les inspirations de la multitude. Depuis la démission du cardinal Gizzi, donnée le 16, jusqu’à l’arrivée du cardinal Ferretti (26 juillet), Rome avait été à la lettre dix jours sans gouvernement.

Dans ce peu de temps, la situation était devenue révolutionnaire. Aux yeux de M. Rossi, le péril était extrême ; il n’attendit pas l’arrivée du nouveau secrétaire d’état pour ouvrir les yeux des conseillers du saint père. Voici dans quels termes s’exprima l’organe de ce gouvernement que les partis exaltés accusaient de favoriser les vœux des rétrogrades

« Je me rendis hier à la chancellerie d’état ; je trouvai monseigneur Corboli assez ému. Je lui dis sans détour que je ne voulais pas revenir sur le passé, que je ne voulais pas rechercher s’il n’eût pas été facile de prévenir ce qui arrive, qu’alors on avait devant soi des mois, qu’on n’avait plus aujourd’hui que des jours, des heures peut-être ; que la révolution était commencée, qu’il ne s’agissait plus aujourd’hui de la prévenir, mais de la gouverner, de la circonscrire, de l’arrêter ; que, si on y apportait les mêmes lenteurs, de bénigne qu’elle était, elle s’envenimerait bientôt ; qu’il devait se persuader qu’en fait de révolution, nous en savions plus qu’eux, et qu’ils devaient croire à des experts qui sont en même temps leurs amis sincères et désintéressés ; qu’il fallait absolument faire, sans le moindre délai, deux choses : réaliser les promesses faites et fonder un gouvernement solide ; en d’autres termes, apaiser l’opinion qui n’est pas encore pervertie, et réprimer toute tentative de désordre. Le parti conservateur, dis-je, existe ; il s’est montré actif, intelligent, dévoué ; il faut à la fois le satisfaire et le gouverner.

« Il convint pleinement de ces idées, et il m’indiqua comme la mesure la plus urgente et la plus décisive l’appel des délégués des provinces. Soit, lui dis-je ; je crois, en effet, la mesure fort bonne, si elle est bien conduite, s’il y a en même temps un gouvernement actif et qui sache rallier autour de lui les forces du pays ; mais, encore une fois, la perte d’un jour peut être un mal irréparable.

« Quelques minutes après cette conversation, le nouveau secrétaire d’état, le cardinal Ferretti, s’installait au Quirinal, les délégués étaient appelés à Rome ; le directeur de la police, monseigneur Grassellini, se retirait ; il était remplacé par monseigneur Morandi[6]. »

Mais M. Rossi n’était pas seul à porter ce jugement et à adresser des conseils aussi avisés.

« Il faut, écrivait M. Guizot à notre ambassadeur à Rome, il faut que le pape se décide nettement à faire toutes les réformes indispensables, à les faire complètes, et à rentrer ensuite dans son office de gouvernement, qui consiste à faire, suivant les lois établies, les affaires quotidiennes et permanentes de la société[7]… »

Dans une autre dépêche, le ministre des affaires étrangères entrait dans plus de détails :

« … M. Rossi était prié de donner son avis personnel et précis sur ce qu’il y a à conserver ou à modifier dans les plans de 1831. Il doit garder soigneusement notre position et porter hautement notre drapeau, ne pas éviter cependant d’agir occasionnellement avec ses collègues du corps diplomatique. Les puissances étrangères, même l’Autriche, sont raisonnables. La nécessité leur déplaît ; elles la reconnaissent le plus tard possible, mais enfin elles l’acceptent. Proclamons les nécessités quand elles se présentent ; soyons-en les interprètes en Europe. C’est notre rôle. Personne n’est plus que M. Rossi en état de le remplir et d’en tirer parti…

« Ne nous faisons pas autres que nous ne sommes, mais ne nous isolons pas. Dans l’action concertée, c’est nous qui prévaudrons…

« En cas de danger matériel et d’appel à un secours étranger, que rien ne se fasse sans nous. Qu’on ne demande rien à personne sans nous le demander à nous, au moins en même temps ; nous ne manquerons pas à nos amis[8].

Le gouvernement français ne s’en tint pas à ces seules assurances. Par son empressement à mettre à la disposition du pape les armes demandées pour la garde civique de Rome, il mettait son honneur à prouver que, de sa part, un prompt et cordial appui ne manquerait jamais aux desseins libéraux du saint-siège. En annonçant un premier envoi de fusils, M. Guizot laissait voir de nouveau quelques inquiétudes au sujet de la marche hésitante du gouvernement pontifical. Il priait M. Rossi de faire tout ce qui dépendrait de lui par ses conversations, par ses conseils, pour aider à la formation d’un parti modéré. Il exprimait l’opinion que M. de Metternich n’interviendrait que s’il y était sollicité. Le cabinet de Vienne fera, ajoutait-il, des préparatifs de défense secrètement ou patiemment, suivant le besoin ou le caprice du moment, mais il ne veut rien compromettre[9].

La nomination du nouveau secrétaire d’état avait été bien accueillie par la population. Esprit droit et ferme, le cardinal Ferretti était plus qu’un autre capable de parer aux dangers de la situation. Il s’y appliquait avec un degré de résolution et de prudence qui déjà relevait les espérances du parti modéré, lorsqu’un nouveau ferment de désordres, inconsidérément ajouté à tant d’autres, vint redoubler tout à coup l’émotion publique, tout compliquer à la fois et tout aigrir. En vertu d’une clause des traités de 1815, l’Autriche avait droit de garnison dans la place de Ferrare. L’exercice de ce droit avait dès le début donné lieu à quelques contestations de chancellerie entre le saint-siège et la cour de Vienne. Par le mot place, fallait-il entendre le château situé à peu près au centre de la ville, ou bien la ville elle-même ? On s’était bientôt mis d’accord quant à la pratique. Les Autrichiens n’occupaient exclusivement que le château proprement dit, construction sans valeur, et possédaient dans l’intérieur de la ville plusieurs casernes qui logeaient l’excédant de troupes que le château ne pouvait contenir. La garde des barrières et des autres postes était restée aux troupes pontificales. Il était difficile que dans les circonstances présentes, depuis surtout la formation de la garde civique, un pareil état de choses n’amenât pas quelques occasions de conflit. Trop de gens se croyaient d’ailleurs intéressés à les faire naître. Des provocations ne tardèrent pas à être échangées entre les patrouilles autrichiennes et la garde civique de Ferrare. Quelques rixes individuelles troublèrent aussi de nuit la paix des rues. Il n’en fallut pas davantage au commandant des forces militaires de l’Autriche pour agir comme si la sûreté de la garnison autrichienne était compromise. Le 10 août, une division de troupes assez considérable passa le Pô, vint renforcer les bataillons qui occupaient la citadelle, prit position dans la ville, occupa les barrières et tous les postes qui jusqu’alors avaient été laissés sous le commandement des autorités. Après avoir protesté vivement, le cardinal légat de. Ferrare avait dû céder et se soumettre. En aucun temps cette prise de possession, accomplie sans ménagement, avec grand fracas et une morgue insultante pour la susceptibilité italienne, ne serait passée inaperçue ; mais, si l’on songe au milieu de quelles préoccupations la première nouvelle de l’occupation de la ville de Ferrare vint tomber à Rome, on pourra aisément se figurer quel surcroît de trouble elle y jeta. Toutes les imaginations y étaient encore échauffées par la découverte de la grande conspiration du 16 juillet. Aux yeux de la multitude, la coïncidence était frappante. Comment douter que l’invasion des états romains par les troupes impériales n’eût été combinée avec ce même parti qui avait inspiré le motu proprio de juin, et préparé l’affreux guet-apens si heureusement déjoué par l’héroïsme de la garde civique de Rome ? Toutefois était-il possible, insinuaient perfidement les chefs du parti, que tant de trames eussent été entièrement dérobées à la connaissance du gouvernement ? Combien n’y avait-il pas au sein même du gouvernement, dans le sacré collége, et tout autour du pape, d’agens avérés de l’Autriche ! Mille rumeurs circulaient, l’animation était à son comble. Qu’allait faire le pape ?

La brusque occupation sans concert préalable d’une ville importante de ses états avait froissé le saint père dans sa dignité de pontife, ayant droit à plus d’égards de la part d’une puissance catholique, et dans sa juste susceptibilité de souverain temporel. En laissant même de côté la question résultant de l’interprétation des traités, il avait tout motif de protester contre le procédé employé. Le saint-siège protesta en effet en termes énergiques au double point de vue du droit et de la forme, et une soudaine et retentissante publicité fut donnée à cette protestation. En donnant ainsi carrière à leur sincère indignation, en cherchant à grandir plutôt qu’à diminuer les proportions du conflit survenu avec l’Autriche, les conseillers du pape ont-ils suivi les inspirations de la raison : ont-ils servi habilement les intérêts de leur souverain ? Il est permis d’en douter aujourd’hui. S’ils s’étaient figuré donner le change à l’opinion publique, détourner l’attention des mesures administratives intérieures, et changer utilement pour Pie IX le rôle de pape réformateur contre celui de chef de la nationalité italienne, les événemens ne se sont que trop chargés de montrer la vanité de ces calculs En réalité, et quoi qu’il en soit des intentions, la direction des affaires passa à cette époque aux mains des exaltés. Forts de l’appui inattendu qu’ils trouvaient dans le gouvernement pontifical, exploitant l’exaltation causée, dans les populations des légations, par les préparatifs de défense militaire, ils poussèrent résolûment à la guerre contre l’Autriche. Le nouveau mot d’ordre partout répandu fut partout reçu avec enthousiasme. Au cri de vivent les réformes ! poussé dans toutes les démonstrations populaires, vint s’ajouter cet autre cri plus populaire encore de vive l’indépendance italienne ! De particulier aux états romains, le mouvement devint général ; il gagna tous les autres états de la péninsule. Chaque jour se posait davantage ce que, dans la discussion de l’adresse de 1848, M. Cousin appelait la redoutable question du remaniement des territoires. Les populations entraînaient leurs gouvernemens à la remorque dans une voie fatale.

À Florence, une émotion assez grande était entretenue par le voisinage des troupes pontificales réunies à Forli. À Livourne, les esprits étaient plus montés encore ; mais nulle part dans la Toscane des hommes pervers n’étaient encore parvenus à troubler le sens d’une population ordinairement paisible et confiante dans son souverain. En rendant plus douce la censure, qui n’avait jamais été bien sévère, en apportant quelque changement dans le personnel d’une administration dont la douceur était proverbiale, Léopold avait donné à l’opinion de ses peuples toute la satisfaction qu’ils réclamaient alors. D’ailleurs, quand surgissait la question de l’indépendance, ce n’était pas vers la Toscane, mais vers le Piémont et sur le roi Charles-Albert que se tournaient naturellement tous les regards.

Ceux-là même qui caressaient le plus étourdiment la chimère d’une croisade universelle contre la domination des Autrichiens en Italie, savaient parfaitement que toute tentative était insensée, toute réussite impossible, si l’on ne pouvait compter sur le concours énergique de la petite, mais brave armée piémontaise. Que ferait Charles-Albert ? Pourrait-on, à l’occasion, compter sur lui ? Rien ne trahissait la détermination qu’il entendait prendre. L’envie de la pénétrer était si grande, qu’à défaut de plus sûrs indices on s’était attaché à des circonstances qui n’avaient peut-être pas toute la portée qu’on leur attribuait, mais qui n’en étaient pas moins soigneusement observées et commentées. MM. d’Azeglio et de Balbo étaient tous deux Piémontais. On avait remarqué avec joie que leurs livres étaient, sinon vendus publiquement à Turin, du moins à peu près tolérés par la police ; on se les procurait assez aisément, con cautela. MM. de Balbo et d’Azeglio ne paraissaient pas être vus de trop mauvais œil à la cour ; le fils de M. le comte de Balbo était premier aide-de-camp du roi. On disait avoir vu le livre de M. l’abbé Gioberti aux mains du souverain ; il en avait, disait-on, parlé avec éloge. C’étaient d’heureux symptômes. L’attention publique se portait en même temps sur de plus graves sujets. Quelques difficultés commerciales s’étaient élevées entre les cabinets de Vienne et de Turin à propos des droits sur les vins et des approvisionnemens de sel que le Piémont allait chercher dans le Tésin. Les chancelleries de Vienne et de Turin s’étaient fait une guerre de tarif assez aigre ; les gazettes officielles et censurées de Milan et de Turin avaient échangé l’une contre l’autre des récriminations assez vives. Tous les épisodes de cette controverse, dans laquelle l’administration sarde avait vigoureusement pris la défense du commerce national, avaient été suivis par les populations avec un vif intérêt. Au plus chaud de la querelle, le roi Charles-Albert, chose inusitée à Turin, avait été à plusieurs reprises salué par les acclamations de la multitude ; mais ces manifestations avaient paru ne lui plaire qu’assez médiocrement, et le public s’en était bientôt abstenu. Il était rentré dans ses habitudes de circonspection et de silence, sans avoir oublié toutefois la cause qui l’en avait fait momentanément sortir. La confiance des Piémontais dans leur souverain s’était visiblement augmentée.

À Turin, le mouvement libéral dont Pie IX avait pris l’heureuse initiation n’avait pas eu le même retentissement que dans les autres cours d’Italie. Tant que la cause des réformes fut seule à l’ordre du jour, le public de cette ville, sinon l’élite de la société, demeura assez froid. On savait le gouvernement sérieusement engagé dans une lente refonte des parties défectueuses de l’administration ; il ne se fit point d’effort pour hâter un travail qui demandait beaucoup d’études et dont on avait d’ailleurs déjà recueilli de premiers fruits ; mais, sitôt qu’il fut question de nationalité, d’indépendance, de fédération italienne, d’un grand royaume à foncier dans le nord de l’Italie, ce fut autre chose. Il n’y avait pas un seul de ces mots qui ne trouvât son écho dans le cœur du prince, aussi bien que dans celui du dernier de ses sujets. Ils y réveillaient cette profonde ambition nationale, fond même du caractère piémontais, qui est son honneur dans le présent, qui fera sa gloire peut-être dans l’avenir. Personne n’ignorait que monseigneur Corboli, arrivé de Rome à Turin depuis la nomination du cardinal Ferretti, négociait avec le gouvernement sarde une union douanière à laquelle tous les souverains d’Italie devaient être plus tard invités à prendre part. On se racontait avec satisfaction, à Turin, le bon accueil que l’administration avait fait à cette proposition du saint-siège. La joie publique fut plus vive et moins contenue quand on sut, après l’occupation de la ville de Ferrare, que le roi s’était exprimé, à ce sujet, en termes assez vifs sur le compte de l’Autriche. On citait, avec des commentaires infinis, les termes de deux billets qu’il aurait adressés à M. de Proni et à son secrétaire particulier, M. de Castagnette, et dans lesquels il parlait, disait-on, de tirer l’épée pour la sainte cause de l’Italie. Ces expressions furent vite répétées en Piémont, bientôt répandues dans l’Italie entière. Les esprits s’exaltaient de plus en plus.

C’est au plus fort de cette effervescence que le gouvernement français eut à prendre une décision sur l’incident de Ferrare. Il lui fallait parer à de nombreux dangers. Il avait à protéger l’Italie contre les colères de l’Autriche et ses velléités d’intimidation, à préserver les gouvernemens italiens contre leurs propres entraînemens, à empêcher que les conseils inconsidérés de l’Angleterre ne les fissent se méprendre sur le véritable état de l’Europe ; c’est-à-dire qu’il devait agir à la fois en Autriche, en Italie et à Londres. C’est ce que fit aussitôt le ministre des affaires étrangères de France.

Il fallait avant tout obtenir de l’Autriche qu’elle fît cesser un état de choses qui n’avait aucun avantage pour elle et qui entretenait une si funeste agitation. Une lettre officielle, qui avait été adressée par le prince de Metternich à M. Appony, et qui avait été communiquée par cet ambassadeur à notre gouvernement, ne permettait pas à notre ministre de prêter au gouvernement autrichien tout le mauvais vouloir dont on le croyait généralement animé vis-à-vis du pape. Dans cette pièce, datée d’août 1847, le prince, après avoir parlé de sa vieille expérience, après avoir établi les conditions qui faisaient, selon lui, la prospérité des états, portait un jugement détaillé sur la situation du pape et des états romains. « Je ne doute pas, disait-il, des bonnes intentions du saint père ; mais pourra-t-il ce qu’il veut ? Les révolutionnaires, les malintentionnés sont là pour tirer un parti funeste des réformes bonnes en elles-mêmes, et que l’Autriche est d’ailleurs disposée à approuver, puisqu’elle les a conseillées elle-même en 1831. Ne voudra-t-on pas mener le pape plus loin ? doit-il s’y laisser mener ? le peut-il ? La position de chef de la communion chrétienne lui laisse-t-elle, comme à tout autre chef d’état, le droit de tout faire dans le temporel ? Cela est plus que douteux. Qu’il ne se laisse pas séduire par les doctrines des Gioberti et Lamennais, qui lui prêchent de s’appuyer sur le parti démocratique des idées catholiques, c’est là une fausse et funeste force. Si le pape voulait y avoir recours, il exposerait l’Europe aux plus grands dangers qu’elle ait courus depuis la chute du trône de France. » Cette appréciation ne manquait ni de vérité ni de raison ; elle n’indiquait pas non plus des dispositions d’esprit intraitables. Dans la négociation qu’il entama de concert avec le saint-siège pour obtenir que les choses fussent remises à Ferrare sur un pied peu différent de l’état antérieur, le gouvernement français n’eut qu’à se louer de l’esprit du cabinet de Vienne. Il réussit à concilier sans éclat les prétentions contraires. Ainsi fut peu à peu atténué, puis enfin terminé à la satisfaction des deux partis, un conflit qui avait failli ouvrir, un an plus tôt pour la malheureuse Italie, les abîmes où de plus imprudens amis l’ont depuis précipitée.

Le moins pressé n’était pas de calmer la juste irritation du saint-siège. M. Guizot se hâta d’approuver et le fond et la forme de la protestation du pape ; il exprimait seulement, vu l’état des esprits, quelques doutes sur la convenance de la publicité donnée à cette pièce.

« … Ou l’Autriche veut intervenir, et alors il ne faut pas lui en fournir le prétexte, ou elle ne le veut pas, et alors il faut lui laisser les moyens d’arranger les affaires à l’amiable. Le pape est maître d’arranger cette affaire purement avec l’Autriche ou de demander la médiation d’une puissance, la France, ou de deux puissances, la France et l’Angleterre, ou des puissances signataires des traités de Vienne. Tous ces moyens nous conviennent. Que pense M. Rossi du point de droit ? Il fait doute pour beaucoup de bons esprits…

« Il faut se garder, en Italie, de fonder des espérances sur une conflagration européenne. Cette illusion a déjà perdu et peut perdre encore la cause italienne. Que chacun fasse ses affaires à part, les Romains à Rome, les Toscans en Toscane, les Napolitains à Naples, et le succès alors est possible. En dehors du respect des traités existans, il n’y a pas de succès possible. Le triomphe des réformes partielles dans chaque état amènera plus tard le triomphe de la cause nationale italienne. Y viser aujourd’hui, c’est viser à une révolution en Italie et risquer une conflagration générale. La flotte française reste à portée de la Méditerranée[10]. »

Turin était le lieu où il était le plus urgent de garantir les esprits contre de dangereuses illusions. M. Guizot écrivait à notre chargé d’affaires :

« Les populations italiennes rêvent, pour leur patrie, des changemens qui ne pourraient, s’accomplir que par le remaniement territorial et le bouleversement de l’ordre européen, c’est-à-dire par la guerre et les révolutions. Des hommes, même modérés, n’osent pas combattre ces idées, tout en les regardant comme impraticables, et peut-être les caressent eux-mêmes au fond de leur cœur avec une complaisance que leur raison désavoue, mais ne supprime pas. Plus d’une fois, déjà, l’Italie a compromis ses plus importans intérêts, même ses intérêts de progrès et de liberté, en plaçant ainsi ses espérances dans une conflagration européenne. Elle les compromettrait encore gravement en rentrant dans cette voie. Le gouvernement du roi se croirait coupable si, par ses démarches ou par ses paroles, il poussait l’Italie sur une telle pente, et il se fait un devoir de dire clairement, aux peuples comme aux gouvernemens italiens, ce qu’il regarde, pour eux, comme utile ou dangereux, possible ou chimérique. C’est là ce qui détermine et la réserve de son langage et le silence qu’il garde quelquefois. Appliquez-vous, monsieur, à éclairer, sur ces vrais motifs de notre conduite, tous ceux qui peuvent les méconnaître, et si vous ne réussissez pas à dissiper complètement une humeur qui prend sa source dans des illusions que nous ne voulons pas avoir le tort de flatter, puisque nous ne saurions nous y associer, ne leur laissez du moins aucun doute sur la sincérité et l’activité de notre politique dans la cause de l’indépendance des états italiens et des réformes régulières qui doivent assurer leurs progrès intérieurs sans compromettre leur sécurité[11]. »

Enfin, la sollicitude éclairée du gouvernement français pour les gouvernemens et les peuples italiens avait dû se porter aussi d’un autre côté. Depuis que nous patronions en Italie la cause des réformes modérées, là, comme ailleurs, l’Angleterre s’était portée la tutrice des opinions ardentes. Exploitant la mauvaise humeur que causait à quelques patriotes inconsidérés notre refus de nous associer au projet extravagant d’une levée de boucliers contre l’Autriche, la plupart des agens consulaires et une foule d’agens obscurs plus ou moins avoués par lord Palmerston s’appliquaient à montrer l’Angleterre comme prête à saisir le rôle que la France, protectrice infidèle et liée, disaient-ils, par d’autres engagemens, n’osait jouer en Italie. Il était nécessaire que le cabinet anglais ne pût se méprendre : sur la ligne de conduite vraiment libérale que nous entendions y suivre, et fût averti des maux qu’il risquait d’attirer sur un pays pour lequel ceux qui parlaient en son nom affichaient tant de sympathie.

Voici, sur ce sujet, un entretien dont l’ambassadeur de France à Londres crut devoir rendre compte à son gouvernement


« Londres, 16 septembre, n° 78.

« … Quelques momens de silence ont suivi cette première partie de notre conversation.

« Je l’ai rompu le premier.

« — Avez-vous, ai-je dit à lord Russell, quelques nouvelles d’Italie ?

« — Non, mais je pense en avoir bientôt ; lord Minto est parti pour Rome ; il passera par Berne, et nous rendra compte de tout ce qu’il aura vu.

« — Je suis charmé que vous ayez fait choix pour cette exploration d’un homme aussi excellent, d’un homme d’un cœur aussi droit et d’un esprit aussi net. Il trouvera la question de la guerre civile ajournée à Berne, mais seulement ajournée…

« — Et Rome ?

« — Au moment où j’ai quitté Paris, tout allait bien à Rome. Le pape, le parti modéré et le peuple marchaient en bonne intelligence. La garde civique était bien organisée et bien commandée. On paraissait d’accord sur les bases de la réforme du gouvernement pontifical, telles qu’elles sont posées dans le memorandum de 1831.

« — On nous écrit, en effet, que le pape, s’étant fait représenter ce memorandum, a trouvé qu’il répondait parfaitement à sa pensée.

« — Rien n’empêche le pape de procéder immédiatement à l’exécution, car, du côté des Autrichiens, il n’y a point d’opposition à attendre. Le memorandum a été signé par le gouvernement autrichien lui-même ; d’ailleurs, M. de Metternich est trop sensé pour vouloir faire violence au pape et prendre à son égard le rôle de l’empereur Napoléon… Mon inquiétude, ai-je dit à lord Russell, ne porte ni sur Rome, qui va bien, ni sur la Sardaigne, qui est contente, ni même sur Naples, dont le roi est fort en état de se défendre, témoin la facilité avec laquelle les tentatives de Reggio et de Messine ont été réprimées. Il n’arrivera là rien d’alarmant, et cependant il est certain que le mouvement général s’y fera sentir, et que les changemens qui se font à Rome pacifiquement et de gré à gré se feront partout. Nos inquiétudes portent précisément sur Lucques et sur la Toscane, et elles sont de deux sortes : d’une part, il ne parait pas que le parti modéré se soit montré, qu’il se soit placé à la tête du mouvement ; nous ne voyons là qu’une multitude qui crie, qui inonde la rue, et un gouvernement qui cède, qui s’humilie ; d’une autre part, le gouvernement autrichien est à la porte, on l’insulte, on le provoque, on le menace. Il a, d’ailleurs, sur les princes qui gouvernent ces petits états, des droits de famille et des intérêts de réversion qui peuvent lui servir de prétextes. Là est le vrai danger.

« — Sans doute, m’a dit lord John ; Neri Corsini est bien vieux, Gino Capponi est aveugle.

« — Là est le danger, je vous le répète ; car que faire ? Je ne puis que vous dire ce que j’ai déjà dit à lord Palmerston : tout souverain qui serait entravé par une puissance étrangère dans les réformes qu’il médite pour le bien de son peuple, tout peuple qui marchera dans cette voie d’accord avec son souverain, s’il invoque notre appui, est sûr de l’obtenir ; mais, s’il s’agit d’exciter ou de soutenir des populations insensées en révolte contre des princes faciles et bienveillans, s’il s’agit de les soutenir dans l’entreprise plus insensée encore d’attaquer le gouvernement autrichien sur son propre territoire et de fonder un royaume d’Italie ou une république d’Italie, il ne faut pas compter sur nous.

« — Eh ! d’accord ! cela n’aurait pas le sens commun !

« — Par conséquent, dans l’état présent des choses, ce qui est pressant et nécessaire, ce n’est pas d’exciter, mais de calmer les esprits. Pour faire en politique des réformes durables, pour fonder par une révolution quelque chose qui subsiste, il faut deux conditions : du bon sens et de l’énergie, de la prudence et de la persistance. Sous ce double rapport, le passé des populations italiennes ne nous est pas encore garant de l’avenir. Si elles savent profiter du bon moment, du vent qui souffle et de la bonne volonté de leur souverain, elles peuvent faire un grand pas, un pas immense et inespéré ; mais, croyez-moi, ne leur conseillez pas autre chose, ne les excitez pas outre mesure. Si elles allaient trop loin, vous ne pourriez rien du tout pour les assister, et nous-mêmes, quand nous le voudrions, nous n’arriverions pas à temps.

« — Oh ! assurément.

« Ici encore la conversation a été interrompue par quelques instans de silence[12]… »

L’ambassadeur de France, ayant en occasion de traiter la même question avec un autre membre du cabinet, écrivait quelques jours après :

« Londres, 13 octobre, n° 82.

« J’ai insisté alors sur ces deux points, qu’il fallait calmer les populations et donner de l’activité aux gouvernemens, et sur le danger d’agir précisément dans le sens contraire, donnant à entendre clairement par là que l’Angleterre, jusqu’à présent, n’avait guère satisfait à cette double condition. Les peuples d’Italie, ai-je dit, n’ont pas besoin qu’on les enivre d’éloges et qu’on les pousse sur la place publique ; ils ne sont que trop disposés à bien penser d’eux-mêmes et à prendre de vaines démonstrations, des chants, des danses et des cris de joie, pour des actes d’héroïsme patriotique. Ils ne sont que trop disposés à nous dire : « Faites nos affaires, et faites-nous des complimens. » Les gouvernemens italiens n’ont pas besoin qu’on les rassure ; ils ne sont que trop disposés à se croiser les bras et à attendre leur salut des événemens. Rien ne réussit en ce monde qu’à la condition de marcher au but et de saisir l’occasion. Celle-ci est admirable ; mais toutes les réformes qu’on veut faire devraient être faites depuis trois mois. On ne peut tenir, comme on le fait, des populations en effervescence pendant un temps indéfini, sans qu’il en résulte de graves désordres. Ce que je demande à lord Minto, c’est de presser le pape et de tranquilliser les exaltés.

« — Pourquoi M. Rossi n’agit-il pas dans ce sens ?

« — Il ne fait pas autre chose, mais il est seul sur la brèche. Si vous voulez l’aider, ce sera très bon, bien entendu néanmoins que c’est en ce sens qu’il faut agir, et en ce sens seulement.

« Nous avons alors discuté les réformes de l’état pontifical ; nous sommes tombés d’accord que le memorandum de 1831 posait des bases raisonnables, et que les gouvernemens de Toscane feraient à peu près ce que ferait le pape. »

Cependant le gouvernement français ne crut pas avoir comblé la mesure de ses devoirs parce qu’il avait cherché à calmer la juste irritation de la cour de Rome, à s’interposer entre elle et l’Autriche, à éclairer et à contenir le cabinet anglais. Il fallait prévoir le cas où d’autres inspirations viendraient à prévaloir. Le saint-siège resterait-il suffisamment maître de ses déterminations, résisterait-il toujours et efficacement aux mouvemens irréfléchis de ses populations ? Les commandans des forces militaires autrichiennes en Italie se laisseraient-ils long-temps provoquer sans répondre par quelque acte de représaille qui, bon gré mal gré, engagerait la politique de leur gouvernement ? Enfin, que ne pas craindre des menées de tant d’agens anglais dont la déplorable influence se faisait sourdement sentir sur tout le littoral italien ? Préoccupés des mêmes pensées, le ministre des affaires étrangères à Paris et notre ambassadeur à Rome méditaient sérieusement les mesures qu’un prochain avenir allait peut-être rendre bientôt nécessaires.

Le 7 septembre, M. Rossi écrivait à M. Guizot :

« Ce que les masses veulent aujourd’hui sont : les réformes et le respect de l’indépendance. Sans doute, ce second sentiment, qui est aujourd’hui profond, général et développé, n’est pas favorable à l’Autriche ; sans doute, il est à prévoir que les réformes contribueront peu à peu, successivement, à le développer davantage encore. Qu’y faire ? À moins qu’on ne prétende exterminer l’Italie et en faire une terre d’ilotes. Il faut bien se résigner à ce qu’un avenir plus ou moins lointain révèle ce qui est dans son sein.

« Seulement on peut s’y préparer peu à peu et garder en attendant les bénéfices du présent. On ne doit surtout pas exciter des crises prématurées qui, quelle qu’en soit l’issue, seraient funestes ou dangereuses à tout le monde. Or, c’est là ce que paraît faire l’Autriche en se mettant en évidence, en provoquant le sentiment national par des mesures qui irritent sans effrayer, et surtout en s’attaquant, sans aucun motif plausible, au chef de l’église[13]. »

Le même jour, M. Guizot écrivait à M. Rossi une lettre particulière, dans laquelle, allant au-devant de la pensée de son agent, il passait en revue les différentes hypothèses où il y aurait lieu de prendre au sujet de l’Italie des mesures de précaution graves. Il les énumérait ainsi :

« 1° Si les Autrichiens rentrent à Ferrare dans le statu quo qui avait précédé l’occupation de la ville, alors point de difficulté ;

« 2° Demande de médiation du pape. Cette hypothèse a déjà été prévue et résolue ;

« 3° Si les Autrichiens entrent dans les états romains sans le gré du pape, nous sommes prêts à entrer de notre côté, sauf à voir par quel point. Il serait essentiel que le pape provoquât de lui-même cette intervention, qui serait une garantie pour lui ;

« 4° Ailleurs que dans les états romains, à Florence, à Modène, Parme ou Lucques, les Autrichiens entreraient à la suite de quelque insurrection ou autrement, sur la demande des gouvernemens légitimes, ou sans leur consentement : c’est le cas le plus embarrassant. Si les puissances secondaires de l’Italie chez lesquelles les Autrichiens interviendraient nous demandaient d’intervenir à notre tour, et ce serait leur intérêt, nous aurions un motif et un droit, mais cela serait grave. Que pense M. Rossi des solutions à donner à ces différentes hypothèses, surtout aux deux dernières ? que pense-t-il sur les moyens d’exécution[14] ? »

À cette communication si précise succéda la lettre non moins formelle du 27 septembre[15]. Produite à la tribune de la chambre des pairs lors de la discussion de l’adresse, cette pièce, on s’en souvient, rencontra une adhésion unanime et coupa court à toute controverse. Pressé par ses adversaires, M. le ministre des affaires étrangères venait de soulever une portion du voile qui couvrait sa politique extérieure, politique que nous mettons aujourd’hui tout entière sous les yeux du public, dont le malheur, en Italie, le tort peut-être, fut de ne s’être pas fait assez tôt et assez complètement connaître. Le gouvernement français appuya ses paroles d’actes plus significatifs encore. Par ses ordres, un corps expéditionnaire fut réuni aux environs de Toulon et de Marseille. Ces mesures étaient prises sans apparat, mais aussi sans mystère. C’est cette même division qui, augmentée à mesure que les circonstances sont devenues plus graves, deux fois embarquée et deux fois débarquée en six mois sans sortir du port, vient de quitter nos rivages pour aller réparer après coup le grand désastre qu’alors il s’agissait de prévenir. Le gouvernement français avait sujet de se prémunir contre toutes les éventualités, car les choses prenaient en Italie une allure précipitée. Les manifestations populaires se multipliaient non-seulement à Rome, mais dans toute l’Italie. À Livourne, à Pise, à Florence, le peuple avait réclamé l’institution d’une garde civique. À Gênes, il avait été question d’adresser une pétition au roi de Piémont. À Turin même, une portion de la population, réunie pour chanter des hymnes en l’honneur de Pie IX, était entrée en collision avec les agens de la force publique. Les syndics de la ville avaient, nouveauté singulière pour le pays, fait parvenir jusqu’au trône des remontrances sur la manière dont la police avait sévi contre les attroupemens. Il était difficile de ne pas reconnaître dans ces agitations, si générales et si souvent renouvelées, les signes d’une grande effervescence des esprits, obstinément entretenue par des meneurs dont les projets ultérieurs se laissaient confusément entrevoir. Ce fut sur ces entrefaites que M. Bresson, se rendant à son poste de Naples, où il avait été récemment nommé ambassadeur, traversa tous les états de l’Italie. Il avait ordre de ne perdre aucune occasion de s’expliquer avec les souverains italiens et avec leurs ministres sur la vraie politique de la France. Le rôle considérable que M. Bresson avait joué dans les transactions diplomatiques les plus importantes et sa valeur personnelle donnaient à ses paroles le plus grand poids. Il s’appliqua à ne laisser nulle part aucun doute sur la pensée du cabinet français. Ses conversations avec les souverains pouvaient se résumer ainsi : « Hâtez-vous de donner des institutions à vos populations ; ne provoquez point l’Autriche ; si elle vient vous chercher chez vous, nous vous défendrons. »

Malheureusement une impression toute différente de celle que M. Bresson s’appliquait à produire naissait dans tous les lieux que l’envoyé anglais, lord Minto, venait à traverser. Ce n’est point que le langage tenu par le noble voyageur fût bien différent de celui de notre ambassadeur ; mais le ton des personnes moins expérimentées qui l’entouraient n’était pas aussi circonspect. Les Italiens qui les fréquentaient puisaient dans leurs discours des motifs de se confirmer de plus en plus dans leurs fausses espérances, et jamais leurs dangereux desseins ne rencontraient parmi elles d’incommodes contradicteurs. Le public était flatté de voir un membre du cabinet de la reine Victoria quitter Londres pour venir s’occuper des affaires de la péninsule ; il y voyait une preuve de la sympathie britannique pour la cause italienne. L’influence de l’Angleterre en était accrue. Malheureusement, plus cette influence se développait en Italie, plus la fièvre révolutionnaire redoublait d’intensité. La mission anglaise causait une émotion extraordinaire, dont les exaltés ne manquaient pas de s’emparer pour la traduire en mouvemens tumultueux. Ni les instructions de lord Minto, ni son langage officiel, ni ses entretiens particuliers n’avaient pour but de provoquer de semblables manifestations. Elles naissaient naturellement autour de lui et malgré lui ; elles le précédaient ou le suivaient partout. Turin, Gênes, Florence, Rome, Naples, la Sicile, ne l’avaient pas plutôt reçu, qu’elles étaient visitées par l’émeute. On eût dit que le sol de l’Italie tremblait et s’enflammait de lui-même sous les pas de l’envoyé britannique.

À Turin, l’agitation populaire amena un changement de cabinet. M. de Villamarina, ministre de la guerre, chef de la portion libérale du cabinet sarde, avait demandé à être déchargé de la direction de la police, dont l’intervention un peu rude dans les derniers troubles avait soulevé quelques mécontente mens. Il avait accompagné sa réclamation de l’offre de sa démission. Le roi accepta la démission de son ministre de la guerre ; mais il lui donna pour compagnon de disgrace son rival M. de la Marguerite, ministre des affaires étrangères, chef avoué du parti absolutiste. Cette décision était conforme à la politique ordinaire et au goût personnel du monarque. Il ne lui déplaisait pas de déjouer les calculs des personnes qui se disputaient l’honneur de ses bonnes graces, et de leur faire, selon une expression qui lui était familière, tordre le museau. Le roi manifestait assez clairement, par cet acte de sa volonté, qu’il entendait désormais être le maître et le bien faire paraître. Le choix de deux hommes honorables, mais qui n’avaient pas eu occasion de prendre couleur dans la politique, indiquait également combien il était éloigné de vouloir donner des gages exclusifs à aucun parti. L’opinion publique restait donc un peu désorientée et indécise sur ce qu’elle devait penser de la dernière modification ministérielle. Le 30 octobre, parut, dans la gazette officielle de Turin, un programme détaillé des réformes que le gouvernement se proposait d’introduire dans la législation et dans l’administration du royaume. Ces réformes solennellement annoncées étaient depuis long-temps attendues ; mais ce qui excita la surprise et la joie générales, ce fut l’esprit vraiment libéral qui paraissait avoir présidé à cette concession. Les mesures principales étaient : la publication d’une procédure criminelle, avec publicité des débats ; l’établissement d’un système nouveau d’administration communale et provinciale par des conseillers électifs et les syndics (maires) pris parmi eux ; la convocation, au moins une fois par an, des conseillers extraordinaires ; la création d’un registre d’état civil remis aux mains des autorités civiles, indépendamment de celui qui continuerait à être tenu par les curés ; enfin, un règlement sur la presse, adoucissant les rigueurs de la censure. Il n’y avait pas une seule de ces mesures qui ne répondît, dans une juste proportion, à des besoins depuis long-temps ressentis plutôt qu’exprimés. La reconnaissance des populations fut profonde, vive, universelle ; elle se fit jour de mille manières. La ville fut illuminée. Pendant plusieurs jours, le roi Charles-Albert ne put sortir sans être environné par une foule enthousiaste qui, laissant de côté ses anciennes habitudes de réserve, le poursuivait de ses acclamations. Quand vint le moment du départ de la cour pour Gênes, où elle passe habituellement l’automne, Turin et ses faubourgs furent sur pied pour voir passer le roi et lui faire cortége. Sur toute la route même curiosité, même empressement ; point de cité qui n’eût dressé un arc de triomphe ; les villages éloignés accoururent, musique en tête, jetant des fleurs sur le passage du souverain ou chantant quelque hymne composé en son honneur. À Gênes, ville méridionale, où les têtes sont plus ardentes, le transport fut à son comble : c’étaient des explosions de joie ; des épanchemens d’admiration qu’il faut renoncer à rendre. Au retour du roi dans la capitale de ses états, l’émotion n’était pas encore calmée. Les habitans de Turin se portèrent au-devant de lui. Charles-Albert, fatigué de la route ou contrarié de la répétition des mêmes scènes, sauta brusquement à cheval, et, par la rapidité de son allure, déconcerta un peu l’attente de la foule, qui ne l’accompagna pas moins jusqu’à son palais. D’où venait cette indifférence au sein d’un pareil triomphe ? Quelle pensée pouvait absorber l’ame de ce souverain traversant, au milieu d’unanimes acclamations, des provinces entières ravies de le contempler ? N’en doutons pas, une seule pensée, la pensée de toute sa vie, pensée ambitieuse que les Piémontais entrevoyaient avec fierté sur son front soucieux. Charles-Albert et l’indépendance italienne ! ce cri, si vain partout ailleurs, poussé non loin des garnisons autrichiennes, sur les rives même du Pô, si près des champs qui virent les désastres de Novare, était sérieux et donnait à réfléchir. Peut-être le prince dont il frappait les oreilles pressentait-il que, pour le soutenir avec honneur, il lui faudrait sacrifier un jour sa couronne et la vie d’un grand nombre de ses sujets.

Au milieu de l’effervescence causée par les scènes que je viens de décrire, lord Minto arriva à Rome. C’était à lui que les révolutionnaires italiens attribuaient le changement survenu dans la politique sarcle. Plus que jamais, il entrait dans leurs vues de représenter l’envoyé anglais comme le promoteur ardent de l’indépendance italienne ; il fallait persuader à la multitude que, si une lutte venait à s’engager contre l’Autriche, on trouverait à Londres l’appui qui manquerait à Paris. Il fut donc résolu qu’on ferait une ovation à lord Minto. Ce n’était pas difficile pour des gens qui avaient du jour au lendemain arrangé tant de magnifiques dimostrazioni in piazza d’en improviser une de plus. Bientôt, en effet, une foule de Romains, débouchant du Corso sur la place d’Espagne, envahit la cour intérieure de l’hôtel Melga, où logeait lord Minto, et fit retentir l’air de mille cris de vive lord Minto ! vive l’indépendance d’Italie ! En réponse à ces cris, des mouchoirs furent agités des fenêtres de l’hôtel. Était-ce lord Minto lui-même, quelques personnes de sa famille ou de sa suite ? La foule ne prit pas souci de s’en informer. Les cris reprirent avec une ardeur plus grande. Tout cela dura un quart d’heure. Quand ceux qui avaient pris part à la démonstration se dispersèrent dans les rues, ils publièrent que lord Minto avait décidément pris l’indépendance de l’Italie sous sa protection. Le soir, dans les cafés et dans tous les groupes rassemblés sur le Corso, il était avéré que lord. Palmerston allait avant peu faire la guerre à l’Autriche pour détruire en Italie les traités de 1845. Les radicaux de Paris écrivaient bien cela dans leurs journaux sans le croire, et pour faire pièce au ministère français ; leurs amis les révolutionnaires de Rome le croyaient comme ils le disaient, et leur audace s’en augmentait d’autant.

Les affaires intérieures du saint-siège n’étaient pas non plus, à ce moment, sans difficulté. Les membres de la consulte d’état venaient d’être convoqués à Rome pour la fin de novembre. Qu’allait-il sortir de cette première réunion de citoyens envoyés par le pays pour s’occuper de ses affaires ? La consulte d’état tenait, par son organisation, le milieu entre une représentation nationale et un conseil de gouvernement. Cette institution dépassait ce qu’on aurait d’abord osé demander, ce qui aurait été reçu avec reconnaissance ; mais à peine les esprits, travaillés par d’autres désirs, excités par des émissaires étrangers, s’en contentaient-ils maintenant. Dans son allocution d’ouverture, le pape prit soin d’établir en termes très nets que les décisions de la consulte ne pouvaient être que des avis donnés au souverain, lesquels avis devaient être soumis aux ministres et aux membres du sacré collége. Il prononça aussi quelques paroles sévères et fit entendre des reproches généraux d’ingratitude adressés, il est vrai, aux habitans de quelques provinces qui avaient cru devoir accompagner leurs députés plutôt qu’aux députés eux-mêmes. Toutefois il en résulta une froideur assez marquée vis-à-vis de Pie IX. Il y eut au retour du cortége très peu de cris sur le passage du saint père. La consulte, assaillie à la fois par les deux partis extrêmes qui voulaient la diriger selon leurs fins, se tira assez bien de cette première épreuve. Son adresse ferme et respectueuse déjoua les espérances des rétrogrades et des exaltés, et donna à penser qu’elle ne se laisserait mener ni par les uns ni par les autres. Le cardinal Antonelli fut nommé président de la consulte : c’était un bon choix. La municipalité romaine fut installée, et le prince Corsini désigné comme sénateur même de Rome. Ces nominations préoccupèrent beaucoup les esprits à Rome. Il y eut comme un moment de répit.

Les premières difficultés commencèrent dans le sein de la consulte à l’occasion de son règlement intérieur, dont la discussion souleva des questions épineuses. Les délibérations seraient-elles secrètes ou publiques ? Les procès-verbaux au moins seraient-ils publiés ? On comprend quel intérêt les partis devaient attacher à ces débats préliminaires. M. Rossi s’inquiétait de plus en plus en voyant le gouvernement inexpérimenté du pape prêt à en venir aux prises avec ce pouvoir terrible et nouveau pour lui d’une assemblée délibérante. Reprenant, sans se lasser, le double travail que nous avons déjà indiqué, il cherchait à agir des deux côtés à la fois ; il conseillait aux uns la patience et la modération, il insistait auprès des autres pour qu’ils se dépêchassent de faire à temps les concessions indispensables ; il tâchait de calmer les susceptibilités des délégués en leur faisant sentir qu’ils ne devaient pas être pointilleux sur les formes et entrer en lutte avec un pape qui avait pris l’initiative de tant de mesures libérales, qu’ils se donneraient ainsi des torts gratuits vis-à-vis de l’opinion publique. Il faisait ensuite sentir aux conseillers du pape quel danger il y avait à n’avoir résolu à l’avance aucune question, à ne les avoir pas seulement étudiées. Tout était à refaire : administration, finances, législation, on n’avait songé à rien. Il était surtout frappé des conflits qui pouvaient naître entre ces délégués laïques et les autorités pontificales.


« Ce qui m’effraie toujours et de plus en plus, c’est la question du laïcisme. Elle est au fond de tout ; je l’ai dit et répété au pape et au cardinal. Quelque grande que soit l’autorité morale du pape, les castes cléricales ne peuvent pas tenir tête aux radicaux, si le parti laïque modéré, mais mécontent, je ne dis pas se joint à eux, mais seulement les laisse faire : ce danger est réel. J’entends des paroles aigres, très aigres, sortir de bouches qui ne sont pas, certes, celles de radicaux. À leur point de vue, les laïques redoutent peu même une catastrophe, car ils se rappellent que déjà, en 1831, les puissances conseillaient la sécularisation partielle du gouvernement temporel, à plus forte raison l’exigeront-elles en 1848.

« J’ai insisté vivement pour que, dans le prochain motu proprio qui doit étendre et perfectionner le conseil des ministres, on fasse une part aux laïques. C’est à mes yeux le nœud de la question. En ralliant ainsi les modérés autour du gouvernement, on gagnerait la garde civique, on aurait un moyen d’action agréable et accepté sur la consulte, et l’on isolerait les radicaux[16].


Ces conseils n’étaient pas donnés en pure perte ; ils agissaient lentement, mais enfin ils agissaient sur l’esprit du pape qui avait pris confiance dans les lumières supérieures de notre ambassadeur. Peu de temps après la conversation du 18 décembre, ayant effectivement admis dans son conseil quelques ministres laïques, il s’adressa à M. Rossi, et, plaisantant avec un enjouement plein d’amabilité et de bonne grace sur les expressions un peu françaises que M. Rossi employait quelquefois en parlant italien, il lui dit en souriant : Ebbene, signor ambasciatore, l’avete dunque, vostro elemento laico.

Du côté des impatiens de la consulte, et du public romain en général, la besogne de M. Rossi était plus difficile et son succès moins grand. Ce n’est point qu’il manquât à Rome de modérés, mais les modérés n’avaient point le courage de leur opinion. Ne se sentant pas appuyés par le pouvoir qui ne faisait rien pour eux, ils s’alliaient aux radicaux. Par faiblesse ils abandonnaient la cause des réformes pour la cause de l’indépendance. C’était s’épargner des embarras et se ménager à peu de frais les avantages d’une facile popularité ; mais, pour obtenir un brevet de bon citoyen, cela ne suffisait pas : il fallait traiter la France de puissance rétrograde, l’accuser de trahison, rompre avec notre ambassade, et pousser à la guerre avec l’Autriche. Combien de nobles et de personnes bien placées dans le monde ne s’en faisaient faute qui sentaient cependant combien M. Rossi pensait juste, qui maudissaient tout bas les concessions déjà accordées, qui au fond du cœur souhaitaient peut-être la venue des Autrichiens pour mettre à la raison ceux avec lesquels ils n’osaient pas ne point frayer ! Rien n’impatientait plus M. Rossi que de voir le parti modéré faire aussi fausse route. « Mais enfin, leur disait-il avec sa parole froide et mordante, que voulez-vous avec ces incessantes provocations contre l’Autriche ? Elle ne vous menace point ; elle reste dans les limites que les traités lui ont tracées. C’est donc une guerre d’indépendance que vous voulez ? Eh bien ! voyons, calculons vos forces : vous avez soixante mille hommes en Piémont, et pas un homme de plus en fait de troupes réglées. Vous parlez de l’enthousiasme de vos populations. Je les connais, ces populations. Parcourez vos campagnes, voyez si un homme bouge, si un cœur bat, si un bras est prêt à prendre les armes. Les Piémontais battus, les Autrichiens peuvent aller tout droit jusqu’à Reggio en Calabre sans rencontrer un Italien. Je vous entends : vous viendrez alors à la France. Le beau résultat d’une guerre d’indépendance que d’amener une fois de plus deux armées étrangères sur votre sol ! Des Autrichiens et des Français se battant sur les champs de bataille de l’Italie, n’est-ce pas là votre éternelle, votre lamentable histoire ? Et puis, vous voulez être indépendans, n’est-ce pas ? Nous, nous le sommes. La France n’est point un caporal aux ordres de l’Italie. La France fait la guerre quand et pour qui il lui convient de la faire. Elle ne met ses bataillons et ses drapeaux à la discrétion de personne. »

Hélas ! le temps n’était plus où ces vives apostrophes pouvaient servir. Le pouvoir était déplacé ; il était passé aux mains des masses conduites par des chefs aussi violens que dépourvus d’intelligence. Des scènes déplorables ne prouvaient que trop chaque jour quel ascendant ce petit nombre de meneurs avait conquis sur ce peuple de Rome naturellement si doux, naguère encore si plein d’affection et de respect pour son souverain. Il avait été question de donner une fête pour le 1er janvier 1848. Le pape avait décidé que la fête n’aurait pas lieu. Grande rumeur à ce sujet. Pie IX céda comme à son ordinaire ; il consentit même à sortir pour se montrer au peuple. Aussitôt la foule environne sa voiture en hurlant autour des portières toutes sortes de cris incohérens. Des enfans déguenillés grimpent sur les marchepieds. Un tribun sans valeur, auquel nos gazettes ont donné une sorte de célébrité, Cicerovacchio, monte derrière la voiture du pape et agite au-dessus de sa tête un énorme drapeau tricolore. Qu’il était amer, pour ceux qui assistaient à ce triomphe presque dérisoire, de se rappeler que, sur cette même place du Quirinal, dix-huit mois auparavant, le saint pontife avait été presque adoré par la foule agenouillée ! Combien peu de temps avait suffi à ce peuple égaré pour méconnaître ainsi la plus grande autorité qui soit dans le monde ! Que fallait-il augurer de l’avenir ? « Ce n’est encore qu’une tempête dans un verre d’eau, disait M. Rossi ; Turin et Naples sont les parois du verre : si ces parois viennent à rompre, tout est à craindre. »

Ce fut de Naples, en effet, que partit l’impulsion qui vint, dans ce moment de crise, si fort accélérer la marche du mouvement révolutionnaire en Italie. Jusqu’alors le gouvernement napolitain avait paru assister avec indifférence et presque avec humeur au grand couvre de la régénération italienne inauguré par Pie IX au lendemain de son avènement, et sinon accomplie partout avec succès, du moins tentée dans tous les états de la péninsule. Il n’y a personne sachant un peu en détail ce qu’était, à cette époque, le régime intérieur du royaume des Deux-Siciles, qui ne comprenne quelles devaient être les appréhensions du roi de Naples et combien elles étaient naturelles. Il ne pouvait douter que la même agitation libérale qui avait mis en émoi tous les esprits italiens pénétrât bientôt dans les provinces voisines des légations et jusqu’au sein de sa capitale, et n’y réveillât de nombreuses et vives sympathies. Quelle satisfaction donner aux exigences qui s’allaient produire ? Ces réformes que partout ailleurs les populations italiennes sollicitaient avec ardeur de leurs souverains, qu’elles se montraient si heureuses de recevoir, ces institutions législatives et administratives, objet de leur ambition, tout cela était depuis long-temps en plein exercice dans la portion des états de sa majesté sicilienne située de ce côté du Phare ; car, il faut l’avouer, si la constitution politique du royaume de Naples était défectueuse, la constitution législative et administrative des provinces de la terre ferme laissait en elle-même peu de chose à désirer. Nous avons nous-même exposé autrefois dans ce recueil[17] comment toutes les traditions françaises avaient, dans cette portion de l’Italie, survécu à l’occupation. La plupart de nos institutions, légèrement modifiées, quelquefois améliorées, notamment en ce qui regarde le code pénal et de procédure criminelle, régissaient Naples depuis 1515. Les abus (ils étaient nombreux) dont les populations avaient à se plaindre tenaient aux habitudes fâcheuses des hommes chargés d’appliquer ces institutions, plutôt qu’aux institutions elles-mêmes. En matière de gouvernement à Naples, la lettre était bonne, si l’on peut s’exprimer ainsi ; l’esprit seul était mauvais. Malheureusement on ne pouvait espérer agir sur l’imagination des populations en leur disant que dorénavant elles seraient gouvernées comme toujours elles auraient dû l’être, et qu’elles ne verraient plus désormais à la tête de leurs affaires que des hommes dignes de leur confiance. Le roi, moins que personne, ne se faisait illusion. Il le sentait bien, une seule concession lui restait à faire qui pût calmer l’impatience de ses peuples l’octroi d’une constitution. C’était du premier pas dépasser tout ce que les autres princes avaient osé. Entre une inaction complète ou cet acte de résolution, point de milieu possible. Cela valait la peine de réfléchir et peut-être d’attendre un peu ; mais, ainsi qu’il est toujours arrivé au gouvernement napolitain dans toutes les crises qu’il lui a fallu traverser, ses plus fâcheux embarras surgirent du côté de la Sicile. Il est impossible d’étendre à l’organisation intérieure de la Sicile les éloges que nous donnions tout à l’heure à l’administration des provinces napolitaines. Le régime habituel de cette île, c’était le règne incontesté du chaos et de l’anarchie. Une fois de plus encore, le gouvernement napolitain devait chèrement expier sa coupable négligence des intérêts siciliens, l’oubli complet de ses devoirs envers la plus belle portion des états de sa majesté le roi des Deux-Siciles. Dès le milieu de 1847 ; le retentissement des premières réformes introduites par Pie IX surexcita dans toute l’étendue de la Sicile le désir d’une prompte répression des abus dont on souffrait depuis si long-temps. Les symptômes évidens du mécontentement populaire ne permettaient pas de se faire illusion. Si l’on s’obstinait à refuser les légitimes satisfactions, il était trop à craindre qu’au lieu d’une juste demande de réforme on n’eût à repousser bientôt des prétentions de séparation ou d’indépendance. Le roi Ferdinand ouvrit les yeux ; il comprit la nécessité d’envoyer dans la Sicile des hommes publics autres que ceux qui en avaient jusqu’alors dirigé les affaires. Dans les premiers jours de décembre 1847, le duc de Serra-Capriola, homme de bien et capable, ambassadeur du roi de Naples à Paris, reçut de son souverain l’avis de sa nomination comme lieutenant-général en Sicile et l’invitation pressante de retourner à Naples pour se rendre immédiatement à son poste. En même temps, le roi promit formellement que, pour le 12 janvier 1848, il aurait envoyé, avec le nouveau lieutenant-général, les réformes qu’il croyait nécessaires dans l’état présent de la Sicile. Le choix du duc de Serra-Capriola ne pouvait pas ne pas être agréable aux Siciliens, et les engagemens pris au sujet des réformes avaient calmé leurs esprits. Des accidens insignifians en eux-mêmes, comme il n’en survient que trop dans les affaires publiques, déconcertèrent cette combinaison. Le duc de Serra-Capriola, retardé dans ses préparatifs de départ, détourné de sa route par des circonstances de famille, n’arriva à Naples qu’un mois après la réception des ordres du roi. Ce retard mit le roi dans l’impossibilité de tenir la promesse faite aux Siciliens. Frustrés dans leurs espérances, aigris par l’idée qu’on avait voulu se jouer de leur bonne foi, ceux qui avaient reçu avec le plus de reconnaissance les assurances du souverain et prêché le plus haut la confiance dans sa parole, furent les plus ardens à se plaindre, les plus enclins à accepter, comme moyen d’en finir avec des ministres sans sincérité, l’idée de secouer définitivement le joug napolitain. Depuis quelque temps, à Palerme comme dans presque toutes les villes populeuses, il y avait un espèce de club sous le nom de Casino. Là se réunissaient des personnes de tout rang et de toutes conditions, nobles, négocians, gens d’affaires si nombreux en Sicile, et des soi-disant gens de lettres connus par leur opposition au gouvernement napolitain. Les émissaires étrangers ne manquaient point non plus ils échauffaient de leur mieux des ressentimens qui ne demandaient qu’à éclater. Le 12 janvier trouva le peuple de Palerme mécontent et prêt à s’insurger. L’émeute qui troubla cette ville pendant les journées du 12 et du 13 janvier pouvait être aisément apaisée, si le ministère napolitain eût envoyé sur les lieux une personne digne de sa confiance et agréable aux Siciliens. Il eut le tort de conseiller les mesures de rigueur, enchanté de trouver cette occasion de châtier sévèrement les habitans de la Sicile. Le général Désauget fut chargé de conduire une expédition militaire de l’autre côté du Phare ; mais, soit par l’effet d’instructions particulières du monarque qui répugnait à verser le sang de ses sujets, soit par suite des principes du général contraires au but de sa mission, l’expédition échoua. Les Siciliens, après avoir repoussé les troupes napolitaines, sans calculer les suites de leur levée de boucliers, se révoltèrent contre leur souverain légitime, et se jetèrent ouvertement dans l’insurrection.

Des circonstances aussi graves triomphèrent des hésitations du roi Ferdinand. Déjà il avait éloigné de ses conseils deux ministres qui passaient pour les plus hostiles aux idées libérales. Le 18 janvier, parut un décret qui donnait des attributions nouvelles et presque représentatives aux consultes déjà existantes de Naples et de Sicile. Le comte d’Aquila était nommé lieutenant-général en Sicile. Des ministres particuliers étaient désignés pour cette portion des domaines de la couronne. Le, 19 janvier, un édit sur la censure annonçait de grands adoucissemens dans le régime de la presse. Une large amnistie était publiée. Le 23 janvier, le roi annonçait à ses sujets l’octroi d’une constitution. Le 27, il composait un cabinet où figuraient comme président du conseil le duc de Serra-Capriola, le prince Dentice, le prince Torrella, hommes distingués, jouissant de la confiance publique ; le prince de Cassaro, ancien ministre disgracié, était nommé président de la consulte. Le 29, la constitution promise était définitivement concédée.

Qu’on se figure l’effet de ces nouvelles arrivant coup sur coup dans toutes les villes de la péninsule. Le roi qui passait pour le moins libéral de l’Italie avait en quelques instans laissé loin derrière lui, par ces concessions inattendues, tous les autres princes. Il ouvrait une ère nouvelle. L’inauguration à Naples du système constitutionnel, cette forme la plus populaire de la liberté romaine, ravit de joie tous les patriotes italiens ; les gouvernemens de Rome, de Florence et de Turin en furent singulièrement effrayés. Ils avaient chez eux quelque chose de plus dangereux qu’une constitution, si libérale qu’elle fût ; ils avaient des presses clandestines, des clubs en permanence, des émeutes triomphantes ; il leur répugnait de franchir ce pas nouveau. Il fallut cependant s’exécuter de bonne grace et concéder par avance ce qu’il était impossible de refuser long-temps. À Florence, à Livourne, des constitutions furent publiées sur le modèle de celle de Naples. À Rome, l’hésitation fut plus grande. Les formes d’un gouvernement constitutionnel étaient-elles compatibles avec l’existence du pouvoir du chef de l’église ? Une commission fut nommée pour examiner cette question ; elle se mit en rapport avec M. Rossi. Le courrier qui portait à Paris un mémoire de l’ambassade de France sur cet important sujet se croisa avec celui qui venait annoncer à Rome la nouvelle de la révolution de février. Il faudrait, on le voit, méconnaître les faits et les dates pour prétendre, comme l’ont fait depuis un an plusieurs orateurs et publicistes, que le mouvement révolutionnaire de Paris arracha aux souverains d’Italie l’octroi des chartes constitutionnelles. Elles étaient déjà concédées à Naples, à Turin et à Florence ; à Rome même, on s’engageait dans cette voie ; Quel fut à Naples l’effet des événemens de Paris, nous allons le dire en terminant.

Au plus fort des troubles de la Sicile, lord Napier, chargé d’affaires d’Angleterre, que l’opinion publique, à Naples, disait fort mêlé aux scènes qui se passaient de l’autre côté du Phare, vint trouver le duc de Serra-Capriola et lui offrit ses bons services pour le gouvernement napolitain, lui déclarant qu’il comptait se rendre en Sicile dans l’espoir de ramener à la raison les sujets de sa majesté sicilienne. Le duc de Serra-Capriola ne fit pas d’objection à ce voyage. M. le comte de Montessuy, chargé d’affaires de France depuis la mort de M. Bresson, inquiet de l’influence que son collègue d’Angleterre pourrait exercer en pareille occurrence, témoigna au ministre des affaires étrangères de Naples le désir de se rendre aussi en Sicile. Le duc de Serra loua sa détermination et l’en remercia. Comme M. de Montessuy annonçait à lord Napier le projet de l’accompagner dans son excursion à Palerme, celui-ci, évidemment contrarié, lui répondit : « Si c’est pour arranger les affaires de Sicile, croyez-moi, mon cher collègue, ne vous en mêlez pas. En Chine ou partout ailleurs, la France et l’Angleterre pourraient s’entendre ; mais, en Sicile, l’Angleterre a des intérêts particuliers qui ne doivent pas regarder la France. » Peu de jours après cette conversation, ce n’était plus lord Napier qui devait passer en Sicile, c’était lord Minto. M. de Bussières, notre nouvel ambassadeur à Naples, qui venait d’arriver, voulut accompagner lord Minto, comme M. de Montessuy avait voulu accompagner lord Napier. Survint la nouvelle de l’installation de la république. Lord Minto partit seul. On sait ce qui est advenu.

Nous n’avons rien à ajouter à ce simple récit. Le gouvernement tombé en février 1848 a-t-il gêné en rien le mouvement réformateur italien, ou bien l’a-t-il, autant que cela dépendait de lui, favorisé et développé ? Nous tenons cette question pour vidée par les faits, par les dates, par les pièces que nous avons citées. M. Guizot et M. Rossi ont-ils eu tort de recommander aux princes et aux peuples italiens de ne pas déserter la cause des réformes pour la cause de l’indépendance, de ne pas aller follement attaquer l’Autriche chez elle ? Après les déroutes de Milan et de Novare, il n’y a pas deux réponses possibles. « Parmi les sentimens qui animent les populations italiennes, disait M. Guizot en janvier 1848[18], et qui leur font désirer des événemens que je regarde comme chimériques ; il en est de très généreux, de très nobles, de très bons, qu’il est douloureux d’affliger ; mais il vaut mieux les affliger que de les tromper. » — Si jamais la liberté périt en Italie, disait M. de Montalembert dans la même discussion, si jamais l’Autriche y reprend l’ascendant qu’elle semble destinée à y perdre, ce sera grace aux révolutionnaires italiens, à eux seulement. Ils sont les véritables complices, les seuls et les plus dangereux complices de l’influence et de la prépotence autrichienne. — M. Guizot et M. de Montalembert étaient-ils alors les vrais amis de l’Italie et de bons prophètes ? ou bien était-ce M. de Lamartine, prêchant du haut de la tribune française à cette nation abusée la rupture des traités et la croisade contre l’Autriche ? M. de Lamartine et les révolutionnaires qui couvraient sa parole de leurs frénétiques applaudissemens se sont trouvés au pouvoir quand a éclaté la lutte terrible qu’ils avaient eux-mêmes provoquée. Comment ont-ils tenu leurs engagemens ? Quel rôle ont-ils fait jouer à la France ? Hélas ! nous avons eu tous à en rougir, et par honneur il faut s’en taire. Aujourd’hui, si notre pays reprend le rôle qu’il lui convient de jouer en Italie, c’est qu’enfin il a abandonné les erremens de leur détestable politique. Contre qui s’avance en ce moment l’expédition française ? N’est-ce pas précisément contre les exaltés qui accusaient si fort jadis les tendances rétrogrades de l’ancien gouvernement français, contre ces entrepreneurs d’émeutes qui, sur la foi de leurs amis de Paris, ont effrontément promené par toute l’Italie leur soi-disant souveraineté populaire, proclamant l’indépendance de la Sicile, chassant Léopold de Florence, Pie IX du Vatican, toujours prêts à se révolter, jamais prêts à combattre, et qui se sauvent maintenant à Rome devant les soldats de la république française, comme en Lombardie ils se sont enfuis devant les soldats de Radetzky ?

Tant et de si douloureuses catastrophes sont pleines d’enseignemens ; personne n’a le droit de les dédaigner. Puissent ses malheurs profiter au moins à l’Italie et lui éviter de nouvelles et fatales erreurs ! À l’avènement de Pie IX, l’Italie souhaitait des réformes modérées ; plus tard, elle a violemment aspiré à l’indépendance. La cause de l’indépendance n’a pas triomphé, mais la cause des réformes n’est pas perdue. Que l’Italie attende, qu’elle prenne patience, qu’elle se souvienne des conseils de M. Guizot et de M. Rossi. Ne lui reste-t-il pas la liberté ? Par la liberté, elle pourra peut-être un jour, Dieu aidant, reconquérir l’indépendance.


O. D’HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la troisième partie dans la livraison du 15 décembre 1848. — L’intérêt qui s’attache en ce moment aux affaires d’Italie nous décide à interrompre l’ordre de ces études sur la politique extérieure du gouvernement de juillet pour donner la partie de ce travail consacrée aux relations de la France avec l’Italie depuis 1830, qui emprunte aux circonstances présentes un caractère particulier d’opportunité.
  2. Delle Speranze d’Italia, cap. VI. (Capo di Lao, 1843.)
  3. Degli ultimi Casi di Romagna, di Massimo d’Azeglio. (Capo di Lago, 1846.)
  4. Dépêche de M. Rossi à M. Guizot, 18 décembre 1845,
  5. Dépêche de M. Rossi à M. Guizot, 28 juillet.
  6. Dépêche du 18 juillet. M. Rossi à M. Guizot.
  7. Dépêche du 21 juillet. M. Guizot à M. Rossi.
  8. Instructions particulières à M. Rossi, juillet 1847.
  9. Lettre particulière de M. Guizot à M. Rossi, 28 juillet 1846.
  10. Lettre particulière de M. Guizot à M. Rossi.
  11. M. Guizot à M. de Bourgoing, chargé d’affaires à Turin, 18 septembre 1847.
  12. Dépêches de M. de Broglie à M. Guizot, 16 septembre 1847.
  13. Dépêche de M. Rossi à M. Guizot, 7 septembre 1847.
  14. Lettre particulière de M. Guizot à M. Rossi, 7 septembre 1847.
  15. M. Guizot à M. le comte Rossi. — (Particulière.)
    « Paris, le 27 septembre 1847.
    « Notre politique envers Rome et l’Italie, quelques efforts que fassent nos ennemis de tout genre et de tout lieu pour la représenter faussement, est si simple, si nette, qu’il est impossible qu’on la méconnaisse long-temps. Que veut le pape ? faire dans ses états les réformes qu’il juge nécessaires. Il le veut pour bien vivre avec ses sujets en faisant cesser, par des satisfactions légitimes, la fermentation qui les travaille, et pour faire reprendre à l’église, à la religion, dans nos sociétés modernes, dans le monde actuel, la place, l’importance, l’influence qui leur conviennent. Nous approuvons l’un et l’autre dessein. Nous les croyons bons l’un et l’autre pour la France comme pour l’Italie, pour le roi à Paris comme pour le pape à Rome. Nous voulons soutenir et seconder le pape dans leur accomplissement. Quels sont les obstacles, les dangers qu’il rencontre ? Le danger stationnaire et le danger révolutionnaire. Il y a, chez lui et en Europe, des gens qui veulent qu’il ne fasse rien, qu’il laisse toutes choses absolument comme elles sont. Il y a, chez lui et en Europe, des gens qui veulent qu’il bouleverse tout, qu’il remette toutes choses en question, au risque de se remettre en question lui-même, comme le souhaitent au fond ceux qui le poussent dans ce sens. Nous voulons, nous, aider le pape à se défendre, et, au besoin, le défendre nous-même de ce double danger. Nous ne sommes pas du tout stationnaires et pas du tout révolutionnaires, pas plus pour Rome que pour la France. Nous savons, par notre propre expérience, qu’il y a des besoins sociaux qu’il faut satisfaire, des progrès qu’il faut accomplir, et que le premier intérêt des gouvernemens, c’est de vivre en harmonie et en bonne intelligence avec leur peuple et leur temps. Nous savons, par notre propre expérience, que l’esprit révolutionnaire est ennemi de tous les gouvernemens, des modérés comme des absolus, de ceux qui font des progrès comme de ceux qui les repoussent tous, et que le premier intérêt d’un gouvernement sensé et qui veut vivre, c’est de résister à l’esprit révolutionnaire. C’est là la politique du juste-milieu, la politique du bon sens, que nous pratiquons pour notre propre compte et que nous conseillons au pape, qui en a tout autant besoin que nous. Et non-seulement nous la lui conseillons, mais nous sommes décidés et prêts à l’y aider, sans hésitation aussi bien que sans bruit, comme il convient à lui et à nous, c’est-à-dire à des gouvernemens réguliers qui veulent marcher à leur but, et non pas courir les aventures.
    « Voilà pour le fait général ; je viens aux faits particuliers et aux noms propres. On dit que nous nous entendons avec l’Autriche, que le pape ne peut pas compter sur nous dans ses rapports avec l’Autriche. Mensonge que tout cela, mensonge intéressé et calculé du parti stationnaire, qui veut nous décrier parce que nous ne lui appartenons nullement, et du parti révolutionnaire, qui nous attaque partout parce que nous lui résistons efficacement.
    « Nous sommes en paix et en bonnes relations avec l’Autriche, et nous désirons y rester, parce que les mauvaises relations et la guerre avec l’Autriche, c’est la guerre générale et la révolution en Europe.
    « Nous croyons que le pape aussi a un grand intérêt à vivre en paix et en bonnes relations avec l’Autriche, parce que c’est une grande puissance catholique en Europe et une grande puissance en Italie. La guerre avec l’Autriche, c’est l’affaiblissement du catholicisme et le bouleversement de l’Italie. Le pape ne peut pas en vouloir.
    « Nous savons que probablement ce que le pape veut et a besoin d’accomplir, les réformes dans ses états, les réformes analogues dans les autres états italiens, tout cela ne plaît guère à l’Autriche, pas plus que ne lui a plu notre révolution de juillet, quelque légitime qu’elle fût, et que ne lui plait notre gouvernement constitutionnel, quelque conservateur qu’il soit ; mais nous savons aussi que les gouvernemens sensés ne règlent pas leur conduite selon leurs goûts ou leurs déplaisirs. Nous avons reconnu par nous-mêmes que le gouvernement autrichien est un gouvernement sensé, capable de se conduire avec modération et d’accepter la nécessité. Nous croyons qu’il peut respecter l’indépendance des souverains italiens, même quand ils font chez eux des réformes qui ne lui plaisent pas, et écarter toute idée d’intervention dans leurs états. C’est en ce sens que nous agissons à Vienne. Si nous réussissons, cela doit convenir au pape aussi bien qu’à nous. Si nous ne réussissions pas, si la folie du parti stationnaire ou celle du parti révolutionnaire, ou toutes les deux ensemble, amenaient une intervention étrangère, voici ce que, dès aujourd’hui, je puis vous dire : Ne laissez au pape aucun doute qu’en pareil cas nous le soutiendrons efficacement, lui, son gouvernement et sa souveraineté, son indépendance sa dignité.
    « On ne règle pas d’avance, on ne proclame pas d’avance tout ce qu’on ferait dans des hypothèses qu’on ne saurait connaître d’avance complètement et avec précision ; mais que le pape soit parfaitement certain que, s’il s’adressait à nous, notre plus ferme et plus actif appui ne lui manquerait pas. » (Moniteur, n° 13, du jeudi 13 janvier.)
  16. M. Rossi à M. Guizot, 18 décembre.
  17. Voyez la livraison du 1er décembre 1841.
  18. Discussion de la chambre des pairs. (Moniteur du 15 janvier.)