De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle

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Charles Péguy

DE LA SITUATION FAITE

au parti intellectuel
dans le monde moderne
devant les accidents
de la gloire temporelle

Quand on a dit ce que nous avons indiqué seulement, quand on a dit que l’entrée d’un jeune homme dans le grand parti intellectuel moderne lui confère automatiquement aujourd’hui toutes les puissances de la domination temporelle, on n’a rien dit.

Quand on a dit, quand on a constaté que l’introduction, que l’initiation d’un jeune homme dans le grand parti intellectuel moderne lui ouvre automatiquement toutes les puissances de la domination temporelle moderne, — places, richesses, honneurs, vanités, sinécures, chaires, titres et décorations, prébendes laïques, rentes civiques, avancements, gouvernements d’État, dominations politiques parlementaires, honneur de sauver, — aujourd’hui, — la République, — et par-dessus le tout ce que je vois qui est le plus prisé aujourd’hui par et parmi nos jeunes gens : faire un grand et brillant mariage, demi-riche, ou riche tout à fait, de cette richesse très particulière aux gros universitaires, dans nos aristocraties de défense républicaine, dans nos héritages politiques, dans nos hérédités de gouvernement de l’esprit, — quand on a dit tout cela, quand on a énuméré toutes ces grandeurs, — toutes ces tristes misères, — on n’a rien dit encore ; on n’a rien dit que tout le monde aujourd’hui ne sache, — ne déclare, n’avoue, ne reconnaisse, ne proclame de quelque manière, ou n’ait, quand on est malin, et tout le monde, aujourd’hui, est malin, découvert le premier.

On n’a rien dit non plus qui soit bien intéressant. Car sur ces grandes vilenies les opinions sont faites, sur les grandes vilenies de l’histoire contemporaine, faites, vite et une fois pour toutes, bien faites, les jugements sont arrêtés, les résolutions prises, les décisions faites. De part et d’autre. Un jeune homme qui veut devenir député, ministre, gendre, conseiller d’État, ou même obtenir à bon compte une chaire de l’enseignement supérieur, sait parfaitement comment s’y prendre. Il sait quelles avances il faut faire, quels gages donner, quelles promesses faire, quelles promesses au contraire tenir, quelles paroles tenir et quelles paroles violer, quels serments prêter et quels serments trahir, quelles traites accepter et signer, et quelles traites ensuite laisser protester, quand et comment jurer et quand et comment se parjurer, quelles trahisons commettre, et ils savent comment on peut trahir des trahisons mêmes. Un peintre joue la difficulté en mettant blancs sur blancs, noirs sur noirs. Nos jeunes camarades jouent l’aisance en mettant trahisons sur trahisons. Parlant avec eux le langage dit scientifique, nous dirons qu’ils font des trahisons de trahisons, des trahisons au carré, des trahisons à on ne sait plus combien de puissances. Ils n’y sont pas seulement entendus. Ils y sont experts. Ils y sont artistes. Ils savent tout cela beaucoup mieux que nous. Ils y ont une compétence que nous n’aurons jamais. Nous sommes un sot de nous occuper d’eux, d’oser même parler d’eux. Nous sommes des novices, auprès d’eux. Ils savent ce qu’ils ont à faire, et ce qu’ils font, et nous ne le saurons jamais. Ils n’ont besoin ni de nos renseignements ; ils en ont plus que nous ; ils en ont que nous n’avons pas, que nous n’aurons jamais ; ni de nos aversions et de nos découragements. Ils nous méprisent. Ils nous tiennent pour des sots. Ils ont bien raison.

Sur ces grandes vilenies, sur les turpitudes gouvernementales, sur les hontes politiques, sur les roueries des combinaisons parlementaires, sur les fraudes électorales dans les élections politiques et dans les élections littéraires, sur le moyen d’entrer au Collège de France par la porte du soupirail, sur l’art et la manière de défendre en assyriologie la troisième République française, de part et d’autre les partis sont pris. Ceux qui veulent, veulent ; et ceux qui ne veulent pas, ne veulent pas. Ceux qui veulent, veulent tant que vous ne pourriez pas les faire vouloir plus, ni moins. Quand même vous seriez bons à quelque chose, ce que vous n’êtes pas. Ceux qui ne veulent pas, ne veulent tant pas que vous ne sauriez pas les faire ne pas vouloir plus, ni moins, parce que vous n’êtes bon à rien.

Sur tout cela, qui est usuel, qui est habituel, toutes les habitudes et tous les usages sont pris.

Sur les turpitudes publiques ou secrètes, sur les bassesses des dominations temporelles, de part et d’autre les partis sont pris. Vite pris. Les vies sont courues. Celui qui veut arriver arrive. S’il n’arrive pas, c’est qu’ils sont trop. Ce n’est point faute de savoir. Il connaît son affaire. Ne nous occupons pas de son affaire.

Dès la troisième année d’école, dès l’agrégation, dès la première peut-être, dès la licence, dès le concours d’entrée, dès la cagne (ou rhétorique supérieure), dès les vieilles rhétoriques de province, dès les plus innocentes et jeunes basses classes, dès les sixièmes les plus jeunes et les plus fraîches, avec l’histoire des anciens Égyptiens et des Assyriens cruels, dès les plus anciennes et les plus jeunes promenades et les plus violents jeux de barre sous les marronniers lourds, dès peut-être avant, tout cela était joué. Dès les plus anciennes parties de barre, et au-dessous, au-dedans, cette partie-là était jouée.

Sur les arrivismes temporels, de part et d’autre les jeux sont faits. Les âmes turpides vont aux turpitudes ; les âmes serviles vont aux servitudes.

Les imbéciles vont à l’honnêteté.

Et ce qu’il y a de plus fort, c’est qu’ils en ont tellement le goût, les imbéciles, de l’honnêteté, de la vieille probité, qu’ils y restent.

Il est quelquefois difficile à l’arriviste d’arriver, parce qu’ils sont trop. Mais rien n’est aussi facile que de n’arriver pas, pourvu qu’on y mette un peu du sien. Parce qu’on n’est pas trop. Il y a ainsi de par le monde un certain nombre de jeunes gens, pas très nombreux, — nous en connaissons beaucoup aux cahiers, mais c’est assurément dans le personnel et dans la clientèle des cahiers que l’on en trouverait et que l’on en connaîtrait le plus, — des malins, alors, des gars particulièrement astucieux, des bonhommes à qui on n’en compte point ; des vieux roublards, qui ont choisi la carrière de ne point réussir, la procession de ne point arriver. Ils entreront dans la carriè…ère quand leurs aînés n’y seront plus. Ils n’auront pas besoin d’attendre aussi longtemps. Car leurs aînés et eux ils tiennent parfaitement dans la même carrière. On dit même qu’ils n’y sont point trop serrés, qu’ils s’y meuvent à l’aise, bonnement, sans haines et sans beaucoup de compétitions. Car, du moins d’après les récits des voyageurs, ce serait une carrière où on ne se bouscule pas.

Ces gens-là non plus, ces gens de leur côté n’ont pas besoin de nos considérations ni de nos conseils. Quand un pauvre homme a la probité dans la peau, il est perdu. J’entends perdu pour les grandeurs. De toutes les tares qui s’attaquent aux os mêmes et aux moelles, celle-ci est peut-être encore la plus irrémissible et celle qui pardonne le moins. L’homme qui n’arrive pas, qui ne sait pas, comment s’y prendre, qui ne veut pas savoir, le type dans nos genres, l’imbécile enfin, le pur niais, nidax vere simplex, le bon homme sait très bien, sent très bien, depuis qu’il est venu au monde, et même avant, parce que son père et sa mère étaient d’honnêtes gens, que toute sa vie on lui fourrera les sales besognes. Ou du moins ces admirables petits métiers, tenus et tenants, pieux et modestes, que les grands de ce monde cotent comme de sales métiers. Il sait pertinemment que toute sa vie on lui fera éreinter les yeux à corriger des copies et des compositions ou de la copie et des épreuves d’imprimerie

Dans les honneurs obscurs de quelque légion.

Mais il aime cela, cet homme. Il est si bête qu’il ne pense même pas à nommer cela probité, honnêteté, goût et passion de la liberté. Il exècre le mot même de pureté. Parce que de tous les sépulcres les sépulcres blanchis sont encore ceux qui lui paraissent le plus cimetières. C’est nous, les cuistres, qui nous amusons à donner à tout cela des noms de vertus. Avec notre manie de faire des catalogues et des index. Il n’a besoin ni de nos classements, ni de nos encouragements, ni de nos conseils. Tout ce qu’il sait, cet ignorant, c’est qu’il y a des démarches que les autres font tout le temps et qu’il ne fera jamais, pas même une fois, pas même un seul quart d’heure. Parce que ce quart d’heure lui resterait sur l’estomac, lui serait impossible à digérer.

Tout ce qu’il sait aussi, tout ce qu’il sait enfin, car il voit de loin, et au loin, il voit jusqu’au bout, c’est que sa vie sera telle, toute entière, et que telle sera sa mort, qui est pour lui comme une sorte de fin de sa vie.

Car pour cette sorte de gens, de petites gens, elle n’est pas, elle ne paraît pas beaucoup le commencement de leur éternité.

Infiniment plus dangereuse que la tentation du gouvernement temporel, parce qu’elle ne s’attaque plus seulement aux âmes de servitude, infiniment plus intéressante parce qu’elle s’attaque aussi aux âmes de commandement, et même à quelques bons esprits, infiniment plus redoutable que la basse tentation du gouvernement temporel est une autre tentation, une haute tentation, une tentation supérieure, parce que l’autre n’est basse et que celle-ci est supérieure : la tentation de la gloire, sous toutes ses formes, sous toutes les formes de cette véritable affection.

L’expérience a malheureusement démontré que la tentation de la gloire produit les formes d’une affection véritable, qu’il y a des hommes qui ne trahiraient point leurs amis pour le gouvernement général de Madagascar, — et dépendances, — et dont le cœur chancelle et qui feraient on ne sait pas bien quoi, et on se le demande avec inquiétude, pour être mis seulement dans un dernier chapitre, que l’auteur ferait, de l’histoire de Lanson.

Il est heureux pour la solidité du régime que des hommes comme Andler et Lanson soient de fermes républicains. Qu’ils en soient les appuis les plus solides et comme qui dirait les bâtons de vieillesse. On ne sait pas de quoi des jeunes gens, de jeunes auteurs seraient capables pour entrer dans la gloire, — même considérée comme une puissance purement spirituelle, — nommément pour entrer dans l’histoire, — comme on y entre aujourd’hui, c’est-à-dire pour entrer dans le tissu linéaire, dans le ruban de l’évolution littéraire, dans le ruban scientifique d’une évolution littéraire linéaire, — simplement pour entrer dans un feuilleton du Temps ; — beaucoup plus scientifiquement pour être mis dans un chapitre nouveau de notre maître M. Lanson ; — beaucoup plus scientifiquement encore, — car il y a des degrés dans la science et dans la magistrature, — pour entrer dans le cosmos de la pensée de notre maître M. Andler, même non exprimée, même non écrite, même non imprimée, comme un chaînon de la chaîne, comme un échelon de l’échelle, comme un élément, — indispensable, — un élément d’évolution étant toujours nécessaire, indispensable, et inévitable, — comme un élément indispensable dans l’histoire linéaire de l’évolution de quelque littérature, fût-ce de cette exécrable et méprisable et la dernière de toutes littérature française.

Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés. Il faut se féliciter, pour la solidité de nos institutions, qu’un homme comme l’honorable M. Gaston Deschamps, que des hommes comme nos maîtres M. Andler et M. Lanson soient d’aussi fermes républicains. Eux-mêmes ils ne connaissent point, ils ne peuvent pas soupçonner toute l’étendue de leur pouvoir. Et si même ils en avaient connaissance, heureusement que nous avons la certitude qu’ils n’en abuseraient point. On ne sait pas ce que seraient capables de faire pour eux des jeunes gens entièrement désintéressés. On ne soupçonne pas, nos maîtres ne suspectent point eux-mêmes quelles troupes de dictature enthousiastes, infiniment plus embêtantes que celles qu’ils ont déjà, et qui sont si insupportables, quelles gardes prétoriennes, et plus que dévouées, attachées, ils pourraient lever parmi tant de jeunes gens que l’on croit et qui se croient eux-mêmes de la défense républicaine la plus pure.

Ils ne peuvent pas le savoir. Je ne parle point ici de cette puissance temporelle, je ne reviens point ici sur cette puissance temporelle que nous avons dite et sur laquelle je ne pense pas qu’il soit opportun de revenir, car tout le monde la connaît, qui est venue à nos maîtres de ce qu’ils exercent non pas seulement les fonctions, mais les magistratures et qu’ils poursuivent ou édictent les fonctions de l’enseignement dans les Universités de l’État. Des hommes qui reçoivent ou ne reçoivent pas, en France, des candidats, nés Français, aux baccalauréats, aux licences, aux agrégations, à l’École Normale, aux bourses, même de voyage, des hommes qui ont reçu licence de faire des docteurs et des normaliens exerceront toujours en France une puissance illimitée. Et il y en aura beaucoup qui seront dans leur dépendance. Nous laissons pour aujourd’hui cette puissance, pour aujourd’hui et peut-être pour longtemps, sinon pour toujours. Ce que je dis, c’est que, parmi les âmes supérieures, parmi les âmes hautes, parmi les quelques Français qui osent affronter cette idée : ne pas être reçus à un examen ou à un concours de l’enseignement de l’État, parmi ces âmes éminentes et singulièrement rares il se produit un nouveau ravage, par cela même infiniment plus dangereux, puisqu’il tombe justement, comme par hasard, sur les quelques-uns qui avaient échappé aux premiers, aux anciens communs ravages.

Il se produit ainsi un nouveau, un dernier déchet, le pire de tous.

Une âme un peu noble se méfie, d’elle-même, instinctivement et sans qu’on ait rien à lui en dire, de tout ce qui ressemble à de la domination temporelle. Un homme un peu propre a peut-être encore plus d’horreur, instinctive, d’exercer quoi que ce soit qui ressemble à de la domination intellectuelle temporelle que de la subir. Il n’y a donc pas lieu d’y insister. Il n’y a pas même lieu d’en parler. Ce qu’il faut dire, ce qu’il faut examiner un peu, c’est si la tentation de la gloire, qui atteint, qui entame justement les âmes élevées, d’ailleurs inattaquables, ne serait pas devenue, elle aussi, dans le monde moderne, une tentation de domination temporelle, d’autant plus pernicieuse qu’elle est plus insidieuse, d’autant plus redoutable qu’elle est plus insinuante et qu’elle se glisse à des âmes plus précieuses ayant elle-même revêtu les aspects presque d’une vertu, presque d’un devoir, presque d’une obligation métaphysique et morale.

De bons esprits s’aperçoivent aisément, de naissance, de race, et sans qu’il soit besoin de les tirer par la manche, de ce que c’est qu’une domination temporelle, sous les formes grossières, connues, classées, de ce que cela pèse, de ce que cela vaut. Quelques bons esprits peuvent ne pas s’apercevoir que la gloire elle-même, que la vieille gloire, qui en effet était venue au monde, au vieux monde, plutôt comme une puissance spirituelle, que la gloire du vieux temps est devenue dans le monde moderne, par une opération de l’encroûtement du monde moderne, elle aussi une puissance temporelle, moderne, comme il y en a malheureusement tant d’autres.

Je dis encroûtement parce que je ne suis pas scientifique. Si j’étais savant je dirais incrustation, cela ferait une loi biologico-sociologique, et tout le monde me respecterait.

Sur le point de savoir à quel point la gloire elle-même, la gloire littéraire par exemple, est devenue dans le monde moderne simplement une forme, et même assez grossière, de domination temporelle, je me vois contraint de faire appel à moi-même, ce qui n’est pas convenable, à mon propre témoignage. Mais tous nos abonnés ne sont peut-être pas éditeurs. Et quelques-uns certainement ne sont pas journalistes. Il faut avoir conduit depuis plus de dix ans, il faut avoir eu la charge et la responsabilité de conduire depuis au moins dix ans la seule entreprise qui, sans aucunes ressources capitalistes, ait jamais été faite pour lutter contre les puissances d’argent dans l’ordre de l’édition, qui seule ait constamment et sans aucune faiblesse refusé de plier devant les puissances d’argent, pour pouvoir apporter le témoignage que j’apporte ici, pour pouvoir certifier, à ce degré de certitude, à quel point, de désintégration complète, l’ancienne gloire, qui était venue au monde et qui avait grandi enfant, adolescente et jeune femme comme une puissance à peu près uniquement spirituelle est devenue, par un effet de l’incrustation capitaliste moderne, sur ses vieux jours uniquement une puissance temporelle, et la plus dégradée des puissances temporelles.

[Je dis : la seule entreprise qui, dans l’ordre de l’édition ; je ne dis pas la seule entreprise absolument parlant. Nous sommes quelques-unes, heureusement. Mais les autres entreprises ne sont pas proprement de l’ordre de l’édition. Je sais autant que personne, pour prendre un exemple qui m’est particulièrement cher, je sais pertinemment, puisque j’y suis inscrit, combien cette personne morale, qui se nommait Union pour l’Action morale, et qui aujourd’hui se nomme Union pour la vérité, a résisté utilement aux puissances temporelles dans l’ordre de l’opinion, d’une certaine opinion, nommément aux puissances d’argent, aux puissances capitalistes.] Ordre de l’opinion qui était de son programme même.

(J’espère que ces éloges que je fais d’eux, que ce témoignage que je rends à leur compagnie ne les compromettront pas trop, ne leur feront pas de tort. J’espère aussi et par contre qu’ils ne les abasourdiront pas trop, que tant d’éloges ne leur paraîtront point absurdes et démesurés. C’est une Compagnie en effet qui a une certaine espèce d’innocence qui fait qu’elle a montré plusieurs fois, à ma connaissance, un grand courage, mental, intellectuel, civique, social, — plusieurs fois intérieur à la Compagnie elle-même, ce qui est le plus difficile, — dont elle ne paraissait point toujours se douter.) Ils me pardonneront donc. Il faut bien que quelqu’un parle quelquefois. Je ne suis point un spécialiste, un entrepreneur d’éloge ; je suis embarrassé, gauche dans l’éloge ; mais cet éloge que je fais d’eux est justifié au delà de ce que l’on pourrait croire, au delà même de ce que eux peut-être ils croient. Je veux dire notamment et très précisément ceci : leur Compagnie est pauvre : pourquoi le taire ? Étant donnée l’importance politique et sociale qu’ils pouvaient avoir, qu’elle pouvait avoir, qu’un très grand nombre de ses membres avaient déjà individuellement, elle ne serait pas restée longtemps ou toujours pauvre si elle avait fait les affaires de quelqu’un. C’est à peu près la seule loi de sociologie qui se soit jamais vérifiée. Les affaires de quelqu’un ou de quelques-uns qui étaient dehors, qui fût dehors, ou, ce qui est infiniment plus grave, les affaires de quelqu’un qui eût été dedans. Les affaires de quelque parti politique, parlementaire (avoué) ou parlementaire prétendu antiparlementaire, du dehors, ou, ce qui est infiniment plus grave, du parti politique toujours parlementaire nouveau, d’un parti politique parlementaire que l’on est, que l’on devient, que l’on (se) fait, que l’on introduit dans la poussière où il y en a déjà tant.

J’apporte mon témoignage. Je ne l’apporte que pour mémoire. Je l’apporte sans aucune illusion. Pour la forme, et pour l’acquit de ma conscience. Pour la conduite du débat. Je l’apporte avec la certitude qu’il ne servira de rien. Ce n’est qu’un témoignage d’expérience et ainsi de compétence. Et rien n’est aussi méprisé depuis l’avènement des méthodes intellectuelles modernes prétendues scientifiques et leur domination que la compétence, qui ne s’acquiert point dans les livres, (à moins qu’on ne les vende) (qu’on en vende), et que cette expérience, dont on se réclame avec une inlassable fatuité.

Il est même extraordinaire, quand on y pense, et c’est assurément une note que nous retrouverons, comme ce monde, qui a toujours ce mot d’expérience à la bouche, entendue dans le sens de la technique scientifique, au sens d’expérience de laboratoire : faire une expérience, installer une expérience, monter une expérience, réussir, ne pas réussir une expérience, nous savons par expérience (qu’il faut prononcer sérieusement, sévèrement, en baissant les yeux et en fermant à demi la bouche, plissant un peu les lèvres) est aussi le premier, est aussi le seul qui ait méprisé à ce point la propre expérience, l’expérience proprement dite, cet accroissement incalculable et constant, qui est de la vie même, cette entrée perpétuelle de l’événement total dans l’événement de la vie propre. Nous y reviendrons certainement.

Je n’apporte donc mon témoignage que pour avoir la conscience tranquille, et parce qu’il ne faut rien oublier. J’ai Dieu merci non seulement un grand nombre de camarades, mais au contraire un certain nombre d’amis qui sont des universitaires. Ce sont des amis de la plus grande solidité. Quand ils viennent me voir, ce qui me fait toujours beaucoup de plaisir, aux vacances, ou ceux de Paris après la classe, entre deux classes, nous causons quelquefois. Une statistique sévèrement assise et tenue à jour a permis de calculer que je ne parle jamais depuis quinze minutes, et, dans les treize dix-septièmes des cas, depuis treize minutes et vingt-sept secondes et cent vingt-et-un deux cent cinquante-septièmes de seconde sans faire intervenir dans mes propos une certaine opposition que j’ai fait déjà un certain nombre de fois intervenir par écrit dans ces cahiers mêmes. Il m’arrive par exemple d’opposer des mots comme intellectuel à industriel, scolaire à vivant, fonctionnaire à producteur, fonctionnaire à citoyen, fonctionnaire à contribuable, particulièrement universitaire à éditeur. On le sait de reste, je n’y insiste pas. Ce que tout le monde ne sait peut-être pas, parce que tout le monde ne vient pas me voir, et il a bien raison, c’est que je suis un pauvre innocent, un pauvre homme qui n’ai point, comme nos grands génies, contemporains, des ressources infinies. Paris est plein de gens qui savent toujours écrire du nouveau, et dire autre chose. Admirons ces gens de Paris. Pour moi, l’inépuisable fécondité d’un Léon Blum et de ce nombre inépuisable de nos salonniers m’a toujours plongé non pas tant dans un rêve que dans une espèce d’hébétude. J’admire, et ne peux point imiter, à ma grande honte, j’admire tous ces grands hommes, nos contemporains chez eux, qui ont un nombre indéfini d’écritures, et un nombre non moins indéfini de propos, autres. Je n’ai qu’une écriture, on me l’a dit assez. Et je n’ai aussi qu’un propos. Et ce qu’il y a de plus désagréable, c’est que le propos est tout le même que l’écriture. Je dis ce que j’écris. J’écris ce que je dis. Je disais donc à l’instant que lorsqu’un de mes plusieurs amis universitaires veut bien venir me voir, et que nous commençons à causer, il ne se passe pas un nombre de minutes que j’ai déjà oublié, mais qui est mis quelque part sur un écrit, sans que je radote et que je me mette à sortir une certaine opposition, qui commence à être connue, par exemple entre universitaire et industriel. En quoi je ne fais que suivre un des exemples de notre bon maître M. Sorel. Si obtus que je sois venu au monde moi-même, et que je sois demeuré, je n’ai pas été sans remarquer comment tournent, généralement à ce moment-là, ces entretiens. C’est à ce point en effet que mes amis universitaires me serrent généralement la main, avec une affectueuse, bien-affectueuse, toute-affectueuse commisération, que quelques-uns dissimulent à peine. On citerait même quelques exemples, — car s’il est étonnant à quel point nous sommes un objet d’amitiés, — et d’inimitiés, — il est plus étonnant encore à quel point je suis peu un objet de respect, — on pourrait même citer quelques exemples que quelques-uns m’aient dit, en me serrant la main : Oui, mon vieux, — ils disent : mon vieux ; — oui, mon vieux, nous la connaissons ; ou, plus trivialement, on la connaît, et quelquefois, plus en bref : oui, je la sais ; comme on dit irrévérencieusement d’une chanson : tu me la copieras. Car ils savent que je ne sais qu’une chanson et que c’est toujours la même.

Tels sont nos discours. Et ainsi finissent-ils. Mais comment des hommes peuvent-ils se proposer d’avoir deux mondes, un pour écrire, un (autre) pour parler (et causer), un d’écriture, un de propos de table, quand il est déjà si difficile d’en avoir un petit morceau d’un.

Je n’apporte donc ce témoignage que pour mémoire ; par lui et à lui s’éclairera le visage du lecteur, comme je sais par expérience que s’éclairent à ce point les visages de mes amis ; je le redis : un homme qui n’a point travaillé comme producteur de droit commun, comme ouvrier salarié ou patron salarié dans une entreprise industrielle privée, un homme qui n’est point à quelque titre dans une entreprise commerciale privée quelconque, — et l’on entend bien ce que je veux dire par une entreprise commerciale, — un homme dont la vie, même, n’en dépend pas, un homme enfin, pour dire le mot, qui n’a pas eu à payer des traites à des quinze et à des fins de mois, — et où trouver de l’argent pour ces traites ? — un homme qui n’a point eu à établir un budget et qui n’a point incessamment à recommencer, un homme qui n’a point entièrement un budget de droit commun, un budget privé, un budget particulier, entièrement nourri de recettes privées, commerciales, elles-mêmes de droit commun, sinon entièrement dépensé en dépenses privées, il faut avoir été serré au larynx et avoir eu la colique dans le ventre par cette anxiété atroce des échéances, il faut avoir été roulé soi-même et dévoré dans ces tourbillons de guerre qui roulent partout en dehors des guichets de l’État, dans ces tourbillons de la guerre économique et de la concurrence universelle, beaucoup plus réelle, étant beaucoup plus générale, que ce que Hervé nomme solennellement, et prétentieusement la Guerre Sociale, pour savoir je ne dis pas ce que c’est que d’être pauvre, — il y a beaucoup de fonctionnaires pauvres, — mais ce que c’est que d’être misérable, d’une part, et d’autre part ce que c’est que d’être honnête. Parce que les autres ne savent pas ce que c’est que la tentation.

En ce sens, nous l’avons dit, nous y reviendrons, il faut le dire, et je suis assuré que Berth et que M. Sorel m’entendront bien, il y a une parenté profonde entre le patron et l’ouvrier. Les relations de fait, les relations de réalité des ouvriers et des patrons, ou, si l’on veut parler un langage un peu conceptuel, de l’ouvrier et du patron, entre l’ouvrier et le patron, sont beaucoup plus mêlées, emmêlées, compliquées, impliquées que ne les font généralement les partis politiques, tous également parlementaires, (et au moins autant ceux qui se disent et peut-être qui se croient antiparlementaires, qui se vantent d’être antiparlementaires), que ne les font les partis politiques eux-mêmes antagonistes. Il y a entre l’ouvrier et le patron, entre les ouvriers et les patrons, une solidarité, il faudrait dire peut-être un synagonisme, ou pour parler peut-être un peu plus exactement, des solidarités particulières, des synagonismes particuliers incontestables, indéniables. Il y a entre les patrons et les ouvriers, entre le patronat et le prolétariat, (faudrait-il dire l’opérariat ?) une antinomie, un antagonisme, des antagonismes particuliers incontestables, indéniables. Tout cela est beaucoup moins simple dans la disposition de la réalité, j’entends de la réalité actuelle, la seule enfin que nous connaissions, que dans les programmes des partis, que dans les articles de journaux, qui ne sont plus guère aujourd’hui que des morceaux de programmes de partis, que dans les articles de revues, même grosses, et non pas seulement hebdomadaires mais mensuelles, dont beaucoup ne sont malheureusement plus guère aujourd’hui que des articles de journaux, que dans les livres, hélas, dont, à part trois ou quatre, il vaut mieux ne point parler. Mais outre l’un et l’autre, outre ces antagonisme et solidarité, il y a une certaine parenté profonde, il y a entre l’ouvrier et le patron une certaine parenté profonde, une certaine consonance profonde, que je nommerais industrielle, au sens que nous avons attribué à ce mot, une certaine parenté profonde industrielle, une certaine consonance profonde industrielle, qui est un sentiment, une situation, un phénomène d’une importance capitale, dont nous avons je crois dit quelques mots dans un précédent cahier, sur lequel nous reviendrons certainement, une parenté, un sentiment, une consonance, une situation, un phénomène à eux limité, qui s’étend à tous eux, qui ne s’étend à nuls autres, qui s’étend à tous les patrons et ouvriers, qui ne s’étend à aucun de ceux qui ne sont ni patrons ni ouvriers.

Cette misère ne sévit qu’en dehors des guichets de l’État. Un homme qui n’a point passé par là ne sait pas, ne peut pas dire qu’il sait ce que c’est d’être misérable, et ce que c’est d’être tenté.

Un homme assez avantageusement connu comme journaliste et qui est demeuré journaliste dans des emplois où généralement on le demeure un peu moins, un homme qui a du journaliste ce don de faire un sort à certains mots, bons ou mauvais, justes ou impropres, qu’il invente, ou qu’il emprunte, un homme qui a notamment fait un certain sort au mot bloc, M. Georges Clemenceau a fait aussi un certain sort au mot barricade, un sort nouveau, en parlant de ceux qui sont de l’un et de l’autre côté, qui ne sont pas du même côté de la barricade. Ce n’était malheureusement qu’une boutade de journaliste. Et peut-être un souvenir de romantique. La barricade n’est plus aujourd’hui le grand instrument social et politique, le grand appareil de gouvernement ou de révolution, le grand appareil de discernement. Ce n’est plus la barricade aujourd’hui qui discerne, qui sépare en deux le bon peuple de France, les populations du royaume. C’est un beaucoup plus petit appareil, mais infiniment plus répandu, surtout aujourd’hui, qu’on nomme le guichet. Quelques cadres de bois, plus ou moins mobiles, un grillage métallique, plus ou moins fixé, font tous les frais d’un guichet. C’est pourtant avec cela, c’est avec ce peu que l’on gouverne la France très bien. Format bon ordinaire. Au lieu qu’il fallait des tonneaux, et même des barriques, et si j’ai bonne mémoire des omnibus, presque des immeubles, pour faire une barricade. C’est même sans doute pour cette raison que finalement, c’est du moins une des raisons pour lesquelles vraisemblablement il est finalement venu au monde beaucoup plus de guichets qu’il n’y était jamais poussé de barricades. C’est que c’était peut-être plus facile à faire. Il suffit d’avoir été soi-même acheter des timbres ou payer ses impôts, que nous nommons contributions, et de comprendre un peu, de savoir un peu lire ce que l’on fait, pour avoir soi-même découvert cette vérité de fait élémentaire. Nous n’avons plus aujourd’hui la barricade discriminante. Nous avons le guichet discriminant. Il y a celui qui est derrière le guichet, et celui qui est devant. Celui qui est, assis, derrière, et ceux qui sont debout devant, ceux qui défilent, devant, comme à la parade, en on ne sait quelle grotesque parade de servitude librement consentie. Là est la grande, la vraie séparation du peuple de France. Et c’est pour cela que les grands débats politiques de ces dernières années et de cette présente ne parviennent point à me passionner. Ô subtil mais déclamatoire Gonzalve la Flize. Que j’ai appris à ne point confondre avec le premier Gonzalve, avec l’autre, le faux, avec l’ancien, celui qui était de Cordoue et qui fut un bon militaire, bien qu’il y ait dans votre style, que je n’avais pas l’honneur de connaître jusqu’à cette année, un certain ton militaire, un certain air, on s’y tromperait, un air de fanfare et de triomphe, avec des trompettes, qui est bien agréable. Autant qu’ils passionnent le peuple français. Tous ces hommes, tous ces partis qui se battent ou qui font semblant de se battre, je les reconnais aisément pour ce qu’ils sont, je les connais depuis longtemps pour un grand, pour un immense, pour un seul parti. Tous ils appartiennent au même grand et unique parti, qui est le parti de ceux qui sont de l’autre côté du guichet, du bon côté, selon eux. Tous ils appartiennent au même grand et seul parti de la bureaucratie. Ceux qui y sont y tiennent. Ceux qui n’y sont plus ne demandent qu’une chose, qui est d’y revenir. Ceux qui n’y sont pas encore ne demandent qu’une chose, qui est d’y venir. Bureaucrates, tous, et ayant du monde et de la vie, notamment de la vie politique et sociale, une représentation de bureaucrates. Bureaucrates tous, même et surtout celui qui est un orateur, même et aussi celui qui est un journaliste. Bureaucrate Jaurès, bureaucrate Clemenceau, — c’est pour cela que leurs duels oratoires sont purement fictifs, — et ne parviennent point à m’émouvoir et que c’est à peine si je les suis : je sens trop le battage, l’entente secrète, que ce sont les (deux) mêmes hommes au fond, qu’ils sont compagnons et compères, les hommes du même monde, du même système, qui est le système bureaucratique ; — non moins bureaucrates, et peut-être plus, les antiministres, — les ministres, — de la Confédération Générale du Travail. Bureaucrates sur et contre quiconque est de la menue populace : électeurs, ou simplement inscrits, dans l’ordre politique, et, dans l’ordre économique, imposés, nommés contribuables, ouvriers en révolte ou ouvriers résignés, graine d’électeurs, graine de grévistes, et toujours graine de sacrifiés.

Ils se battent, entre eux, mais ils ne se battent que derrière le guichet. On ne se battra jamais à travers le guichet, parce qu’alors, ce serait sérieux.

Quand nous disons à nos amis de l’autre côté de la porte du lycée qu’il faut avoir pâti dans la rue et avoir été boulé dans la détresse de la rue pour savoir ce que c’est que d’être misérable et ce que c’est que d’être honnête, parce qu’à l’intérieur de la boîte on n’a jamais pour ainsi dire été tenté, ils nous croient, bien entendu, parce qu’ils ont de l’amitié pour nous, très volontiers ils nous font l’amitié de le croire, ou beaucoup plus exactement, et simplement, de nous croire, ou plutôt ils croient le croire, mais ils ne font que de le savoir. Un philosophe sur son lit de mort disait récemment au plus fidèle de ses disciples, qui a recueilli pour nous ce propos ; parvenu à un âge avancé, quelques instants avant l’instant de sa mort ce philosophe disait sensiblement : Je sais que je vais mourir, mais je ne le crois pas. Il entendait sans doute par ces mots, autant que l’on peut expliquer, par l’analyse, des paroles aussi profondes, et aussi justes, il entendait sans doute par ces mots qu’il connaissait, qu’il prévoyait, qu’il préconnaissait sa prochaine mort d’une pleine connaissance intellectuelle, historique et scientifique, impliquant une certitude historique et scientifique indiscutable, inévitable, mais qu’il ne la préconnaissait pas, qu’il ne pressentait pas sa propre prochaine mort d’une connaissance organique intérieure. On sait sa mort, on ne la croit pas, ou on n’y croit pas. C’est je crois l’un des mots les plus profonds que l’on ait prononcé depuis qu’il y a la mort. Et il y a longtemps qu’il y a la mort. C’est un mot si profond, et qui atteint si profondément aux plus profondes et plus essentielles sources sentimentales qu’il ne s’applique pas seulement à la mort, qu’il n’est pas vrai seulement de la mort, mais qu’il est vrai de tout ce qui est du même degré de profondeur que la mort, du même ordre de grandeur que la vie et la mort ; il n’est pas vrai seulement de la probité, qui est une vertu de race, et dont les improbes ne peuvent avoir même aucune idée organique ; il est vrai surtout de la misère, qui est si profondément apparentée à la mort, étant, comme je crois l’avoir indiqué dans un très ancien cahier de Jean Coste, très exactement ce que dit la formule très rare de l’Antigone grecque : une mort vivante.

Celui qui n’a pas été tenté, dans la misère, ne sait pas ce que c’est que la misère et que la tentation, et par suite il ne sait pas ce que c’est que la probité, ce que c’est que d’être honnête. Ou pour parler tout à fait exactement et nous en tenir en toute rigueur au mot que nous avons rapporté, il peut le savoir, mais il ne fait que de le savoir : il ne le croit pas et il n’y croit pas.

Je ne m’attarderai pas à revenir sur ce que j’ai dit de la misère dans un très ancien cahier. Je m’attarderai encore moins à traiter de la probité, à en parler seulement. Les vertus et les vices n’ont pas besoin de nous pour continuer, pour courir leurs carrières. Ce que je voulais noter seulement aujourd’hui, et c’est pour cela que je faisais appel à mon propre témoignage, à ma propre expérience, faute d’autre, c’est qu’il y a trois degrés dans la tentation de la puissance.

Le premier degré est la tentation de la puissance temporelle. C’est un degré d’une tentation si basse que nous n’aurons point à nous en occuper ici. Pour et contre cette première tentation les positions sont prises, et bien prises. Celui qui succombe à une tentation aussi grossière, aussi vile, aussi bassement et grossièrement vile, était quelqu’un qui voulait succomber. Nous n’avons pas à nous occuper de lui. Nous n’avons rien à lui dire. Il est marqué. Il n’est pas admissible.

Nous ne pouvons nous occuper ici que de ce qui se passe après l’admissibilité, de ce qui est entre l’admissibilité et l’admission ; nous ne travaillons, nous ne pouvons travailler que l’oral. Il faut se réduire et nous nous sommes réservé les sommités (nous l’avons dit souvent, les cas limites). Celui qui succombe à la tentation de la puissance temporelle, qui même la subit de quelque manière, qui même y pense, n’est même pas admissible. Il est refusé d’abord. Celui qui succombe à la tentation de ce qu’il y a de socialement temporel dans les puissances intellectuelles, qui même la subit de quelque manière, qui même y pense, n’est non plus même pas admissible. Il est aussi refusé d’abord. Celui qui succombe à la tentation de la gloire, qui même la subit de quelque manière, qui même y pense, il serait bien admissible. Mais il est malheureusement refusé, il échoue à l’oral, il n’est malheureusement pas sur la liste définitive.

Telles sont sensiblement les relations, les superpositions et imbrications de ces trois degrés.

Un deuxième degré est la tentation, intermédiaire et transitoire, composite, mêlée de l’un et de l’autre élément, la tentation de ce qu’il y a de socialement temporel dans les puissances intellectuelles : chaires, examens, concours, places et décorations. Et argent et considération là-dedans. Cette tentation est encore plus grossière, plus vile et plus basse que la première. Celui qui s’attarde à cette tentation est encore plus jugé que l’autre, que le premier, Encore moins admissible, Nous ne nous y attarderons donc pas.

Il y a en effet dans ce cas, dans ce deuxième cas, une espèce de contamination, une sorte d’intoxication particulière très particulièrement désagréable. Nous regardons, nous considérons d’un tout autre regard l’ambitieux pur et simple, l’ambitieux propre, celui que nous avons nommé l’ambitieux du premier degré, l’homme temporel, enfin l’ambitieux temporel qui n’a que des ambitions (socialement) temporelles, proprement, purement et simplement, et l’autre ambitieux, le deuxième, celui de ce deuxième degré, l’homme temporellement intellectuel, enfin l’ambitieux socialement temporellement intellectuel, celui qui convoite ce qu’il y a de socialement temporel dans les puissances intellectuelles. Nous aurions presque de la sympathie pour le premier, par comparaison avec le second. Nous aimons mieux, nous aimons presque le premier, en comparaison du second, Nous aimons beaucoup mieux avoir affaire au premier. Nous aimons infiniment mieux celui qui fait son métier, ou qui a l’air de faire son métier, l’ambitieux qui exerce (l’ambition) (temporelle) comme une profession reconnue. Nous haïssons l’autre. Dans le passé nous regardons, nous considérons d’un tout autre regard les ambitions temporelles des barons, par exemple, que celles des évêques (à moins que ces évêques ne fussent, comme il était si fréquent, purement et simplement des barons) ; les ambitions temporelles des laïques tout autrement que celles des clercs ; des hommes d’armes que des prêtres. Nous acceptons assez volontiers, et comme naturellement, que les capitaines, que les barons, que les gens de guerre, que tous les laïques voulussent avoir, que tous les temporels convoitassent du temporel, des châteaux et des terres temporelles, des puissances, des armes, des titres temporels. Ils faisaient pour nous comme leur métier. Au lieu que nous avons toujours, au contraire, un sentiment d’une espèce particulière de prévarication, d’une sorte de simonie, un sentiment très net, quand des spirituels, officiellement intemporels, convoitaient du temporel. Nous souffrons pour eux. Nous ne les considérons que d’un regard pénible. Que des spirituels, que des hommes officiellement intemporels, convoitassent des (biens) temporels, voilà ce qu’au fond nous n’admettons pas, ce que nous ne pouvons pas digérer. Ce qui nous donne un arrière-sentiment, un arrière-goût, une arrière-pensée de simonie, de quelque simonie. Cette arrière-pensée, cet arrière-sentiment, cet arrière-goût est si profond, cet arrière-souvenir, cette arrière-mémoire est si profonde qu’elle a survécu même à l’établissement du monde moderne, où tant de souvenirs, plus ou moins organiques, ont sombré, qu’elle est demeurée dans le fond même dans ce monde moderne où tant de traces n’ont pas survécu, ont été abolies. Aujourd’hui même encore, opérant une sorte de transposition, de filiation particulière, et considérant presque malgré nous les intellectuels comme des sortes de successeurs (indignes) des spirituels, nous ne sommes pas gênés quand les ambitieux pour ainsi dire qualifiés, quand un ambitieux avoué, quand des ambitieux pour ainsi dire professionnels, c’est-à-dire, exactement et en définitive, en exacte définitive, quand un temporel ambitieux temporel, quand un ministre, quand un député, quand un politicien, quand un parlementaire, quand un professionnel enfin, quand un journaliste convoite, poursuit un accroissement temporel, une charge, une grandeur, une grosseur temporelle, même quand il veut avoir, acquérir, prendre de l’argent temporel, quand il veut enfin se donner du volume et de la masse et surtout du poids temporel. Nous y consentons, comme à leur métier. Nous croyons même faire bonne figure, faire preuve de bon caractère que de les y autoriser. En nous-mêmes et pour notre satisfaction personnelle. Car socialement ils ne nous la demandent pas, notre autorisation. Ils n’en ont pas besoin. Ils s’en passent parfaitement. Même ils nous y paraissent comme autorisés automatiquement. Nous n’en souffrons pas. Ni pour eux ni pour nous. Au lieu que nous sommes véritablement gênés (bien qu’on commence à nous y habituer), quand au contraire c’est un intellectuel, et même généralement quand c’est un intemporel, quand c’est un professeur, quand c’est un magistrat (bien que ceux-ci, vraiment, nous y aient habitués plus que d’autres), même quand c’est un officier (militaire), bien que l’on fasse tout ce que l’on peut pour nous y habituer aujourd’hui. Et ceux de nos camarades qui ont des ambitions temporelles (où l’on peut mettre comme un cas particulier, exceptionnel, comme un cas désintéressé la très légitime ambition de rendre des services publics par et dans l’administration temporelle, par et dans le gouvernement temporel) nous aimons infiniment mieux qu’ils poursuivent leurs fins par les moyens temporels dans les situations temporelles que de rester dans nos jambes à se mettre dans nos jambes par les moyens temporellement intellectuels dans les situations intellectuelles. À la limite même, à la rigueur, comme un cas particulier, exceptionnel, comme un cas désintéressé, mais très réel, et très réellement réalisable, on peut concevoir, on peut se représenter, on peut admettre par exemple qu’un professeur se propose de devenir successivement conseiller municipal d’une petite commune, conseiller général, sénateur, ministre afin de rendre dans ces successives situations temporelles et par ces moyens temporels autant de services qu’il en pourra rendre au public ; il peut ainsi lui rendre, il peut rendre ainsi beaucoup de services publics, temporels, et même, sans aucune gêne, sans aucun inconvénient, spirituels, ou du moins intellectuels. Non seulement cela est légitime ; mais cela peut faire un bon emploi de vie, un très bon plan, un très bon propos, une très bonne proposition de vie. Et quand même ils ne feraient pas de bien, ils ne peuvent toujours pas faire beaucoup de mal. Même ceux qui seraient mal intentionnés, (il y en a), même ceux qui seraient de vulgaires et de bas ambitieux ne peuvent pas faire beaucoup de mal. Pourvu qu’ils demeurent dans le temporel, qu’ils ne fassent jouer que des ressorts temporels. Parce que dans le temporel, dans la politique (temporelle), nous sommes avertis, nous ne sommes pas désarmés, nous sommes gardés, nous sommes vaccinés, nous commençons malheureusement à être vaccinés contre les agissements des politiciens, nous sommes habitués, contre la politique et le temporel, contre tout ce qui est de la politique. Dans la politique nous ne redoutons donc pas autant la politique. Dans le temporel nous ne redoutons pas autant le temporel. En fait ceux de nos camarades qui sont devenus, qui se sont faits résolument politiciens, parlementaires, journalistes (Téry), maire (Herriot), même ceux qui sont redoutés, et réputés comme dangereux, même quand ils ne font pas grand bien, ne font pas, ne peuvent pas faire non plus grand mal. Aujourd’hui. Étant donné l’état d’esprit où nous avons heureusement atteint aujourd’hui (et malheureusement aussi hélas) à l’égard de la politique et des politiciens, généralement à l’égard du temporel. Ceux qui sont dangereux, ceux qui sont redoutables, ceux qui sont notre ennemi, parce qu’ici incontestablement notre ennemi c’est notre maître, ce sont ceux qui font de la politique dans l’impolitique, dans ce qui devait demeurer impolitique ; du parlementaire dans l’imparlementaire, dans ce qui devait demeurer imparlementaire ; généralement du temporel dans l’intemporel, dans ce qui devait demeurer intemporel. Parce qu’alors et là on ne se méfie pas. Ceux qui sont infiniment dangereux, ce sont ceux qui sont tyranniques, ce sont ceux qui par des moyens temporels dans des situations intellectuelles veulent introduire, veulent établir un gouvernement (absolu, tyrannique) des esprits, ce sont ceux qui veulent enrégimenter les jeunes gens, mener les esprits à la baguette, faire des écoles et des sectes qui soient comme des régiments prussiens, ce sont ces hommes, ces professeurs qui se conduisent dans leurs chaires comme des préfets, de Combes ou de Clemenceau, qui introduisent, qui ont introduit en Sorbonne, à l’École Normale (dans la nouvelle École Normale), au Musée Pédagogique, dans toute l’Université, dans tout l’enseignement, sous prétexte, sous le nom de pédagogie, sociologie (que nous nommerons désormais, je vous préviens, sociagogie, parce que c’est beaucoup mieux), démagogie et toutes autres agogies, qui ont entrepris d’exercer, qui exercent littéralement une tyrannie mentale, intellectuelle, morale, civique (c’est le cas de joindre ces deux mots, comme sur les manuels de notre apprentissage primaire), il faut revenir toujours à ce mot un gouvernement des esprits, qui ont introduit tout un appareil, gouvernemental, tout un instrument, de règne, de gouvernement des esprits, qui enfin sont et se sont faits politiques, parlementaires, politiciens, généralement temporels dans un monde, un domaine, dans un royaume particulier, dans une cité, dans une république des esprits où il importe essentiellement qu’aucun gouvernement ne s’établisse, où nous ne supporterons pas, où nous ne supporterons jamais qu’une tyrannie se fonde et règne et vive en paix, des hommes enfin comme les honorables MM. Aulard et Charles Cinq Langlois, pour ne citer que ces deux historiens, pour ne citer que des historiens. Car les sociologues, il faudrait tous les citer.

C’est là qu’est le danger, la tyrannie insupportable ; c’est là qu’est le danger, l’inendurable audace de la tyrannie ; la menace que nul ne supportera ; c’est là, c’est alors que se produit cette espèce de contamination, cette sorte d’intoxication, cette quelque simonie dont nous parlions tout au commencement de cette brève interruption. Parce que là, parce qu’alors nous ne sommes pas avertis, parce que l’on ne se méfie pas, parce qu’ici nous serions désarmés. Parce qu’ils sont politiques, parlementaires, politiciens, policiers même, généralement temporels où il ne faut pas, absolument pas être tout cela. Ils font de l’hétérogène, confondent les ordres, mettent ensemble deux ordres qu’il ne faut jamais mettre ensemble. Cela sent la mixture, le bocal et rien n’est insupportable comme une tyrannie pharmaceutique d’épicier. Ces hommes qui confondent tout de même par trop le ministère de l’instruction publique avec le ministère de l’Intérieur et la Sorbonne avec la Préfecture de police.

Le troisième degré de la tentation, particulièrement dangereux, est le degré de la tentation de la gloire. Particulièrement nocive, particulièrement redoutable parce qu’elle s’attaque à des âmes nobles, inconsidérées.

Une révolution capitale s’est accomplie, dans l’histoire sociale des arts et des lettres, avec l’avènement des temps modernes. On oublie trop que le monde moderne, sous une autre face est le monde bourgeois, le monde capitaliste. C’est même un spectacle amusant que de voir comment nos socialistes antichrétiens, particulièrement anticatholiques, insoucieux de la contradiction, encensent le même monde sous le nom de moderne et le flétrissent, le même, sous le nom de bourgeois et de capitaliste. Une telle contradiction, plus ou moins consciente ou inconsciente, ferait scandale si on en était à une contradiction de plus ou de moins dans ce monde politique parlementaire. Et à un scandale près. On oublie trop ainsi que l’avènement du monde moderne a été, sous une autre face, l’avènement du même monde politique parlementaire économique bourgeois et capitaliste. Il n’est donc pas étonnant que par un effet de l’incrustation capitaliste moderne la gloire elle-même soit devenue finalement une puissance temporelle.

Sous les anciens régimes, la gloire était une puissance presque uniquement spirituelle. Sous les anciens régimes, assez de puissances contre-balançaient les puissances d’argent, — puissances de force, autres puissances de force ou puissances d’esprit, — pour qu’à travers toutes ces puissances, et à travers leurs combats mêmes et leurs débats, et surtout ici, la gloire pût demeurer une puissance presque uniquement spirituelle. Par une singulière combinaison, par un singulier jeu d’événements, à l’avènement des temps modernes une grande quantité de puissances de force, la plupart même sont tombées, mais loin que leur chute ait servi aucunement aux puissances d’esprit, en leur donnant le champ libre, au contraire la suppression des autres puissances de force n’a guère profité qu’à cette puissance de force qu’est l’argent. Elle n’a guère servi qu’à vider la place au profit des puissances d’argent. Les contrepoids de force, des autres forces, étant supprimés, rien n’est allé à l’esprit, qui censément attendait, aux puissances d’esprit, pour qui devait censément se faire la révolution du monde moderne. Contrairement à ce que l’on pouvait espérer, quand on était mal averti, contrairement à ce qu’espéraient peut-être en effet les démolisseurs de l’ancien monde ou la plupart de ces démolisseurs et les promoteurs et les introducteurs du monde moderne, tout est allé aux seules puissances de force qui fussent demeurées, aux puissances d’argent.

Dans les anciens mondes, sous les anciens régimes, d’autres puissances de force balançaient à la fois et cette puissance de force qu’est l’argent et les puissances d’esprit. Et il y en avait assez, parce que le monde était riche de puissances. Puissances d’armes et surtout puissances de race ; puissance du poing, puissance du gantelet, puissance de la dague, puissance de la tradition, elle-même demi-intellectuelle ou spirituelle, puissance de tant de rythmes qui battaient tant de cœurs, puissances de tant de vies qui battaient leur mesure, puissances de tant de corps qui n’étaient point asservis, puissances de la hiérarchie, elles-mêmes demi-intellectuelles ou demi-spirituelles, puissances de la cité, puissances de la commune, puissances civiques, puissances de la communauté, demi temporelles et demi d’esprit, puissance nautique (Athènes) ou puissance de chevalerie, et sur tout puissances de la race, alors les plus fortes de toutes, et les plus belles, puissances réellement dynastiques, dynasties des rois, dynasties des grands, dynasties des gueux, toutes également dynastiques, tout le monde alors était dynastes, une infinité de belles et fortes puissances de force, à la limite toutes temporelles et de là indéfiniment dégradées en puissances qui devenaient en une indéfinité de graduations spiritualisées, une indéfinité de puissances de force ou de demi-force à la fois luttaient ou pactisaient et se combattaient entre elles, et ainsi doublement se balançaient, et à la fois tantôt luttaient contre les puissances d’esprit, ou pactisaient et se mariaient plus ou moins avec elles.

Il en résultait dans les anciens mondes et sous les anciens régimes une sorte d’équilibre instable qui était perpétuellement à rétablir, à renouveler, à réinventer, à refaire, mais qui, de fait, se rétablissait, se renouvelait presque toujours, qui réussissait presque toujours à se réinventer. Il se refaisait. Et même des humanités obtinrent plusieurs fois qu’il y eût des équilibres très durables, des équilibres véritablement stables, équilibre pour ainsi dire unilinéaire de l’ancienne Égypte, équilibres passionnés du peuple d’Israël, équilibres des cités helléniques, équilibre de la paix romaine, — où pourtant les puissances d’argent commirent un premier essai de leur domination, et qui restera le plus dégoûtant des anciens équilibres, parce que c’est celui qui ressemble le plus à notre équilibre moderne de mort, à ce point qu’il en est comme une tentative, comme une tentation, un essai, une, première, maquette, une image de préfiguration, — équilibre de vie de la chrétienté, équilibre du monde féodal, équilibre du monde royal, équilibre de l’ancien royaume de France. Par tous ceux-ci ensemble équilibre enfin de l’ancienne France. Et ces équilibres eux-mêmes étaient ce que nous avons dit, répondaient aux conditions générales que nous avons dites. C’est-à-dire qu’assez de puissances de force et d’esprit s’y combinaient et s’y balançaient pour que les puissances d’esprit n’y fussent point infailliblement soumises, qui pour elles est autant dire mortes, pour que chaque puissance d’esprit en particulier y fût en définitive ou y devînt libre et survivante. Autant qu’elle voulait. C’est-à-dire autant qu’elle avait en elle-même de force, et ainsi de raison d’être et de justification. De quelques déséquilibres, de quelques troubles et de quelques désordres que ces équilibres, ensuite, fussent coupés successivement, comme ces déséquilibres avaient, au fond, exactement le même principe et le même habitus et la même attitude que leurs frères ces équilibres, également dans les équilibres, également et même au moins autant dans les déséquilibres, dans les inéquilibres et dans les remises en équilibre intercalées, si longues fussent-elles, persistait ce caractère commun à toutes les anciennes humanités, — la romaine impériale, comme je l’ai dit, peut-être partiellement exceptée, — que la puissance d’argent était fort loin d’y être la seule puissance de force, et qu’un tel débat et de telles alliances et de telles collisions et collusions de toutes sortes s’y poursuivaient infatigablement entre toutes ces puissances temporelles et de toutes ces puissances ensemble et séparément aux puissances d’esprit ensemble ou séparément, de tels combats et de telles alliances que dans tout cet ordre et dans tout ce désordre, dans toute cette paix et dans toute cette guerre, dans tous ces équilibres et dans tous ces inéquilibres les puissances d’esprit, combattues, ménagées, recherchées, menacées, poursuivies, pour le bon ou pour le mauvais motif, pour l’ignominie ou pour la gloire, pour la défaite ou pour la victoire, pour la bataille même ou pour la plane paix, pour l’alliance ou pour la persécution, dans ce fatras mystérieux de grandeurs et de misères temporelles qui fait toute la trame, qui fait tout le tissu des histoires des successives humanités, dans ce fatras vivant d’équilibres et de déséquilibres les puissances d’esprit vivaient. Elles aussi elles avaient leurs grandeurs et leurs misères. Elles aussi elles vivaient. Et c’est même pour cela, parce qu’elles vivaient, qu’elles avaient leurs grandeurs et leurs misères. Elles partageaient les grandeurs communes et les communes misères des puissances temporelles où elles étaient enchevêtrées, elles y participaient, et en outre elles avaient leurs grandeurs et leurs misères propres. Peut-être assez d’honneurs environnaient sa vie. Dans tout cela, dans tout ce fatras et dans ce commun enchevêtrement, et grâce précisément au jeu que donnaient tant de puissances, temporelles, beaucoup de puissances d’esprit jouaient, donc vivaient. Elles finissaient, elles aussi, par s’organiser pour des équilibres plus ou moins précaires, par des inéquilibres eux-mêmes plus ou moins prolongés. Vivant parmi des organismes et des organisations, à travers beaucoup de risques et des périls sans nombre elles pouvaient tout de même s’organiser. Elles devaient même s’organiser, et vivre. Elles y étaient tenues. Vivant parmi et contre ou avec des organismes vivants, non seulement elles pouvaient s’organiser, mais elles étaient par là même comme invitées à l’organisation. Elles étaient inclinées à la vie. Un organisme ami les pouvait inviter à l’organisation, les conduire à la vie. Un organisme ennemi invite et conduit aussi à l’organisation et à la vie, puisqu’il vous y contraint, ne fût-ce que pour le combattre. Ce qui est dangereux, c’est ce grand cadavre mort du monde moderne.

Dans les anciens mondes, sous les anciens régimes, mondes et temps d’initiatives, les puissances d’esprit finissaient toujours par s’arranger de manière à retomber à peu près sur leurs pieds, elles finissaient toujours par s’arranger de manière à retrouver leur compte, à faire dans l’humanité la recette qu’elles avaient à faire ou qu’elles voulaient faire. Toute idée faisait sa moisson. Toute idée alors avait son grenier et sa grange.

Fatras, c’est en définitive le mot même de la liberté, c’est aussi le mot de la vie, surtout quand on veut lui faire injure, ce qui n’était aucunement mon intention. Notre bon maître M. Andler ne l’ignorait pas quand recevant en hommage d’auteur et des mains de l’auteur un cahier qui venait de paraître et qui en effet ressortissait au gouvernement germanique, il disait aimablement à l’auteur, avec sa bonne humeur habituelle, et sans aucune nervosité : J’espère que votre cahier sera remarqué, dans le fatras des cahiers. Il disait évidemment ce mot de fatras pour me faire un très grand plaisir. Il y a réussi au delà de toute son espérance. Un tel mot est la consécration la plus précieuse de tout ce que nous avons de libre et de vivant. Notre maître savait que fatras est le petit nom de la liberté. Je dirais bien le nom de baptême ; mais il ne faut compromettre personne ; et surtout il ne faut pas compromettre la liberté ; la liberté n’a pas besoin qu’on la compromette ; elle-même elle a pris la liberté de se compromettre assez. Notre maître savait que fatras est le nom même de la liberté, quand on ne l’a pas soi-même, et qu’un fatras vivant vaut mieux qu’un ordre mort.

Avec un fatras, avec un désordre vivant, il y a toujours de la ressource, et de l’espoir. Il n’y a plus aucun espoir avec un ordre mort.

Dans tous les anciens mondes, sous tous les anciens régimes il y avait de la vie partout ; les humanités suintaient la vie. Alors toute vie pouvait toujours s’arranger, et faire sa naissance, toute petite, et son alimentation, et sa vie, et sa place. Toute vie obtenait sa croissance. Dans de la vie, dans un univers de vie, de la vie aussi pouvait venir, toute vie pouvait et devait croître, toute vie individuelle ou personnelle, temporelle et spirituelle. Dans de la vie de la vie naturellement venait. Homogène ou antagoniste, la nature même demandait qu’elle vînt. Ainsi tant de puissances d’esprit sont venues au monde et ont vécu. Et la stérilité n’avait point obtenu le gouvernement des peuples. Il fallait parvenir jusqu’à l’avènement du monde moderne pour assister officiellement à l’avènement aussi du gouvernement de la stérilité. Dans tous les anciens mondes, sous tous les anciens régimes il y avait tant de puissances temporelles qui vivaient, organisées, et ces puissances temporelles elles-mêmes étaient engagées dans un si grand nombre d’actions et de réactions entre elles et avec les puissances d’esprit qu’on s’arrangeait toujours. Les puissances d’esprit pouvaient toujours se glisser quelque part, mener quelque aventure, jouer de quelque manière, improviser, inventer, pousser, comme un pied de violettes de chien, dans quelque joint de quelque pierre de quelque mur, et, parties de là, prospérer et fleurir. Elles le pouvaient d’autant plus qu’en outre, et en deuxième degré d’accroissement, dans tout ce monde inépuisablement vigoureux elles étaient elles-mêmes d’une vigueur que tous les âges de l’humanité, que tous les mondes, que toutes les anciennes humanités avaient connue, que tous les régimes et que toutes les disciplines ont connue, que seuls aujourd’hui nous ne connaissons plus, que la seule humanité moderne a désappris de connaître.

Toute vigueur grondait en pleine éruption. Elles le pouvaient d’autant plus qu’en outre encore, et en troisième degré d’accroissement, plus intérieurement pour ainsi dire elles pénétraient intimement les puissances temporelles elles-mêmes leurs contemporaines. Nous l’avons dit de quelques-unes et on pourrait le dire de toutes. On peut dire que toutes les anciennes puissances temporelles, toutes les puissances temporelles des anciens temps et des anciens régimes, forces d’armes, forces de dynasties, forces de tradition, puissances de civisme ou de chevalerie, forces religieuses, en un certain sens, et pour une part, étiquettes mêmes et rites, forces de hiérarchie, et par-dessus tout forces de race, étaient plus ou moins profondément comme pénétrées, comme armées intérieurement d’une substance, d’une instance, comme d’une moelle de spirituel. Toutes, sauf une seule, qui est précisément la seule aussi qui ait survécu à l’avènement du monde moderne, qui par cet avènement ait été faite autocrate, et qui est la puissance de l’argent.

Quand le parti intellectuel assez récemment aggloméré dans ce monde moderne veut défendre cette grasse prébende d’argent que ce monde moderne est devenu pour lui, généralement il use d’un stratagème astucieux qui ferait un curieux déplacement des responsabilités. Il feint d’ignorer qu’il y a déjà un bout de temps que l’humanité dure, et il ne connaît, ne vent connaître, ne fait semblant de connaître, pour l’opposer au monde moderne, qu’un certain ancien régime. Telle est la philosophie de l’histoire de ces conglomérés. Redoutant pour leur monde moderne, non sans quelque apparence de raison, le jugement de quelque honnête homme, s’il en était surnagé un seul, ou de quelque homme intelligent, si un seul par hasard avait survécu aux assassinats des anciens carnages, cet agglomérat congloméré, ou ce conglomérat aggloméré a imaginé d’inventer un certain ancien régime qui fût, pour lui, de tout repos. On sait comme il a procédé. Il fallait faire un certain ancien régime, qui naturellement ne fût pas le vrai, c’était la première condition, un ancien régime inoffensif, j’entends pour les temps modernes par comparaison, un régime ancien qui fût sans nocuité. On sait assez comment le parti a procédé. Taine était là, pour un coup. Pour constituer cet ancien régime non nocif, innocent, qui opposé par la voie de la comparaison ne fît aucun tort à la splendeur du monde et du régime moderne, on savait de reste comme il fallait faire. Il fallait feindre, il suffisait de feindre un certain petit ancien régime de convention. Un tout petit bougre, détestable, de petit ancien régime de complaisance et de docilité. Ce fut une opération, politique, parlementaire, particulièrement brillante, et qui réussit au delà de toute attente, tout particulièrement dans le monde de l’enseignement primaire. Nous-même, nous Péguy, sorti, comme élève primaire, de l’ancien enseignement primaire, qui alors était le nouvel enseignement primaire, — on voit comme ils ont réussi, — nous primaire, on l’oublie trop, nous subîmes ou nous reçûmes cet enseignement des mains d’excellents maîtres, qui eux-mêmes l’avaient docilement, pieusement reçu des mains de notre grand-maître M. Ferdinand Buisson. M. Ferdinand Buisson n’était point, alors, le grand-maître de l’Université. C’étaient les ministres qui étaient les grands-maîtres de l’Université. Directeur de l’enseignement primaire pendant on ne sait combien d’années, et lui-même ne le sait plus, M. Ferdinand Buisson était, ce qui est autrement capital, en France, le grand-maître de l’enseignement primaire. À ce titre vingt-cinq ou trente générations de Français, — je compte par générations annuelles, — vingt-cinq ou trente annuités de bons Français lui passèrent plus ou moins indirectement par les mains. Sans compter que tous les mouvements auxquels nous assistons aujourd’hui qui ont lieu dans le primaire ne sont que des continuations, plus ou moins directes, plus ou moins justifiées, plus ou moins suivies et avouées, plus ou moins bâtardes ou reconnues, plus ou moins fidèles, de ce grand mouvement initial. On sait en quoi consistait cette opération, qui a parfaitement réussi, comme toutes les opérations de cet ordre. Il n’y avait qu’à feindre un petit ancien régime, commode, portatif, bon enfant, et tout prêt à se laisser convaincre et battre, d’ailleurs parfaitement faux, en mettant bout à bout quelques anecdotes plus ou moins controuvées que l’on avait demandées au règne de Louis XV, quelques racontars empruntés au règne de Louis XVI ; et pour qu’il ne fût point dit que l’on n’était pas remonté assez haut, assez aux sources, quelques ragots venus, descendus jusque du règne de Louis XIV. Peut-être même le régime de Louis XI était-il mis à contribution. Mais je ne sais pourquoi, on se gardait comme du feu de mettre à contribution le régime et le règne de Louis IX (il n’y avait pourtant qu’une toute petite interversion graphique à faire, le I à changer de place, à mettre avant le X, au lieu d’après) Joinville, Guillaume de Nangis, et le confesseur de la reine Marguerite. Car il fallait aller, décidément, et ne s’arrêter point avant les origines. Il y avait même dans tout cela un assez grand nombre de vérités, comme dans toute opération de feinte qui se respecte, dans toute opération de feinte bien conduite. Une opération de feinte en effet n’est pas bien faite, elle est faite par un imbécile tout bonnement, si tous les éléments en sont par trop évidemment faux. Une bonne opération de feinte suppose, admet, aime un contingent, savamment dosé, de vérités incontestables. Elle suppose en outre, elle admet et elle aime un vêtement scientifique. C’est un vêtement tout fait, aujourd’hui, et c’est ce qui coûte aujourd’hui le moins cher. Qui n’a point aujourd’hui son (petit) vêtement scientifique. Quelle idée, quelle hypothèse, quel système. Un système aurait l’air d’aller, de marcher tout nu dans le monde s’il n’avait point passé son petit vêtement scientifique. On l’enfermerait certainement comme fou. Et on le doucherait. Il fallait trouver à cette opération un vêtement scientifique. Taine était là. Taine ancien régime. Taine devint ainsi le fournisseur, attitré, mais le fournisseur de confections, toutes faites, toujours un peu raides, et qui font des plis, justement où il ne faudrait pas, où ça se voit bien, qui froncent, qui plissent, qui bâillent, l’Aristide Boucicaut de ce Bon Marché (exceptionnel), (un un peu moins grand peut-être Aristide Boucicaut, parce que le mouvement des systèmes sera toujours moins grand que le mouvement des étoffes, heureusement, et de tout ce que l’autre a imaginé et réalisé de vendre ensemble, et que l’autre a eu de bien autres chefs de rayon, mais un au moins aussi grand Bon Marché, un peut-être encore plus grand Bon Marché, car s’il fait beaucoup moins d’affaires à Paris, comme il envoie dans tous les départements, et même en Corse, dans toutes les communes de tous les cantons de tous les arrondissements de tous les départements français, en Algérie, en Tunisie, dans les colonies et les pays de protectorat, et qu’il a même commencé d’exporter beaucoup à l’étranger, ce que l’autre ne fait à beaucoup près pas autant, il rattrape par et sur l’universelle régularité de ce commerce gouvernemental officiel ce qu’il perd, ce qui lui manque, ce qu’il manque à gagner, ce qu’il a de moins par l’insuffisance comparée de son commerce parisien.) Nous dirons donc le peut-être un peu moins grand Boucicaut de cet assurément au moins aussi grand Bon Marché, de ce très grand Bon Marché qu’est devenu le grand marché intellectuel du monde moderne et c’est toute la science moderne qui est devenue la grande madame Boucicaut de ce grand marché intellectuel du monde moderne, fournissant des vêtements scientifiques tout faits à tous les systèmes qui en ont besoin, et Dieu sait s’il y en a, notamment aux systèmes politiques parlementaires. Qui sont ceux qui lui en demandent le plus. C’est d’ailleurs et généralement un rayon très demandé ; et il s’en fait un grand commerce. Et il est singulier, il est intéressant, mais il n’est nullement étonnant que nous retrouvions justement ici le nom et l’homme à qui nous nous sommes heurtés tout au commencement de ces études. Ce n’est point au hasard que nous nous sommes heurtés à lui tout au commencement, dès le tout premier commencement de ces études ; ce n’est point par hasard que nous les retrouvons ici et que nous nous heurtons à lui ici, que nous retrouvons de nous heurter à lui ici ; c’est toujours le même heurt et le même accompagnement ; ces deux noms, Taine, Renan, ces deux hommes, Taine, Renan nous ont accueillis, nous ont salués au seuil de ces recherches ; nous les avons salués alors de notre part ; depuis ils n’ont pas cessé, ils ne cesseront jamais de nous accompagner ; ils ne cesseront point de nous être fidèles ; et répondant à cette fidélité, nous ne cesserons point de leur être fidèles aussi, et à leur bon accompagnement. Jusqu’à l’achèvement, au couronnement de ces études, si nous parvenons jamais à cet achèvement. Seulement, quand on eut fini d’expliquer aux petits garçons ce qu’il y avait dans Taine ancien régime, on se garda bien de leur expliquer ce qu’il y avait dans Taine Révolution et Empire et République et tout le tremblement. Tout le nouveau régime. Les Origines de ce qu’il nomme assez improprement la France contemporaine : il ne faut pas dire seulement la France, comme s’il s’agit d’un peuple ou d’une patrie, d’un peuple, particulier, d’une nation, particulière, d’une patrie, particulière, mais il faut dire généralement de tout le monde ou capitalement de la France à la tête de tout le monde, avant tout le monde, en avance sur tout le monde ; et il ne faut pas dire contemporaine ; contemporaine se meut avec nous, contemporaine est d’un temps qui se meut avec nous, avec le nôtre ; contemporaine remue ; contemporaine bouge ; contemporaine varie ; on se sert de contemporaine au cours d’une phrase, pour marquer un temps comme en passant, au cours d’une phrase, un temps par comparaison, à nous, à notre temps, un temps par voie de relation, par la voie de la relation qu’il a à nous, à notre temps, d’être du même ou le même (temps) que nous, que ce même (notre) temps ; mais contemporaine, qui est fugitif, qui est léger, volage, qui se meut, qui s’enfuit, exactement avec la même vitesse que nous, que notre temps, puisqu’il est du même ou le même, ne suffit pas, n’est pas ce qu’il faut pour graver, pour une inscription, pour une prise de date, pour une assiette aussi grave que celle d’un titre, et qui doit être aussi monumentaire, aussi monument, surtout que ce titre-là, pour un tel ouvrage, couvrant l’ensemble d’un tel ouvrage, lui-même aussi monumentaire et aussi monument, dans la pensée d’un tel auteur, lui-même aussi architecte. Il faut dire moderne. Quand nous disons moderne, c’est le nom même dont ils se vantent, c’est le nom de leur orgueil et de leur invention, c’est le nom qu’ils aiment, qu’ils revendiquent, ou, comme ils disent, qu’ils affectionnent, c’est le nom d’orgueil fou dont ils vêtent leur orgueil, nomen adjectivum : l’ère moderne, la science moderne, l’État moderne, l’école moderne, ils disent même : la religion moderne. Il y en a même, plusieurs, qui disent le christianisme moderne. Et il y en a un qui dit : le catholicisme moderne. Or il est d’une très bonne, d’une excellente méthode, toutes les fois qu’on le peut, historiquement de choisir, pour le mettre sur une idée, sur un système, sur une caste, sur une école, sur une secte, sur une classe, sur un parti, exactement le nom, précisément le titre que cette idée, que ce système, que cette caste, que cette école, que cette secte, que cette classe, que ce parti s’est lui-même arrogé, s’est intérieurement choisi, qu’il revendique et s’est alloué, qu’il a personnellement assumé, le nom qui intérieurement, personnellement a jailli de son orgueil ou de sa révolte. Ou qui a coulé de son insuffisance ou de son imbécillité. Cette bonne, cette très bonne, cette excellente méthode intérieure et personnelle est exactement et symétriquement la contre-méthode, fait exactement et symétriquement la contrepartie comme complémentaire de cette autre, de cette apparemment contraire (au fond c’est la même) méthode, si connue, devenue classique, par laquelle, qui consiste à ce qu’un parti (politique, national, religieux, intellectuel, un parti de toute sorte) prenne, ramasse un nom et s’en habille et s’en loue et s’en flatte, un nom qui lui avait été jeté comme dans la boue de la bataille par le mépris de l’ennemi, le procédé, la méthode par laquelle on nous a raconté dans tous nos cours d’histoire que les Gueux de Hollande avaient enfin pris ce nom, par laquelle, sans en chercher si long, et sans aller, sans chercher si loin, nous avons nous-mêmes bel et bien pris ce nom de dreyfusards. Sans être hollandais. Mais je me trompe. C’est au moins aussi loin que la Hollande, à présent. Ces deux méthodes de nommer, ou plutôt ces deux parties complémentaires, apparemment contraires, apparemment adverses, de la même méthode, ces deux faces de la même méthode, au fond aussi intérieures et personnelles l’une que l’autre, cette méthode intérieure et personnelle est la meilleure méthode, la seule manière de nommer. Elle est la seule qui donne du jaillissement, du spontané, du ton, de l’intérieur, du creux. Elle est la seule qui donne un nom qui ressemble à l’objet nommé, qui ait la même tête que l’objet nommé, parce qu’il vient du dedans, parce qu’il sort de l’intérieur de l’objet nommé, ou, dans le cas des ennemis, d’un extérieur qui est un (autre) intérieur, étant une réplique, voulant atteindre l’intérieur, qui est en un sens le même, qui a une prétention, une pénétration, une atteinte intérieure, qui par la haine vaut un intérieur. Quand deuxièmement en outre nous disons moderne, ainsi nous nommons un temps très déterminé, avec un commencement (une époque) et une période, ayant un commencement, une époque et une période, un temps très déterminé dont nous connaissons très bien, dont très nettement je vois le commencement, dont nous avons vu le commencement, dont nous voyons peut-être en ce moment-ci même le milieu, (mais est-ce au juste le commencement du milieu, ou le milieu du milieu, où la fin du milieu, et le commencement de sa décadence temporelle, voilà ce que nous ne savons pas) dont assurément le monde verra la fin, dont sans aucun doute le monde et l’humanité verra successivement le commencement, le milieu, la fin de la fin (il en a vu bien d’autres) si nous n’avons pas, nous, quand même nous n’aurions pas ce bonheur, nous-mêmes, que nous n’avons peut-être encore pas mérité, que nous n’avons sans doute pas obtenu. Quand donc deuxièmement nous disons moderne, nous employons, nous introduisons un mot technique, un mot très technique, et non point, et non plus un mot de littérature et d’épithète. Moderne est fixe. Moderne est daté, enregistré, paraphé. Moderne pourrait se mettre sur un timbre à date, sur un dateur automatique. Moderne est connu. Moderne est déterminé. Moderne ne bouge plus. Moderne est une période, parfaitement déterminée. Moderne a (eu) un commencement, (a eu ou a ou aura) un milieu et (aura) une fin. Moderne a des limites, il a des frontières indéplaçables. Il en a eu heureusement, et qui sont indéplaçables, heureusement, dans le passé. Il en aura, heureusement, et qui, une fois obtenues, seront ainsi aussi devenues à leur tour indéplaçables, heureusement, dans le futur. Moderne est un terme technique, dans tout le sens et la force du mot terme, du terme terme, dans tout le sens et la force du mot technique. Moderne est la pierre cherchée, Tu es Petrus, Tu es Pierre, comme nous l’écrivait récemment notre collaborateur de Pulligny, conformément à Matthieu, XVI, 17, 18, 19. Moderne est la pierre cherchée, et comme il est aussi un bloc, il est ainsi un bloc de pierre, la pierre qu’il fallait pour une inscription monumentaire, le titre lapidaire. Au lieu que contemporaine. Moderne est en pierre. Contemporaine est en dentelle. Et quand même ce serait, ou ce voudrait être une dentelle de pierre, une dentelle de pierre est encore plus éloignée de la pierre, plus étrangère à la pierre, si possible, qu’une simple dentelle, que la dentelle ordinaire de fil et de lin. Moderne est dur. Contemporaine est presque élégant. Contemporaine est la borne qui se déplacerait avec le terrain, avec le champ de la course ou avec le champ fixe de labourage ou de toute culture ou jachère ou inculture. Contemporaine est un terme qui bougerait, qui ne serait donc point un dieu Terme. Moderne est un peu âcre au goût, un peu âpre, amer. Un peu vert, un peu sur. Contemporaine a je ne sais quoi d’un peu sucré. Il y aurait dans contemporaine (par voie d’acquisition, naturellement, par absorption, et non point évidemment par la voie de l’étymologie) un soupçon de confiserie que je n’en serais pas autrement étonné. C’est un mot qui a pris aujourd’hui un certain goût de salon, de thé de cinq heures et quart, et de petits gâteaux. Pour tout dire, d’un mot, c’est un mot qui est un peu trop dans le ton et dans le goût de la vie et des opinions de M. Frédéric-Thomas Graindorge, douzième édition, un volume. Moderne au moins, dans toute sa cuistrerie, est resté un mot dur, un mot rude, un mot d’école et de bataille. Contemporaine me rappellera toujours fâcheusement ce sergent qui du temps où on savait encore ce que c’est que de faire un mouvement carré commandait à sa section : le guide, vous vous dirigerez sur l’homme qui fait les cent pas au bord de la rivière. Tout cela flotte. Alors. Tout cela coule, glisse avec le temps. Sur la rivière, sur le fleuve intarissable du temps.

Moderne enfin peut être un mot d’injure, On n’injurie pas un monsieur en l’appelant contemporain.

Quand on eut fini d’expliquer aux petits garçons ce qu’il y avait dans Taine ancien régime (deux volumes) on se garda bien de leur expliquer ce qu’il y avait dans Taine Révolution (six volumes) Taine Anarchie (deux volumes) Taine Conquête jacobine (deux volumes) Taine Gouvernement révolutionnaire (deux volumes) et surtout ce qu’il y avait dans ce que Taine si justement (voir ci-dessus) si proprement nomme le régime moderne, Taine régime moderne, trois volumes.

Régime moderne. Il faut bien dire ainsi : régime moderne ; et tout le monde moderne. Et non pas (seulement) France, ni contemporaine. Et régime moderne est le vrai titre du tout, non d’une partie seulement.

Une opération ainsi conduite ne peut pas ne pas aboutir. Celle-ci a réussi au delà de tout escompte. Vingt, trente générations de Français, sans compter les suivantes, et celles qui viennent, d’avance, croient qu’en effet ça s’est fait comme ça. Que c’est comme ça. Que tous les gens sans aucune exception depuis le commencement du monde, qui toutefois n’a pas été créé, jusqu’au trente-et-un décembre dix-sept cent quatre-vingt-huit, — après la naissance du Christ, — à minuit, ont été de foutues bêtes, le minuit étant compté comme onze heures soixante, et pas une minute de plus, et que le premier janvier dix-sept cent quatre-vingt-neuf, à minuit zéro minute zéro seconde un dixième de seconde, — et encore les vrais savants ne s’arrêtent pas au dixième de seconde, — tout le monde a été créé splendide, tout le monde, excepté, bien entendu, les réactionnaires. Trente et quarante générations de Français aujourd’hui croient cela dur comme fer. Des indéfinités de générations de Français le croiront toujours. Car ce qu’il y a de plus avantageux dans une opération de cette sorte, c’est que quand elle est faite, elle est faite une fois pour toutes, Quand un mécanisme de cette sorte est monté, surtout un mécanisme électoral, on n’aperçoit plus aucune espèce de raison pour qu’il se démonte jamais, pour qu’il se fatigue, et pour qu’il s’arrête, de fonctionner. Au contraire. Plus il marche, mieux il marche. Et plus il a envie de marcher. De sorte qu’on n’en voit pas la fin. Une majorité se grossit par cela seul qu’elle dure. Du moment que l’on s’est mis, et que l’on reste, sous la loi de pure majorité, plus ça dure, plus c’est solide, et plus c’est gros. Plus ça va, plus c’est la même chose, et plus c’est la même chose, plus ça va. Plus il y a de générations qui ont pris un certain chemin, plus il y en a de suivantes qui le prennent. Les générations majoritaires, groupées, massées, compactes, qui s’accroissent d’une chaque année, font un gouvernement majoritaire. Et comme c’est le gouvernement, comme c’est ce gouvernement majoritaire qui fait les élections, et les électeurs, et qu’il ne manque naturellement pas de les faire à son image et à sa ressemblance, majoritaires comme lui et de la même majorité, c’est, c’est le cas de le dire, un cercle vicieux, et automatiquement, mécaniquement, non seulement il n’y a pas de raison pour que cela cesse, mais il y en a beaucoup, il y en a de toutes sortes, ou plutôt il y en a une totale, largement suffisante, pour qu’en effet ça ne puisse pas s’arrêter, et que ça ne cesse pas de croître et d’embellir. On n’a pas mesuré encore, il s’en faut, tout l’effet de cette croyance. On a noté, un peu dans tous les journaux, on a fait remarquer, au moment des dernières élections législatives, que l’entrée en ligne, que le débouché au feu des batailles électorales des premières classes de ce contingent avait eu sans doute une répercussion importante sur les résultats des élections auxquelles nous devons la belle Chambre que nous avons. C’était une remarque fort juste. Mais l’on n’a pas fini d’en voir ces répercussions.

Ces répercussions sont sans fin. Mécaniquement, automatiquement, extérieurement elles sont sans fin. Pour que cela casse, il faut que ça casse en dedans, comme cela paraît bien en train de commencer à se produire, il faut que les répercussions automatiques, mécaniques, extérieures, soient interrompues par l’effet soudain de quelque cassure intérieure.

Une opération de cet ordre réussit toujours. Et elle est sans aucun danger. Au moins pour l’opérateur. Comment ces pauvres petits garçons s’apercevraient-ils qu’on leur a conté des histoires ? Tout contrôle est impossible. Parmi ces flaupées de petits garçons qui usent traditionnellement les fonds de leurs culottes sur les bancs de nos écoles, combien peut-il y en avoir qui s’apercevront un jour que de bons maîtres leur ont fait d’excellents contes. Il faudrait pour cela ou qu’eux-mêmes un jour fissent des lectures. Mais Dieu merci il n’y a pas un Français sur un million, qui de lui-même et sans aucun enseignement puisse avoir l’idée de recourir à un texte. Ou qu’ils devinssent traditionnellement, suivant la filière, des élèves de nos enseignements secondaires ou de nos enseignements supérieurs. De l’un et de l’autre, ou de l’un ou de l’autre. Heureusement, — heureusement pour la tranquillité du gouvernement du parti intellectuel, — ce n’est pas pour les timides tentatives de cultures de l’enseignement secondaire, c’est encore moins pour les dangereuses quoique timides tentatives de libertés de l’enseignement supérieur que nos plus de cent mille instituteurs dévoués et autres maîtres primaires apprennent à plus de cinq ou six millions de leurs bons élèves à lire, à écrire et à compter, — sans compter beaucoup d’autres belles choses, car on a beaucoup perfectionné tout cela, depuis le temps que nous étions petits, et ils doivent au moins apprendre la sociologie à présent. Une minorité infime entrera seulement dans le secondaire. Et de cette minorité infime une nouvelle minorité infime, une deuxième et imperceptible minorité, fraction de fraction, minorité de minorité, entrera dans le supérieur. Tous les autres, l’immense majorité, la presque unanimité, on sait quelle sera leur culture, et quelle sera leur liberté, Ce n’est point pour la formation de la personne, ce n’est point pour les dangers de la culture et les dangers de la liberté, ce n’est point pour l’enseignement du secondaire ou l’enseignement du supérieur que des armées d’instituteurs enseignent à un peuple d’écoliers tout ce que nous ne savons pas. C’est pour qu’à treize ans, et même avant, ils puissent lire en connaissance de lettres les pornographies de la culotte rouge, et autres. C’est pour qu’à vingt-et-un ans accomplis, et même avant, souvent avant, avec presque autant de zèle, ils puissent lire en connaissance de lettres les pornographies des programmes électoraux.

Et couvrant le tout, fournissant le tout, pour les crimes, pour les horreurs de l’alcoolisme moderne.

Ils sont ainsi gardés, et bien gardés, contre les dangers des anciens catéchismes. Ils sont garantis, bon teint, contre les dangers du catéchisme (romain).

À toute personne qui sur ce point me démentirait, j’offre de faire pendant un mois, à ses frais, naturellement, parce que je suis un ladre, ce que je fais souvent moi-même pour mon usage privé : le trajet du matin ou du soir, sur n’importe quelle ligne de la banlieue de Paris, dans un train ouvrier.

Ah non, ils ne sont pas analphabètes. Et l’on ne pourra pas dire que nous sommes sous le gouvernement des analphabètes. On pourra même dire que nous sommes sous le gouvernement des alphabètes.

Quand tout le monde entier était un immense, était un total organisme, quand dans cet organisme total, formant, organisant cet organisme total tant d’organismes de toutes sortes jouaient, vivaient, organismes temporels et organismes de toutes sortes, organismes particuliers organisant eux-mêmes des organismes plus vastes, s’organisant eux-mêmes ainsi de proche en proche jusqu’à l’organisme total, jusqu’aux grands organismes, les puissances d’esprit étaient contraintes aussi d’être organisées, vivantes, d’être organismes. Quand même elles ne l’eussent pas voulu, naturellement, quand même elles n’en eussent pas eu l’essence, la vie, le génie intérieur, la nature, qu’elles avaient. Elles y étaient contraintes. Autrement elles étaient peu à peu, elles étaient enfin finalement éliminées, comme une substance morte d’un corps vivant, de tout corps vivant, comme une esquille ou un croûton de cicatrice. Dans un organisme bien vivant, c’est-à-dire bien organisé, bien organisme, une tare morte, un résidu mort ne reste point, tranquille. Dans un organisme total, général, bien vivant, des organismes particuliers, bien vivants, ne souffrent point qu’un voisin mort, qu’un cadavre de voisin mort cohabite avec eux. Ainsi un organisme ennemi force autant à la vie pour haïr et combattre qu’un organisme ami pour aimer et soutenir.

C’est depuis ce temps, et c’est pour cette raison, entre beaucoup d’autres, mais c’est beaucoup pour cette raison que l’enseignement secondaire, et, naturellement, encore plus l’enseignement supérieur sont devenus à ce point suspects à la démocratie, et qu’on les a tant maltraités, et que l’on a fait tout ce que l’on a pu pour les démolir, sans toujours en avoir l’air. Il y a tant de moyens, doucereux ou aigres, sournois ou violents, de démolir un enseignement qui a cessé de plaire, un enseignement d’État, quand on est l’État. Il y a le remaniement incessant des programmes, savamment conduit, savamment dosé, savamment administré. Il y a un heureux choix des titulaires, une conduite particulière de l’avancement. Il y a le népotisme, il y a le socérisme, il y a l’avilissement calculé du Collège de France, par le double jeu, par le jeu des chaires et par le jeu des titulaires, la diminution concertée, longuement conduite, et savamment, de cette maison considérée, non sans quelque apparence, comme la plus dangereuse de toutes, ayant été fondée pour être l’asile de la liberté intellectuelle et ayant malheureusement commis la faute impardonnable de demeurer assez fidèle à son programme, au statut de son institution. Une maison qui non seulement n’a pas de dortoirs, mais qui sous la troisième République entendrait la liberté comme sous François premier. Un remaniement heureux des programmes et des chaires, beaucoup de remaniements, un remaniement incessant, le choix scandaleux de certains candidats pour titulaires, une préférence marquée, renouvelée, incessamment confirmée aux candidats politiciens sur les candidats simplement universitaires, simplement intellectuels, simplement travailleurs, il y a cent moyens pour un État, tous également sûrs, de déshonorer sûrement, de déprécier un enseignement de l’État, de l’avilir, de le diminuer, de l’affamer, de l’exténuer et ainsi et enfin de le tuer. C’est par ces beaux moyens, par ces simples moyens qu’on a en moins de dix ans complètement supprimé, anéanti l’hellénisme, la culture hellénique, et qu’ayant fait et réussi ce beau coup on veut aujourd’hui supprimer, aussi complètement, anéantir (ce qui ne reviendra peut-être pas complètement au même), le christianisme, la culture chrétienne (et ce qui ne se passera peut-être pas tout à fait de même), qui étaient, à des titres fort différents, les deux seuls morceaux d’humanité que l’on avait, l’un essentiellement éternel, mais l’autre si respectable, en tant de sens, que l’on pouvait espérer que ce respect au moins, à défaut d’une puissance et même d’une résidence temporelle présente, le ferait au moins comme temporellement éternel, et peut-être plus. D’autant plus et d’autant mieux que si l’opération est conduite avec un peu de doigté, rien n’empêche de maintenir une certaine armature, extérieure, certains échafauds, certains aspects, certains drapeaux et décorations, certains décors, titres et vêtements qui donnent d’autant plus facilement le change que tout le monde, au fond, ne demande qu’à le recevoir, le change. Un peuple grossier ne demande qu’à ne pas voir, clair, et à ne s’occuper de rien. Et qu’on lui fiche la paix. Les intéressés ne donnent que trop souvent le spectacle de trahir leurs devoirs, et même leurs intérêts, professionnels, techniques, les plus simples, les plus élémentaires. Et eux aussi, hélas, qu’on leur fiche la paix. Pourvu donc, pourvu que l’on prenne certaines précautions, que l’on garde certaines apparences, qui permettent aux hypocrisies de se couvrir, aux paresses de plaider, aux lâchetés de se justifier, un État peut ne pas faire trop crier, un État peut creuser intérieurement un enseignement d’État, un État peut vider un enseignement d’État de tout son contenu de culture et de liberté. Et que l’ordre extérieur demeure le même. Opérer par d’heureux remaniements incessants un avilissement incessant des programmes. En éliminer savamment, en chasser brutalement tout ce qui est culture et tout ce qui est liberté. Opérer par d’heureux choix un avilissement incessant du personnel, par le népotisme de famille et par le népotisme de clan, par le plus honteux favoritisme de dynastie et de parti, éliminer sournoisement, refouler brutalement et incessamment aux places basses, aux places pauvres, aux postes ingrats, méprisés, — aux postes et aux places qui seules sont de véritable honneur, aujourd’hui, — tout ce qui est faible, — socialement, — tout ce qui est pauvre, tout ce qui est cultivé, tout ce qui est libre. Opérer un envahissement, brutal ou sournois, mais toujours complet, de la politique dans les fonctions de l’enseignement. Protester de loin en loin contre cette invasion, et ne l’en poursuivre que plus constamment. Donner à des politiciens, politiciens parlementaires ou politiciens universitaires, politiciens parlementaires et ensemble politiciens universitaires, tout ce qui est postes et places de choix, places et postes en vue, et par conséquent postes et places de conduite, d’influence, de quelque commandement. Avilissement calculé des programmes. Et par le favoritisme avilissement calculé des personnes. En outre et ensemble, refuser les crédits les plus indispensables, que l’on gaspille partout ailleurs. Avilir, affamer. De toutes mains diminuer, affaiblir. Voilà quelques-uns seulement des traitements que l’on fait voir à l’intérieur de la baraque, voilà quelques-uns seulement des traitements que l’on y montre et que l’on y exhibe, voilà quelques-uns seulement des traitements que l’État fait subir à l’Université, qu’il peut lui faire subir impunément, depuis que l’ancienne Université impériale est la femme de l’État français, ménage uni, parce que les deux conjoints qui forment ce drôle de ménage ne vivent malheureusement pas sous le régime de la séparation de biens et encore moins, si possible, de la séparation de corps.

Mise au service de l’État, qui est devenu tout puissant dans le monde moderne, cette sûreté d’instinct (le seul qu’il ait) cette sûreté d’atteinte de l’envieux, du médiocre contre tout ce qui est culture.

Voilà les traitements que l’État peut faire, impunément, subir à l’Université, parce que l’Université n’est pas séparée de l’État.

Elle ne le sera jamais. Car il ne faut point s’imaginer que ce soit seulement par favoritisme et pour caser des créatures qu’un gouvernement politique parlementaire, électoral, installe ses créatures dans tous les postes éminents de l’enseignement d’État et refoule, ainsi et aussi, dans les postes moins importants les véritables et les purs universitaires, dans les postes dits sacrifiés, dans les postes disgraciés. J’irai jusqu’à dire que c’est le contraire. Ou tout au moins ce sont deux mouvements admirablement complémentaires, qui se complètent, qui jointent, qui se facilitent et qui complotent admirablement. Qui se mettent bout à bout admirablement juste. D’un côté l’État peut ainsi caser ses créatures. Et cela naturellement lui est très agréable et c’est toujours autant de gagné. Mais des créatures il y en aura toujours, les bonnes électrices en feront toujours. C’est même singulier comme ce pays, qui manque de progéniture, absolument parlant, ne manque jamais de progéniture de créatures politiques. Il y a là un phénomène très singulier. Voir Démographie. Et même démographie mathématique. Les créatures font une série continue et incessamment illimitée. Et même toujours grossissante. Du même geste, par la même action continuée l’État poursuit, l’État obtient un autre, un deuxième résultat, qui en opération est rigoureusement complémentaire du premier, qui au fond lui est beaucoup plus cher encore, à lui État, beaucoup plus précieux, lui étant beaucoup plus essentiel : car par cette partie deuxième de l’opération, il avilit l’enseignement, il avilit l’Université.

On pourrait presque dire que au fond, et malgré les apparences, l’État se plaît encore plus à avilir l’enseignement qu’à caser ses créatures ; il se réjouit, il jouit plus profondément, dans le secret de sa bassesse, dans son instinct de jalousie envieuse, comme se sentant plus profondément encore engagé dans son sens et dans sa propre voie quand il avilit quelque chose, quelque institution, que quand il case des amis et camarades. Caser des amis et camarades politiques parlementaires, pour l’État moderne, ce n’est que de son utilité. Avilir est de son instinct.

Avilir est de son instinct, le plus profond. Quand il avilit, quoi que ce soit, très profondément mais très sûrement il se sent bien dans la voie de sa destination.

Il faudrait donc plutôt dire que c’est encore plutôt pour avilir l’enseignement que l’État case ses créatures qu’il ne faut dire que c’est pour caser ses créatures ou, inconsciemment et comme innocemment en casant ses créatures qu’il avilit l’enseignement. C’est encore plutôt, en cette opération double, en ces deux parties complémentaires d’opération, l’avilissement qui est le secret désir, la fin plus profonde, moins immédiate, la fin moins journalière, la fin profonde, et le placement qui est un moyen, que ce n’est le placement qui est la fin et l’avilissement qui serait un moyen, une conséquence, une clause ou condition.

Caser des créatures est bien. C’est un des rouages les plus importants du mécanisme gouvernemental moderne. On le sait de reste et je n’y insiste pas. C’en est aussi un des rouages les plus apparents. Mais les rouages apparents ne sont pas tout le mécanisme et ce placement ne fait qu’une première partie de cette opération. Un rouage plus profond du mécanisme, moins apparent mais d’autant plus profond, une deuxième partie de l’opération, beaucoup plus profonde, étroitement ajustée d’ailleurs, imbriquée dans la première, étroitement complémentaire de la première, beaucoup plus importante, beaucoup plus dans le cœur, est d’avilir.

Le monde moderne avilit. D’autres mondes avaient d’autres occupations. D’autres mondes avaient d’autres arrière-pensées, d’autres arrières-intentions. D’autres mondes avaient d’autres emplois du temps temporel, entre les repas. Le monde moderne avilit. D’autres mondes idéalisaient ou matérialisaient, bâtissaient ou démolissaient, faisaient de la justice ou faisaient de la force, d’autres mondes faisaient des cités, des communautés, des hommes ou des dieux. Le monde moderne avilit. C’est sa spécialité. Je dirais presque que c’est son métier, s’il ne fallait point respecter au-dessus de tout ce beau nom de métier. Quand le monde moderne avilit, mettons que c’est alors qu’il travaille de sa partie.

Le monde moderne avilit. Il avilit la cité ; il avilit l’homme. Il avilit l’amour ; il avilit la femme. Il avilit la race ; il avilit l’enfant. Il avilit la nation ; il avilit la famille, il avilit même, (toujours nos limites) il a réussi à avilir ce qu’il y a peut-être de plus difficile à avilir au monde, parce que c’est quelque chose qui a en soi, comme dans sa texture, une sorte particulière de dignité, comme une incapacité singulière d’être avili : il avilit la mort. Quelques jours après l’enterrement de Berthelot je rencontrais au débouché de la gare de Sceaux l’un de nos plus dévoués collaborateurs, un de ces — dignes — héritiers de ces grandes familles et de ces grands noms des Berthelot, des Halévy, de plusieurs de ces grandes familles républicaines ou libérales qui étaient et qui sont demeurées apparentées et comme tissues ensemble comme les grandes et ensemble les hautes dynasties de la science et des lettres et du monde moderne. Après quelques propos demi-tristes et qui, de sa part, voulaient être optimistes, comme toujours : Tiens, me dit-il tout à coup, j’ai pensé à vous l’autre jour. (C’était un de ces rappels soudains de mémoire, imprévus du sujet lui-même, et pourtant si profonds, profonds contre le sujet lui-même, qui font une sorte de remontée, un refoulement, un point d’origine, et de contrariété, une source, dans l’eau, un point de source angulaire, comme une vague de remontée, qui sont, qui créent une contre-vague dans la déclivaison presque linéaire, dans la descente au fil de l’eau du propos et de la mémoire.) J’ai pensé à vous l’autre jour. — Vous êtes bien gentil. — Oui j’ai pensé à vous ; vous savez ; j’ai été à l’enterrement de Berthelot. J’étais en dedans. Vous n’étiez pas en dedans, vous. Votre âme de réactionnaire se serait réjouie de voir ce qu’ils ont fait de l’enterrement de Berthelot.

Il souriait tristement, et les lèvres marquaient une certaine amertume délibérément optimiste. Il avait appuyé d’un sourire d’entente aux trois quarts triste ce mot de réactionnaire, et l’avait souligné d’un coup d’œil, parce qu’il entendait aussi bien et même mieux que vous, chers lecteurs et abonnés, ce que là il entendait par ce mot de réactionnaire. Et ce mot de réjouir, dit par lui, avait un sens particulièrement sévère.

Les détails suivirent, lamentables. Non, en effet, je ne savais pas ce qu’ils avaient fait de l’enterrement de Berthelot. Quelques indications seulement, suffirent, quelques indications suivirent, pitoyables, odieuses pour qui entendait, et que le spectateur avait honte à rapporter, que l’interlocuteur avait honte à dire.

Quelques détails échappèrent, suivirent, cortège inavouable de loqueteux, lugubres, mais non pas au sens où dans le mot lugubre il y a le mot deuil, ou si l’on veut c’était un deuil de contraste grotesque infiniment plus atroce qu’un vrai et simple deuil, quelques détails dits à regret, odieux pour qui a quelque sens de l’un des plus vieux sentiments que l’humanité ait connu, de l’un des plus précieux aussi, d’un sentiment que toutes les humanités un peu dignes de ce nom, d’homme, ont connu, estimé, à sa valeur, pieusement fomenté ; de l’an des plus chers sentiments vieillards qui parfois viennent s’asseoir sur le seuil attiédi ; pour qui a gardé quelque sens du très vieux et très vénérable respect. Notre collaborateur avait reçu, étant de la famille, une carte d’entrée. La cérémonie, à l’intérieur du Panthéon, c’est-à-dire la cérémonie la plus officielle, la plus somptueusement et splendidement officielle et gonvernementale, cette cérémonie laïque voulue, mijotée comme une apothéose du monde moderne, imaginée comme une apothéose personnelle, fabriquée comme une apothéose du monde moderne en la personne et sur le corps de l’un de ses représentants les plus éminents (car ils sont poursuivis dans leurs imitations par l’idée du corps et de la présence réelle, au moins, à défaut d’un autre, à défaut de l’autre, de la présence au moins de ce misérable corps charnel, mortel, déjà mort, périssable), dans toute cette cérémonie apothéotique il n’y eut pas un geste qui ne fût une offense au respectable respect. On était debout, assis. Penché, tendu. On n’était pas couché. On avait son chapeau sur sa tête. Excepté, toutefois, ceux qui avaient trop chaud aux cheveux. On parlait, on criait, on riait, on s’interpellait, on tapait du pied, on ne s’entendait pas. On y avait mis, je pense, la musique de la garde républicaine, comme à la nouvelle fête de Jeanne d’Arc. Et quand l’honorable M. Fallières fut en vue et prêt d’entrer, un des huissiers criant au chef de musique, dans le tumulte général, dans le brouhaha tumultueux des femmes de défense républicaine, dans les sornettes qui sonnaient, dans les balivernes qui bavaient, dans ce brouhaha de place publique transportée à l’intérieur d’un temple, dans ces potins, dans ces murmures, dans ces vanités, dans ces fatuités, dans ces curiosités malsaines un huissier mal élevé, un huissier sans tenue, un huissier sans style criant à travers tout cela au chef de la musique : Allons ! hop ! là-bas ! la musique. V’là le président. Vot’ Marseillaise.

Vous autes.

Huissiers de la République, appariteurs de ces nouvelles pompes funèbres, nous ferez-vous regretter les moins grossiers sacristains ?

Voilà ce que l’on m’a dit qu’ils avaient fait de l’enterrement de Berthelot. Voilà ce que l’on m’a dit de plusieurs parts qu’ils avaient fait à l’intérieur. On me l’a dit : je n’y étais pas. Il n’y avait pas de service de contremarques, et je ne suis pas dans la République un assez gros seigneur pour avoir eu des billets.

On n’accusera point le monde et la foule moderne de respecter le respect ; c’est une faiblesse qui lui est inconnue. Vous me direz que l’on écouta peut-être la musique. Je sais que la musique tient de plus en plus de place. Non seulement dans les cérémonies, officielles, mais dans le tissu même de la vie moderne. Il resterait seulement à départir ce qu’il y a de sincérité dans cet amour soudain de la musique, et ce qu’il y y a au contraire de snobisme. Ou, comme on disait quand on parlait français, d’engouement. Je voudrais faire observer seulement que dans cet usage, nouveau, que l’on fait de la musique pour les cérémonies, officielles, des enterrements gouvernementaux, il y a un abus qui vient d’une insincérité propre, d’un malentendu plus ou moins conscient, plus ou moins volontaire. Qu’il y a là une duplicité, l’exploitation d’un double entendu. Cette très bonne musique en effet que l’on nous fait faire dans les cérémonies funèbres par de très bons musiciens, ou bien elle est mauvaise, et alors elle est proprement moderne, et même contemporaine. Ou bien elle est bonne, et c’est toujours de la musique religieuse, dans le sens le plus strictement exact de ce mot. Et même elle n’est bonne, pour cette sorte de cérémonies, que dans ce sens, pour cette cause et à cette condition, qu’elle est de la musique exactement religieuse. De la musique de génie créée et mise au monde par un certain nombre de très bons chrétiens dont Rolland vous dirait les noms successifs autant que vous en voudrez.

Il y a là un véritable abus, parfaitement caractérisé, une véritable duplicité, enfin tout ce que notre maître M. Maurice Bouchor, quand il était ivre, — ivre de musique, certes, c’est la seule ivresse qu’on lui ait jamais connue, — nommait ingénuement un détournement de mineure. On prend une musique vraiment, proprement religieuse, nommément chrétienne, faite par de très bons chrétiens, et on la transporte comme ça, dans des fourgons militaires, dirai-je qu’on la transporte dans un Panthéon désaffecté ? non point pour y être un ornement, plus ou moins superflu, surajouté, plus ou moins supplémentaire, mais, tout le monde le sent bien, pour en faire le cœur même et la substance de la cérémonie.

Pour être tout ce qui compte dans la cérémonie.

Et après (ou avant), le lendemain (ou la veille), on rencontre des gens qui vous disent : J’ai été (ou j’irai) à tel enterrement (ou à tel mariage) ; on y a fait (ou on y fera) de la bien belle musique. Je ne sais pas comment cela se fait, je n’ai peut-être pas l’âme assez moderne, mais je suis choqué par de tels propos. Il me semble qu’autrefois un mariage, un enterrement, valaient en eux-mêmes et par eux-mêmes. Qu’ils avaient un sens. Qu’ils n’étaient pas seulement un prétexte. Un thé.

Et ce n’est pas parce que je ne suis pas musicien que je suis froissé. Au contraire. Si j’étais musicien je serais froissé en outre et au contraire de la part de la musique.

Si l’on voulait faire le procès du monde moderne, — et il y a des jours, vraiment, où l’on en serait presque tenté, — il serait aisé de faire voir que le monde moderne se comporte toujours ainsi. Et c’est ainsi quelquefois qu’il réussit à masquer sa pauvreté, à faire coaguler comme une croûte de pauvreté plus honnête, une croûte superficielle de convenance ou d’apparente richesse ou dignité dessus le creux de son irrémédiable vide. Celui qui voudrait faire un procès du monde moderne, et qui ne pourrait pas résister à la tentation, il faudrait d’abord, pour trouver l’incurable sottise, percer, dénoncer tout ce parasitisme universel du monde moderne vivant uniquement, ne vivant que des héritages de tous ces mondes anciens dont il passe en même temps tout son temps à dire que tous ces mondes-là, que tous ces mondes précisément étaient des mondes stupides, des mondes foutues bêtes, et les derniers des mondes imbéciles.

Méthode : celui qui ne pourrait pas résister à la tentation, de faire un procès du monde moderne, quelque faible, naturellement, il faudrait commencer par établir un bilan sérieux. Et dans ce bilan ce ne seraient pas seulement les quantités qui seraient difficiles à calculer. Ce ne seraient pas même seulement les qualités, natures, espèces et valeurs des marchandises qui seraient difficiles. À déterminer. Il faudrait d’abord bien faire attention à ceci. Il faudrait d’abord, et avant tout, comme règle de méthode générale, et préliminaire, bien discerner, bien départir et bien répartir, faire une redistribution, bien distribuer quel serait le sens des différentes valeurs, et avant tout ne pas se tromper de signe. Je prends cette expression dans le sens le plus rigoureux des mathématiciens : ne pas mettre le signe + par erreur au lieu du signe —, ni le signe — par erreur au lieu du signe +. Le monde moderne essaie plus ou moins inconsciemment de donner le change, (c’est-à-dire, très précisément, de faire tromper de signe) — et peut-être est-il en cela plus ou moins confusément sincère, — sur le tien et le mien, sur ce qui est de lui et sur ce qui n’est pas de lui. Sur ce qui donc est du plus, et sur ce qui est du moins. Ou du zéro, dans les inventaires. En réalité, avec un aplomb imperturbable, et qui est peut-être sa seule invention et tout ce qu’il y a de lui dans l’ensemble du mouvement, il vit presque entièrement sur les humanités passées, qu’il méprise, et feint d’ignorer, dont il ignore très réellement les réalités essentielles, dont il n’ignore point les commodités, usages, abus et autres utilisations. La seule fidélité du monde moderne, c’est la fidélité du parasitisme. Pour tous ses vices et pour toutes ses petitesses, pour la menue monnaie de ses vices et le menu ménage quotidien de ses bassesses, pour ses enseignements le monde moderne se suffit à lui-même. Il croit, il affecte plus ou moins sincèrement de croire que le monde a commencé, net, entre le trente-et-un décembre et le premier janvier de je ne sais déjà plus quelle année. Mais qu’il ait à organiser quelque chose qui dépasse, dans sa pensée, qu’il ait à organiser quoi que ce soit dont il ait plus ou moins vaguement l’impression, si peu que ce soit, qu’il faut que ça dépasse, de quelque manière, vite alors, avec un toupet lui-même incalculable, avec un aplomb invraisemblable il chausse les vieilles bottes, il coiffe les vieux chapeaux. On se coiffe les pieds, disait un personnage du premier Victor Hugo, qui était je pense notre vieille fripouille d’ami don César de Bazan. Le monde moderne, lui, se coiffe impunément la tête. Il se la coiffe même des casques les plus antiques. Et il chausse des bottes, militaires et autres, qui sont plus vieilles que les plus vieilles et les plus authentiques bottes de sept lieues.

Il chevauche les vieux chevaux avec une impudence tranquille, un sans-gêne, avec une assiette, une inconscience dont peut-être lui-même il ne s’aperçoit pas. Cet emprunt perpétuel, ce sans-gêne et cette usurpation, ce détournement dessus dit se voit surtout, s’aperçoit, lui-même, aux cérémonies, officielles. Et en effet c’est en un certain sens là qu’il doit s’apercevoir le plus. Les cérémonies, officielles, sont en effet des manifestations volontairement culminantes ; elles ont un sens volontairement marqué ; c’est bien là que tout un monde, représenté par son gouvernement, officiellement, veut faire aboutir et culminer tout ce qu’il pense qu’il a en soi qu’il est capable de faire voir, de montrer dans la rue, en public, au grand jour, qui en est digne, selon lui, tout ce qu’il peut sortir. Une cérémonie est voulue, produite, calculée. C’est vraiment un acte officiel de représentation, une manifestation officielle, où le monde gouvernemental, agissant pour tout le monde qu’il gouverne, officiellement, ici pour le monde moderne, sort tout ce qu’il a de mieux, tout ce qu’il peut montrer au peuple et aux étrangers, ses beaux uniformes, ses belles musiques, ses beaux uniformes d’âmes, s’il en a, et de corps, ses beaux corps constitués.

Or que voyons-nous quand le gouvernement de ce peuple moderne en vient à cette épreuve, de sortir une cérémonie ? Nous voyons d’abord, — je ne suis pas méchant, on le sait, et je n’éprouve aucun embarras à constater que cette cérémonie, quand elle est une cérémonie politique, et surtout une cérémonie de politique internationale, est souvent et même généralement réussie. Et quelquefois même très réussie. La République sait très parfaitement recevoir les rois. Elle reçoit aussi bien tout ce que l’on veut, les peuples, ou simplement les chambres de commerce et les municipalités. Mais, ensuite et alors, comment voyons-nous qu’elle s’y prend pour effectuer, ordonner une de ces cérémonies. Oh alors nous voyons qu’il n’est plus question que le monde est venu au monde ce trente-et-un décembre à minuit. Avec une libéralité, avec une largeur d’esprit dont il faut d’autant plus lui savoir gré, avec une véritable largesse, dont nous devons d’autant plus la louer qu’elle est sans doute à demi inconsciente, la bonne République de ce peuple moderne, sans rancune aucune, emprunte de toutes mains à ces mondes passés, qui tout à l’heure n’existaient point.

Nous recevons très parfaitement bien les peuples et les rois. D’ailleurs nous en avons à présent l’habitude. Et nous la prenons tous les jours davantage. Mais de quoi sont faites ces très parfaites cérémonies ? Quel en est le décor ? On peut dire, cette fois, que le décor en était tout fait et que le monde moderne était heureux que les mondes ses pères fussent venus au monde avant lui.

C’est là qu’il faut voir dans les comptes ce qui est de l’actif, ce qui est du passif, ce qui est de l’arriéré, ce qui est du zéro, ce qui est du pour et du contre, du plus et du moins, de l’allant et du venant, du descendant et du remontant, du sens et du contre-sens. Bien faire attention que les mêmes mots recouvrent, peuvent recouvrir des réalités différentes, même contraires, que réciproquement des noms, des mots différents, même contraires, recouvrent, peuvent recouvrir les mêmes réalités. Toujours ces doublons et ces doublets. Cette société, ce monde, ce même monde, que l’on flétrit du nom de bourgeois et de capitaliste, et la même, exactement, identiquement le même, que l’on célèbre du nom et sous le nom de moderne. Ainsi, encore, ce gouvernement, ce système de gouvernement, que l’on défend, que l’on célèbre, que l’on prône sous le nom de constitutionnel, de République, et de républicain, que l’on démolit au besoin, le même, sous le nom de parlementaire.

Il est heureux pour le monde moderne, qui d’ailleurs s’en sert très libéralement, avec une aisance non affectée, il est heureux pour lui, et pour nous qui le regardons s’en servir, que d’autres mondes ses pères soient venus au monde avant lui, et que ces foutues bêtes de mondes, qui d’ailleurs n’existaient point, n’existent point et n’ont jamais existé, qui n’existeront jamais, ça au moins on en est sûr, puisque c’est du passé, lui aient fait et laissé Notre-Dame et la Sainte-Chapelle, lui aient fait les admirables Invalides et l’Arc de Triomphe, lui aient fait, mon Dieu, ce Panthéon même, et ce monument unique au monde : Paris.

Le très parfait, très horizontal et très vertical, très parfaitement, le très romain et très autre, très impérial et très classique Arc de Triomphe.

Très imposant, très majestueux, mais d’une assurance sans orgueil, tant elle est parfaitement assurée. D’une grandeur telle, d’une grandeur où l’orgueil serait sot. Très militaire et très impérial, très voûte romaine aussi ; et pourtant si familier, si passant, que vous voyez des gens, derrière les bornes et les chaînes, des gens qui osent passer dessous. Pour traverser la place.

Et puis il y a, sur votre côté, sur votre droite, cette Marseillaise de Rude, cette Marseillaise de pierre, qui officiellement est un Chant du Départ, ou un Départ des Volontaires, ou un Chant du Départ des Volontaires.

Qu’on lui ait fait Paris, monument de monuments, monument des monuments, monument capital de tant de monuments élémentaires, ville monument, capitale monument, ce peuple de maisons, de rues et de monuments, ce peuple de pignons et de toits, qui tous encore ne sont point modernes, et ainsi ne sont point tous laids, la ville aux trois collines, équidistantes, équilatérales, équitables, et à ce cercle de collines, à ce cirque, plus ou moins extérieures aujourd’hui, circonférentielles, qui toutes seront graduellement mangées, et ainsi deviendront intérieures, savamment, sagement, intelligemment espacées, discrètement, élégamment disposées, semées, ce réseau de rues et de voies, de veines et d’artères, cette aorte centrale, la Seine, légèrement, lentement, attentivement cintrée, non pas courbée, cintrée (la crosse), ce peuple aussi d’un peuple, peuple de maisons d’un peuple d’hommes, ce peuple aussi de peuples, peuple de maisons de tant de peuples d’hommes, ce peuple enfin de la mémoire, ce peuple de mémoires, ce peuple de souvenirs, où toute l’universalité de la coupe horizontale du temps présent se multiplie infiniment par toute l’universalité du coup de sonde, de l’approfondissement vertical, par toute l’universalité de la coupe verticale et de l’élévation, du fil vertical, par toute l’universalité du passé vertical, verticalement le plus riche, d’un passé vertical infini pour chacun des points de cet univers infini horizontal du temps présent, la ville où pas un pavé qui ne sonne un souvenir du passé, qui n’appelle, qui n’évoque, qui ne sonne le souvenir de la mémoire du passé, où la boue même du ruisseau est une boue de l’histoire, où il n’est pas un pavé qui ne sonne sous le talon la résonance, l’évocation, le retentissement d’un passé infini, ville où le moindre pavé de bois recouvre, arrête, bouche comme un bouchon la ligne verticale montante et remontante perpétuellement au jour, vivante, invinciblement, rebelle à mourir, et à disparaître, et à être effacée, sous les pieds, reparaissant toujours, comme la tache de sang (et c’est souvent une tache de sang) du souvenir d’un événement du passé qui a toujours été capital dans l’histoire du monde, capitale temporelle du monde, capitale intellectuelle, hélas (faut-il dire hélas ?) et capitale spirituelle, encore, toujours, quand même capitale spirituelle ; la ville qui a le plus souffert pour le salut temporel de l’humanité, la ville du monde qui a le plus travaillé au salut, pour le salut temporel du monde, la ville aussi, la ville encore, la ville toujours, la ville quand même qui a le plus souffert, qui a le plus travaillé, qui a le plus prié pour un salut qui dépasse infiniment le salut temporel ; cette première ville du monde ; capitale du royaume ; ville unique du monde ; la plus intellectuelle, hélas, pour les intellectuels ; et au contraire la plus voluptueuse pour les voluptueux, la plus charnelle pour les charnels ; et aussi pour les mystiques la plus mystique ; en ce moment même, dans ce temps, présent, dans les malheurs et les misères de ce temps celle qui encore, celle qui toujours, quand même celle qui souffre, qui travaille, qui prie le plus et le mieux pour ce salut qui passe infiniment le salut temporel de l’humanité ; ville la plus temporelle pour le temps et pour les temporels, en même temps, ensemble la plus éternelle pour les éternels et pour l’éternité ; ville unique du monde ; ville moderne, ville antique ; la première des villes modernes du monde, comme moderne, la première des villes antiques du monde, comme antique ; après Jérusalem et Rome ; et encore il y a dans Lutèce, et même dans Paris même, on ne sait quoi d’antiquité, on ne sait quelle antiquité qui remonte aussi loin que personne, une antiquité que laquelle on n’en voit aucune, on n’en voit point qui soit plus authentique, plus ancienne, plus antique ; une antiquité pleine, et ainsi éloignée, lointaine, remontante, loin, parce que le temps, et même pour ainsi dire la date, se mesure tout de même un peu à la durée ; c’est-à-dire, en un certain sens, au nombre, à l’importance, à la plénitude, à l’abondance, au plein des événements qui se sont effectués entre cette date et la date présente, entre ce temps du passé et le temps présent, au plein des événements qui sont (ad)venus, au plein du travail fait, au plein de la vie vécue, au plein de l’histoire faite, au plein de toute l’histoire, de l’histoire intercalaire.

Au plein des événements intercalaires, du travail intercalaire, du fait intercalaire ; de la vie intercalaire, de l’histoire intercalaire, du monde intercalaire.

Ville du monde la plus royale, encore à présent la plus royale pour les rois (s’il y avait des rois) par les anciens rois ; la plus impériale, à cause de l’Empereur (il n’y a plus d’empereur) ; du monde ville la plus républicaine, s’il y avait quelque République.

Ville du monde pour des républicains la plus républicaine, pour des monarchistes la plus monarchique et monarchiste ; particulièrement pour les légitimistes la plus légitimiste et la plus légitime (il n’y a qu’une chose qu’elle ne soit pas, qu’une opinion qu’elle n’ait pas : Paris n’est pas, n’a peut-être jamais été beaucoup, en tout cas n’est assurément plus du tout orléaniste : c’est même la seule opinion qu’il n’ait pas, ou qu’il ait, comme on voudra (de ne pas l’avoir, de ne pas avoir cette opinion, l’orléaniste, l’orléanisme, de ne pas être cela, orléaniste.) Mais c’est un propos très délibéré, une opinion bien arrêtée. La ville aînée du monde, l’aînée des villes du monde ne pouvait pas s’arrêter à cette opinion, à cette situation. La ville aînée ne pouvait pas être, ne pouvait pas se faire une ville branche cadette.)

Pour des républicains ville du monde la plus républicaine. S’il y en avait. Et pour des réactionnaires ville aussi la plus réactionnaire du monde. Pour les conservateurs ville la plus conservatoire, la plus et la mieux conservée. Pour des révolutionnaires non pas seulement, non plus seulement ville la plus révolutionnaire, mais la seule ville révolutionnaire du monde.

La plus récente, la plus moderne, la plus nouvelle de toutes les villes modernes ; ville historique, ville antique la plus ancienne, la plus historique, la plus authentique, la plus traditionnelle des villes antiques, la plus antique des villes conservées. Ville où les égouts mêmes, on a beau les refaire et les moderniser, ville où les égouts mêmes sont des monuments historiques, ont un tracé, suivent des tracés historiques, soulignent des tracés historiques, fouillent des terres où il n’y a pas une motte, toute noire bleue violette et pénétrée aujourd’hui des infiltrations du gaz d’éclairage issues, glissées des conduites noires, filtrées des joints de plomb, terres mortelles aujourd’hui pour nos marronniers et pour nos nouveaux platanes, terres mortelles pour les racines, qui ne soit de l’humus et du terreau historique.

Ville pour ainsi dire la plus extérieure du plus de vie intérieure.

Ville du plus grand peuplement, du plus de surpopulation. Ville aussi du plus de solitude, de la plus grande, de la plus auguste, de la plus royale solitude. Ville du plus de fréquence et de fréquentation, du plus de bavardage (cette impiété), (perpétuelle), du plus de relations, du plus de salon, de monde, de mondain, de mondanité. Ville la plus sérieuse, ville la plus frivole. Toute pleine de sa frivolité, de ses frivolités innumérables, inépuisablement renouvelées, infatigablement réinventées, faites avec plus d’ardeur que l’on ne ferait, avec plus de zèle, avec plus de soin, avec plus de sérieux, avec plus de frivolité aussi que nul ne ferait du travail. Ville du plus de papoterie, de conciergerie, de calomnie, de médisance, de petitesse, de grandeur. Ville du plus de papotage, de temps perdu, de temps gagné. De temps employé. De temps occupé. Sérieusement. Temporellement. Et même éternellement. Ville du plus de journalisme, de cabotinage, de littérature, de théâtre (presque toujours infâmes). Et ville aussi, ville dans le même temps de la plus grande solitude, d’un entier, d’un total isolement. Ville de la retraite. Ville du travail. Ville de la rue et en même temps presque trop ville de bibliothèques. Et de musées. Ville de la dispersion et presque trop ville de la concentration. Intérieure. Ville du corps et ville de l’esprit. Ville des jambes et ville du cerveau. Ville du commerce, d’exercer la marchandise, et poële perpétuel, poële sur place, poële à domicile, petite (ou grande) Hollande pour les philosophes. Ville quand on veut de la plus grande solitude. De la plus sincère, de la plus authentique, de la plus fructueuse. Ville du plus de faux et du plus de vrai, du plus de snob et du plus de sincère, du plus de cabotinage et du plus d’art, de philosophie, de sciences, de lettres. Sincères. Vraies.

Ville du plus de culture.

Ville odieuse du plus de pépiaillerie, et ville respectable, ville respectueuse, ville quand on veut du plus total silence, du plus infini, du plus éternel, du plus authentique silence.

Du plus grand des biens : le silence. Du silence qui est presque aussi cher que la conversation d’un ami, plus éternel, presque aussi cher que l’interruption que lui fait une voix amie ; la plus grande peut-être des préfigurations terrestres.

Une ville où en août et en septembre, quand vous êtes seul à Paris, vous avez un Luxembourg, un jardin, devant la porte de votre gare, les plus belles fleurs du monde dans le plus beau jardin du monde (il n’est jamais si beau que dans cette période ; ça commence peut-être dans les deux dernières quinzaines de juillet, dans la dernière, au quatorze juillet), en cette saison, le plus parfaitement dessiné, et qui sait se taire,

La ville donc du jeu, du papotage et du divertissement. Ville du plus d’élévation, du plus de contemplation, du plus de méditation. Ville de la plus grande prière.

Ville où se fabrique, ville où se fomente et se cuit, comme on cuit le pain, ville où germe et se travaille le plus de cette matière de l’élévation dans cette forme de l’élévation, de la contemplation, de la méditation. De la prière.

Ville où se vend le plus de vice, où se donne le plus de prière.

Où vous avez ce Luxembourg ami pour ainsi dire à vous tout seul. Et vous êtes encore un très grand nombre qui l’avez ainsi à vous tout seuls. Et en septembre le soleil a un goût si fin, si ambré, si reposoir, d’une lumière si rare, après la légère, après la transparente buée de septembre du matin, si reposée, avant la rentrée, avant les travaux, avant les grands troubles du dernier automne, du deuxième automne, d’une clarté si pure et si arrêtée, d’une admirable tiédeur d’adieu, calme, d’une odeur de fruit, d’une senteur de rose d’automne (une rose d’automne est plus qu’une autre exquise) et non pas encore de grande feuille sèche, passage de l’extérieur à l’intérieur, du plein air et du plein soleil aux intimités du foyer, approchement des veillées d’hiver, sentiment poignant doubleface, attente et crainte, espoir, calme, avec, peut-être, un soupçon de regret.

Couleur singulièrement calme du soleil de septembre. Les fièvres sont passées, définitivement pour un an, les ardeurs, les insolations. Les autres fièvres, les viles fièvres d’hommes, ne sont point encore commencées.

Ville du silence où ce silence total, ce silence universel, on peut presque se le faire presque toute l’année, avec un peu de bonne volonté, avec un peu plus : avec un peu de volonté, même en voyant beaucoup de monde, en continuant à voir autant de monde, parce qu’il y a des jardins, des Luxembourgs intérieurs. Ouverts, fermés toute l’année.

Dans les grandes chaleurs de l’été, dans les grands froids de l’hiver on avait oublié ce goût du soleil de septembre. On ne se rappelait plus ce goût. Mais en septembre on est bien content de le retrouver.

Ville de la perdition. Ville du salut.

Ville au long de ce fleuve de ces admirables quais, bilatéraux, longitudinaires, profilés ; insulaires, dans les deux (ou trois) îles ; ces quais des boîtes de livres ; et sur ce fleuve de tous ces ponts de tous les âges, et, suivant leur âge, de tous les styles et de toutes les factures, tous pour ainsi dire également beaux, tous presque également parisiens, excepté toutefois ce pont Alexandre III, encore très beau, mais, comme pont métallique, beaucoup moins beau que le pont Mirabeau, la rime l’indique, la rime le demande, la rime le veut ; et ça pourrait même se chanter ; d’une ligne beaucoup moins pure ; beaucoup plus juillet et août par conséquent ; les lourdeurs de l’été ; et donc infiniment moins septembral ; infiniment moins ambré, moins fin, moins pur ; dessiné beaucoup moins sec, beaucoup moins jeté, d’une rive à l’autre, beaucoup moins lancé, beaucoup moins posé, comme avec la main ; beaucoup moins fin, beaucoup moins trait ; d’une indication beaucoup moins prompte, d’un lancé beaucoup moins sûr et moins ferme, d’un jeté beaucoup moins fin, d’un dessin (faut-il dire d’un dessein, et ce n’est pas un calembour, c’est le même mot), l’autre d’un dessin beaucoup plus délibéré, d’une intention beaucoup plus jetée, d’une délibération beaucoup plus arrêtée, beaucoup plus simple, beaucoup plus une, beaucoup plus pure, d’une intention, d’un arrêt, d’un trait infiniment plus net : un pont infiniment plus ligne ; la ligne seule ; la ligne maîtresse ; toutes les beautés, toute la beauté de l’arc, métallique, toute la voussure de l’arche, et ensemble, intimement pénétrées, par un miracle de géométrie, toute la beauté de la droite ; une courbe, par ce miracle, presque droite (je dis le pont Mirabeau, je parle toujours du pont Mirabeau) ; à peine appuyée ; sans aucune lourdeur ; sans un soupçon ; de lourdeur ; indiquée seulement ; presque à la pointe sèche ; mettons dessinée au Faber ; et la clef du pont Mirabeau (je n’ose pas dire la clef de voûte, tant c’est léger) : un rien ; au lieu-que ce pont Alexandre III est resté un peu ce qu’il était venu au monde (c’est naturel) (et nous n’avons pas à lui en vouloir) (et c’est nous alors qui serions des sots), un peu alliance russe, presque un peu franco-russe, un peu lourd, un peu somptueux, un peu tapis, et même tapis lourd, et crépine, et tenture, un peu international, alliances et ententes, un peu lampadaire, un peu cérémonie, un peu pompes, même funèbres, un peu corbillard, avec ces touffeteaux d’ornements en zinc ou en bronze qui veulent se faire passer pour de la plume ou de l’or monumentale, un peu ornemental, un peu surchargé, un peu ornement lui-même, un peu ornementaire, un peu réception de rois et d’empereurs, par conséquent un peu trop pont de défense et d’alliance républicaines, à qui pourtant il faut rendre cette justice que vu d’en bas, d’en dessous, il fait une belle voussure pour laisser passer le beau fleuve, un bel arc pour enjamber tant de beaux bateaux, une belle courbe, lourde et un peu sourde, mais belle, majestueuse, où passe le beau fleuve et dessus le fleuve où passent tant de beaux bateaux, chalands de toute sorte et de toutes charges, remorqueurs si vites, si fins, relativement si petits, si vaillants et si guêpes, comme quelques-uns se nomment, même les bateaux voyageurs, les bateaux omnibus, qui ont leur genre, un genre un peu omnibus, le nom l’indique, mais enfin ; même, en un autre sens, et surtout ces deux ou plusieurs beaux grands bateaux anglais qui viennent ensemble ou à tour de rôle s’amarrer au quai du Louvre, bateaux de charge qui d’un trait, d’une traite, tout pleins, sans alléger, sans relâcher, vont, naviguent jusqu’aux quais de Londres ; et pleins reviennent ; et cette justice aussi, et surtout cette justice que vu d’en haut, vu d’en dessus, vu par celui qui passe ou va passer dessus il fait une fort belle, fort large, fort somptueuse, fort majestueuse avenue, très digne assurément des deux palais modernes d’où elle vient ; d’où elle amène, d’où elle apporte, assurément non tout à fait indigne du très admirable et très parfait monument classique où elle mène, où elle conduit, où elle-même elle se rend ; dont elle ouvre l’esplanade ; c’est un bon point pour l’avenue de ce pont qu’elle ne soit aucunement indigne de ces deux palais modernes d’où elle vient, le grand et le petit, dont je sais très bien qu’il faut dire, sous peine de passer à Paris pour un imbécile, que l’un est une pure petite merveille, et l’autre une horreur (malheureusement je ne sais pas lequel que c’est qui est une petite pure merveille, et l’autre une horreur) (parce que ces deux palais, modernes, dont on parle quelquefois, je ne les ai jamais vus ; non point que je ne passe par là aussi souvent qu’à mon tour, et plus souvent qu’à mon tour de bête ; sur l’impériale de Passy-Hôtel-de-Ville et tous autres, et au moins aussi souvent à pied ; mais je ne sais comment cela se fait, quand je passe sur ce quai fatal, où que j’aille, d’où que je vienne, comment que je passe, j’ai toujours la face tournée du côté des Invalides ; je ne peux jamais être tourné autrement : on a, dans les familles, de ces infirmités ; et alors mes yeux, les sots, qui regardent toujours devant eux, regardent toujours les Invalides ; et moi je suis derrière ; alors je ne peux pas voir ces beaux monuments modernes ; quand on voudra que je voie des beaux monuments modernes, je crois bien qu’il faudra qu’on ne me les mette pas à portée des Invalides ;) c’est pour cette avenue, pour l’avenue de ce pont, un plus grand bon point, un meilleur bon point, si je puis dire, je veux dire un plus bon point, ceci : que cette avenue, que l’avenue de ce pont soit telle que lorsqu’on marche dessus, allant vers le monument admirable, ne la regardant pas, ne regardant que le bâtiment admirable et l’admirable dôme, cette admirable vue n’en soit point déparée et que cette avenue enfin ne porte aucune atteinte, ne fasse aucune injure à la semelle de nos souliers ; qu’elle ne fasse, même ainsi indirectement, aucune atteinte à la ligne du monument, qu’elle ne porte aucune injure à cette horizontale impeccable, à ce dôme, sous les flamboyantes ardeurs de l’été, dans le fin, dans le ténu brouillard d’automne, à cause de la Seine, qui est si près, dans le transparent brouillard du premier automne, sous les neiges de l’hiver ; et je vous défends bien de regarder les Invalides sous la neige sans qu’aussitôt cette neige soit la neige impériale de la retraite de Russie, car il n’y a jamais eu qu’une neige qui soit tombée sur le dôme des Invalides, et c’est la neige de l’Empereur, la neige impériale de la retraite de Russie, comme il n’y a jamais eu qu’une neige qui soit tombée dans cette retraite impériale de Russie, il n’y a jamais eu qu’une neige impériale, une neige de l’Empereur, et par un singulier rapprochement, par un profond accord intérieur c’est la neige de Hugo, la neige qui jamais plus ne cessera de tomber dans les Châtiments, dans l’Expiation : Il neigeait, il neigeait toujours ! Les Châtiments, le plus grand monument, avec l’Are de Triomphe, que l’on ait élevé à la gloire de l’Empire. Il neigeait. On était vaincu par sa conquête. Sous cette réserve, sous la réserve de ce pont un peu festonné, tant de beaux ponts de tous les âges, qui passent, qui enjambent, qui sautent le beau fleuve, chacun selon ses moyens, de leur pas, de leur pied, selon le plus ou le moins, selon les infirmités de leur âge, les uns alertes, d’un seul trait, les autres, infiniment plus vénérables, déjà comme un peu béquillards ; un de ces vieux se nomme naturellement le Pont-Neuf ; et c’est justement le vôtre, Halévy ; tous beaux, selon la beauté de leur âge ; tous donc, tous ainsi merveilleusement accordés, d’un seul accord accordés entre eux directement ; et tous ensemble accordés au beau fleuve ; accord mutuel direct, accord avec le fleuve ; représentant, symbolisant, ramassant ainsi, dans ce raccourci linéaire, toute la beauté de cette ville où tant de beautés de tant d’âges se marient directement entre elles, s’accordent, s’entendent mutuellement et directement entre elles, toutes ensemble s’accordent, s’entendent avec la beauté de la ville, avec la beauté totale, avec la beauté du terrain ; et d’ailleurs, et aussi, de tout autre part, de tout autre ailleurs, du haut de ces trois collines équivalentes, excellemment du haut du mont Martre, des hauteurs de la rue Lepic, océan de toits ; immenses vagues immobiles des toits de tant de maisons ; apparemment mobiles ; vagues mobiles immobiles ; immenses vagues mobiles immobilières ; qui recouvrent, qui revêtent, qui traduisent, qui ne font que traduire les membrures, la serrée, la forte membrure du terrain subordonné, d’un terrain tout inécroulable, perforé pourtant depuis la plus haute antiquité, percé, perforé partout et sans cesse, aujourd’hui encore (Métropolitain et Nord-Sud, eau, gaz, à tous les étages, électricité, tout) (air comprimé) littéralement térébré.

Pour nous Français ville de France la plus française, la plus profondément, la plus essentiellement, la plus authentiquement ; la plus traditionnellement française ; une province à elle toute seule, une vieille province française ; et non point seulement capitale du royaume ; mais capitale d’elle-même, d’elle-même province, et, autour, capitale aussi de cette autre, de cette voisine admirable province que fut l’ancienne Île de France. De cette admirable province que fait encore l’Île de France actuelle, une si bonne héritière, qui a tant hérité de l’ancienne.

Et pour tout le monde la ville du monde la plus insupportablement cosmopolite ; une orgie des nations ; un carrefour le plus banal du monde ; un caravansérail des peuples ; la plus antique des Babels modernes ; la confusion des langues ; la plus moderne des Babels antiques ; un boulevard où on parle tout excepté français. Surtout quand on se met à y parler parisien.

Ville du monde la plus internationale, et la seule véritablement internationaliste, passage et séjour des peuples de la terre, de tous les peuples ; et ville nationale, même étroitement, et nationaliste.

Une province à soi toute seule, une nation, un peuple à soi toute seule ; un royaume, un monde à soi toute seule. Et non pas seulement capitale du royaume. Mais capitale du monde.

Non point précisément, non point tout à fait, non point encore capitale du royaume du monde, parce que le monde ne forme point encore un royaume ; mais provisoirement, en attendant plus, en attendant mieux, capitale des royaumes du monde.

Ville du plus d’ordre et du plus de désordre ; du plus grand ordre, du seul qui soit véritablement, réel ; apparemment du plus grand désordre ; réellement du plus grand désordre, du seul fécond.

Ville de l’inquiétude, d’une inquiétude incurable, et des vicissitudes, des perpétuelles tribulations, des essentielles, de la tribulation essentielle.

Ville la plus païenne. La plus chrétienne. Certainement la plus catholique.

Ville apparemment la plus suiveuse, où toutes les folies, où toutes les facéties, où toutes les sottises, où toutes les insanités, où toutes les bêtises, où toutes les imbécillités du monde, où tous les orgueils, où toutes les futilités, où toutes les vanités de la terre trouvent immédiatement et automatiquement un asile. Plus qu’un asile, un temple. Une faveur, un crédit, un éclat incomparable. Unique. Ville de l’engouement. Et du plus sot. Et du plus inlassable. Imbécile pourtant le bénéficiaire qui s’y ferait. Aussi immédiatement ensuite, aussi automatiquement ville qui se débarrasse de la boue, de la gourme, de l’écume de tout engouement.

Ville la plus immobile. Et qui suit le moins. Qui ne suit jamais.

Ville qui reçoit de toutes mains, qui tous les matins vous fait du (nouveau) snobisme, tous les jours du nouveau, de l’italianisme, de l’espagnolanialisme, de l’américanisme, de l’orientalisme, de l’occidentalisme, de l’anglaisianisme, du septentrionalisme, hier du gorkisme, aujourd’hui quoi ? du confucianianisme, ou du confusionisme (Jaurès), tous ces bons garçons doivent croire que c’est la même chose, du méridionalisme, et de tous les points collatéraux ianismes que vous voudrez, de l’océanienianisme, du germanisme, du japonisme, du sinisme, du suissisme, du belgisme, du hollandianisme, du prussisme, du puflisme, du bluffisme, du maritimisme, du montagnisme, du parisianisme, du malaisianisme, du scandinavisme, du danoisianisme, du suédoisianisme, du norvégienianisme, du slavisme, du petit et grand russisme, du polonaisianisme (sans compter tous les provincialismes français l’un après l’autre) ; de tous les autres et qui le lendemain, matin, tous les lendemains, sans aucune faute, se ressaisit, qui se débarrasse, qui se débarbouille, qui se lave et se débarbouille la face, afin de recommencer. De sorte qu’on n’a jamais vu dans l’histoire du monde une ligne droite faite d’autant de courbes, d’autant de brisures et d’autant de brisés, une création, une créature aussi continue faite d’autant de discontinu, un droit chemin fait d’autant de chemins de traverse, une vertu faite d’autant de fautes, une ligne droite poursuivie aussi infailliblement ; aussi sévèrement, aussi sérieusement, aussi strictement assurée par autant d’incertitudes apparentes et réelles, par autant de fausses et de vraies aberrations.

Du modernanianisme, rendez-vous de toutes les hérésies.

Et des systèmes ainsi, qui sont très réellement autant de provincialismes, qui sont des nationalismes et des idiotismes. Des régionalismes.

La plus belle continuité du monde. Et par le plus d’incohérences, apparentes ou réelles, par le plus de discontinuités, apparentes ou réelles.

Pour les fous, ville la plus folle, ville du plus de folie ; pour les sages, ville la plus sage, ville du plus de la plus grande sagesse. La seule ville sage. De la seule sagesse. La plus grande sagesse antique du monde, depuis la ruine du monde antique, depuis la mort d’Athènes (et de Rome). Et le plus de foi chrétienne. La foi chrétienne la plus fidèle.

Capitale de la luxure. Capitale de la prière. Capitale de la foi. Capitale de la charité. Capitale de tout.

Capitale aussi de la gloire (temporelle). Mais qu’est-ce que la gloire, après tout cela.

Capitale de la luxure (on le dit). Capitale du vice (on le prétend). Capitale de la vertu. Capitale, apparemment capitale du péché. Ville de tant de grandeurs, de toute grandeur. Ville de tant de bassesses, de toute misère. Ville de toute charité, dans tous les sens de ce mot, excellemment, éminemment, infiniment dans ce sens technique qui l’emporte infiniment sur les autres. Ville d’orgueil et d’humilité, de modestie toujours. Capitale de la pensée. Capitale de la production et de la consommation de la pensée.

Ville du monde où les arrivistes temporels arrivent le plus, le plus vite, le plus infailliblement, le plus automatiquement. Et tous les snobs temporels. Ville aussi qui use le plus infailliblement, le plus accélérément les arrivistes temporels, et comme automatiquement, et qui presque tout de suite leur casse les reins, afin que l’on n’en parle plus.

Ville d’où rayonne, hélas, le plus d’intelligence dans le monde, Phare et Ville-Lumière comme disent premièrement les imbéciles, deuxièmement les cérémonies officielles, troisièmement les romantiques, quatrièmement Hugo tout seul. Cerveau où s’élabore le plus de pensée. Cœur d’où monte, dans toute cette buée que vous voyez de Montmartre, dans ce brouillard, dans toute cette buée de mer, dans cette buée industrielle, poussières de charbons, poussières de pavés de buis, poussières de pavés de pierre, poussières de résidus, de saletés de toute sorte, poussières de vapeur, vapeurs d’eau, vapeurs aujourd’hui d’essence et de pétrole et de tant d’huiles lourdes, vapeurs aussi de tant de respirations malsaines, cœur d’où monte, à travers toute cette buée temporelle, le plus de spécifiquement, le plus de techniquement véritable prière.

De même que (généralement, universellement parlant), il est bien heureux pour le monde moderne que ces mêmes mondes foutues bêtes et sans aucune espèce d’existence aient inventé, lui aient inventé, sans même lui demander son avis, les insolents, aient fait un certain nombre d’introductions, naturellement stupides, aient introduit un certain nombre d’inventions, toutes naturellement plus bêtes les unes que les autres, comme d’avoir inventé la Bible et les Prophètes, la croix et la bannière, la brouette, la cité, la roue, les omnibus, la justice, les tombereaux, la vérité, le gouvernail, la rame, les bateaux, le salut, et la philosophie platonicienne, et le levier, et Jésus et les Évangiles, et la plus capitale sans doute des inventions temporelles : la hélicoïdale et toujours labourante charrue.

Inventions temporelles, inventions spirituelles qui toutes à leur début ne furent point automobiles.

Et non seulement Paris, mais autour même de Paris, entour les environs, qu’on lui ait fait Versailles et même Saint-Germain,

Je donnerais Versailles, Paris et Saint-Denis ;

On les lui a donnés, Versailles, et Paris, et Saint-Denis ; on lui en a donné bien d’autres ; qu’on lui ait fait et qu’on lui ait donné les tours de Notre-Dame, et le clocher de mon pays ; qu’on lui ait fait et qu’on lui ait donné Versailles, et Fontainebleau, et même Rambouillet, demeures, ou comme on dit, résidences royales ; qu’on lui ait fait et qu’on lui ait donné le clocher de mon pays, c’est-à-dire, car je le connais, le clocher de mon pays, qu’on lui ait fait et donné tant d’admirables cathédrales françaises, les deux jambages formidables, les deux jambes énormes, si normales, si carrées, si puissantes, si classiques, les deux poussées, les deux montées, les deux ascensions, les deux troncs, les deux tiges végétales des deux tours de Notre-Dame, la galerie des rois, la galerie des vides, ou galerie des anges, la nef d’Amiens, la flèche de Chartres, mais pourquoi détailler, pourquoi démembrer, qu’on lui ait fait et qu’on lui ait donné tant d’admirables cathédrales françaises tout entières, Notre-Dame toute entière, Amiens tout entière, Chartres tout entière, toutes les autres tout entières, et combien, les autres, tant d’admirables, tant d’infinies forêts extérieures, tant d’admirables, tant d’infinis vaisseaux intérieurs ; tant de simples admirables églises paroissiales, tant d’admirables châteaux de la Renaissance française et autres temps, tant d’admirables villages et villes, tant de ces admirables petites villes françaises, et de ces gros bourgs, monuments uniques, mon cher Porché, une infinité de monuments uniques de la vie d’autrefois, frais comme la pierre, brûlants comme le soleil, fidèles comme la tombe, silencieux comme une éternité, où l’on sait ce que c’est qu’un été et un hiver, un printemps et un automne, où l’on n’a point perdu le souvenir des quatre saisons, où l’on sait aussi ce que c’est que le jour et la nuit, bourgs et villes des églises et des maisons de ville, tant de bourgs et presque autant tant de villes que tant de municipalités modernes, inlassablement conjurées, n’ont point réussi à détériorer, ni à ruiner sensiblement, ces bourgs serrés, mais non point étouffés, ces cercles et ces parfaites ovales des remparts, ces fossés linéaires, ces mails, circonférentiels, et ces martrois, centraux, ces promenades circulaires et les formes de ces mails, et non point seulement les villages circulaires, les villages ronds, qui sur nos cartes aujourd’hui font une tache, mon cher Blanchard, sur nos cartes d’État-Major, au quatre-vingt millième, un rond, une tache parfaitement délimitée, non pas seulement les bourgs tassés ; mais les autres villages, les villages carrés ou diagonaux des carrefours, les villages des croix, la Croix de Berny, le Christ de Saclay, villages de croisements et d’auberges aux quatre ou huit ou dix coins des routes, quelquefois un peu dispersés déjà ; et les autres villages encore, les simples villages de route et de chemin, les villages allongés, linéaires, filiformes, un peu dispersés, un peu éparpillés, un peu semés tout au long de la route, car ils ne sont pas moins que les cailloux blancs du Petit Poucet : ils servent à reconnaître notre chemin quand nous retournons dans la maison de notre père, tant de villages non pas humbles mais modestes, allongés chaudement sur la terre maternelle, tant de beaux villages parfaitement dessinés, maisons groupées en un beau troupeau de moutons sur les deux côtés de la route, dans le réseau des chemins et des sentiers, dans les lacs innombrables de la terre, murs et recoupements doucement rectangulaires, toisons des mousses, toits parallélogrammes, villages couchés au pied de leurs églises, — villages fidèles, devenus infidèles, — comme les lévriers des honorables tombeaux.

Villages resserres, villages repaires, villages abris ; villages carrefours, villages auberges ; villages repères, villages jalons.

Villages cuirassés ; villages simplement protégés ; villages croiseurs ; villages détendus. Et comme abandonnés au long d’une route, comme couchés dans les fossés de la route. Parce qu’il fait chaud, sur la route, en été.

Murs et toits quadrangulaires et parallélogrammes ; linéaires et parfaitement dessinés ; parfaitement longs, parfaitement horizontaux, parfaitement grands ; longitudes infinies et assises des bâtiments ; toits penchés obliques régulièrement ; toits penchés obliquement, naturellement de la même obliquité, de la même pente qu’une très forte pluie moyenne oblique ; angles à quarante-cinq degrés ; courtes largeurs dans les arbres ; brèves latitudes ; murs des jardins, murs des maisons ; murs des treilles et murs des espaliers ; toits bleus et toits bruns ; toits rouge vieilli ; vigueur et sang des toits bruns ; sévérités des toits bleus : vigueurs des tuiles ; duretés des ardoises ; tous moites et tous également abriteux.

Profilement parfait du village français.

Qu’on lui ait fait et qu’on lui ait gardé pour les lui donner tous ces admirables et parfaits vallonnements de l’Île de France, le très parfait Soissonnais ; non pas seulement tant de hautes et profondes forêts ; mais le pays aux lignes admirables, où des étangs et des marais savent être plus parfaitement beaux que des lacs, le pays aux plans parfaits, aux courbes et ondulations parfaites, aux lignes presque planes parfaites, aux descentes admirables, aux descentes presque sans montées, aux descentes qui sont des descensions, aux lignes de repos et d’action, aux lignes de beauté, aux lignes parfaitement nobles, le pays de Racine et de La Fontaine.

Pays des vallonnements et des toisonnements et des moutonnements sans fin, tous également veloutés, tous également doux, toisons moutonneuses des lichens et des mousses vêtant les toits des maisons, toisonnements des bois, des moissons, des foins vêtant le sol, toit de la terre.

Le Vermandois, la Thiérache, le Tardenois, Fère en Tardenois.

Le plus beau pays d’avant le jugement.

Que de tout cela on lui ait fait et gardé pour le lui commettre ce monument unique au monde : la France.

Qu’on lui ait fait et gardé cette immense Beauce, grande comme la mer, immense et infinie comme la mer, triste autant et aussi profonde comme la mer ; cet océan de blés ; non pas un de ces parfaits vallonnements d’avant et d’après ; mais un tableau d’un tout autre ordre, d’un ordre infiniment plus grave ; ou plutôt un pays qui dépasse tout art, toute interprétation, tout dessin ; mais un plateau parfait, sans un accroc, sans un amusement, sans un seul pittoresque, sans une frivolité, sans un impair, sans une vanité ; sans une frimousse, sans une friperie, sans une fripure, sans donc aucune fripouillerie ; sans rien que ces quelques plis à très grands développements, à très petite pliure, sans cassures, qui sont les plis du vêtement même de la terre et qui seulement trahissent que le géoïde est un être vivant ; non plus ces beautés de quelque sorte angulaires et recreuses des secrets et des vallonnements ; non plus seulement ces beautés angulaires et rectangulaires et quadrangulaires des toits penchés obliques parfaitement horizontaux ; non plus ces beautés du premier livre de la géométrie, et du troisième ; mais une beauté parfaitement horizontale, assez latitudinaire et toute longitudinaire ; une beauté infiniment superficielle et linéaire ; une beauté de platitude parfaite, sans un défaut, sans une vilenie, sans un manque, sans une petitesse ; le pays des véritables couchers de soleil ; car le soleil couchant ne s’y couche point pour tel ou tel point, pour tels ou tels coins de la terre en particulier ; il ne s’y couche point successivement et en plusieurs fois ; en plusieurs voyages ; il n’y fait point le romantique ; il n’y accroche point plus ou moins désespérément des derniers rayons, des rayons extrêmes, des rayons suprêmes, plus ou moins successifs, plus ou moins définitifs, à quelques sommets ; à quelques cimes, à quelques creux ; non il n’y meurt pas en plusieurs fois ; il n’y meurt pas en plusieurs voyages ; il ne fait pas le grand voyage en plusieurs voyages ; il ne prend pas au guichet des allers et des retours ; mais empruntant la grande manière classique, ou plutôt la créant sans doute, sans déclamations et sans préférences, dans une implacable et sereine égalité, sans un caprice d’adieu pour tel ou tel coin de la misérable terre, dans une égalité parfaite, sans une fantaisie, dans toute son ampleur plane et toute son amplitude, dans toute sa majesté couchée, tous les soirs il se couche, tous les soirs il meurt d’un seul coup pour le monde, en une seule fois pour tout le monde, sans un regret, perdu, pour un détail de la terre, sans une amitié particulière terrestre, sans égarer un rayon, sans un de ces rayons de brocanteur qui s’accrochent aux détails temporels comme quelqu’une de ces odieuses couronnes d’immortelles qui lugubrement s’accrochent aux piquants en bronze véreux des grilles des tombeaux des cimetières.

Plaine infinie. Plaine infiniment grande. Plaine infiniment triste. Sérieuse et tragique. Plaine sans un creux et sans un monticule. Sans un faux pas, sans un dévers, sans une entorse. Plaine de solitude immense dans toute son immense fécondité. Plaine où rien de la terre ne cache et ne masque la terre. Où pas un accident terrestre ne dérobe, ne défigure la terre essentielle. Plaine où le Père Soleil voit la terre face à face. Plaine de nulle tricherie. Sans maquillage aucun, sans apprêt, sans nulle parade. Plaine où le soleil monte, plaine où le soleil plane, plaine où le soleil descend également pour tout le monde, sans faire à nulle créature particulière l’hommage, à toute la création l’injure de quelque immonde accroche-cœur, d’une affection, d’une attention particulière. Plaine de la totale et universelle présence de tout le soleil, pour toute la terre. Puis de sa totale et universelle absence. Plaine où le soleil naît et meurt également pour toute la création, sans une faveur, sans une bassesse, pour toute la création de la terre dans la même calme inaltérable splendeur.

Plaine du jugement, où le soleil monte comme un arrêt de justice.

Plaine, océan de blé, blés vivants, vagues mouvantes ; à peine quelques carrés de luzerne pour quelques rares vaches, à peine quelques fourrages pour les chevaux, du sainfoin, parce qu’il faut tout de même bien des chevaux pour les fermes ; et au milieu de la ligne plusieurs grands triangles et grands carrés de betteraves ; une tache ; une tare ; mais c’est pour la grande sucrerie de Toury.

Plaine, océan de blé, blés mouvants, vagues vivantes, vagues végétales, ondulations infinies ; mer labourable et non plus comme l’était celle des anciens Hellènes, inlabourable et rebelle à la charrue ; mais également invincible, et également inépuisable ; terre essentielle du midi, roi des étés ; ondulations inépuisables des épis ; océan de vert, océan de jaune et de blond et de doré ; froissements lents et sûrs, froissements indéfiniment renaissants, et doucement bruissants, froissements moirés et vivants des inépuisables vagues céréales ; puis parfaits alignements des beaux chaumiers ; des grandes et parfaitement belles meules dorées ; meules, maisons de blés, entièrement faites en blé, greniers sans toits, greniers sans murs, toits et murs de paille et de blé protégeant, défendant la paille et le blé ; gerbes, épis, paille, blé, se protégeant, se défendant, mieux que cela se constituant, se bâtissant eux-mêmes ; immenses bâtiments de céréales, parfaites maisons de froment, bien pleines, bien pansues, sans obésité toutefois, bien cossues ; et cette forme sacramentelle, vieille comme le monde, une des plus vieilles des formes, indiquée d’elle-même, inévitable et d’autant plus belle, d’autant plus parfaite, étant plus parfaitement accommodée, la vieille ogive, aux courbes parfaites de toutes parts, à l’angle courbe terminal parfait, terminaison douce et lente et pointe ogivale ; innocentes courbes et formes, dites-vous ; innocentes, apparemment ; astucieuses en réalité, astucieuses et très habiles, d’une patiente et invincible habileté paysanne, invinciblement astucieuses contre la pluie oblique et le vent démolisseur.

Formes qui donnez le moins, — ou le plus, — de gouttières à la pluie, le moins d’angles au vent, le moins de prise à la tempête, le moins de surface au malheur.

Bâtiments de blé, insubmersibles aux tempêtes de terre, qui debout contre le vent, contre les larges vents d’automne, contre les durs vents d’hiver, contre les mous vents d’ouest, contre les secs vents d’est, contre la neige, contre la grêle, contre les interminables pluies, contre ces pluies inépuisables d’automne et des hivers doux, contre ces éternités de pluies figurations d’éternités, où tout l’air pleut, où le vent pleut, où le ciel pleut et vous pénètre l’âme, comme si ce fût ensemble et indéfiniment et on ne sait plus si c’est la pluie qui vente, le vent qui pleut, debout contre les quatre points cardinaux, et même, eux aussi, contre tous les points collatéraux que l’on voudra, par tous les temps sans bouger de place naviguez indifféremment contre tous les temps, grands bâtiments de charge qui faites et tenez tête à toutes les tempêtes de terre, bâtiments qui naviguez toujours, et toujours à la cape, bâtiments au gros ventre, au ventre plein, non obèse, bâtiments aux courbes nautiques, dessinées pour fendre les vagues du vent, les vagues de la pluie, les vagues de l’infortune.

Bâtiments de blé, navigateurs infatigables, qui dans vos ventres de blé, dans vos flancs droits et courbes défendez et sauvez le blé précieux.

Alors, à cette saison, terre de chaumes, plancher dur aux semelles, entre les meules rebelles à l’infortune ; sol universellement pointu, piquant aux pieds ; et alors ensuite, entre les deux moissons, entre la moisson qui vient et la moisson qui s’en va, entre le blé qu’on va semer et le blé qu’on vient de ramasser, entre le blé futur, dont on sait qu’il viendra, et le blé passé, que l’on tient dans ces meules, labourage profond des terres, océan de labours, de terres profondes et grasses, moites et pleines, noires et rouges, noires et bleues, noires et blanches, océan de terres animales, graisseuses, fécondes, nourrissantes.

Alors la terre sans plus, la terre sans rien, la peau labourée de la terre.

Plaine de platitude. Le seul horizon où le soleil règne, et ne s’amuse point à faire des calembredaines pour les peintres.

Pays parfaitement classique, parfaitement probe, où il n’y a pas un effet.

Pas un creux où nicherait, où se cacherait un effet.

Plaine, océan, plateau, univers de blés temporels ; plateau plat comme la main, dites-vous ; sans une retraite, sans un recreux, sans une discrétion : toujours la même astuce paysanne : plateau où vous cacheriez, Halévy, vingt divisions ; là, devant vous ; comme dans le creux de la main. Il faut avoir fait des grandes manœuvres en Beauce. 1900. Quelques plis, des ondulations qui ne sont rien. Non elles ne sont rien dans l’immensité de cet univers d’horizontal, un rien, des ondulations innocentes : où vous cacheriez la Grande Armée. Vous verrez seulement si ça masque une division de cavalerie indépendante à trois brigades à trois régiments. À on ne sait plus combien d’escadrons et de pelotons. Plaines équitables en effet. Justes, non démocratiques. J’y pensais beaucoup, Halévy, et dedans je pensais beaucoup à vous la dernière fois que j’ai vu sérieusement du blé. Ce n’était malheureusement pas en Beauce. Non licet omnibus. N’étant pas universitaire, vous savez encore un peu de latin. Par amitié. C’était dans un pays que j’aime beaucoup, que vous aimez beaucoup, que je trouve très beau, que vous trouvez très beau, que j’aime beaucoup pour lui-même, et parce que nous y avons quelquefois marché côte à côte, un pays que nous avons quelques fois parcouru ensemble, quelques rares fois, où nous avons quelques rares fois fait cette alliance, que je marchais comme vous, avec vous, sans beaucoup causer (le silence est si bon), de votre pas, qui est sensiblement plus fort que le mien, plus voulu, plus robuste, plus territorial, mais peut-être un tout petit peu plus intellectuel, de votre pied, non pas à côté de vous, mais à votre côté, à votre droite ; et même une fois nous nous sommes assis, toujours ensemble ; c’était après avoir fini de monter la côte assez forte assez douce de la route nationale, de la grande route (assez douce comparée à la côte de Saint-Clair ou Gometz-le-Châtel) ; nous avions fini de monter la côte de la grande route qui sortant d’Orsay par le Guichet est la route de Versailles ; nous nous sommes assis parce que nous allions nous séparer ; vous alliez me quitter ; parce que vous rentriez à Jouy, pour déjeuner ; c’était le jour où vous m’aviez apporté cette admirable Histoire de quatre ans ; il y a déjà du temps ; quatre ans ; mais quatre années moins pleines ; peut-être ; que les vôtres ; nous nous sommes assis sur le bord du talus du fossé, sur le rebord extérieur, à gauche de la route ; je nous vois encore ; j’étais en sabots, bien que je ne sois pas poseur, vous le savez ; et vous étiez en souliers ; vous aviez bien raison ; mais j’étais tout près de ma maison ; et c’était vous, en passant, qui m’aviez enlevé ; je vous expliquais même (nous ne pouvons malheureusement jamais nous passer d’explications (c’est le grand vice intellectuel), de donner et d’écouter des explications, toujours) (d’en recevoir, et, quand on ne nous en donne pas, d’en demander) je me rappelle très bien que je vous expliquais qu’on nous parle toujours des armées de la Révolution, des soldats de la Révolution, qu’on nous dit toujours l’armée de la Moselle en sabots, l’armée de Sambre-et-Meuse, que tout de même il faut s’entendre, que rien n’est aussi bon qu’une bonne paire de sabots, pour les longues marches, pour les marches très longues, très poussées, très soutenues, très patientes, aussitôt surtout que l’on avait affaire aux terres molles, ou mollies, notamment aux terres labourées : que le soulier ne reprenait ses avantages, et ses droits, que sur le sol ferme et sec d’une route, bien entretenue, pour ainsi dire d’une route théorique en été ; que pour les paysans que nous étions (en ce temps-là), au point de l’être demeuré encore à présent en ce temps-ci, que pour les paysans que nous étions, et que je me rappelle très bien, marchant sur de la vraie terre, sur de la terre paysanne, rien ne valait deux bons sabots de bouleau ou de hêtre à se mettre dedans les pieds, ou à mettre les pieds dedans, comme vous voudrez, avec de la bonne paille bien sèche ; que donc tous ces gars-là n’étaient pas aussi malheureux qu’on nous les fait ; qu’ils marchaient comme des bons gars, avec leurs sabots ; qu’ils y mettaient les pieds ; ce n’était pas en effet des sabots de littérature, c’était des bons sabots de bois ; et quand leurs sabots les embarrassaient, quand leurs sabots les embêtaient, quand leurs sabots les gênaient, quand ils n’en avaient plus envie (des sabots ont beau être bon(s), et valoir mieux que des souliers, tout de même on peut s’en lasser, à la fin) ils faisaient, les bons gars, comme on a toujours fait dans tous les pays du monde où l’on a su marcher proprement quand on a voulu marcher proprement : ils mettaient leurs deux sabots sur leur épaule, attachés avec une ficelle par les deux trous comme chez le marchand, et ils s’en allaient nu-pieds ; je le sais ; je me rappelle très bien.

Vivent les sabots de bois. Ils mettaient leurs deux sabots sur leur sac ; à cette seule condition qu’ils eussent un sac ; et leur sac même, quand ils en avaient un, ce qui était au moins aussi rare que d’avoir des sabots, et presque aussi rare que d’avoir des souliers, leur sac n’était point cet énorme sac moderne raide des armées modernes, ce sac scientifique, où l’on a tout mis, où l’on a tout prévu, excepté, ce sac ennemi de l’homme, scientifiquement fait, scientifiquement établi, scientifiquement construit, scientifiquement imaginé, où l’on a scientifiquement tout mis, scientifiquement tout prévu, hormis, excepté qu’on a scientifiquement oublié d’y mettre ceci : que l’homme aurait envie de le porter ; de l’avoir, de le garder, sur ses deux épaules, de marcher dessous ; sac moderne, ennemi de l’homme, où scientifiquement et modernement on a tout prévu, excepté, scientifiquement et modernement, un petit coin bien abrité, dedans, pour y mettre la bonne volonté, la (bonne) envie qu’aurait l’homme de le porter ; de sorte qu’aujourd’hui, je veux dire que demain, inéluctablement, infailliblement, scientifiquement, il y aurait des quantités de ces sacs scientifiques modernes, uniquement faits pour les grandes manœuvres, et encore, par les plus puissantes commissions militaires scientifiques modernes, qui iraient s’asseoir (je dis bien les sacs, je ne dis pas les hommes) qui seraient poliment priés d’aller s’asseoir dans les fossés des routes, un nombre qui serait à calculer, évidemment, qui resterait à déterminer par des moyens plus scientifiques, mais on peut avancer un bon nombre, un assez grand nombre, et d’y attendre patiemment soit les fourgons amis, soit les fourgons ennemis ; mais comme les fourgons ennemis ne seraient pas moins embarrassés que les fourgons amis, et ne resteraient pas moins en panne, d’y attendre de préférence la fin des hostilités.

C’était un sac ami. Leur sac n’était point, est-il besoin de le dire, un sac moderne et automatique, imbécile et scientifique, établi scientifiquement par des commissions de vieux généraux qui se le mettent sur le dos trois minutes et quart pour voir comme ça fait, pour enquêter, pour constater scientifiquement comme ça fait. C’était comme c’était. Un sac, Enfin vous savez ce que c’est qu’un sac. Tout le monde saurait ce que c’est qu’un sac s’il n’y avait pas les scientifiques ; les commissions ; les généraux commandants de corps d’armée. Comme c’était. Comme ça se trouvait. Un sac nom commun. Pas un Sac. Généralement un sac en peau, avec des poils dessus, fauve. Et ce sac, figurez-vous, savez-vous ce qu’il était : il était portatif. On n’a pas idée de ça. Si nous n’avions pas les textes, les monuments, les témoignages les plus authentiques. C’est incroyable. Un sac, qui est fait pour être porté, eh bien il était portatif. Il aurait pu être n’importe quoi, ce sac, notez bien : il pouvait être géométrique, administratif, immobilier : il aimait mieux, il préférait être portatif : alors les hommes le portaient. Il n’était pas lourd par un décret du Président de la République. Lourd ou léger, suivant l’occasion, suivant l’événement, suivant la fortune. Du jour. Quand il était léger, c’était bien, parce qu’il n’était pas lourd à porter. On y mettait ce qu’on pouvait, ce qu’on trouvait, ce qu’il y avait dans le patelin, ce qu’on avait besoin d’y mettre, quoi. Et quand il était lourd, c’était bien. C’était mieux encore : c’était qu’on y avait mis ce qu’on avait besoin. Parce qu’il n’était point lourd de quantités incroyables de tripoli calculées scientifiquement. Par additions, multiplications et divisions de jours et d’hommes. Mais il était lourd de ce qu’on avait trouvé, de ce qu’on avait pu y mettre, de ce qu’on avait eu envie et besoin d’y mettre. Et ce qu’ils avaient eu envie et besoin d’y mettre, vous le savez aussi bien que moi, Halévy, puisque vous vous êtes fait un si bon marcheur : c’était à boire et à manger ; allons donc ; parce que, n’est-ce pas, il ne faut pas nous conter des histoires, et vouloir nous faire croire que tous ces gens-là ont conquis le monde, traversé l’Europe vingt fois, sans compter les batailles, sans manger et sans boire un seul instant. Et encore je ne parle pas de la Fontaine IX, 2, 17.

Et le peu d’administration qu’il faut qu’il y ait dans un sac, eux-mêmes l’administraient.

Le boire et le manger, sans quoi l’homme n’a jamais rien fait dans le monde.

C’étaient des hommes, de pauvres hommes comme nous.

Quand donc ils portaient leur sac, ils en étaient heureux, de leur sac. Et de le porter. C’était un ami. Ce n’était pas le sac, c’était leur sac. C’était leur affaire à eux. Ils y mettaient leurs affaires. Quand ils portaient ce sac, ils portaient une affaire à eux ; ils portaient leurs affaires ; leur propre intérêt ; leurs intérêts ; ils portaient leur propre corps. Ils ne portaient point un objet de revues, de misères, d’inspections de toutes sortes, d’embêtements. Ils travaillaient pour eux enfin, ils ne travaillaient pas pour le gouvernement. Ils ne travaillaient pas officiellement, ils travaillaient réellement. Ils ne travaillaient pas administrativement, ils marchaient comme des bons enfants, comme des bons garçons. Ils ne travaillaient pas arbitrairement, ils travaillaient librement. Ils ne travaillaient pas gouvernementalement, ils travaillaient naturellement. Ils ne travaillaient pas scientifiquement. Ils travaillaient, ils allaient, ils vivaient humainement.

Portant ce sac ami, portant leur ami leur sac, leur seul mobilier, mais leur mobilier, leur petit meuble, pardieu, un sac de berger, de bouvier, d’ouvrier des champs : je l’ai dit : un sac de peau de bête, fauve, avec le poil ; mais n’étaient-ils pas tout cela et n’allaient-ils pas le devenir tout à fait en grand ; des bergers, des bouviers de quels grands troupeaux ; maréchaux d’Empire ; littéralement au sac de trimardeurs, mais n’étaient-ils point essentiellement des trimardeurs, et n’ont-ils point été essentiellement des grands compagnons, des compagnons du tour d’Europe comme il y a eu pendant des siècles tant de compagnons du tour de France, comme il y en a peut-être encore aujourd’hui quelques-uns ; et les guerres de la Révolution et de l’Empire n’est-ce pas cela ; ne sont-elles pas venues de là toutes : d’un instinct profond, d’un besoin vieux et puissant comme une race, profond comme un peuple, de toute une race de compagnons, de tout un peuple de trimardeurs qui ayant fini, une bonne fois fini leur tour de France éprouvèrent ce besoin, cet irrépressible besoin de faire un peu, après ensuite, (et cela se comprend si bien), leur tour d’Europe ; et la Révolution elle-même et l’Empire elle-même n’est-elle point toute entière là, toute entière issue, sortie, venue de là : toute une race, tout un peuple de trimardeurs intellectuels qui ayant fait leur tour du monde, le tour de leur monde intellectuel, et qui voulurent (pourquoi, mon Dieu) faire en plus le tour de la politique ; ils allèrent donc nu-pieds par les routes de l’Europe et de la politique ; ce qui en est advenu, nous le savons ; et l’histoire de ce monde ne l’oubliera jamais ; ceux qui n’avaient pas de souliers avaient des sabots ; ceux qui n’avaient pas de sabots marchaient les pieds nus ; ceux qui avaient des sabots marchaient généralement les pieds nus aussi ; quelquefois ils mettaient leurs sabots, pour marcher ; parce que le sabotier leur avait dit, avait voulu leur faire croire que c’était fait pour ça ; mais généralement, suivant l’instinct (et la raison, parce que c’est un des plus grands principes (de morale rationnelle) que le sabot prime le soulier et que, d’autant, le pied nu prime le sabot) généralement, comme les gamins des bois et des plaines, comme ces grands gamins maraudeurs et dénicheurs de nids qu’ils étaient tous (rien de la contamination de l’école primaire) ils mettaient leurs sabots, quand ils en avaient, où nous avons dit, sur leur épaule, sur le sac, sur ce sac ; ils gardaient leurs sabots pour les grandes occasions ; ils ménageaient leurs sabots, les avaricieux ; ils se disaient que de la peau de bonne race repousse toujours pour faire de bonnes semelles de cuir de peau ; et qu’une semelle de bois, quand elle est usée, il faut aller chez le marchand ; ils gardaient donc leurs sabots pour les par trop mauvais chemins de cailloux et de mauvaises pierres, trop pointues, trop irrégulières, trop dansantes sous le pied et perçantes ; ils gardaient leurs sabots, doit-on le dire, l’histoire est implacable, et ce que je vais vous dire, mais n’en parlez pas trop, je le sais, moi aussi j’ai mes fiches ; ils gardaient leurs sabots, les faquins, les pendards, ils gardaient leurs sabots pour faire dans les villes des entrées triomphales.

Non pas seulement même l’armée de la Moselle en sabots ; mais l’armée de la Moselle tout nu-pieds ; ne les plaignons pas ; envions-les plutôt. On est très bien à marcher en sabots, et même nu-pieds, quand on est eux. La tristesse et la peur leur étaient inconnues. Ils eussent, sans nul doute, escaladé les nues… Mais je ne peux pas vous réciter toute cette Obéissance passive.

Ils étaient heureux. C’est nous qui les faisons malheureux, qui les plaignons. Sots que nous sommes. C’est nous. Ou plutôt, parmi nous, c’est le pâle historien, l’intellectuel historien, le cérébral historicus qui artificiellement les fait malheureux. Demandez aux grands bougres, aux véritables historiens, à Michelet, à Hugo, à ceux qui les ont vus, réellement, vus, s’ils étaient malheureux.

Ils étaient heureux, les bougres. Ils faisaient quelque chose. Et ils savaient très bien qu’ils faisaient quelque chose. Envions-les. Hugo : ces va-nu-pieds superbes ; il est littéralement vrai qu’on les voyait marcher sur le monde ébloui. Leurs sabots, leur pied nu a obtenu de ce monde un retentissement qui n’a été donné à nul homme depuis. Leur pied nu a obtenu de l’instrument monde une résonance, des cordes, des routes de ce monde une résonance, un retentissement que nul n’en a tiré depuis.

Nul homme, isolé, nul grand homme n’en a tiré depuis un retentissement de cette résonance. EL encore moins nuls hommes en troupes.

Paris ville de la révolte. Ville de la soumission. Ville de tant de servitudes. Ville de la liberté. Liberté, en ce beau jour. De tant de platitudes. D’une telle fierté. Parisiens du cœur de Paris, et du Paris d’alors, du cœur des vieux faubourgs, du faubourg Marceau, du faubourg Antoine, et parmi eux, emmêlés à eux, et tout autour d’eux petits paysans français, gamins paysans, paysans des plaines et des vallonnements, paysans des bois et des côtes, gamins maraudeurs, paysans gamins, gamins dénicheurs de nids, paysans de l’Île de France, paysans de la Beauce, paysans de la vallée de la Loire ; et aussi, quelques-uns, paysans des montagnes, ou du moins paysans des pentes ; bergers, bouviers, pasteurs, ouvriers paysans ils partirent dénicher de bien autres nids ; ayant aperçu, à peine, ou pas du tout, ce grand Paris, le Paris d’alors, tous ensemble ils allèrent de leur pied léger, de leur pied nu, ils allèrent semer leur Paris, leur France, le Paris de ce temps-là, la France de ce temps-là, sur tous les chemins du monde.

Ils étaient heureux. C’est nous, les cuistres, qui les faisons malheureux, dans nos bouquins, dans les manuels d’histoire.

Ô soldats de l’an deux ! ô guerres ! épopées ! C’est ça, mon ami, une épopée. C’est toujours une opération de joie. Ça consiste à marcher sur une route (à se battre), et que le bruit des pas que l’on a faits sur cette route ne puisse plus s’effacer de la mémoire des peuples.

Compagnons du tour d’Europe. À condition que l’Europe ce soit le monde, Ce qu’elle était d’ailleurs en ce temps-là. Presque, En tout cas beaucoup plus qu’à présent. Et je ne parle pas seulement de l’Égypte et de l’Asie plus ou moins Mineure, de la plus antique Égypte et des pestes de Jaffa et de Saint-Jean-d’Acre. Ils n’ont pas seulement fait une partie de l’ancien continent, désiré l’Inde et le plus grand Orient (Bonaparte). Ils n’ont pas seulement épuisé presque le monde méditerranéen, de l’Espagne au Caire, et aux Pyramides. Ils avaient commencé par l’autre continent. Ils avaient commencé par la fin, par le (petit) dernier. Ce qui ne pouvait qu’entrer joyeusement dans leur méthode générale. Ils avaient commencé, ils avaient pris soin de commencer par le Nouveau Continent, par le jeune Continent qu’était alors le Nouveau Continent. Par la libre Amérique ils avaient commencé. Car, n’est-ce pas, toute cette sacrée histoire de la Fayette et de Rochamheau, dont on nous fait à présent des histoires en bronze, des statues en bronze, avec des chevaux en bronze, qui brandissent des épées en bronze, précisément sur le parcours de Passy-Hôtel-de-Ville, à deux pas des rails, et il y a même un arrêt, exprès, mais la statue n’est pas comme celle du Commandeur : elle n’est jamais montée, dont on nous fait des cérémonies et par-dessus nos têtes de très chics banquets franco-américains, tout ça c’était déjà le commencement de la Révolution française et de l’Empire ; une espèce de grande fête ; militaire ; toute une race, tout un peuple devenant maboule à la fois, toute une nation, et se mettant à s’occuper de tout ce qui ne la regardait pas.

Une autre définition de l’épopée : Se mêler (frénétiquement) de tout ce qui ne vous regarde pas.

Notamment, pour un peuple, se mêler du monde ; assumer la conduite temporelle du monde ; régenter l’histoire.

Louis XVI, ainsi, a fomenté le commencement de la Révolution et de l’Empire. C’est bien fait pour lui. Et à tant d’autres égards, on la fomentait depuis avant Richelieu.

Du tourisme, aussi. Naturellement du très grand tourisme. Commencer par l’Amérique. En ce temps-là New-York n’était pas à cinq jours et je ne sais plus combien d’heures et de minutes, mais très peu, de Queenstown.

Leur sac était un sac de touriste. Nullement un sac qu’on pose, qu’on met sur un bonhomme.

Ils ne se sont pas embêtés, les bougres, dans le monde. Ils ont même fait, ils ont réussi à faire ce qu’il y a de plus difficile à faire au monde, un calendrier. Ils ont fait réussir un calendrier nouveau. Non point réussir à ce que l’on s’en serve. À le faire prendre. Ça, ça serait trop beau, et c’est devenu sans doute littéralement impossible. On n’ouvre plus une ère. Il y en a une qui a été ouverte, sans doute pour la bonne fois. Mais réussir à ce qu’on ne l’oublie plus. Réussir au point qu’on ne l’oublie pas désormais, au point de ne plus le laisser oublier, de le faire, de le rendre inoubliable : un calendrier. Sans eux, qu’est-ce que ce serait que le calendrier républicain ? Il avait sombré, il sombrait tout naturellement dans le ridicule, tout seul, il disparaissait, ridicule savamment appuyé d’ailleurs, fortement préparé, n’en doutons pas, par la politique (impériale et) réactionnaire. Un journal aujourd’hui qui date son numéro d’on ne sait plus combien d’années, avec une datation, une numérotation baroque, nous paraît grotesque. Nous haïssons le décadi. Et puis, qu’est-ce que ce serait que le repos décadaire, quand c’est à peine déjà si le repos hebdomadaire nous suffit, à présent, quand en réalité le repos hebdomadaire ne nous suffit déjà plus. Nous n’eussions sauvé que ces beaux noms de mois, pas pour l’usage naturellement, pour la mémoire, qui riment si poétiquement entre eux, que les dictionnaires attribuent à Fabre d’Églantine, qui riment si poétiquement à Il pleut, il pleut, bergère, et au fond à cette Églantine elle-même de ce Fabre d’Églantine lui-même. Eux, ils ont sauvé de l’oubli, ils ont sauvé pour la mémoire un nom même d’année. Une date d’année. Quatre-vingt-treize est très beau, dans notre calendrier. Quatre-vingt-quatorze n’existe pas. Excepté pour les savants, pour les historiens. Par eux, et aussi par Hugo, mais enfin c’est légitime, et d’ailleurs ça revient au même, cette simple date, l’an deux, ce simple nom de date, cet adjectif numéral cardinal pour ordinal, ainsi placé, restera ineffaçable dans la mémoire des peuples.

Nous autres nous allons sur les routes, et si bons marcheurs que nous soyons, quelque amour aussi que nous ayons de la création naturelle, de ces plaines et de ces blés, de ces meules et de ces chaumes, amour né en nous, après nous, avant nous, amour temporel de la création temporelle, temporellement infiniment plus vieux que nous, amour naturel de la création naturelle né infiniment avant nous dans notre peuple et dans notre race, quel que soit né en nous cet amour, et quel qu’il y soit devenu, quand nous marchons sur ces routes nos pas s’y effacent à peine que nous soyons passés ; d’autres pas innombrables les effacent, aussi temporaires, aussi précaires que les nôtres, aussi éphémères, aussi temporaires, aussi précaires que nous, les innombrables pas d’hommes innombrables aussi petits, aussi misérables, aussi insignifiants, aussi transitoires que nous ; ainsi nous allons sur la plaine, sur les routes et par les chemins de la plaine ; nous y allons par hygiène, hélas ; tout au plus, tout au mieux par entraînement, pour y faire de l’entraînement ; pour combattre nos migraines ; pour nous détendre le cerveau ; les nerfs ; pour notre foie ; misères ; pour nos digestions ; en somme tout cela c’est de la marche, ou de la promenade, en quelque sens pharmaceutique ; le mieux que nous puissions faire, c’est que ce soit pour nous maintenir mobilisables jusqu’à l’âge de quarante-cinq ans ; c’est tout ce que nous avons, tout ce que nous pouvons avoir de militaire ; et tout ce qui nous sauve un peu, c’est cet amour de la nature, que nous avons, qui nous reprend aussitôt que nous arrivons là-haut, que nous avions, qui nous avait, qui nous tenait profondément déjà, regret obscur, temporellement éternel, invincible, à la maison, toujours, avant de partir, couché sur notre table d’écritures et d’épreuves.

Nous allons sur les routes ; et instantanément les traces de nos pas s’y effacent ; le soleil en fait de la poussière, la pluie en fait de la boue. Sur le macadam des routes, aujourd’hui quelquefois goudronné, les traces de nos pas ne comptent pas plus, ne demeurent pas plus que toutes ces traces de grosses roues d’autos, les traces de nos pas sont aussi fugitives, aussi mobiles que toutes ces traces de ces énormes roues d’automobiles qui vont s’effaçant l’une l’autre.

Ils sont allés sur les routes ; ils allaient, ils marchaient pourtant comme nous : ni le soleil n’a jamais mis en poussière, ni l’eau ne mettra jamais en boue, ni aucune roue de char n’effacera jamais la trace de leur pas.

Ce qu’il y a de plus fort, les bougres, c’est qu’ils le savaient ; très bien. Ils avaient oublié d’être bêtes. Et d’en ignorer ; aucunement. C’est le propre, c’est un des propres de l’éternité temporelle que celui qui l’obtient peut pour ainsi dire, je ne dis pas toujours, mais dans certains cas, sous certaines formes, peut pour ainsi dire la toucher instantanément, que l’éternité temporelle peut se toucher instantanément. Ayant, obtenue, l’éternité temporelle, ils savaient parfaitement qu’ils venaient, en effet, de l’obtenir, que c’était une affaire faite, pour cette éternité temporelle, Qu’ils ne manquèrent d’ailleurs généralement point de prendre pour une éternité éternelle.

Naturellement.

Quand un peuple, quand une nation ; quand des hommes, quand une race obtient de quelque manière, sous quelque forme une consécration temporelle, quand elle obtient une éternité temporelle, cette éternité temporelle, enfin l’éternité temporelle (de cette terre), la seule qui présentement, actuellement soit à notre disposition, généralement ça se sait, ça se sent (je dis généralement parce qu’on pourrait peut-être imaginer, à la rigueur, des cas où cette connaissance instantanée ne se produirait peut-être pas) ; et généralement le dépositaire, le titulaire en est le premier averti (je dis généralement, parce qu’à la rigueur peut-être on pourrait imaginer des cas, non pas des cas de peuples, de nations, ni de races, mais des cas d’hommes, isolés, de grands hommes temporels qui eux-mêmes ne connaîtraient point, ni instantanément, ni dans leur temps viager, dans la durée, dans le courant de leur vie temporelle cet événement (temporel), cette désignation, cette attribution (temporelle), enfin leur propre grandeur (temporelle). Pour cela, il faudrait pour cela supposer un cas qui me paraît bien extraordinaire, une puissance temporelle qui attendrait pour se révéler, une désignation, une attribution, une élection temporelle qui n’éclaterait pas ; qui se dissimulerait un temps, une explosion temporelle qui ferait long feu, qui attendrait, sous quelle cendre, pour éclater, la mort du titulaire même. Une sorte de secret de puissance temporelle qui attendrait pour plus tard, qui se garderait. C’est bien improbable. Autant une telle démarche est naturelle et fréquente pour une puissance spirituelle, autant nous en connaissons d’exemples, pour une désignation, pour une vocation spirituelle, autant elle paraît peu indiquée pour une destination, pour une fortune temporelle. On ne voit pas une fortune temporelle attendant, quoi, pour se manifester. C’est le propre au contraire de la fortune temporelle d’être immédiate pour le bénéficiaire. Je crois que nous nous égarons ici, que nous nous sommes laissé entraîner par un excès de scrupule, par un excès de conscience, à considérer des cas, un cas (purement) logique, par conséquent, c’est-à-dire, un cas irréel, irréalisable ; impossible. Et d’une fausse analogie. Un cas logiquement symétrique du temporel au spirituel. D’une fausse symétrie. C’est le fait du spirituel d’attendre ; pour exploser, ou simplement rendre. C’est sa démarche (presque) habituelle ; au moins très fréquente ; on pourrait dire la plus fréquente. C’est presque, c’est souvent son propre, d’attendre jusqu’après la mort du titulaire. Et souvent même (beaucoup) plus loin. Le temporel au contraire se touche tout de suite. On ne voit pas qu’il attende, ni même comment il attendrait.) (Ni ce qu’il attendrait.) Des hommes, un peuple, une nation, une race, un homme qui obtient d’avoir de la puissance temporelle, une fortune temporelle, une histoire temporelle s’en aperçoit aussitôt, voyons. Ces gars-là n’étaient pas si bêtes. Ils savaient très bien, ils savaient parfaitement quand ils posaient, au moment même qu’ils posaient leur pied dans la poussière ou dans la boue des routes, que nulle poussière jamais n’effacerait, que nulle boue jamais ne détremperait, que nul autre souvenir, que nulle autre trace jamais n’abolirait la trace de leur pas, qu’ils créaient une trace indélébile, que le bruit de leurs pas s’entendrait toujours dans l’histoire des bruits de l’histoire, que le tracé se lirait toujours, que la trace de leurs pas se verrait temporellement toujours dans la mémoire du monde.

Et la France aussi, parbleu, tout entière elle savait bien qu’elle faisait la Révolution.

Tout un peuple le sentait. Le savait.

Quand des armées, quand une (seule) armée, quand des hommes, quand tout un peuple, une nation, quand toute une race, quand un homme obtient ainsi de frapper un événement temporel, généralement il s’en aperçoit, il en est saisi, en connaissance de cause, instantanément, historiquement instantanément. Tous ces gars-là savaient très bien ce qu’ils faisaient. Je veux dire avec une instantanéité historique, dans une instantanéité historique, le peu de temps qu’il faut à un peuple, de durée, historique, le peu de temps qu’il faut à une vague, historique, de connaissance, de conscience, pour pénétrer, historiquement, tout un (tel) peuple.

Ne les plaignons donc pas ; envions-les plutôt. Non seulement ils étaient heureux, mais ils savaient qu’ils étaient heureux. Non seulement ils avaient obtenu, ils obtenaient de frapper un événement, une puissance éternellement temporelle, une singulière puissance éternellement temporelle, mais instantanément ils savaient, d’une connaissance, d’une conscience instantanée, que ça y était.

Une singulière fortune éternellement temporelle, instantanément connue. Sue. Possédée.

Surtout ne geignons point pour eux. Ils ne geignaient pas, les bons allants. Ils ne geignaient pas, eux, sur eux. Ne geignons point, pour eux, sur eux. Ce serait bien la plus mauvaise manière de nous rappeler à leur bon souvenir. Aimons les héros comme ils s’aimaient. Aimons, rappelons-nous, rappelons au monde les héros, célébrons les héros comme ils s’aimaient, comme ils se rappelaient, eux-mêmes à eux-mêmes, ceux qui le purent, ceux qui devinrent (assez) vieux, et il y en eut (beaucoup) plus qu’on ne le croit, beaucoup plus qu’on ne se rappelle, ou que l’on ne croit se rappeler, comme eux-mêmes ils se rappelaient au monde, ceux qui eurent le temps d’écrire, comme ils se célébraient eux-mêmes (dans leurs fêtes). Y compris dans leurs fêtes intérieures, dans les grandes fêtes secrètes de leur esprit, de leur pensée, de leur mémoire, dans leurs mémoires, pensés, parlés, dictés, écrits. Leur gloire temporelle était essentiellement glorieuse. Elle était faite essentiellement de gloire et de joie, de gaieté même. Au moins nous indignes, nous petits, ne leur faisons point l’injure de les démarquer, de les défaire, de les dénaturer. Ne les défigurons point. Ne les rendons point méconnaissables.

Je viens de prononcer, je viens de dire, de laisser échapper un bien grand mot, un mot qui m’effraie. Un mot que je n’aime pas, parce que je trouve qu’on en abuse beaucoup. Un mot dont je me défie. Et de ceux qui l’emploient. Un mot que l’on emploie toujours, aujourd’hui. Justement depuis que ça a baissé. C’est toujours comme ça. Un mot qu’il faut au contraire employer très rarement. Aujourd’hui plus rarement que jamais. Il me semble bien que j’ai parlé de héros. J’avais commencé par dire, je crois, qu’ils étaient, qu’ils furent épiques. J’entendais naturellement par là, très proprement, très techniquement, qu’ils faisaient de l’épopée. C’est d’ailleurs ainsi que nous devons entendre que Hugo déjà l’entendait :

Eux, dans l’emportement de leurs luttes épiques.

Ainsi quand il nous a échappé de dire qu’ils étaient des héros, j’entendais naturellement par là, très proprement, très techniquement, qu’ils faisaient de l’héroïsme. C’est d’ailleurs ainsi aussi que nous devons entendre que Hugo tout aussitôt l’entendait :

Ivres, ils savouraient tous les bruits héroïques.

Or l’héroïsme est essentiellement une vertu, un état, l’action héroïque est essentiellement une opération de santé, de bonne humeur, de joie, même de gaieté, presque de blague, une action, une opération d’aisance, de largesse, de facilité, de commodité, de fécondité ; de bien allant ; de maîtrise et de possession de soi ; d’habitude presque pour ainsi dire et comme d’usage, de bon usage. De fécondité intérieure ; de force comme d’une belle eau de source de force puisée dans le sang de la race et dans le propre sang de l’homme, un trop plein de sève et de sang. Sans aucun raidissement, sans aucune raideur. Sans trimer. Sans suer.

Surtout sans se plaindre. Sans gémir et sans geindre. Le héros temporel joue son temps. Il n’a aucune raison, aucune envie, aucune idée, aucune image même de geindre et ne geint pas. Il ne geint pas parce que dans le mode il n’a aucun sentiment, aucun soupçon de peiner d’aucune sorte. Il ne geint pas parce que dans l’événement il n’a aucun sentiment, aucun soupçon de tenir à l’événement, à l’issue, au résultat, à la réussite au point de geindre et de se plaindre d’un autre événement. Mauvais joueur qui veut gagner. Mauvais joueur temporel. Ce qu’il faut à ces grands joueurs, c’est de jouer. C’est d’abord, c’est uniquement de jouer.

Le jeu seul est essentiel à ces grands joueurs. Le seul jeu les intéresse. Ils aiment infiniment mieux jouer sans gagner, qu’ils n’aimeraient de gagner sans jouer.

Ce que je dis là, tout ce que nous venons de dire est totalement vrai des peuples ; d’une nation, d’un peuple, d’une armée, d’une race. C’est peut-être un peu moins vrai du pauvre homme isolé, parce que l’individu est toujours plus ingrat, ne rend pas autant, parce qu’un homme ne vaut pas un peuple, jamais, parce qu’un homme, dans le temporel, n’exprime pas autant, ne (re)présente pas autant, ne pèse, ne vaut pas autant.

Un homme, quoi qu’il y paraisse, rend moins, rend toujours moins qu’un peuple, que son peuple.

La vie d’héroïsme, pour qui n’emploie pas ce mot dans un vague sens de littérature, est infiniment, (temporellement) infiniment une opération de joie. Ne les plaignons donc pas. Envions-les plutôt. Quand ils ne se plaignaient pas, ne les plaignons pas, pour eux, ne leur faisons pas l’injure de les plaindre, pour eux. Quand ils ne geignaient pas, ne geignons pas, pour eux, sur eux. Ne leur faisons pas cet outrage.

D’autant qu’il n’échappe pas que geindre sur eux serait déjà une manière, traîtresse, de les faire geindre.

Pleurer, gémir est également lâche. Je réserve prier, j’ôte prier, qui n’a peut-être pas été toujours ce que Vigny pensait. C’est même pour cela que ce vers est hétérogène, que les trois (infinitifs) sujets ne marchent pas (bien) ensemble. Et qu’on ne se rappelle jamais où est prier, dans les trois, ni même où sont les deux autres entre eux. Prier, pleurer, gémir ; pleurer, prier, gémir : il y a malheureusement six combinaisons (voir formules).

a (a-1)

Prier est d’un autre ordre que les deux autres. Prier n’est sans doute pas ce que Vigny s’était ce jour-là représenté. Ni aucun autre jour. Même, en poussant plus loin l’analyse, on découvrirait assez rapidement que les deux autres termes se dessoudent eux-mêmes l’un de l’autre ; que pleurer se dessoude de gémir ; ou plutôt, poussant encore un peu plus loin l’analyse, entrant dans l’analyse élémentaire, dans l’analyse du mot, dans l’analyse verbale, que pleurer lui-même se coupe en deux, s’analyse en deux, se dessoude de lui-même, qu’il y a un pleurer qui redescend vers gémir, vers geindre et se plaindre, mais qu’il y a un pleurer qui remonte vers prier. (Saint Louis, le don des larmes)

De même que (se) lamenter, lamentation est tout autre chose.

Les plaindre serait une manière artificieuse de les faire se plaindre. Par la réverbération de la mémoire. Par la vitale participation du souvenir. Et aussi, au sens, aux deux sens où nous sommes leurs enfants, leurs fils, leurs enfants (temporels) charnels et leurs enfants temporels de gloire, par cette responsabilité remontante, bénédiction ou malédiction remontante, par cette hérédité remontante dont j’ai parlé.

Comme aussi c’est un moyen, sournois, une manière artificieuse de les ramener à nous, de les réduire à nous, de les rabaisser à nous.

Le héros, le vrai héros, doit puiser dans la force de sa race comme dans une source inépuisable. Il n’a qu’à se baisser pour en prendre. Et il y puise inépuisablement une force inépuisable de joie.

(Si tel est le héros, si telle une vie d’héroïsme, que ne sera-ce point quand nous parlerons du saint et d’une vie de sainteté. Comme le héros temporel puise dans la force de sa race une force inépuisable de joie, ainsi, dans un ordre autre, dans un ordre infiniment supérieur, le saint, le vrai saint puise dans l’opération de la grâce, dans la force de l’opération de la grâce, une force inépuisable de joie, Il n’y a pas plus de saints grognons qu’il n’y a de héros grognons. Le mode, le ton est identiquement le même. Chacun dans son ordre, naturellement. Au contraire de la fin qui dans ces deux ordres, dans l’ordre temporel et dans l’ordre éternel, dans l’un et dans l’autre, dans l’un par opposition, par contrariété à l’autre, est, devient diamétralement opposée, diamétralement contraire, Le héros temporel en effet joue pour jouer, pour être, pour être (un) héros (temporel), non pour gagner. Il aime infiniment mieux jouer sans gagner, que de gagner sans jouer. Il aime jouer sans gagner. Il n’aime pas, il n’aimerait pas gagner sans jouer. Un saint au contraire qui s’amuserait à jouer (son salut), qui aimerait à (le) jouer, qui ne se proposerait pas uniquement, dans cet ordre, de gagner (le ciel), commettrait perpétuellement, et pour ainsi dire au maximum, à l’infini, à la limite, à l’éternel, celui de tous les péchés qui est coté le plus sec, l’orgueil, et sans doute, avec, un certain nombre d’autres. Ce qui serait le plus rigoureusement contradictoire dans les termes mêmes.

Puisque ce serait faire du principe de sa sainteté même un principe de péché même, d’un péché perpétuel et pour ainsi dire lui-même éternel.

Ainsi apparaît tout à coup, ainsi naît sous la plume, au moment qu’elle s’y attendait le moins, ainsi se révèle, ainsi éclate, ainsi crève inopinément, ainsi jaillit sous la plume au moment que l’on ne s’y attendait pas, ainsi naturellement vous échappe au moment même que l’on s’y attendait le moins une de ces oppositions fondamentales, une de ces contrariétés invincibles, un de ces éloignements, une de ces disparates, un de ces discords, sourds, brusquement éclatants, une de ces différences, une de ces distances, un de ces impairs, une de ces inégalités qui marquent d’une marque indélébile, une de ces oppositions irréductibles, une de ces contrariétés infinies qui trahissent, qui représentent, qui manifestent, inéluctablement qui sortent cet écart, cette irréduction, cette distance, cette irréductibilité absolue, cette opposition, cette contrariété, cette incompétence et cette incompatibilité absolue, infinie, elle-même éternelle, de l’éternel au temporel, Celui qui est du temps, le héros qui est du temps aime infiniment jouer (son temps) ; il aime infiniment mieux jouer sans gagner que de gagner sans jouer ; il aime infiniment jouer, même sans gagner ; il n’aimerait pas gagner sans jouer. Celui qui est de l’éternité, le saint qui est de l’éternité, on ne se représente pas même comment il aimerait jouer son éternité.

Ainsi c’est le mécanisme même de la relation de la fin aux moyens et des moyens à la fin qui est contre-indiqué, contre-lancé, contre-jeté dans les deux cas ; contre dans l’un que dans l’autre ; on a renversé la vapeur ; ce qui, au dire d’Immanuel, est le plus important dans une économie.

Le plus important, selon Immanuel, dans une économie pragmatique, dans une économie de conduite et d’action.

Un saint ne joue aucunement, ne peut jouer aucunement, ne peut avoir aucune idée ni représentation d’aucune sorte ni même imagination de jouer.

On ne voit pas, on ne se représente pas comme il jouerait, comme il aimerait à jouer.

Opposition, contrariété totale, irréductible, infinie, absolue, elle-même éternelle d’autant plus capitale, d’autant plus significative que le mode, nous l’avons dit, et plus que jamais il faut le redire, ayant constaté cette essentielle contrariété, d’autant plus significative que le mode est, identiquement, le même ; au contraire. De sorte qu’au moment même que le temporel fait à l’éternel une contrariété diamétrale pour l’objet, pour le mécanisme de la relation de la fin aux moyens et des moyens à la fin, dans le même temps, en même temps il ne cesse pas de lui faire, au contraire, il continue, au besoin il commencerait de lui faire un parallèle, de présenter pour lui, de lui prêter, de lui faire une figure temporelle, une représentation temporelle pour tout le mode. Il n’y a pas plus de saint bougon qu’il n’y a de héros bougon. Le héros, qui se contrarie infiniment au saint dans l’objet, représente, figure le saint dans le mode. Le héros (temporel) figure dans le mode le saint (éternel). Comme le héros puise inépuisablement sa force, de la force, dans la force de sa race et dans la force de son sang, dans la force du sang de sa race et dans la force de son propre sang, ainsi le saint puise inépuisablement sa force, de la force, dans la force de l’opération de la grâce ; et en un certain sens, mutatis mutandis, comme figure, par figuration, par la voie de la figuration, comme figurée, en un certain sens la communion (des saints) est pour le saint comme la race, ce que la race (des héros) est pour le héros. Comme le sang de la race monte et déborde au cœur du héros, ainsi le sang de la grâce monte et déborde au cœur du saint. Cf. Polyeucte el tous les autres auteurs sacrés.

Force du sang. Puissance de la race. Puissance de la grâce. Puissance temporelle du sang. Puissance éternelle de la grâce.

Puissance éternelle du sang éternel. D’un sang éternel.

C’est même pour cela, par un effet de cette parenté profonde, par un effet, par un cas particulier de cette figuration que le plus grand, que le seul poète des héros a été aussi le plus grand, le seul poète aussi du saint ; que le seul poète du sang des héros a été aussi le seul poète du sang éternel ; que le seul poète du sang de la race a été aussi le seul poète du sang de la grâce. Un Dieu qui nous aimant d’une amour infinie. Il avait commencé par se faire à lui-même ses propres figures, pour ainsi dire, il avait commencé par s’essayer à se faire à lui-même sa propre figuration. C’est dire qu’il avait commencé, voulu (obscurément, génialement) voulu commencer par des coups d’élève. Il se fit connaître à deux fois. Toute une figuration, tout un peuple de figures de héros ; héros de l’amour, (humain), héros de la guerre, héros de la chevalerie, héros de la fidélité, héros de la race, héros de la famille, héros de la patrie, héros de la cité, héros du courage, héros de l’héroïsme, toutes sortes de héros, tous héros de l’honneur (humain, temporel). Puis tout à coup, tout d’un coup, après toute cette figuration temporelle, passant lui-même, d’un bond, du seul bond de cet ordre qu’il y ait dans l’histoire des littératures, de la figure au figuré, de toutes ces figures au figuré, de toutes ces diverses, de toutes ces variées, de toutes ces plurielles figures au figuré, de tout ce peuple de figures à l’unique, au figuré unique, d’un seul trait poétique, d’un seul trait dramatique, d’un seul trait il fit ce Polyeucte (et cette Pauline) à qui, à quoi rien n’est comparable dans l’histoire du monde et qui est une histoire, elle-même une grâce comme il n’en est tombé sur la tête d’aucun homme dans l’histoire du monde. Une tragédie qui dépasse tout, qui passe même sensiblement les Pensées.

D’une seule traite.

Figuration dans le plus grand détail même ; ainsi, ce seul exemple, en particulier les stances du Cid comme figuration, comme figure temporelle des stances de Polyeucte.

Et après naturellement il n’a plus guère fait que des blagues. Parce que, qu’est-ce qu’il aurait fait ?

Ville (adoptée), ville adoptive de Corneille : originaire, ville originaire, ville natale, ville native du Cid et de Polyeucte ; originaire, ville originaire de Molière : ville de Molière ; ville de Voltaire ; et ville de l’échec et de la blessure de Jeanne d’Arc ; ville de sainte Geneviève et de saint Louis.

Qu’on lui ait fait enfin et qu’on lui ait gardé, qu’on lui ait donné, qu’on lui ait remis, qu’on lui ait prêté, commis en garde et en consigne le cœur et la moelle ; de tout le pays ; non plus seulement cet admirable plateau où les mouvements du terrain ne se marquent pas plus, ne sont pas plus exagérés que les beaux mouvements de la respiration d’un corps ; non plus seulement ce plateau parfait où un soleil royal, où un soleil roi, où un soleil maître, où un soleil parfait règne sur une terre parfaite, sans une épithète, sans un soupçon de littérature. Non pas seulement tout cela, mais le beau corps, le corps parfait, l’être enfin, l’organisme beau et parfait, organisme animal, organisme végétal ? n’est-ce pas plutôt l’organisme même, un organisme antérieur, qui n’a point suivi, qui n’a point épousé la dissociation de l’animal et du végétal, un organisme commun, au sens où le réseau des nervures des feuilles, de la feuille d’une tige végétale dessine, représente le dessin de tant de réseaux animaux, dessine les nervures des réseaux des invasculations sanguines, des réseaux d’artères et de veines, les nervures des réseaux des innervations, les filets des arbres nerveux, mettons donc un organisme antérieur, commun, général, simplement vivant, l’organisme géographiquement et historiquement beau et parfait, le berceau du langage français, de la culture française, l’admirable et parfaite vallée, la vallée de douceur et de mansuétude, la vallée d’intelligence et de libéralité, la vallée royale de largesse et de lumière ; non plus seulement les vallées de vallonnements et de recoupements boisés ; mais dedans ces bois mêmes, à l’aboutissement de ces vallées et de ces vallonnements mêmes, au recroisement, au recoupement des recoupements, au creux linéaire du terrain, recueillant maternellement tous ces vallonnements secondaires, toutes ces vallées filiales, peuplant, meublant tous ces boisements un peu demi-éparpillés, la vallée axiale, la pierre dans l’écrin, la large et intelligente et libérale vallée de courtoisie et de noblesse, de cérémonie et de fête ; la vallée de pavane et de la bonté parfaitement intelligente.

Et dedans la vallée même enfin, recueillant paternellement tant d’aimés, tant d’affectueux affluents, tant de filets et tant de courants d’eau secondaires, le fleuve souverain, le fleuve non pas seulement royal, mais roi, le fleuve majestueux, mais majestueux avec une correction, avec une aisance, avec une courbe inimitable. Né majestueux. Mais majestueux non point comme nos pauvres rois, comme nos pauvres majestés d’aujourd’hui. Comme nos rois modernes. Majestueux comme si ce fût son métier et son être, Majestueux de naissance et de race.

La Loire est une reine et les rois l’ont aimée.

Recueillant tant d’eaux intelligentes et tièdes, tant d’eaux françaises, tant d’eaux de tant de sources, non point sans doute les eaux mêmes de Surgères, mais au moins toutes les eaux de tout le vert Vendômois, les recueillant au creux de sa grande main de fleuve, au creux de la vallée, qui est elle-même au creux du terrain, les recueillant et les assemblant doucement au double abri de ce double creux, de ce creux dans ce creux, le grand fleuve dans la grande vallée, la grande vallée dans le grand pays, le fleuve grand-père à la barbe fleurie, non point une barbe limoneuse comme ce vieux statufié de Rhin mythologique, mais une barbe blonde et claire elle-même comme un regard, le fleuve aux inépuisables vagues de moire, le fleuve royal aux grèves blondes, aux lignes souples, et aux côtes pourtant nettes, à la descente intelligente, — non point capricieuse, — au courant débarrassé, à la descension délibérée, tantôt fougueux et plein comme un sauvage, et alors le fleuve aux eaux jaunes et crème, crémées d’écume, aux vagues écumantes, ballonnantes et déferlantes, aux flots foulants et refoulants, aux bouillons coulant, croulant et s’écrasant ; et tantôt non plus cette force de fleuve ; non plus tout un fleuve s’écroulant ; mais le fleuve qui fait semblant d’être indolent ; et qui si parfaitement réussit à tromper les imbéciles que des ignorants, — des barbares, — ont parlé de mollesse : il s’attarde seulement à regarder le plus beau pays du monde.

Orléans et tout l’aval d’Orléans ; la Touraine ; la grâce et la douceur tourangelle,

Et plus que l’air marin la douceur angevine.

La grâce, qualité, caractère, — j’entends des paysages, — plus mystérieuse encore et qui va plus profondément peut-être que la beauté, la grâce, plus arbitraire encore, plus libre, plus souveraine, plus parfaitement illogique et gratuite, inquiétante aussi, comme tout ce qui est donné, gratuitement, avec une gratuité insolente, absolue, sans recours, sans appel et sans justification, comme tout ce qui n’a aucune espèce de compte à rendre, absolument, comme tout ce qui n’est absolument pas vendu, en aucun sens, d’aucune manière, ni échangé ni troqué d’aucune sorte ; et c’est bien pour cela que la Loire est en même temps si inquiétante, dans son repos, dans son action, dans sa paix et dans sa tranquillité ; ce n’est pas seulement, ce n’est pas que l’on s’y noie ; c’est que ce pays a obtenu, sans le demander, ce que tant d’autres demanderaient en vain ; c’est que ce peuple a obtenu, ce peuple d’apparente impiété, d’impiété insolente, affichée, ostentatoire, c’est que ce peuple impie, — et c’est là tout le mystère de la destination de ce peuple, — c’est que ce peuple impie et mal élevé a obtenu et continue d’obtenir ce que tant de peuples pieux, ce que tant de peuples sages, tant de peuples appliqués, tant de peuples bons élèves demanderaient en vain, et qui est simplement de conduire le monde, comme si celui qui conduit les conducteurs aimait à dérouter le jugement purement humain, et plus que tout autre le jugement dévot, comme s’il avait on ne sait quel faible pour on ne sait quelle insubordination, comme s’il avait une certaine affection particulière incompréhensible (pour une sagesse humaine) pour une certaine sorte de mauvais élèves (et cela se comprend si bien de la part d’un professeur intelligent).

La grâce, plus inquiétante encore et plus mystérieuse, étant sans doute plus profonde, que la beauté ; non pas seulement, non pas hésitation de la justice, pour le regard humain, mais souvent reniement très formel de la justice et très assurément triomphe de l’injustice, vue d’un regard humain, et pour ainsi dire miracle de l’arbitraire ; injustice, arbitraire et miracle dans la destination des hommes ; injustice, arbitraire et miracle dans la destination des peuples ; injustice, arbitraire et miracle dans la destination des pays ; ce pays qui ne perd pas une occasion de nier tout ce qui n’est pas du temporel, ce peuple qui n’est jamais si content que d’affirmer, et qui ne perd pas même un semblant d’occasion d’affirmer non pas seulement la domination, la prépotence, l’omnipotence, mais l’unipotence et l’uniexistence du temporel, est aussi le seul qui ait obtenu et maintenu, qui ait reçu et gardé, qui tienne encore de conduire le monde exactement pour tout ce qui n’est pas du temporel.

Et qui dans le temporel rate si merveilleusement.

Arrêts si délibérément dessinés de la grâce. Injustice des paysages, qui rend si inquiétants, dans leur quiétude temporelle, ces paysages de Loire ; douceur et grâce angevine ; douceur et grâce tourangelle ; admirables sinuosités ; non point, — quelque barbare l’aurait dit, — non point sinuosités d’indécision, tâtonnements d’aveugle, hésitations de manchot, — mais sinuosités de détente et de caresse, enlacements, sinuosités délibérées, embrassements de la terre par le fleuve ; non point sinuosités romantiques, détours pour ne rien dire, allers et retours de contorsions et de coliques, sinuosités déclamatoires et nervosités ; mais nobles tours et détours ; admirables, patientes, lentes sinuosités ; savantes, aussi ; le fleuve a voulu tout voir ; il n’a pas pris seulement son temps ;

Quand je veux en amour prendre mes passe-temps ;

Virages pris au détour de sa route comme vous n’en prendrez jamais ; les voilà bien, les bords légèrement relevés ; virages d’inclinaison, sans une embardée, juste au ras du coteau ; quel char jamais autour de quelle borne, char de course romaine aux mains de quel cocher, automobile de course ou de route aux mains de quel chauffeur, quel train de chemin de fer à la queue de quelle lourde locomotive, elle-même aux mains de quel couple de chauffeur et de mécanicien, le rail extérieur un peu relevé, de quelques centimètres, cinq, sept, neuf, quel aussi grand char sur quelle aussi grande voie, autour de quelles aussi grandes bornes et sous le regard de quels aussi grands amphithéâtres, quelle aussi grande route autour de quels aussi grands coteaux vous prendra jamais un virage de ce style ?

Dans la poussière et le soleil des routes neuves
Si le regret te point des chemins d’autrefois,
Monte sur la colline, ouvre les yeux et vois,
Vois les routes couler ainsi que de beaux fleuves.

virage de ce style ? Ainsi d’un bout à l’autre sinuosités doubles ; je ne veux pas dire sinuosités en deux sens, dans les deux sens contraires, comme d’autres ; non pas aberrations successives, aboulies, aberration perpétuelle, de sens, dans la direction, dans le sens de la marche, regrets, remords de celui qui ne sait pas où il va ; le regret même est incompatible avec cette grâce ; mais au contraire insistance intelligente, avisée de celui qui sait fort bien où il s’arrête ; sinuosités doubles en ce sens qu’elles se poursuivent non pas seulement sur deux bords, un peu indépendants, de dessin, l’un de l’autre, il faut le reconnaître, — et savoir dire, et avouer comme on est ; — mais en ce sens que sur chaque bord même elles se poursuivent sur deux lignes, sur un double rivage de chaque bord ; premier rivage en été, ou au cœur de l’hiver, quand depuis plusieurs semaines il gèle sec et dur, premier rivage les grèves elles-mêmes, les grèves admirablement sinueuses ; c’est ici pour ainsi dire le rivage intérieur, le vêtement de dedans, plus fin, plus souple, plus pâle aussi, le lin blanc et blond des grèves ; ce vêtement intérieur, ce rivage de dedans disparaît, non pas qu’il disparaisse, mais il disparaît au regard, simplement recouvert, aux pluies, aux grandes crues d’automne et de printemps ; et deuxième rivage, dehors les grèves, rivage extérieur, vêtement de dehors, et de dessus, vêtement pour sortir, et pour que la Loire aille dans le monde, rivage perpétuel, et valable pour toute l’année, pour les quatre saisons, unique rivage aux grandes eaux, deuxième rivage et rivage pour ainsi dire de couverture aux basses eaux, rivage de couvercle et de fermeture, métal du fermoir, vieil or, bronze vert, deuxième rivage les pieds des coteaux noblement inclinés, régulièrement penchés, les rebords des côtes mêmes, les bords admirablement un peu moins sinueux ; plus durs ; presque un peu cuirasse : il faut qu’un vêtement de dehors aille à toutes les intempéries ; un peu plus fermes donc, dessinés un peu plus appuyé ; d’un ton, d’une couleur plus ferme aussi, d’une couleur plus nette, plus entière, d’une couleur plus vigoureuse, — comment dites-vous cela, Laurens ; moi je veux dire des couleurs qui viennent davantage de sortir de chez le marchand ; — vallonnements verts, bois, un peu semés, rideaux, quelques fois, des peupliers, manteau diapré des cultures, cordons des sentiers, lignes et rubans des routes, perpétuel, modeste, fidèle chemin de halage, routes blanches, alignements plus ou moins réticulés, plus ou moins buissonniens des ceps et des buissons de vigne de ce vin de sable ; lacets des routes ; tout cela fait presque un commencement d’armature ; un corselet presque lacé : car il faut qu’un vêtement pour le dehors soit dessiné ferme et de couleur nette ;

treilles qui êtes des vignes en espaliers ; treilles tièdes, treilles chaudes, treilles mûres ; magasins, réservoirs de soleil ; treilles voluptueusement écartelées ; treilles allongées, apparemment paresseuses ; treilles des murs des jardins et des maisons des fermes et des villages de cette vallée allongée elle-même, écartelée en espalier.

Là-dessus, ou plutôt là-dedans au contraire, sortant de là-dedans, loin d’y entrer, une lumière qui éclaire le soleil, une lumière blonde, dites-vous, oui, apparemment blonde, mais d’un tel éclat, tout en restant réellement blonde, que l’originaire même, qui revient, que l’enfant prodigue n’en peut soutenir cet éclat, sans migraine et sans froncement des plis du front.

Rives corsetées ; presque une armure ; une survivance, un souvenir de l’armure ; car elles ne datent point d’aujourd’hui ni d’hier ; elles datent presque du temps de l’armure ; et au temps où elles furent endossées pour toujours pour la première fois, un (bon) coup de dague était vite donné. Une bonne cuirasse de quelques pièces métalliques et de peau de buffle.

les rivières et le fleuve de la Pléiade et de toute la Renaissance française, le pays de Ronsard et de du Bellay ;

en fin les admirables châteaux de l’admirable vallée ; plus que double rangée, non pas double rangée : jonchée de châteaux ; fleuve que l’on dit qui n’est pas navigable, et qui portes plus de palais que les autres ne traînent de péniches ; quelle autre vallée dans le creux penché de ses rebords enferme autant de merveilles ; quel autre fleuve à pu se faire un tel cortège royal, fleuve mouvant, de splendeurs immobilières ; amours de Cassandre ; amours de Marie ; amours d’Astrée ; poésies pour Hélène ; amours diverses ; odes ; églogues ; élégies ; hymne ; poèmes ; gaietés ; poésies diverses ; le Bocage royal ; tant de sonnets, parfaits, tant de poèmes, parfaits ; la pureté même ; la ligne et la teinte ; châteaux eux-mêmes ; châteaux et palais de langage, français ; et dans le même temps, dans le même pays, dans la même vallée, du même geste, de la même éclosion, du même langage, du même style, châteaux du même langage français, châteaux et palais de pierre et de brique ; doubles architectures ; architectures parallèles non suppliantes ; sonnets et poèmes qui sont des châteaux et des palais ; châteaux et palais qui êtes des sonnets et des poèmes ; même langage, également parfait, en deux systèmes, en un système de pierre et de brique, en un système de mots et de phrases ; même rythme en deux systèmes de monuments ; monuments, — sont-ils également impérissables, — qui disent la même parole de courtoisie en deux modes, solides monuments de pierre et de brique, mêmes et également solides monuments de mots et de phrases, et obéissant aux lois de la même pesanteur.

Fleurs, feuilles, dentelles, robes et traînes de pierre ; fleurs, feuilles, dentelles, robes et traînes de mots.

Parfait allègement des monuments architectoniques ; parfaite architecture, parfaite horizontalité, parfaite verticalité des monuments prosodiques. Proportions également gardées dans les uns et dans les autres, également parfaites, également sages, également harmonieuses.

Fleuve qui chantes éternellement le poème de la solitude et de la tranquillité infinie, le seul pourtant qui ait une cour, le seul qui par une merveilleuse contradiction intérieure vive en effet dans la solitude la plus éternelle, dans la quiétude et dans la tranquillité la plus infinie, dans la paix du cœur et dans le noble seul et seul digne silence, et qui dans le même temps et pourtant, par une admirable contrariété intime, est aussi le seul qui se soit fait plus qu’un cortège, plus qu’une cour : le seul qui ait pu se faire tout un peuple de châteaux.

Architectures admirablement ordonnées de pierre et de brique, où la brique donne le plein de la matière, mariage parfait où le rouge de la brique donne le plein, le sang de la matière, où la blancheur éclatante, puis vieillie, passée, jaunie comme un parchemin, crème, crémeuse, ivoire, blonde presque ainsi que les grèves elles-mêmes, dorée presque autant que les grèves subtersinueuses, où la blancheur autrefois éclatante, aujourd’hui éclatante passée, où la blancheur ancienne éclatante, patinée de la savante et parfaite et parfaitement rectangulaire pierre de taille apporte, donne la ligne, fait l’information, donne la noblesse arrêtée, la décision, la délibération de la forme, marque le trait, souligne le geste, fait la limite, arrête et limite la matière, donne la verticale, donne l’horizontale, donne la fenêtre, donne la porte, donne la barre et la hauteur d’appui, donne la courbe vivante et patiemment ascensionnelle de l’escalier, donne la rampe, impose l’imposte, prépare la gouttière même, (sot qui mépriserait la gouttière ; la cathédrale, qui n’était point sotte, ne la méprisait point, ne la cachait point, la montrait plutôt, s’en amusait sans doute, avec une espèce d’ostentation ; sot qui l’eût méprisée sous le nom de gargouille ; sot aussi qui la mépriserait sous le plus modeste nom, plus allongé, lui aussi plus linéaire, sous la plus modeste forme, linéaire, de chéneau ; quand toute cette Loire, qu’est-ce enfin que l’immense et centrale gouttière de tant de gouttières secondaires de toutes les pluies de tout ce château de terrains, de ce grand château de terrains qu’est son bassin fluvial.) dessine le coin, coupe la fenêtre et la porte, éternellement rappelle à la matière, discrètement mais avec une invincible fermeté rappelle à la matière, au plein rouge ardent et vivant de la matière de brique, et même au plan bleu luisant incliné si étrangement vibrant par plaques, moiré, changeant, luisant quelquefois en rose et en plaques mouillées, presque de rouge, de l’ardoise, où le vieux blanc passé de la noble pierre de taille rappelle à toute cette matière, si noble soit-elle elle-même, aux pleins et aux plans de toute cette matière, qu’il y a une forme, qu’il y a une limite, qu’il y a une ligne ; et que pour la couleur même il n’y a pas seulement le rouge du sang des artères et le bleu du ciel, qu’il n’y a pas seulement le rouge de la cuisson des briques et le bleu du ciel repeint en plaques luisantes plus marquées mais changeantes sur l’inclinaison aiguë la plus immédiatement proche des toits, mais qu’il y a aussi le blanc, le noble blanc, la lumière pure, la ligne pure, le blanc terme, le blanc limite, au-delà de qui nul ne passe ; matière lui-même ; mais matière de quelles formes ; matière hellénique du marbre de la statuaire ; particulièrement chargée de rappeler à toute cette matière que dans le monde il y a une forme, que dans la création il y a une ligne ; pierre de taille fondamentale, éternelle comme la géométrie elle-même, dont elle est une expression, une représentation concrétisée mais parfaitement exacte et pure, particulièrement chargée de rappeler à toute cette matière de la création, — la brique étant essentiellement moléculaire, élémentaire, atomistique, équivalentielle, — particulièrement chargée de rappeler à toute cette brique matérielle, à tout ce contenu, sur un ton calme et courtois, mais ferme, dans un langage droit et posé, mais ferme, et dont elle ne se départit jamais, — car elle s’en acquitte, — que l’élément n’est pas tout, qu’il y a l’ensemble ; que la cellule n’est pas tout, qu’il y a le tissu ; que le membre n’est pas tout, qu’il y a le corps ; qu’il y a une armature et une ossature ; que le contenu n’est pas tout, qu’il y a une borne, qu’il y a une géométrie, qu’il y a une droite, une horizontale, une verticale, qu’il ne s’agit pas de déborder, inconsidérément, d’avoir des ventres et des creux, mais qu’il y a la ligne droite, la limitation parfaite, la périphérie et le périmètre, le tour, le détour et le pourtour ; le contour ; et au titre de la matière pierre de taille particulièrement chargée de rappeler aux couleurs matérielles qu’il y a aussi une matière éminente, une lumière pure, le blanc du marbre de la statuaire ; particulièrement chargée de rappeler à notre dame l’architecture, dans un langage courtois mais ferme, dans un langage par définition mesuré, qu’il y a notre dame la sculpture, qu’il y a la sculpture statuaire ; ou plutôt qui de ces châteaux mêmes et de ces palais, de ces bâtiments vraiment organiques, de cs monuments véritablement corporels, corps eux-mêmes, fait autant de statues, d’admirables, de vivantes, de parfaites statues, qui de toutes ces architectures elles-mêmes fait autant de sculptures et autant de statuaires ; qui dans ces châteaux enfin, et dans ces palais, et toujours comme matière, au titre de la matière, fait la seule matière de tant d’admirables détails, fouillés, poussés, non chargés, d’une justesse courtoise, qu’il ne faut point nommer ornements, mais qu’il ne faut point nommer du tout, car ils sont les artères mêmes du corps, pour la forme, les veines qui courent, montent, rampent à fleur de peau, les filets des nerfs, le liséré, le trait même et le soulignement, à qui donc il ne faut donner aucun nom général ni générique d’ornement, et dont vous me direz les noms de détail, les noms particuliers, les noms techniques, les noms propres, Fritel, pendant cent sept heures, et les sources, et les causes, et les origines, toutes moulures et nervures, feuilles et fleurs de pierre, floraisons, fleurons, frondaisons, racines et tiges de pierre de taille dont inlassablement vous me feriez le dessin le plus scrupuleux.

Poèmes qui parlez comme la pierre, aussi dur sous l’ongle, aussi ferme, aussi courtois, aussi architecture et statuaire ; pierre, châteaux et palais qui très exactement parlez le langage de Ronsard.

Suprême recoupement enfin, recoupement du mot et de la pierre, du langage parlé et du langage dessiné, merveilleux accord intérieur par qui les noms mêmes de ces châteaux sonnent comme des poèmes, comme des abrégés, comme des raccourcis, comme des extraits de poèmes, comme des poèmes en un mot, — nous avons dépassé la nouvelle en trois lignes, — comme une culminaison de poème en un mot, — concentrés sans effort par quel poète, par quel obscur et merveilleusement sûr instinct du langage d’un peuple tout entier poète, — merveilleuse et aisée conformité, merveilleux accord du nom et de l’objet, juste application du nom sur l’objet, parfaitement convenable couronnement de l’objet par le nom à qui nous devons ces noms si parfaitement beaux, Blois, Chenonceaux, Chambord, Langeais ; tant d’autres : mais pourquoi emplir un cahier de noms dont on ferait tout un indicateur de chemins de fer ; Beaugency, Amboise, Valençay, Ussé ; taisons-nous ; et par un deuxième recoupement suprême, par un deuxième couronnement suprême, par un encore plus merveilleux redoublement de ce couronnement suprême ces noms de poètes qui sont beaux comme des noms de châteaux, qui sont faits tout à fait comme des noms de châteaux, Pierre de Ronsard, Jean Daurat était un pseudonyme ; mais bougre quel pseudonyme ; c’était un bien beau pseudonyme ; et puis enfin il se nommait Disnemandy, qui vaut bien les autres ; les noms des sept étoiles, Pierre de Ronsard, Jean-Antoine de Baïf, Joachim du Bellay, qui a fait les deux plus beaux sonnets du monde, Pontus de Thyard, Remi Belleau, Jodelle ; taisons-nous : et ceux qu’il ne voit pas lui-même, le fleuve Loire, ceux dont il ne baigne pas les pieds, croyez, mon cher Halévy, qu’il fait comme nous ; il ne prend pas le chemin de fer pour les aller voir ; nous savons enfin aujourd’hui, par les enseignements les plus récents de l’histoire des religions, nous savons d’une connaissance vraiment scientifique et ainsi d’une certitude, que depuis les cosmogonies des antiquités les plus hautes les totems n’ont jamais autorisé les messieurs fleuves à prendre le chemin de fer ; le fleuve n’a jamais eu le droit de voyager qu’à pied ; c’est, je crois, le moyen de locomotion que vous aussi vous aimez, que vous préférez de beaucoup, pour qui vous avez un véritable culte ; c’est donc aussi le seul que nous lui permettrons ; et puis il n’a pas le temps, ce fleuve que l’on dit paresseux ; il est paresseux comme quelques-uns ; nul ne travaille autant que certains paresseux, qu’un paresseux de génie ; ce fleuve paresseux est un paresseux dans le genre de ce la Fontaine ; déjà nommé ; il ne peut pas avoir le temps ; ceux donc dont lui-même il ne baigne pas, ceux dont il ne lave pas les beaux pieds de pierre, ceux qu’il ne connaît point d’une vue directe, d’une saisie, d’un embrassement, d’une étreinte immédiate, — vous voyez, mon cher collaborateur, que nous savons parler comme au Collège de France, — croyez, mon cher Halévy, qu’il fait comme nous, le fleuve : il en entend parler.

Charles Péguy