De la vie/Chapitre 9

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Traduction par Madame la Comtesse Tolstoï et MM. Tastevin frères.
Flammarion (p. 57-61).
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CHAPITRE IX

Naissance de la vraie vie dans l’homme.


En examinant la vie dans la durée, et en observant son apparition dans l’être humain, nous constatons que la vraie vie est toujours renfermée dans l’homme comme dans le grain, et qu’il arrive un temps où elle se manifeste. La manifestation de la vraie vie consiste en ce que l’individualité animale pousse l’homme à la recherche de son bien, tandis que la conscience réfléchie lui fait sentir l’impossibilité d’acquérir le bien individuel et lui en indique un autre. L’homme cherche à découvrir ce bien qui lui est indiqué dans l’éloignement, mais, ne pouvant l’apercevoir, il n’y croit point d’abord et revient à son bien individuel. Cependant la conscience réfléchie, qui lui fait entrevoir vaguement son bien, lui montre d’une manière si évidente et si persuasive l’impossibilité d’acquérir le bien individuel, que l’homme y renonce encore et regarde derechef ce nouveau bien qui lui est désigné. Il n’aperçoit pas encore ce bien raisonnable, mais le bien individuel est si complètement détruit qu’il voit l’impossibilité où il est de continuer à vivre de son existence individuelle et il commence à s’établir en lui un rapport nouveau entre sa conscience réfléchie et sa conscience animale.

L’homme commence à naître à la vraie vie humaine. Il arrive alors quelque chose d’analogue à ce qui a lieu à chaque naissance dans le monde matériel. Le fruit naît non point parce qu’il veut naître, parce que cela lui plaît ou bien parce qu’il sait qu’il est bon de naître, mais parce qu’il est parvenu à maturité et qu’il ne peut plus continuer son existence d’autrefois ; il doit suivre le cours de sa vie nouvelle, non point que cette vie l’appelle, mais parce que son existence précédente est devenue impossible.

La conscience réfléchie se développant insensiblement dans son individualité, y prend de telles proportions que la vie individuelle devient impossible.

Il se produit un phénomène identique à celui qui a lieu dans la germination de toutes choses : la même destruction du grain dans sa forme de vie antérieure et l’apparition d’un nouveau germe ; la même lutte apparente de la forme précédente du grain qui se décompose, et l’accroissement du germe ; la même nutrition du germe aux dépens du grain qui se décompose.

Pour nous, la différence entre la naissance de la conscience réfléchie et la germination visible consiste en ceci : tandis que dans celle-ci nous voyons, dans la durée et l’étendue, ce qui naît du germe, la cause, l’époque et les conditions de cette naissance ; tandis que nous savons que ce grain est un fruit, que dans certaines conditions il en sortira une plante, que celle-ci aura à son tour une fleur et ensuite un fruit pareil au grain (sous nos yeux s’accomplit ainsi toute l’évolution de la vie), nous n’apercevons ni le développement de la conscience réfléchie, ni son évolution, parce que c’est nous qui l’accomplissons nous-même ; notre vie n’est pas autre chose que la naissance en nous de l’être invisible, c’est pourquoi il nous est impossible de le voir. Nous ne pouvons distinguer la naissance de ce nouvel être, ce rapport nouveau entre la conscience réfléchie et la conscience animale, de même que le grain ne peut voir la croissance de sa tige. Quand la conscience réfléchie sort de son état latent et apparaît en nous, il nous semble que nous éprouvons une contradiction. Mais il n’existe en réalité aucune contradiction, pas plus que dans le grain qui germe. Dans celui-ci nous voyons que la vie qui résidait auparavant dans l’enveloppe, se trouve à présent dans le germe. De même dans l’homme dont la conscience réfléchie s’est éveillée, il n’y a aucune contradiction, il y a seulement la naissance d’un nouvel être, d’un rapport nouveau entre la conscience réfléchie et l’animal.

Quand l’homme existe sans savoir que d’autres individualités existent également, sans savoir que les jouissances ne peuvent le satisfaire, qu’il mourra, il ne sait même pas qu’il vit, et alors il n’y a pas de contradiction en lui.

Mais quand il a remarqué que les autres individualités sont de même nature que lui, que les souffrances le menacent, que son existence est une mort lente, lorsque la conscience réfléchie a produit la décomposition de l’existence de son individualité, alors il ne peut plus placer sa vie dans cette individualité en décomposition, il doit forcément la mettre dans cette nouvelle vie qui s’ouvre devant lui, et alors même il n’y a pas de contradiction, pas plus qu’il n’y en a dans le grain qui a déjà produit un germe, et qui pour cette raison s’est décomposé.