De la vie/Introduction

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Traduction par Madame la Comtesse Tolstoï et MM. Tastevin frères.
Flammarion (p. i-xxi).
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INTRODUCTION


Supposons qu’un homme n’a d’autre ressource pour vivre qu’un moulin. Fils et petit-fils de meunier, cet homme sait à fond, par tradition, comment il faut utiliser toutes les parties de son moulin, pour qu’il fonctionne bien. Sans connaître la mécanique, il a ajusté de son mieux tous les rouages afin d’obtenir une bonne mouture, et il a ainsi de quoi vivre et se nourrir.

Mais, un jour, il arrive à cet homme de réfléchir sur l’organisation de son moulin, et comme il a acquis quelques vagues notions de mécanique, il se met à observer pourquoi les roues tournent.

Allant des trémies aux meules, des meules au cylindre, du cylindre aux roues, puis à la digue et à la rivière, — il en arrive à se persuader que tout dépend de la digue et de la rivière. Cet homme est si heureux de sa découverte, qu’au lieu de s’inquiéter, comme d’habitude, de la qualité de la farine, de hausser et de baisser les meules, de tendre et de détendre la courroie ; il se met à étudier la rivière ; et son moulin se désorganise entièrement. On dit au meunier que ce n’est pas ainsi qu’il faut s’y prendre. Il ne veut pas en convenir, et continue à raisonner sur la rivière. Il approfondit tant et si longtemps cette question, il discute si passionnément avec ceux qui lui montrent la fausseté de son raisonnement qu’il finit par croire que c’est la rivière qui est le moulin.

À toutes les preuves qu’on lui donne de la fausseté de ses raisonnements, ce meunier répond : « Aucun moulin ne peut moudre sans eau, par conséquent, pour connaître le moulin, il faut savoir lâcher l’eau, connaître la force de son courant, savoir d’où elle vient ; en un mot pour connaître le moulin, il faut étudier la rivière. »

Au point de vue de la logique, le raisonnement du meunier paraît irréfutable. L’unique moyen de le tirer d’erreur, c’est de lui prouver que ce qu’il y a de plus important dans tout raisonnement, ce n’est pas tant le raisonnement lui-même que la place qu’il occupe, et que, pour penser avec fruit, il est indispensable de savoir sur quoi il faut penser en premier lieu, et ce qui doit venir après.

Il faut lui démontrer qu’une activité rationnelle se distingue d’une activité non rationnelle en ce qu’elle dispose ses raisonnements par ordre d’importance (tel raisonnement doit venir en premier lieu, tel autre en second lieu, en troisième lieu, en dixième lieu et ainsi de suite) ; tandis que l’activité non rationnelle se compose de raisonnements sans ordre. Il faut lui prouver aussi que l’établissement de cet ordre n’est pas fortuit, mais qu’il dépend du but auquel tendent tous les raisonnements.

C’est le but de tous les raisonnements qui doit fixer l’ordre dans lequel les raisonnements particuliers doivent être rangés pour être sensés.

Tout raisonnement sans lien avec le but commun de tous les raisonnements est absurde, quel que logique qu’il soit en lui-même.

Le but du meunier est d’obtenir une bonne mouture, et ce but, s’il ne le perd pas de vue, détermine l’ordre certain dans lequel doivent se succéder les raisonnements sur les meules, les roues, la digue et la rivière.

Sans cette adaptation au but final, les raisonnements du meunier, quoique logiques et éloquents qu’ils soient, seront faux et surtout inutiles ; ils ressemblent à ceux de Kyphe Makëitch, du fameux personnage de Gogol qui calculait de quelle grosseur serait la coque d’un œuf d’éléphant, si les éléphants pondaient des œufs comme les oiseaux. Tels sont, à mon avis, les raisonnements de notre science contemporaine sur la vie.

La vie, c’est le moulin que l’homme veut étudier. Le moulin est nécessaire pour bien moudre, la vie n’est nécessaire que pour être bonne c’est-à-dire heureuse. L’homme ne peut un seul instant perdre impunément de vue le but de ses recherches. S’il le fait, ses raisonnements ne seront pas à leur place, et ressembleront à ceux de Kyphe Makëitch quand il calcule la quantité de poudre nécessaire pour faire sauter un œuf d’éléphant.

L’homme n’étudie la vie que pour l’améliorer. C’est ainsi que l’ont étudiée les hommes qui ont fait avancer l’humanité dans la voie du progrès. Mais, à côté de ces vrais docteurs, de ces bienfaiteurs de l’humanité, il y a toujours eu et il y a maintenant encore des raisonneurs, qui perdent de vue le but de la discussion et se mettent à rechercher l’origine de la vie, pourquoi le moulin tourne. Les uns affirment que c’est à cause de l’eau, les autres à cause du mécanisme. La discussion s’échauffe, on s’éloigne de plus en plus de l’objet de la discussion, et on le remplace par des objets qui lui sont tout à fait étrangers.

Il existe une vieille anecdote à propos d’une discussion entre un juif et un chrétien. On raconte que le chrétien, au lieu de répondre aux subtilités du juif, lui appliqua une claque sur son crâne chauve, et lui posa la question suivante :

« Qu’est-ce qui a claqué ? Est-ce ton crâne chauve ou la paume de ma main ? » Et la discussion sur la foi fut remplacée par une nouvelle question impossible à résoudre.

À côté du vrai savoir des hommes, depuis les temps les plus reculés, il se passe quelque chose de semblable par rapport à la science de la vie.

Les discussions sur l’origine de la vie remontent à une époque très reculée. D’où provient-elle ? D’un principe immatériel ou de différentes combinaisons de la matière ? Ces discussions durent encore, et on ne peut en prévoir la fin, précisément parce qu’on a laissé de côté le but de la discussion et qu’on discute sur la vie, envisagée indépendamment de son but ; sous le nom de vie, on ne comprend plus la vie elle-même, mais son origine et les phénomènes qui l’accompagnent.

De nos jours, non seulement dans les ouvrages scientifiques, mais dans la conversation, quand on parle de la vie, il ne s’agit plus de celle que nous connaissons tous, de la vie dont j’ai conscience par les souffrances que je redoute et que je hais, par les jouissances et les joies que je désire, mais de quelque chose provenant ou bien d’un jeu du hasard, suivant certaines lois physiques, ou bien d’une cause mystérieuse.

Aujourd’hui, ce mot « vie » s’applique à quelque chose de discutable, qui n’a pas en soi les caractères essentiels de la vie, c’est-à-dire le sentiment de la souffrance, des jouissances, et l’aspiration au bien.

La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. La vie est l’ensemble des phénomènes qui se succèdent pendant un temps limité dans un être organisé. La vie est un double procès de décomposition et de combinaison, universel et non interrompu. La vie est une certaine réunion de modifications de nature différente, qui s’accomplissent successivement. La vie est l’organisme en activité. La vie est une activité spéciale de la matière organique. La vie est l’adaptation des rapports internes aux rapports externes.

Sans parler des erreurs et des tautologies dont toutes ces définitions sont remplies, leur caractère à toutes est le même. Elles ne définissent pas ce que tous les hommes comprennent également sous le nom de vie, mais certains procès qui accompagnent la vie et d’autres phénomènes.

Presque toutes ces définitions pourraient s’appliquer à l’activité du cristal en formation ; quelques-unes à la fermentation, à la pourriture ; et toutes pourraient convenir à la vie de chaque cellule de mon corps, pour laquelle il n’existe ni bien, ni mal. Certains procès qui s’accomplissent dans les cristaux, dans le protoplasme, dans le noyau du protoplasme, dans les cellules de mon corps et des autres corps, sont comprises sous la dénomination de vie, tandis que cette dénomination est indissolublement unie en moi au sentiment de l’aspiration à mon bien.

Raisonner sur certaines conditions de la vie, prises pour la vie elle-même, c’est la même chose que parler de la rivière comme si c’était le moulin. Ces raisonnements ont peut-être leur importance, mais, en tout cas, ils s’éloignent de l’objet de la discussion et par conséquent toutes les conclusions sur la vie tirées de tels raisonnements seront forcément fausses.

Le mot « vie » est court et très clair, et chacun sait ce qu’il signifie. Mais c’est justement parce que chacun en connaît la signification que nous devons toujours l’employer dans le sens admis par tous. Le sens de ce mot est clair pour tout le monde, non point parce qu’il est défini avec précision par d’autres mots ou d’autres idées, mais au contraire parce qu’il exprime une idée absolue, d’où découlent beaucoup d’autres idées, pour ne pas dire toutes. Par conséquent, pour tirer des déductions de cette idée, nous devons l’accepter dans sa signification centrale et indiscutable. Et c’est ce qu’on a perdu de vue, à ce qu’il me semble, dans les différentes discussions sur le sens de la vie. Il en est résulté que l’idée fondamentale de la vie, n’ayant pas été prise au début dans sa signification centrale, et s’éloignant de plus en plus, à cause des controverses, de sa signification essentielle et généralement admise, a fini par perdre sa signification centrale et en a pris une autre qui n’est pas en rapport avec sa nature. Il est arrivé que le centre même d’où l’on traçait les figures a été déplacé et transféré à un autre point.

On discute pour savoir si la vie réside dans la cellule ou dans le protoplasme, ou plus bas encore dans la matière inorganique.

Mais, avant de discuter, il faudrait se demander si nous avons le droit d’attribuer l’idée de vie à la cellule.

Nous disons, par exemple, que la vie réside dans la cellule, que celle-ci est un être vivant. Cependant l’idée essentielle de la vie humaine et l’idée de la vie qui est dans la cellule sont deux conceptions non seulement différentes, mais incompatibles. L’une exclut l’autre. Je découvre que mon corps tout entier se compose de cellules. On me dit que ces cellules ont le même principe vital que moi, et sont des êtres vivants comme moi. — Mais je n’ai conscience de ma vie que parce que je sens que mon moi forme avec toutes les cellules dont se compose mon corps, un seul être vivant indivisible. Et cependant on me dit que je suis tout entier composé de cellules vivantes. À qui donc dois-je attribuer le principe de la vie : à moi ou aux cellules ? Si j’admets que les cellules possèdent la vie, je dois retrancher de la conception de la vie le principal signe de ma vie, le sentiment de mon unité et de mon indivisibilité ; mais si j’admets que je possède la vie en tant qu’être unique et indivisible, il est clair que je ne puis attribuer la même vie aux cellules dont se compose mon corps, et dont la conscience est inconnue.

Ou bien je possède la vie et je suis composé de particules non vivantes appelées cellules ; ou bien je renferme une quantité de cellules vivantes, et la conscience que j’ai de ma vie n’est pas la vie, mais rien qu’une illusion.

Nous ne nous contentons pas de dire que la cellule renferme quelque chose que nous nommons pie ou die, mais nous disons que la cellule renferme la vie. Nous disons « la vie », parce que nous ne comprenons pas sous ce nom un x quelconque, mais une quantité bien déterminée, que nous connaissons tous également et que nous connaissons uniquement par nous-mêmes comme la conscience que nous avons de notre corps formant un seul être indivisible. Par conséquent, cette conception ne peut se rapporter aux cellules dont se compose mon corps.

Quelles que soient les recherches et les observations auxquelles l’homme se livre, il est tenu, pour en exposer le résultat, d’employer chaque mot dans un sens admis par tous sans conteste, et il ne doit pas lui attribuer un sens qu’il voudrait lui donner, mais qui ne s’accorde pas avec l’idée fondamentale et généralement admise. Si l’on pouvait employer le mot vie de manière à ce qu’il indiquât indifféremment la nature de tout l’objet et les propriétés des différentes parties qui le composent, comme cela a lieu pour la cellule et l’animal composé de cellules, on pourrait de même dire, par exemple, que, les idées s’exprimant par des mots, les mots se composant de lettres, les lettres de traits, le dessin des traits, est la même chose que l’expression des idées, partant qu’on peut donner aux traits le nom d’idées.

C’est la chose la plus commune dans le monde scientifique que d’entendre et de lire des théories tendant à prouver que la vie provient du jeu des forces physiques et mécaniques.

On pourrait même dire que la plupart des savants s’en tiennent à ce … — je suis embarrassé pour trouver une expression appropriée — … ce n’est ni une opinion, ni un paradoxe, mais plutôt une plaisanterie ou une énigme.

On affirme que la vie provient du jeu des forces physiques et mécaniques, des forces de la nature que nous ne nommons physiques et mécaniques que par opposition à l’idée de vie.

Il est évident que le mot « vie », improprement appliqué à des idées qui lui sont étrangères et s’éloignant de plus en plus de sa signification essentielle, s’est tellement écarté de son centre, que l’on place la vie là où, d’après notre conception, elle ne saurait être. C’est comme si l’on prétendait qu’il existe un cercle ou une sphère dont le centre est hors de la circonférence.

En effet, la vie, que je ne puis me représenter autrement que comme une tendance du mal au bien, se trouverait dans une région où il n’y a ni bien ni mal. Il est évident que le centre de la conception de la vie a été déplacé. Bien plus, en examinant les recherches sur ce je ne sais quoi qu’on nomme « la vie », je vois qu’elles n’embrassent presque aucune des conceptions que je connais. Je vois toute une série d’idées et de mots nouveaux qui ont leur sens conventionnel dans le langage scientifique, mais qui n’ont rien de commun avec les idées existantes.

L’idée de la vie n’est pas prise dans le sens que tous lui attribuent, et à cause de cela les déductions qu’on en tire ne sont pas en rapport avec les idées reçues ; ce sont de nouvelles idées conventionnelles pour lesquelles il devient indispensable d’inventer de nouveaux mots.

Le langage humain est de plus en plus banni des recherches scientifiques ; au lieu de mots servant à exprimer des pensées et des objets réels, surgit un volapuk scientifique, qui se distingue du véritable volapuk en ce que celui-ci exprime en termes généraux des idées et des objets réels, tandis que le volapuk scientifique désigne par des mots qui n’existent pas des idées qui existent encore moins.

L’unique moyen de communication intellectuelle des hommes est la parole ; mais pour que cette communication soit possible, il faut employer les mots de manière à ce que chacun d’eux évoque dans chaque homme les mêmes idées correspondantes et précises. Mais s’il est permis d’employer les mots à tort et à travers et de leur donner la signification qui nous plait, il vaut mieux ne pas parler mais communiquer par gestes.

Je conviens que déterminer les lois de l’univers par les seules déductions de la raison, sans faire ni expériences ni recherches, c’est suivre une voie fausse et non scientifique, une voie qui ne peut mener à la vraie science.

Mais étudier les phénomènes de l’univers par voie d’observation et d’expérience, en se laissant guider dans ces expériences et ces recherches non point par les idées généralement admises mais par des idées conventionnelles, et en exposer les résultats au moyen de mots auxquels on peut attribuer diverses significations, — n’est-ce pas encore pis ? La meilleure pharmacie peut causer le plus grand mal si les étiquettes des flacons sont collées non pas d’après leur contenu, mais d’après la fantaisie de l’apothicaire.

Mais, me dira-t-on, la science positive n’a pas pour but l’étude de tout l’ensemble de la vie (y compris la volonté, l’aspiration au bien et le monde spirituel) ; elle sépare seulement de l’idée de vie les phénomènes soumis à ses expériences et à ses investigations.

S’il en était ainsi, ce serait parfaitement légitime. Mais nous savons que les savants de notre époque ne l’entendent pas ainsi. Si l’on admettait en principe la conception de la vie dans sa signification essentielle, telle que tous la comprennent, et si l’on établissait clairement que la science positive, faisant abstraction de tous les côtés de cette conception à l’exception d’un seul, qui est susceptible d’être observé, n’examine les phénomènes que de ce seul côté en y appliquant sa méthode d’investigation, ce serait parfait et bien différent de ce qui est à présent. Mais il faut dire ce qui est, et ne pas cacher ce que nous savons tous. Ne savons-nous pas que la plupart si ce n’est tous les savants positivistes, en étudiant la vie dans ses phénomènes matériels et observables par les sens, sont pleinement convaincus qu’ils étudient la vie tout entière et non pas un seul de ses côtés.

L’astronomie, la mécanique, la physique, la chimie, ainsi que toutes les autres sciences, prises à part et toutes ensemble, défrichent chacune la partie de la vie qui lui est soumise, sans arriver à aucun résultat touchant la vie en général. Ce n’est qu’à l’époque où ces sciences étaient dans leur enfance, c’est-à-dire quand elles n’étaient ni claires ni bien définies, que quelques-unes d’entre elles essayèrent d’embrasser de leur point de vue tous les phénomènes de la vie, et devinrent obscures en inventant de nouveaux mots et de nouvelles idées. C’était le cas de l’astronomie, quand elle s’appelait astrologie, et de la chimie, quand elle portait le nom d’alchimie. C’est ce qui arrive maintenant à la science qu’on appelle biologie qui, en étudiant un ou plusieurs côtés de la vie, prétend étudier la vie tout entière.

Les hommes qui envisagent la science à un point de vue aussi erroné, ne veulent pas reconnaître que leurs recherches n’embrassent que certains côtés de la vie, mais ils ont la prétention d’étudier tous les phénomènes de la vie par voie d’expériences externes. Si le psychisme, disent-ils (ils affectionnent ce terme vague de leur volapuk), nous est encore inconnu, nous le connaîtrons un jour. En étudiant une ou plusieurs phases des phénomènes de la vie, nous arriverons à les connaître toutes. En d’autres termes, en examinant longtemps et attentivement un des côtés d’un objet, nous finirons par le voir de tous les côtés et même dans son ensemble.

Quelque étonnante que puisse paraître cette étrange doctrine qu’on ne peut expliquer que par le fanatisme de la superstition, elle existe cependant, et, de même que toute doctrine barbare et fanatique, elle exerce son influence pernicieuse en guidant la pensée humaine dans une fausse et vaine direction.

On a coutume de dire que la science étudie la vie sous toutes ses faces. Mais le fait est que chaque objet a autant de faces qu’il y a de rayons dans une sphère, c’est-à-dire un nombre infini, et qu’il est impossible de les étudier toutes. Il faut rechercher quelle est la plus importante et la plus nécessaire et celle qui a une importance et une utilité moindres. De même qu’on ne peut s’approcher d’un objet de tous les côtés à la fois, de même on ne peut étudier un phénomène de la vie sous toutes ses faces. Bon gré, mal gré il faut étudier une face après l’autre. Savoir ce qu’il faut étudier en premier, en second lieu, c’est le principal. Savoir ce qui est le plus important à connaître c’est la clef de la science. Cette clef ne s’obtient que par la connaissance de la vie.

Il n’y a qu’une juste conception de la vie qui puisse donner une juste signification et une bonne direction à toutes les sciences en général et à chacune en particulier, en les répartissant suivant leur importance par rapport à la vie. Si notre idée de la vie est fausse, toute notre science le sera aussi.

Ce que nous nommons science ne peut définir la vie ; c’est au contraire notre idée de la vie, qui détermine ce qu’il faut considérer comme science. Ainsi donc, pour que la science soit science, il faut commencer par résoudre la question de savoir ce qui est science et ce qui ne l’est pas, et pour cela il faut expliquer le sens de la vie.

Je dirai franchement toute ma pensée. Nous connaissons tous le dogme fondamental de la fausse science expérimentale : — Tout ce qui existe n’est que matière et énergie. L’énergie produit le mouvement ; le mouvement mécanique se transforme en mouvement moléculaire ; le mouvement moléculaire se manifeste par la chaleur, l’électricité, l’activité nerveuse et cérébrale. Tous les phénomènes de la vie sans exception s’expliquent par les rapports des différentes énergies. Tout cela paraît clair, simple et surtout commode.

Je dirai mon audacieuse pensée tout entière : une bonne part de l’énergie, de l’activité passionnée de la science expérimentale provient du désir d’inventer tout ce qui est nécessaire pour confirmer une conception si commode.

Dans toute l’activité de cette science, on ne découvre pas tant le désir d’étudier les phénomènes de la vie qu’une préoccupation constante de prouver la justesse de son dogme fondamental. Que de forces perdues pour essayer d’expliquer comment l’organique provient de l’inorganique, l’activité psychique des phénomènes de l’organisme ! On a beau chercher un fait qui prouve la possibilité de la provenance d’un être organique de la matière inorganique, on ne le trouve pas, mais on ne se décourage jamais, d’autant plus que nous avons à nos ordres une série infinie de siècles pour y reléguer tout ce qui devrait être conforme à notre croyance, mais n’existe pas en réalité.

Il en est de même de la transition de l’activité organique à l’activité psychique ; elle n’existe pas encore, mais nous sommes convaincus qu’elle existera et nous employons tous les efforts de notre intelligence à en démontrer au moins la possibilité.

Les discussions sur ce qui ne concerne pas la vie, c’est-à-dire la question de son origine (que ce soit l’animisme, le vitalisme, ou l’idée d’une autre force) ont caché aux hommes la principale question sur la vie, cette question sans laquelle l’idée de vie n’a plus de sens et ont réduit peu à peu les hommes de la soi-disant science, ceux qui devraient guider les autres, à l’état d’un homme qui marche, se dépêche même, mais a oublié où il va.

Mais peut-être est-ce à dessein que je tâche de ne pas voir les immenses résultats acquis par la science dans sa direction actuelle ? Mais aucun résultat ne saurait corriger une fausse direction. Admettons l’impossible, que tout ce que la science contemporaine désire apprendre sur la vie, tout ce qu’elle affirme pouvoir découvrir (sans y croire elle-même), admettons, dis-je, que tout cela est découvert, que tout est clair comme le jour. Il est évident que, la matière organique provient de l’inorganique ; il est évident que la force physique passe dans les sens, la volonté, la pensée ; cela est évident, non seulement pour des lycéens, mais même pour des écoliers de l’école primaire.

Je sais que telles pensées, tels sentiments proviennent de tels mouvements. Eh bien ! Quoi donc ? Puis-je à volonté diriger ces mouvements de manière à éveiller en moi telle ou telle pensée, ou ne le puis-je pas ? La question de savoir quelles pensées et quels sentiments je dois faire naître en moi et dans les autres reste non seulement sans solution, mais n’est même pas effleurée.

Je sais que les hommes de science ne seront pas embarrassés pour répondre à cette question. La solution leur en paraît très simple, comme la solution de toute question difficile paraît simple à celui qui ne comprend pas la question. La question de savoir organiser la vie, quand elle est dans notre pouvoir, paraît fort simple aux hommes de science. Ils disent : Il faut s’arranger de manière à ce que les hommes puissent satisfaire leurs besoins. La science trouvera d’abord les moyens de distribuer avec justice la satisfaction des besoins, et secondement, de produire tant et si facilement, que tous les besoins pourront être satisfaits sans peine, et alors tous les hommes seront heureux.

Cependant, si l’on demande ce qu’on entend par besoin et quelles en sont les limites, ils répondent tout aussi simplement : « La science est là pour classer les besoins physiques, intellectuels, esthétiques, moraux même, et définir clairement ceux qui sont légitimes et ceux qui ne le sont pas. »

La science déterminera tout cela un jour. Il existe une institution, une corporation, une réunion d’hommes et d’intelligences qui est infaillible et s’appelle la science. Elle définira tout cela avec le temps.

Mais si l’on demande ce qui doit nous guider pour déterminer la légitimité et la non légitimité des besoins, on répond hardiment : « L’étude de ces besoins. » Mais le mot besoin n’a que deux significations : ou ce sont les conditions de l’existence, et il y en a un nombre infini pour chaque objet, par conséquent elles ne peuvent être toutes étudiées ; ou c’est l’aspiration au bien qu’éprouve un être vivant, besoin perçu et déterminé uniquement par sa conscience, conséquemment encore moins susceptible d’être étudié par la science expérimentale.

N’est-il pas évident qu’une pareille solution de la question n’est qu’une paraphrase du règne du Messie, règne où la science joue le rôle du Messie ? Pour qu’une pareille explication explique quoi que ce soit, il est indispensable d’avoir une foi aussi aveugle aux dogmes de la science que les Juifs à la venue du Messie. C’est ce que font les croyants de la science, avec cette seule différence que le Juif de bonne foi, se représentant le Messie comme l’envoyé de Dieu, peut croire qu’il aura le pouvoir de tout organiser pour le mieux, tandis que le croyant de la science ne peut croire, vu l’objet de ses études, qu’il soit possible d’arriver par l’étude extérieure des besoins à résoudre le problème unique et capital de la vie.