Des Jésuites/Constitutions

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IIIe LEÇON.

CONSTITUTIONS. PHARISAISME CHRÉTIEN.
[24 mai.]


Grâce à vous, la liberté de discussion ne sera pas étouffée ; ici comme partout ailleurs le bon droit n’aura eu besoin que de se montrer pour l’emporter sur la violence. A la première nouvelle que le droit d’examen était menacé publiquement, on a pu douter d’une chose si étrange ; lorsqu’elle a été certaine, toutes les opinions se sont réunies en un moment ; vous vous êtes pressés autour de nous ; et, par cette force irrésistible, qui naît de la conscience générale, vous avez prêté à nos paroles le seul appui que nous puissions désirer. Quelle que soit la diversité des impressions à d’autres égards, nous nous sommes confondus dans la même cause. Nous ne pouvions reculer d’un pas ; vous ne pouviez nous renier ; voilà ce que vous avez tous senti. Je vous en remercie au nom du droit et de la liberté de tous ; les uns et les autres nous avons fait, je crois, ce que nous devions faire.

Ne pensez pas, d’ailleurs, que je n’aie désormais rien de plus pressé que d’envenimer mon sujet. Mon projet est tout différend. Je veux aujourd’hui ce que je voulais il y a un mois, étudier philosophiquement, impartialement, la Société de Jésus que je rencontre, sans pouvoir l’éviter ; j’ajoute que je me fais un devoir de l’étudier, non chez ses adversaires, non pas même dans les œuvres des individus, mais seulement dans les monuments consacrés qui lui ont donné la vie.

Ce qui ne peut manquer de vous frapper, c’est la rapidité avec laquelle cette Société a dégénéré. Où trouver rien de semblable dans aucun autre ordre ? Le cri public s’élève contre elle dès son berceau. La bulle de constitution est de 1540 ; déjà la Société est chassée, d’une partie de l’Espagne en 1555, des Pays-bas et du Portugal en 1578, de toute la France en 1594, de Venise en 1606, du royaume de Naples en 1622 ; je ne parle que des États Catholiques. Cette réprobation montre au moins combien le mal a été précoce. Pascal, en s’attachant aux casuistes voisins de son temps, s’est tu sur les origines de la Société ; ce grand nom de Loyola a détourné son glaive. Dans le procès du dix-huitième siècle, on a surtout fait comparaître le jésuitisme du dix-huitième siècle. Ce qu’il nous reste à faire, est, en le saisissant dans ses racines, d’établir que cette prompte corruption était inévitable, puisqu’elle était en germe dans le premier principe, et qu’enfin il était impossible au jésuitisme de ne pas dégénérer, puisque par sa nature même, il n’est rien qu’une dégénération du christianisme.

J’ai montré avec impartialité, je l’espère, l’ascète dans Ignace de Loyola. Voyons aujourd’hui le politique. Son grand art est de s’effacer au moment où il touche le but. Lorsque sa petite société est réunie à Venise, et qu’il faut faire le dernier pas, aller à Rome, demander la consécration du pape, il se garde bien de paraître. Il envoie à sa place ses disciples, des hommes simples et soumis à toute autorité. Pour lui, il se cache, craignant de montrer sur son front, s’il paraît, le signe de la toute-puissance ; le pape, en agréant les disciples, croit acquérir des instruments ; il ne sait pas qu’il vient de se donner un maître.

C’est un trait que Loyola a de commun avec Octave : il touche au but de toute sa vie ; pour s’en mieux emparer il commence par le repousser. Au moment où la Société créée par lui, va nommer son chef, Loyola se récuse ; il se sent trop petit, trop indigne du fardeau ; il ne peut l’accepter. Il sera le dernier de tous, si ses amis ne le contraignent d’être le premier ! Après plusieurs années, quand il pense que cette autorité absolue qu’il s’est fait imposer a besoin d’être de nouveau retrempée, il veut abdiquer ; lui, le maître des papes, le souverain de cette Compagnie qu’un de ses regards fait mouvoir d’un bout de la terre à l’autre, il menace de quitter sa villa de Tivoli, et de redevenir l’anachorète de Manrèse. Ses mains sont trop faibles, son génie trop timide pour suffire à la tâche ; il faut encore que de tous les points du monde chrétien, les membres de la Société le supplient de rester à leur tête. Et ce n’était pas là une autorité douce et débonnaire ! Ses disciples, le grand François Xavier, ne lui écrivaient qu’à genoux ; pour avoir osé lui adresser une objection sur un point de détail, Laynez, l’âme du concile de Trente, Laynez, qui sera son successeur, tremble à une parole du maître ; il demande pour son châtiment de quitter la direction spirituelle du concile, et d’employer le reste de sa vie à enseigner à lire aux enfants. Voilà quel était l’empire de Loyola sur les siens. D’ailleurs, habile à renier leur orthodoxie, dès qu’elle déplaît aux puissants, comme dans l’affaire de l’intérim.

De plus en plus attaché aux petites règles, il condamne dans Bobadilla, dans Rodriguez, cet amour pour les grandes, qui avait fait autrefois sa vie. Lui qui, dans sa jeunesse, avait été emprisonné comme novateur, on l’entend répéter que, s’il vivait mille ans, il ne cesserait de crier contre les nouveautés qui s’introduisent dans la théologie, la philosophie, la grammaire. Il excelle dans la diplomatie, au point de ne rien laisser à inventer à ses successeurs. Son chef-d’œuvre à cet égard, fut de concilier sa toute-puissance avec celle de la papauté. Le pape voulait, malgré lui, créer cardinal, Borgia, un de ses disciples. Loyola décide que le pape offrira, que Borgia refusera, se ménageant ainsi l’orgueil du refus, et l’ostentation de l’humilité. Enfin, après avoir vu l’accomplissement de tout ce qu’il a projeté, la Société reconnue, les Exercices spirituels consacrés, la constitution promulguée, il touche à l’agonie, il dicte sa dernière pensée. Quelle est-elle ? « Ecrivez ; je désire que la compagnie sache mes dernières pensées sur la vertu d’obéissance ; » et ces dernières confidences, sont ces mots terribles, qui ont déjà été cités, et qui résument tout : que l’homme devienne tel qu’un cadavre, ut cadaver, sans mouvement, sans volonté ; qu’il soit tel que le bâton d’un vieillard, senis baculus, que l’on prend ou rejette à son gré.

Ainsi ce ne sont pas là des images jetées au hasard dans la constitution ; c’est par ces paroles réfléchies, répétées, qu’il prétend terminer sa vie ; intime secret de cette âme, sur lequel il revient en mourant. Nous voudrions nous tromper sur ce point ; nous ne le pourrions pas. Voilà, il faut l’avouer, un christianisme tout nouveau, car les miracles du Christ étaient faits pour rappeler les morts à la vie ; les miracles de Loyola sont faits pour ramener les vivants à la mort. Le premier et le dernier mot du Christ, c’est la vie. Le premier et le dernier mot de Loyola, c’est le cadavre. Le Christ fait sortir Lazare du sépulcre ; Loyola veut de chaque homme faire un Lazare au tombeau. Encore une fois, qu’y a-t-il de commun entre le Christ et Loyola ?

Je sais que quelques personnes sincères, n’ont pu s’empêcher d’être au moins étonnées du caractère des Exercices spirituels, et des citations incontestables que j’ai dû faire. Elles s’échappent en pensant que c’est là sans doute un code, une loi tombée en désuétude, et qui n’est plus pour rien dans la tradition de la société de Jésus. Je ne puis leur laisser ce refuge. Non, le livre des Exercices spirituels n’est pas hors d’usage. Au contraire, il est le fondement, non-seulement de l’autorité de Loyola, mais encore de l’éducation de toute la société ; d’où la nécessité de l’admettre tout entier, ou en le rejetant, de rejeter avec lui la compagnie dont il est le principe vital ; point de milieu ; car, suivant la compagnie, il est l’œuvre inspirée d’en haut ; la mère de Dieu l’a dicté, dictante Mariâ. Loyola n’a fait que le transcrire sous l’inspiration divine.

Que l’on ne pense pas non plus que j’aie choisi méchamment dans l’examen de cet ouvrage, les parties les plus singulières, qui auraient le plus embarrassé ceux que je combats. Je n’ai extrait que les points sérieux ; il en est de ridicules qui renferment déjà le principe des maximes et des subterfuges qu’a combattus Pascal. Croirait-on, par exemple, que Loyola, cet homme si sérieux dans l’ascétisme, soit conduit par son propre système à jouer, feindre la macération ? Comment ! ruser avec ce qu’il y a de plus spontané, avec les saintes flagellations de Madeleine et de François d’Assises ! Oui, quoi qu’il en coûte, pour faire toucher du doigt tout le système, je dois citer les paroles du livre fondamental, des Exercices spirituels : et ne riez pas, je vous prie, car je ne trouve rien de plus triste que de pareilles chutes. Toute la pensée est là : — « Servons-nous, dit Loyola, dans la flagellation, principalement de petites ficelles qui blessent la peau, en effleurant l’extérieur, sans atteindre l’intérieur, pour ne pas nuire à la santé[1]. »

Quoi ! dès l’origine, dans la règle idéale, avant toute dégénération, contrefaire froidement, frauduleusement les stigmates et les meurtrissures des anachorètes et des Pères du désert, qui condamnaient sur leurs flancs exténués les révoltes du vieil homme ! Le martyre n’est imposé qu’aux saints, je le sais bien ! mais jouer avec le martyre, ruser avec l’héroïsme, frauder la sainteté ! qui eût jamais cru que cela fût possible ? qui eût jamais cru que cela fût écrit, commandé, ordonné dans la loi ? De cette première fraude ne voyez-vous pas naître le sanglant châtiment et le fouet véridique des Provinciales ?

Nous sommes au cœur de la doctrine. Continuons d’entrer dans cette voie. Le livre des Exercices spirituels est le piége perpétuellement tendu par la société ; mais comment attirer les âmes de ce côté ? Une fois attirées, comment les retenir au début, leur communiquer peu à peu le désir de s’arrêter sur cette amorce, de se fixer dans cette gymnastique extérieure ? Comment les enchaîner par degrés, sans qu’elles s’en doutent ? Nouvel art qui est déposé dans un autre ouvrage, presque aussi extraordinaire que le premier ; je parle du Directorium. Quelques années après la fondation de la société, les membres principaux s’entendirent pour réunir les expériences personnelles qu’ils avaient faites sur l’application de la méthode de Loyola. Le général de l’ordre, Aquaviva, homme d’une politique consommée, tint la plume ; de là naquit ce second ouvrage également fondamental, qui est au premier ce que la pratique est à la théorie. Vous avez vu le principe ; voici la tactique mise en action. Pour attirer quelqu’un à la société, il ne faut pas agir brusquement, ex abrupto. Il faut attendre quelque bonne occasion, par exemple, que cette personne éprouve un chagrin extérieur, ou encore, qu’elle fasse de mauvaises affaires[2]. Une excellente commodité se trouve aussi dans les vices même[3].

Dans les commencements il faut bien se garder de proposer comme exemples, ceux qui, le premier pas fait, ont été conduits à entrer dans l’ordre ; c’est du moins là ce qu’il faut taire jusqu’au bout[4]. S’il s’agit de personnes considérables, ou de certains nobles[5], ne pas leur livrer les exercices complets. Dans tous les cas, il vaut mieux que l’instructeur se rende chez ces personnes, parce que la chose est ainsi plus facilement secrète[6]. Et pourquoi donc tant de secrets dans les affaires de Dieu ?

A l’égard du grand nombre, la première chose à faire, est de réduire à la solitude cellulaire celui qui est destiné aux exercices. Là, séparé de l’aspect des hommes, et surtout de ses amis[7], il ne doit être visité que par l’instructeur, et par un valet taciturne, qui n’ouvrira la bouche que sur les objets de son service. Dans cet isolement absolu, lui mettre entre les mains les Exercices spirituels, puis l’abandonner à lui-même. Chaque jour, l’instructeur (instructor) paraîtra un moment, pour l’interroger, l’exciter, le pousser plus avant dans cette voie sans retour. Enfin, lorsque cette âme est ainsi dépaysée, brisée, qu’elle s’est jetée elle-même dans le moule de Loyola, qu’elle sent l’étreinte irrésistible, lorsqu’elle est suffisamment déracinée, et que, pour parler comme le Directorium, elle étouffe dans l’agonie[8], admirez le triomphe de cette diplomatie sacrée ! Le rôle de l’instructeur change subitement ; d’abord, il pressait, il excitait, il enflammait ; maintenant que tout est fait, il faut montrer une habile indifférence. Non, rien de plus profond, je devrais dire de plus infernal n’a été inventé, que cette patience, cette lenteur, cette froideur, au moment de saisir cet esprit qui déjà ne s’appartient plus. Il est bon, dit le Directorium, « de le laisser alors un peu respirer[9]. » Lorsqu’il a « repris jusqu’à un certain point haleine[10], » c’est le moment favorable : car il ne faut pas qu’il soit « toujours torturé[11]. » C’est-à-dire que lorsque cette âme agonisante s’est abandonnée tout entière, vous lui laissez froidement le choix[12] ; il faut que dans cet instant de répit, elle conserve précisement assez de vie pour se croire libre encore de s’aliéner pour jamais. Qu’elle rentre si elle veut dans le monde, qu’elle s’engage dans un autre ordre, si cela lui plaît mieux ; les portes lui sont ouvertes, maintenant qu’elle est enchaînée par les mille replis que l’instructeur a serrés autour d’elle ; la merveille, c’est de prétendre que ce cœur exténué recueille un reste de liberté, pour se précipiter lui-même dans l’éternelle servitude. Rassemblez tout ce que vos souvenirs vous rappellent de combinaisons machiavéliques, et dites si vous trouvez rien qui surpasse la tactique de cet ordre aux prises avec l’âme, en particulier.

Voilà l’individu subjugué ; il s’agit de savoir ce qu’il devient au sein de la société ; ce qui nous conduit à l’examen rapide de l’esprit des Constitutions[13]. Un trait du génie de Loyola, est d’avoir commencé par interdire à ses disciples l’entrée aux charges ecclésiastiques ; par ce seul mot il établit une église dans l’Église. En interdisant aux siens toute espérance hors de la compagnie, il sait qu’il va les remplir d’une ambition infinie pour l’autorité de l’ordre. Puisque chacun est mûré dans l’institut de Jésus, il faut bien que chacun travaille avec une énergie extraordinaire à agrandir, dorer, glorifier sa prison ; nul ne sera ni Evêque, ni Cardinal, ni Pape ; tous auront leur part dans l’immortalité de l’ordre. Mais que cette immortalité est étrange ! Dans les Exercices spirituels éclatent encore au moins les traces de l’enthousiasme passé. Dans les Constitutions, tout est froid, glacé comme ces avenues de catacombes, dans lesquelles on range symétriquement de vastes ossuaires. Tout cela est très-ingénieusement construit ; on imite les édifices qu’éclaire le soleil de vie ; par malheur ils sont faits avec les débris des morts ; et une société ainsi établie peut durer longtemps sans s’user, parce que le grand principe de vie lui a été retranché dès le commencement.

Loyola, avant de proclamer une de ses règles, la dépose solennellement, pendant huit jours, sur l’autel : soit qu’il s’agisse du principe de sa loi ou d’un règlement d’école, de la charge de l’infirmier, du portier, du gardien des vêtements ou des mystères de la conscience, il donne à chacune de ces choses la même autorité sacrée, rabaissant ainsi les grandes pour relever les petites. Dans sa législation, vous retrouvez la même défiance de l’esprit, que dans ses livres d’ascétisme. Chez tous les fondateurs d’institutions chrétiennes, ce que je sens d’abord, c’est le chrétien, l’homme en soi, la créature de Dieu ; dans la loi de Loyola, je ne vois rien que pères provinciaux, préposés, recteurs, examinateurs, consulteurs, admoniteurs, procurateurs, préfet des choses spirituelles, préfet de la santé, préfet de la bibliothèque, du réfectoire, veilleur, économe, etc. Chacun de ces fonctionnaires a sa loi particulière, très-claire, très-positive ; il est impossible que chacun d’eux ne sache pas ce qu’il doit faire à chaque heure de la journée. Est-ce tout ? Oui, s’il s’agit d’une association temporelle, extérieure ; presque rien, s’il s’agit d’une société réellement chrétienne. Je vois, en effet, des employés qui sont tous admirablement distribués, des fonctionnaires qui chacun ont leur tâche marquée ; mais montrez moi sous tout cela l’âme chrétienne ; au milieu de tant de fonctions, de dénominations, d’occupations extérieures, l’homme m’échappe, le chrétien s’évanouit.

La vie morale, spirituelle, est tarie dans cette loi ; feuilletez-la de bonne foi, sans arrière-pensée ; demandez-vous, si vous le voulez, à chaque page, si c’est la parole de Dieu qui sert de fondement à cet échafaudage ; pour que cela fût, il faudrait au moins que le nom de Dieu fût prononcé, et j’atteste que c’est celui qui y paraît le plus rarement. L’expérience de l’homme d’affaires, des rouages d’une complication extrême, un arrangement savant des personnes et des choses, la régularité anticipée du code de procédure remplacent les prières, les élévations qui font la substance des autres règles. Le fondateur se fie beaucoup aux combinaisons industrieuses, très-peu aux ressources de l’âme ; et dans cette règle de la société de Jésus, tout se trouve, excepté la confiance dans la parole et le nom de Jésus-Christ.

Voilà le caractère le plus important de cette législation. Pour la première fois, les saints ne se fient plus à la puissance spirituelle du Christ ; afin de relever son règne, ils font appel directement à des calculs empruntés de la politique des cabinets. L’esprit de Charles-Quint et de Philippe II se substitue à l’esprit de l’Evangile.

De ce sceau de défiance imprimée d’une manière si profonde sur l’œuvre spirituelle de Loyola, voyez naître nécessairement la forme entière de son institution. Premièrement, puisque c’est l’esprit même qui est soupçonné, il en résulte que tous les membres de la communauté, au lieu de se sentir tranquillement, fraternellement unis dans la foi, comme les premiers chrétiens, doivent se tenir les uns et les autres pour autant de suspects ; d’où il suit que, dès la première page, au lieu de la prière qui sert d’introduction et de base aux autres règles, la délation est inscrite, comme fondement de la constitution de Loyola[14]. Se dénoncer mutuellement, c’est un des premiers mots de la règle ; c’est une première concession à la logique. La milice de Loyola n’est plus de celles que l’enthousiasme poussera à combattre en plein soleil ; par son origine même, elle sera non plus la légion thébaine, mais la police instituée du catholicisme. Secondement, en vertu du même principe, si l’âme n’est plus le mobile de tout, elle n’est plus qu’un danger ; d’où la nécessité de l’exténuer sous le joug cadavéreux d’une obéissance, non pas intelligente, mais aveugle, obedientia cæca. Voilà pourquoi la soumission dans les autres ordres n’est rien en comparaison de cette mort volontaire de la conscience. Que d’autres sociétés se distinguent par d’autres vertus ; celle de la compagnie de Jésus doit être avant tout la démission de soi-même. Chez les trappistes, l’homme a pu conserver un refuge intérieur dans son propre martyre et son silence ; chez les jésuites, l’âme, lors même qu’elle ne le voudrait pas, est obligée de s’échapper à elle-même par surprise, et de se rapetisser dans l’embarras des occupations extérieures.

Une autre conséquence qui rentre dans les deux premières, est la nécessité systématique de réprimer les grands instincts, de développer les petits. On a remarqué que la compagnie de Jésus, si féconde en hommes habiles, n’a pas produit un grand homme après Loyola. En voici la raison ; elle est irrécusable. L’orgueil tout castillan de Loyola lui a persuadé que ses disciples seraient incapables de supporter, comme lui, les épreuves de la lutte et de l’enthousiasme ; de là il a étouffé chez les siens les ravissements héroïques qui ont fait sa puissance. Je n’examine pas si cet orgueil du saint Espagnol est conforme à l’Évangile ; je dis seulement qu’en retranchant aux siens les inconvénients de l’enthousiasme et de l’héroïsme divin, il a empêché qu’aucun d’eux ne remontât à sa hauteur ; et je préviens que se ranger à sa loi, ce n’est rien autre chose que faire vœu de médiocrité morale.

Représentez-vous un moment un grand poëte, Dante, par exemple, voulant former une école, et prémunissant d’abord ses disciples contre les dangers de la sensibilité, de l’imagination, des passions poétiques, il ferait précisément ce qu’a fait Ignace de Loyola. Dans les autres ordres, on voit des hommes égaler les fondateurs ; la vie même y augmente de génération en génération. Le dominicain saint Thomas est plus grand que saint Dominique ; mais qui jamais a entendu parler dans la compagnie de Jésus d’un homme qui égalât ou surpassât le fondateur ? Cela est impossible par la nature des choses.

Ajoutez cette dernière considération qui résume ce qui précède : l’ordre de Jésus dans son développement représente exactement l’histoire personnelle d’Ignace de Loyola. D’abord, les premiers disciples, les saint François Xavier, les Borgia, les Rodriguez, les Bobadilla, sont remplis de ce feu que le maître a puisé dans la solitude de la grotte de Manrèse ; un génie enthousiaste les mène. Dès la seconde génération, tout est changé ; la politique glacée de Loyola, dans sa maturité, a passé déjà dans l’âme des Aquaviva et des successeurs. Pour parler plus justement, c’est l’âme de Loyola lui-même qui semble se refroidir, se glacer de plus en plus dans les veines de la société de Jésus. La société répète son auteur depuis trois siècles ; et aujourd’hui l’ordre mourant imite encore, reproduit encore Loyola mourant ; comme lui, il se relève sur son séant quand on le croyait perdu ; et du milieu de cette agonie, le mot qu’il prononce est encore le dernier de Loyola, la domination, l’obéissance aveugle, obedientia cæca. Que l’humanité plie comme un bâton dans la main d’un vieillard, Ut senis baculus ! C’est le testament du fondateur, c’est aussi le dernier vœu de la société.

En suivant la même série d’idées, il ne me sera pas difficile de montrer comment, du même principe tout négatif, du manque de confiance dans l’esprit, est sortie la Théorie des cas de conscience qui, pour beaucoup de personnes, marque le trait distinctif du jésuitisme. Le principe de Loyola devait nécessairement produire et développer cet instinct de procédure appliqué à la conscience. En effet, du moment où l’on se défie de l’âme, où le cri de la conscience est tenu pour rien, il faut tout écrire. La parole écrite est mise à la place de la parole intérieure ; la règle des docteurs doit nécessairement remplacer le verbe et la lumière faite pour éclairer chaque homme qui vient en ce monde. Moins une société a de vie, plus elle a d’ordonnances, de décrets, de lois qui se contredisent et se heurtent. Appliquez ceci à la vie religieuse, et voyez dans quel dédale vous entrez ! Comme l’âme n’a plus le droit de tout trancher par un de ces mots souverains, écrits par Dieu même et qui sortent des entrailles intimes de l’homme, les règles amènent d’autres règles, les décisions d’autres décisions, sans qu’il soit possible que sous cet échafaudage de contradictions, l’instinct moral ne demeure pas accablé. Par un renversement inconcevable, qui n’est que la conséquence du principe, ce n’est plus la loi religieuse, qui, par sa simplicité, domine la loi civile. C’est au contraire la loi religieuse, qui vient misérablement, honteusement, imiter, contrefaire, quoi ? les lois de procédure, les subtilités de la chicane ; c’est la loi divine qui, renversée et dégradée de son unité sublime, vient se calquer sur la forme, la méthode et les arguties des tribunaux scolastiques.

La religion est-elle assez descendue ? A la place du prêtre je vois l’avocat patelin au tribunal de Dieu. Eh bien ! il faut décheoir encore ; car on ne s’arrête pas dans ce chemin. La jurisprudence de la scolastique était au moins corrigée par un fond d’équité qui empêchait le juge de se précipiter volontairement dans l’absurde ; le prêtre, en se mettant à la suite de la procédure du moyen âge, s’est condamné à descendre infiniment plus bas. Ne se fiant plus à l’instinct moral dans sa simplicité divine, et n’ayant pas non plus l’indépendance rationnelle du jurisconsulte, où peut aller cet homme avec cette conscience volontairement muette, avec cette raison volontairement aveuglée ? où peut-il aller sinon dans ce chemin du hasard et du probabilisme, où renversant dans les ténèbres, l’une sur l’autre, la notion du bien et la notion du mal, s’engageant de plus en plus hors de toute vérité dans un abîme monstrueux, habile seulement à endormir le remords, souvent il prévoit, imagine, devance et crée en théorie le crime même impossible ?

Ne vous étonnez donc pas que la dégénération ait été si rapide, puisqu’elle était déjà contenue dans l’idéal même de la société. Je pourrais, si je le voulais, apporter à cet égard, d’étranges témoignages. Ecoutez cet aveu terrible qui échappe à l’un des disciples les plus fameux de Loyola, à l’un de ceux qui se sont le plus rapprochés de son esprit, à l’un de ses contemporains, Mariana ! Ce n’est pas moi qui parle, c’est un membre de l’institut de Jésus après cinquante ans passés dans la communauté : « Toute notre institution, dit-il, ne semble avoir d’autre but que d’enfouir sous terre les mauvaises actions et de les dérober à la connaissance des hommes[15]. » Je pourrais ajouter à cette confession d’étonnants aveux qu’a oubliés Pascal, sur la manière de capter la bienveillance des princes, des veuves, des jeunes hommes nobles et opulents ; j’irais aisément très-loin dans cette voie ; je m’arrête.

Est-il besoin, en effet, de dire ce qui vous attache à cette discussion ? ce n’est ni son rapport avec le temps où nous sommes, ni la curiosité du scandale. Ce qui vous intéresse, c’est que cette question est en soi-même grande, universelle : laissons-lui ce caractère. Cette question est celle de la réalité et de l’apparence, du vrai et du faux, de la vie et de la lettre. Dès qu’une doctrine veut contrefaire la vie qu’elle a perdue, vous trouvez le principe et l’élément d’une sorte de jésuitisme, tant chez les anciens que chez les modernes. Je ne serais pas embarrassé de montrer que toute religion a produit tôt ou tard, son jésuitisme qui n’en est rien que la dégénération.

Sans sortir de notre tradition, les Pharisiens sont les jésuites du mosaïsme, comme les jésuites sont les Pharisiens du christianisme. Les Pharisiens ne doutaient-ils pas aussi de l’esprit ? ne demandaient-ils pas : qu’est-ce l’esprit ? n’étaient-ils pas les défenseurs acharnés de la lettre ? le Christ ne les comparait-il pas à des sépulcres ? n’est-ce pas aussi la comparaison qui plaît le plus aux nôtres dans leurs constitutions ? Si tout cela est vrai, où est la différence ? Et s’il n’y a pas de différence, c’est le Christ qui a prononcé en maudissant les scribes et les docteurs de la loi.

Gardez-vous donc (ici je m’adresse à ceux qui, séparés de moi, me montrent le plus d’aversion), gardez-vous donc de vous sceller tout vivants dans ces tombeaux, vous vous repentiriez lorsqu’il serait trop tard. Il y a encore de grandes choses à faire ; restez donc où est le combat de l’esprit, le danger, la vie, la récompense. Ne vous perdez pas, ne vous ensevelissez pas dans ces catacombes ; vous le savez comme moi : Dieu n’est pas le dieu des morts, il est le dieu des vivants.

Encore, s’il le faut, pourrai-je, par un effort d’un moment, admettre qu’au sortir du moyen âge quelques âmes emportées par trop d’ascétisme, aient eu besoin d’être rangées sous cette règle sèche et glacée. J’admettrai que ces élans du moyen âge, tout à coup comprimés par une méthode accablante, aient tourné, sinon à de grandes pensées, du moins à de hardies entreprises. Mais, de nos jours, en 1843, que vient faire cette doctrine dans le monde ? que nous donne-t-elle que nous ne possédions trop abondamment ? Nous avons, avant tout, les uns et les autres, faim et soif de sincérité, de franchise. Elle nous apporte la tactique et le stratagème, comme s’il n’y avait pas assez de stratagèmes et de tactique dans le cours visible des affaires ! Nous ne pouvons vivre sans liberté ; elle nous apporte la dépendance absolue, comme s’il ne restait pas assez d’entraves dans les choses. Nous avons besoin du sens spirituel, grand, puissant, ouvert à tous, régénérateur ; elle nous apporte le sens étroit, petit, matériel, comme s’il n’y avait pas assez de matérialisme dans le siècle ; nous avons besoin de la vie, elle nous apporte la lettre. En un mot, elle n’apporte rien au monde que ce dont le monde regorge. Et voilà aussi pourquoi le monde n’en veut plus !

Considérez encore que, s’il est un pays sur la terre dont le tempérament soit incompatible avec celui de la Société de Jésus, ce pays c’est la France. De tous les premiers généraux de l’ordre, de tous ceux qui lui ont donné sa direction, aucun n’est Français. L’esprit de notre pays n’a été communiqué par personne à cette combinaison du levain de l’Espagne, et du machiavélisme de l’Italie au seizième siècle. Je comprends que là où il a ses racines, même combattu par l’instinct public, l’esprit de l’institut a pu produire des hommes d’état, des controversistes, les Mariana, les Bellarmin, les Aquaviva. Mais parmi nous, transplanté hors de son terrain, stérile pour lui-même, le jésuitisme ne peut rien que stériliser le sol. Voyez ! tout ici le contredit et le heurte. Si nous valons quelque chose dans le monde, c’est par l’élan spontané : il en est tout le contraire. C’est par la loyauté, même indiscrète, au profit de nos ennemis : il en est tout le contraire. C’est par la rectitude de l’esprit : il n’est que subtilité et détours d’intentions. C’est par une certaine manière de nous enflammer promptement pour la cause d’autrui : il ne s’occupe que de la sienne. C’est, enfin, par la puissance de l’âme : et c’est de l’âme qu’il se défie.

Que veut-on donc que nous fassions d’un institut qui prend à tâche de répudier en chaque chose le caractère et la mission que Dieu même a donnés à notre pays ? Je vois bien maintenant qu’il ne s’agit pas seulement de l’esprit de la révolution, comme je disais précédemment. De quoi s’agit-il donc ? de l’existence même de l’esprit de la France, tel qu’il a toujours été ; de deux choses incompatibles aux prises, dont l’une doit nécessairement étouffer l’autre ; ou le jésuitisme doit abolir l’esprit de la France, ou la France abolir l’esprit du jésuitisme. C’est là le résultat de tout ce que je viens de dire.


  1. Quare flagellis potissimùm utemur ex funiculis minutis, quæ exteriores affligunt partes, non autem adeò interiores, ut valetudinem adversam causare possint.
  2. Ut si non benè ei succedant negotia. Directorium, p. 16.
  3. Etiam optima est commoditas in ipsis vitiis. Ib., p. 17.
  4. Certè hoc postremùm tacendum. Ib., p. 18.
  5. Et quidam aliquandò nobiles. Ib., p. 67.
  6. Quia sic faciliùs res celatur. Direct., p. 75.
  7. Maximè familiarium. Ib., p. 39.
  8. In illâ quasi agoniâ suffocatur. Ib., p. 223.
  9. Sinendus est aliquandò respirare. Directorium, p. 215.
  10. Cum deindè quodammodò respirat. Ib., p. 223.
  11. Non semper affligatur. Ib., p. 216.
  12. Electionem.
  13. Regulæ societatis.
  14. Manifestare sese invicem. — Quæcumque per quemvis manifestentur. Regul. Societ. p. 2.
  15. Totum regimen nostrum videtur hunc habere scopum, ut malefacta injectâ terrâ occultentur, et hominum notitiæ subtrahantur.