Des Jésuites/Des missions

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IVe LEÇON.


DES MISSIONS. [31 mai.]


Ce n’est pas notre faute si, dans la voie où nous sommes entrés, nous sommes obligés de veiller à ce que les rôles ne soient pas intervertis. Notre force est dans la franchise de notre situation, et si par hasard elle est mal interprétée dans un lieu[1] d’où l’on parle à la France entière, nous devons un mot d’explication à des paroles qui tombent de si haut. On nous accuse de poursuivre un fantôme. Il serait facile de répondre que nous ne poursuivons rien, que nous n’avons fait que raconter le passé ; cependant s’il s’agit d’un fantôme, pourquoi tant de haines et d’efforts pour empêcher seulement qu’on le nomme ? Si le jésuitisme est mort, pourquoi tant de violence ? S’il vit, pourquoi le renier ? Pourquoi ? parce qu’aujourd’hui comme toujours, il s’est trop hâté de paraître, parce qu’il s’est trahi par son impatience, parce qu’en se montrant, il a risqué de se perdre. Mais notre peine n’aura pas été inutile, dès que nous avons servi à le manifester. Il est trop tard, désormais, pour se désavouer.

La seule chose qui m’étonne, c’est qu’on nous ait accusés d’attenter à la liberté de l’enseignement, pour avoir maintenu la liberté de discussion. Quoi ! nous sommes les violents, les intolérants ! Qui l’aurait cru ? Violents, parce que nous nous sommes défendus ! intolérants parce que nous n’avons pas été exclusifs ! Tout ceci est étrange, il faut l’avouer. La tolérance que l’on demande est-ce celle de condamner, de foudroyer sans que personne ait rien à répondre ? Le droit commun que l’on réclame est-ce le privilége de l’anathème ? Il faudrait au moins le dire clairement.

A quoi bon tant de détours, quand la question peut être exprimée en un mot ? La France dépourvue aujourd’hui de toute association, peut-elle abandonner l’avenir à une association étrangère, puissante, naturellement et nécessairement ennemie de la France ? Sans tant d’ambages, je dirai seulement que je vois dans le passé le jésuitisme s’emparer de l’esprit pour le matérialiser, de la morale pour la démoraliser, et je désire passionnément que personne ne s’empare aujourd’hui de la liberté pour la tuer.

Quoi qu’il en soit, donnons-nous le plaisir de considérer notre sujet dans ses rapports les plus grands et les plus généraux. Le jésuitisme, à son origine, s’est imposé, pour tâche, d’étouffer l’idolâtrie et le protestantisme. Voyons comment il a accompli la première de ces entreprises.

Au moment de la découverte de l’Amérique et de l’Asie orientale, la première pensée des ordres religieux fut d’étreindre ces mondes nouveaux dans l’unité de la foi chrétienne. Dominicains, Franciscains, Augustins, marchèrent d’abord dans cette voie ; ils s’étaient lassés à contenir l’ancien monde ; leurs forces ne suffisaient plus à embrasser le nouveau. A peine formée, la société de Jésus se jeta dans cette carrière ; ce fut celle qu’elle parcourut le plus glorieusement. Réunir l’Orient et l’Occident, le Nord et le Midi, établir la solidarité morale du globe, accomplir l’unité promise par les prophètes, jamais il ne se présenta de plus grand dessein au génie de l’homme. Pour atteindre ce but, il aurait fallu la vie toute-puissante du christianisme, à ses origines. Les doctrines qui faisaient l’âme de la société de Jésus, étaient-elles capables de consommer ce miracle ? Pour la première fois, des populations inconnues allaient se trouver en contact avec le christianisme ; ce moment ne pouvait manquer d’avoir une influence incalculable sur l’avenir. La société de Jésus, en se jetant en avant, pouvait décider ou compromettre l’alliance universelle. Laquelle de ces deux choses est arrivée ?

En retrouvant l’Asie orientale, le christianisme découvrait la chose la plus étrange du monde, une sorte de catholicisme particulier à l’Orient, une religion pleine d’analogie extérieure avec celle de la cour de Rome, un paganisme qui affectait toutes les formes et plusieurs des dogmes de la papauté, un Dieu né d’une vierge, incarné pour le salut des hommes, une Trinité, des monastères, des couvents sans nombre, des anachorètes, livrés à des macérations, des flagellations incroyables, tout l’extérieur de la vie religieuse dans l’Europe du moyen âge, ermitages, reliquaires, chevalerie, au sommet de tout cela une sorte de pape, qui, sans commander, impose son autorité infaillible comme celle du Dieu même. Qu’allait faire le catholicisme de l’Europe en se trouvant face à face de ce catholicisme indien ? le considérerait-il comme une dégénération d’un principe commun jadis à l’un et à l’autre ? ou le tiendrait-il pour une imitation de la vérité contrefaite à plaisir par le Démon ? Les chances d’alliance religieuse étaient très-différentes, suivant la solution qu’on réservait à cet étrange problème.

La Société de Jésus, dans cette entreprise, fut en Asie ce qu’elle était en Europe ; elle reproduisit là, aussi, dans l’histoire de ses Missions, les phases diverses du caractère de son auteur. Le précurseur qui la devança dans les Indes fut François Xavier de Navarre ; il avait reçu, un des premiers, l’impulsion d’Ignace de Loyola. Né comme lui, d’une famille ancienne, il avait quitté le donjon paternel pour venir à Paris, étudier la philosophie et la théologie. A Sainte-Barbe, Loyola lui communique l’enthousiasme de sa jeunesse. Xavier n’eut jamais conscience de la révolution qui remplaça, dans l’esprit du fondateur, l’ermite par le politique. Envoyé en Portugal, et de là aux Indes, avant même que la Société fût reconnue, il conserva l’esprit d’héroïsme, sans presque aucun mélange de calcul humain. Quand on rencontre dans ses lettres, des paroles telles que celles-ci : « Compassez toutes vos paroles et toutes vos actions avec vos amis, comme s’ils devaient un jour devenir vos ennemis et vos délateurs ; » on croit reconnaître un des derniers conseils de Loyola, tombés dans ce cœur transparent.

Au reste, ce sera une chose éternellement belle, que cet homme encore jeune, sorti de ce brillant château de Navarre, et qui vient, seul, errer à l’aventure sur les côtes du Malabar. Dans cette Inde merveilleuse, il n’aperçoit d’abord que ceux qui vivent hors des villes, les castes misérables, les bannis, les parias, les petits enfants ; dès que le soleil se couche, on le voit prendre une clochette, et s’en aller criant, de huttes en huttes : « Bonnes gens, priez Dieu ! » Il touche à la source de la science orientale ; il ne la voit pas ; il croit n’avoir que des âmes d’enfants pour contradicteurs, tandis qu’il est déjà enveloppé par les colléges des Brahmes. Dans cette sainte ignorance de sa situation, il demande qu’on lui envoie des prêtres qui ne soient bons ni pour confesser, ni pour prêcher, ni pour enseigner ; c’est assez s’ils peuvent imposer le baptême. Au nom du Christ enfant, Xavier fraie un sentier invisible jusqu’au cap Comorin ; il prend possession des solitudes infinies, des mers sans rivages, échappant par la grandeur des choses aux étroites influences de la règle de Loyola ; les populations qu’il traverse le considèrent comme un saint homme ; c’est là, partout, sa sauvegarde.

Du cap Comorin, il s’embarque ; il traverse, sur une petite felouque, la grande mer des Indes. Poussé, comme il le croit en effet, par le vent du Saint-Esprit, il arrive aux Moluques, et après des peines infinies, au Japon. A cette extrémité de l’Orient, il se trouve pour la première fois aux prises, non plus seulement avec des intelligences brutes, mais avec une religion armée de toutes pièces, avec le boudhisme et ses traditions vivantes ; loin de se laisser déconcerter, il discute dans une langue dont il sait à peine quelques mots ; ou plutôt c’est son air, sa sincérité, sa foi qui parle et qui attire ; son âme habite la région des miracles. Mais cette île du Japon est déjà trop petite pour un si grand amour de prosélytisme ; c’est en Chine, dans ce monde fermé, qu’il veut pénétrer à tout prix. Il s’est fait transporter dans l’île de Sancham, la plus voisine du continent. Encore quelques jours, et un batelier se charge de le placer pendant la nuit à l’entrée de la porte de Canton. Sa foi fera le reste. Ajourné par ce batelier, il meurt en quelque sorte d’attente et d’impatience, à la porte du grand empire. Voilà ce qu’a pu l’enthousiasme d’un homme isolé, sans appui, sans compagnons, sans espoir prochain dans la Société. Cette foi, toute seule, est pour lui une auréole qui le préserve et lui ouvre tous les chemins. Les peuples étrangers, sans comprendre sa langue, voient sur sa figure l’empreinte de l’homme de Dieu ; malgré eux, ils le reconnaissent, le saluent. La fascination se communique ; un seul homme a touché ces rivages ; il y a déjà une Asie chrétienne. Après la sainteté d’un seul, reste à voir ce qu’ont pu faire le calcul et la ruse, appuyés sur le concours d’un grand nombre.

Sur ce chemin ouvert par l’enthousiasme de Xavier, je vois arriver une autre génération de missionnaires, qui emportent avec eux le livre des Constitutions, un Code de maximes et d’instructions profondément étudiées.

Si toute cette politique doit concourir à l’établissement de la religion, est-ce du moins le dogme chrétien que l’on va présenter à la croyance des peuples nouveaux ? Tant de détours iront-ils aboutir à imposer l’Evangile par surprise ? Ici le stratagème éclate dans toute sa grandeur. On a voulu sérieusement faire tomber tout ce monde oriental dans le plus grand piége qui ait jamais été tendu ; on a pensé que ces populations immenses, avec leurs religions affermies, leur expérience de tant de siècles, se précipiteraient d’elles-mêmes dans l’embûche ; on leur a présenté un faux Evangile, pensant qu’il serait toujours temps de les ramener au vrai. Depuis le Japon jusqu’au Malabar, depuis l’archipel des Moluques jusqu’aux bords de l’Indus, on a voulu envelopper les îles et les continents dans un filet de fraude, en présentant à cet autre univers, un Dieu menteur dans une Église menteuse ; et, ce n’est pas moi qui parle ainsi, ce sont les autorités suprêmes, les papes, les Innocent X, les Clément IX, les Clément XII, les Benoît XIII, les Benoît XIV, qui, dans une suite multipliée et non interrompue de décrets, de lettres, de brefs, de bulles, ont tenté, perpétuellement et vainement, de ramener les missionnaires de la société de Jésus à l’esprit de l’Evangile. Chose remarquable et qui montre bien la force du système, les mêmes hommes qui ont été formés pour soutenir la papauté, dès qu’ils ne sont plus sous sa main, se retournent contre ses décrets avec plus de force que tous les ordres ensemble ; il ne dépend pas d’eux qu’ils n’abolissent, dans ces contrées lointaines, non seulement la papauté, mais encore le christianisme.

Car, enfin, quel changement lui faisaient-il subir ? Etait-ce qu’ils le pénétraient d’une autre vie, qu’ils l’accommodaient aux mœurs, au climat, aux nécessités d’un monde nouveau ? Non. Qu’était-ce donc ? Peu de chose en vérité. Ces hommes de la société de Jésus, en enseignant le Christ, ne cachaient rien qu’une chose, la passion, la douleur, le calvaire. Ces chrétiens ne reniaient que la croix ; illos pudet Christum passum et crucifixum prædicare. Ils ont honte de montrer le Christ de la passion, sur le crucifix (ce sont les termes de la congrégation des Cardinaux et du pape Innocent X) ; ou, s’ils font tant que de se servir de la croix, ils l’ensevelissent sous les fleurs répandues au pied des idoles, de telle sorte, qu’en adorant l’idole en public, il soit loisible de rapporter cette adoration à cet objet caché. Et voilà par quels stratagèmes ils pensent gagner des empires et des peuples innombrables. Dans le pays des perles et des pierres précieuses, ces hommes tout extérieurs croient faire merveille, pour attirer les âmes, de ne montrer qu’un Christ triomphant, au milieu des présents des Rois mages, sauf à dire quelque chose de la vérité quand la conversion sera consommée, le baptême reçu. Pour les obliger de renoncer à cette pratique insensée, où leur système les entraîne, il faut décrets sur décrets, mandements sur mandements, bulles sur bulles ; les lettres ne suffisant plus, il faut que la papauté arrive pour ainsi dire en personne. Un prélat est envoyé, un Français, le cardinal de Tournon, pour réprimer ce christianisme sans croix, cet évangile sans Passion ; à peine arrivé, la société le fait jeter en prison ; il y meurt de surprise et de douleur.

D’ailleurs, le dogme ainsi mutilé, l’application se fait immédiatement sentir. S’il faut renier le Christ pauvre, nu, souffrant, que s’ensuit-il ? qu’il faut renier aussi les pauvres, les classes bannies, sacrifiées ; de là (car on ne s’arrête pas devant cette logique), le refus d’accorder les sacrements aux misérables, aux classes tenues pour infirmes, aux parias[2]. C’est à quoi l’on arrive en effet ; et malgré l’autorité et les menaces des décrets de 1645 d’Innocent X, de 1669 de Clément IX, de 1734, 1739 de Clément XII, de la bulle de 1745 de Benoît XIV, on s’obstine dans cette monstruosité d’exclure du christianisme les misérables, c’est-à-dire ceux auxquels il a été d’abord envoyé.

Voici la condamnation que le vicaire apostolique de Clément XI, prononce en 1704, à Pondichéri sur les lieux même : « Nous ne pouvons souffrir que les médecins de l’âme refusent de rendre aux hommes de basse condition les devoirs de charité que ne leur refusent pas même les médecins païens, medici gentiles. » Les termes de Benoît XIV, en 1727, font peut-être plus vivement encore toucher du doigt cet acharnement des missionnaires à renier les misérables par lesquels avait commencé Saint François Xavier : « Nous voulons et ordonnons que le décret sur l’administration des Saints-Sacrements aux moribonds de basse condition, que l’on appelle parias, soit enfin observé et exécuté, sans plus de délai, ulteriori dilatione remotâ. » Ce qui n’empêche pas que vingt ans après, la papauté ne soit contrainte de fulminer de nouveau sur le même sujet, et, ainsi de suite, jusqu’à l’abolition de la société. Or, ce ne sont pas là des opinions préconçues, des assertions haineuses ; ce sont des faits dépendants de l’autorité devant laquelle nos adversaires sont contraints de plier la tête.

Maintenant, je le demande, sont-ce là des missions chrétiennes ou des missions païennes ? Dans tous les cas, qu’ont-elles conservé de l’esprit de l’Évangile ? Les apôtres du Christ trouvèrent aussi, en sortant de Judée, un monde nouveau pour eux, riche, orgueilleux, sensuel, plein d’or et de joyaux, surtout ennemi des esclaves. Parmi ces hommes, y en eut-il un seul qui, en présence de la splendeur grecque et romaine, songeât à dissimuler la doctrine, à cacher la croix devant le triomphe de la sensualité païenne ? au milieu de ce monde de patriciens, y en eut-il un seul qui reniât les esclaves ? au contraire, ce qu’ils ont fait surtout paraître à la face de cette société fastueuse, est le Dieu souffrant, le Christ flagellé, l’éternel plébéien dans la crèche de Béthléem. Ce que les saint Pierre, les saint Paul, ont montré à Rome, au milieu de son ivresse, est le calice du Calvaire, avec le fiel et l’hysope du Golgotha ; et c’est aussi pourquoi ils ont vaincu. Quel besoin Rome avait-elle d’un Dieu revêtu d’or et de puissance ? Cette image de la force lui avait apparu cent fois ; mais être la maîtresse du monde, nager dans les richesses de l’Orient, et rencontrer un dieu nu, flagellé qui prétend la gagner par la croix de l’esclave, voilà quelque chose qui l’étonne, la saisit et finit par la subjuguer.

Imaginez qu’au lieu de cela, les apôtres, les missionnaires de Judée eussent tenté de gagner le monde par surprise, de s’accommoder avec lui, de ne lui montrer de l’Evangile que la partie analogue au paganisme, qu’ils eussent caché le Calvaire et le sépulcre aux voluptueux de la Grèce et de Rome, qu’au lieu de livrer à la terre la parole dans son intégrité, ils n’eussent laissé voir que ce qui devait plaire à la terre ; en un mot, imaginez que les apôtres dans leurs missions eussent tenu la même politique que les missionnaires de la société de Jésus, je dis qu’ils eussent eu dans leurs entreprises auprès du monde romain la même issue que les jésuites auprès du monde oriental : à savoir, qu’après un succès d’un moment, obtenu par surprise, ils eussent été bientôt rejetés et extirpés de la société à laquelle ils seraient venus tendre une embûche. Les princes, habilement circonvenus, auraient pu prêter l’oreille un moment ; mais on n’aurait pas vu les âmes de tant de patriciens, de tant de matrones romaines s’enraciner dans l’Evangile au point de défier toutes les tempêtes. Quelques beaux esprits eussent été attirés par une promesse de félicité dépouillée de la douleur qui la fait acquérir ; mais les esclaves reniés ne seraient pas accourus à la voix du Dieu-esclave. Politique pour politique, celle de Tibère et de Domitien eût valu sans nul doute celle qu’on lui eût opposée. Les ruses du monde, mêlées à l’Evangile, sans tromper le monde, auraient tari l’Evangile à sa source ; le résultat de tant de stratagèmes eût été, en corrompant le Christ, d’en frustrer pour longtemps la terre abusée et détrompée tout ensemble.

C’est là, trait pour trait, l’histoire de la société de Jésus dans ses illustres missions en Orient. Nous nous sommes trop accoutumés dans ce temps-ci à croire que la ruse peut tout dans le succès des affaires. Voyez à quoi elle aboutit sitôt qu’on l’applique sur la grande échelle de l’humanité. Suivez ces vastes entreprises sur les côtes de Malabar, en Chine, surtout dans le Japon. Lisez, étudiez ces événements dans les écrivains de l’Ordre, et comparez le projet avec la réussite ! L’histoire de ces missions est en soi très-uniforme : d’abord un succès facile, le chef du pays, l’empereur gagné, séduit, entouré ; une partie même de la population qui suit la conversion du chef ; puis, à un moment donné, le chef qui reconnaît ou croit reconnaître une imposture ; de là une réaction d’autant plus violente que la confiance a été d’abord entière ; la population qui se détache en même temps que le chef, la persécution qui déracine les âmes véritablement acquises, la mission chassée sans laisser presque aucun vestige, l’Evangile compromis, échoué sur une plage maudite qui reste à jamais déserte ; tel est le résumé de toutes ces histoires.

Et cependant qui pourrait les lire sans admiration ! Que d’habileté ! que d’esprit de ressource ! que de science de détails ! que de grands courages ! et que l’on me connaît mal si l’on croit que je n’ai pas de cœur pour de pareilles choses ! que d’héroïsme chez les particuliers ! que d’obéissance chez les inférieurs ! que de combinaisons chez les supérieurs ! On ne peut pousser plus loin la patience, la ferveur et l’audace.

Eh bien ! ce qui est plus surprenant que tout cela, c’est que tant de travaux, de dévouements associés, aient abouti à ne rien produire. Comment cela a-t-il pu être ? parce que si les individus étaient dévoués, les maximes du corps étaient mauvaises. Vit-on jamais rien de semblable ? et que cette société mérite au fond plus de pitié que de colère ! Qui a plus travaillé, et qui a moins récolté ? elle a semé sur le sable ; pour avoir mêlé la ruse à l’Evangile, elle a subi le plus étrange châtiment qui soit au monde ; et ce châtiment consiste à toujours travailler, à ne jamais recueillir. Ce qu’elle élève d’une main au nom de l’Evangile, elle le détruit de l’autre au nom de la politique. Seule, elle a reçu cette terrible loi : qu’elle produit des martyrs et que le sang de ses martyrs ne produit que des ronces.

Où sont, dans cet immense Orient, ses établissements, ses colonies, ses conquêtes spirituelles ? Dans ces îles puissantes où elle a régné un moment, que reste-t-il d’elle ? qui se souvient d’elle ? Malgré tant de vertus privées, de sang courageusement versé, le souffle de la ruse a passé là : il a tout dissipé. L’Evangile porté par un esprit qui lui est opposé, n’a pas voulu croître et fleurir. Plutôt que de confirmer des doctrines ennemies, il a mieux aimé se dessécher lui-même. Voilà ce qu’a produit l’embûche dressée pour envelopper le monde.

Mais j’entends dire : Ils ont fait, pourtant, une grande chose en Orient. — Oui, sans doute. Laquelle ? — Ils ont ouvert la voie à l’Angleterre. — Ah ! c’est là que je les attendais, car c’est là que le châtiment est au comble. Ecoutez bien ! les missionnaires de la société de Jésus, les messagers, les défenseurs, les héros du catholicisme, ouvrir le chemin au protestantisme ! les représentants de la papauté, préparer à l’extrémité du monde les voies à Calvin et à Luther ! n’est-ce pas là une malédiction de la Providence ? C’est du moins un excès de misère propre à faire pitié à leurs plus grands ennemis. (Applaudissement)

Or ce châtiment ne leur a pas été seulement imposé dans l’Asie orientale ; partout je vois ces habiles dresseurs d’embûches pris dans leurs propres piéges. On a dit que leurs plus puissants adversaires, les Voltaire, les Diderot, sont sortis de leurs écoles ; cela est vrai encore, si vous l’appliquez, non à des individus, mais à des territoires, à des continents entiers. Suivez-les dans les vastes solitudes de la Louisiane et de l’Amérique du nord ; c’est un de leur plus beau champ de victoire.

Là aussi, d’autres François Xavier, envoyés par un ordre du chef, s’engagent isolément et silencieusement au milieu des lacs et des forêts non encore parcourus. Ils s’embarquent sur le canot du sauvage ; ils suivent avec lui le cours des fleuves mystérieux ; ils sèment encore là l’Evangile, et, encore une fois, un vent de colère disperse cette semence, avant qu’elle ait pu germer. Le génie de la société marche en secret derrière chacun de ces missionnaires, et stérilise le sol à mesure qu’ils le cultivent. Après un moment d’espérance, tout disparaît, emporté on ne sait par quelle puissance. L’époque heureuse de cette chrétienté sauvage est du milieu du dix-septième siècle ; déjà en 1722, le père Charlevoix vient suivre les traces de ces missions de la société de Jésus. Il en retrouve à peine quelques vestiges ; et ces défenseurs du catholicisme se trouvent encore une fois n’avoir travaillé que pour leurs ennemis ; et ces prétendus apôtres de la papauté ont aussi frayé le chemin au protestantisme qui les enveloppe avant qu’ils l’aperçoivent. En sortant des forêts profondes, où ils ont lutté de stratagèmes avec l’Indien, ils croient avoir bâti pour Rome, ils ont bâti pour les États-Unis ; encore une fois, dans la grande politique de la providence, la ruse s’est retournée contre la ruse.

Cependant, il a été donné à la Société de Jésus de réaliser une fois, sur un peuple, l’idéal de ses doctrines ; pendant une durée de cent cinquante ans, elle est parvenue à faire passer tout entier son principe dans l’organisation de la république du Paraguay ; sur cette application politique, vous pouvez la juger dans ce qu’elle a de plus grand. En Europe, en Asie, elle a été plus ou moins contrariée par les pouvoirs existants ; mais voici, qu’au sein des solitudes de l’Amérique du midi, un vaste territoire lui est accordé, avec la faculté d’appliquer à des peuplades toutes neuves, aux Indiens des Pampas, son génie civilisateur. Il se trouve que sa méthode d’éducation, qui éteignait les peuples dans leur maturité, semble quelque temps convenir à merveille à ces peuples enfants ; elle sait avec une intelligence vraiment admirable les attirer, les parquer, les isoler, les retenir dans un éternel noviciat. Ce fut une république d’enfants, où se montra un art souverain, à leur tout accorder, excepté ce qui pouvait développer l’homme dans le nouveau né.

Chacun de ces étranges citoyens de la république des Guaranis doit se voiler la face devant les pères, baiser le bas de leur robe ; portant dans cette législation d’un peuple les souvenirs des écoles de ce temps-là, pour des fautes légères, les hommes, les femmes, les magistrats eux-mêmes sont fouettés sur la place publique. De temps en temps, la vie fait effort pour éclater dans ces peuplades ainsi emmaillottées ; alors, ce sont des rugissements de bêtes fauves, des émeutes, des révoltes, qui, pour quelque temps, chassent, dispersent les missionnaires ; après quoi, chacun rentre dans son ancienne condition, comme si rien ne s’était passé, la foule dans sa dépendance puérile, les instituteurs dans leur autorité de droit divin. Le bréviaire dans une main, la verge dans l’autre, quelques hommes conduisent et conservent comme un troupeau les derniers débris des empires des Incas. C’est là en soi un grand spectacle, si l’on y joint un art infini à s’isoler du reste de l’univers, et, malgré le silence dont on s’environne, des révolutions continuelles qui excitent je ne sais quel soupçon dont personne ne peut se défendre, ni le roi d’Espagne, ni le clergé régulier, ni le pape. Cette éducation d’un peuple se consomme dans un mystère profond, comme s’il s’agissait d’une trame ténébreuse. De temps en temps, quand ils sont pressés, on voit les pères missionnaires, selon l’expression de l’un d’entre eux, s’élancer avec leurs néophytes à la chasse des Indiens, comme à la chasse des tigres, les enfermer dans une enceinte réservée, peu à peu, les apaiser, les dompter, les parquer dans l’église.

A cette constitution s’attache le triomphe de la société de Jésus ; puisque c’est là qu’elle a pu mettre son âme et son caractère tout entier. Mais, cette colonisation mystérieuse, est-il sûr qu’elle soit le germe d’un grand empire ? Où est le signe de vie ? Partout ailleurs on entend au moins les vagissements des sociétés au berceau ; ici, j’ai bien peur, je l’avoue, que tant de silence, au même lieu, depuis trois siècles, soit un mauvais augure, et que le régime qui a pu si vite énerver la nature vierge, ne soit pas celui qui développe les Guatimozin et les Montézuma. La société de Jésus est tombée ; mais son peuple du Paraguay lui survit, de plus en plus muet et mystérieux. Ses frontières sont devenues plus infranchissables. Le silence a redoublé, le despotisme aussi ; l’utopie de la compagnie de Jésus est réalisée : un état sans mouvement, sans bruit, sans pulsation, sans respiration apparente. Dieu fasse qu’il ne s’enveloppe pas de tant de mystères pour cacher un cadavre !

Ainsi, pour tout résumer à la fois, un héroïsme machiavélique qui s’enlace dans ses propres piéges, ou qui ne laisse après soi que le silence des morts, ce sont les résultats de tant de stratagèmes pour porter la parole de vie ; des succès isolés, toujours incertains sur des tribus que séparent des déserts, sur des familles, des individus ; une impuissance complète, dès que l’on entre en lutte avec des peuples formés, avec des religions établies, l’islamisme, le brahmanisme, le bouddhisme.

Cependant, si l’on veut être juste, il faut accuser, non pas seulement la politique de la Société de Jésus, mais un mal plus profond. Pour évangéliser la terre, que présentons-nous à la terre ? Un christianisme divisé. Ce qui, dans les missions, a commencé le mal, c’est l’inimitié des ordres ; ce qui l’a achevé, c’est l’inimitié des cultes.

Partout on a vu, aux extrémités du globe, le catholicisme et le protestantisme se paralyser mutuellement. Disputés par ces influences contraires, que peuvent faire l’islamisme, le brahmanisme, le boudhisme, sinon attendre que nous soyons entre nous d’intelligence ? Le premier pas à faire, est donc de tendre nous-mêmes, non pas à éterniser les discordes, mais à manifester l’unité vivante du monde chrétien ; car nous ne sommes pas seuls dans l’attente du jour qui doit réunir tous les peuples dans le peuple de Dieu. De tant de religions qui se partagent la terre, pas une seule qui n’aspire à effacer toutes les autres par je ne sais quel coup de la providence. Et pourtant voyez-les : elles n’entreprennent plus rien de sérieux les unes sur les autres ; à peine si elles se dérobent par surprise quelques individus ; au reste, plus de projet avoué de se mesurer au grand jour. Je ne sais quoi leur dit qu’elles ne peuvent se vaincre. Supposez que des siècles se passent, vous les trouveriez après cela au même lieu, seulement plus immobiles encore. Quoi que l’on fasse, tels qu’ils sont, ni le catholicisme n’extirpera le protestantisme, ni le protestantisme n’extirpera le catholicisme.

Faut-il donc renoncer à l’unité, à la fraternité, à la solidarité promise ? Mais c’est renoncer au christianisme. Vivre indifféremment, l’un à côté de l’autre, comme dans deux sépulcres, sans plus aucun espoir de se toucher le cœur ? Cela est la pire des morts. Recommencer des luttes aveugles et sanglantes, cela est impie et impossible. Au lieu de s’amuser à tant de haines stériles, j’imagine donc qu’il vaudrait beaucoup mieux travailler sérieusement sur soi-même à développer l’héritage et la tradition reçue. Car au sein de cette immobilité profonde de cultes qui se tiennent mutuellement en échec, l’avenir appartiendra non à celui qui harcellera le plus ses rivaux, mais à celui qui osera faire un pas. Tous les autres obéiraient à cette manifestation de vie. Ce premier pas seul rouvrirait les empires fermés aujourd’hui aux missionnaires de la lettre. Tant de peuples maintenant suspendus, dont on n’espère plus rien, sentant l’impulsion de l’esprit qui rentre dans le monde, se relèveraient, achèveraient leur itinéraire vers Dieu ; et la guerre intestine cessant dans le christianisme, l’entreprise des missions pourrait se consommer un jour.


  1. Chambre des députés, séance du 27 mai.
  2. Infirmis etiam abjectæ et infimæ conditionis vulgò dictis parias.