Des Jésuites/De la liberté de discussion en matière religieuse

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Ire LEÇON.


DE LA LIBERTÉ DE DISCUSSION EN MATIÈRE RELIGIEUSE.
[10 mai 1843[1].]


Diverses circonstances m’obligent de m’expliquer sur la manière dont je comprends l’exercice de la liberté de discussion dans l’enseignement public. Je veux le faire avec mesure, avec calme, mais avec la franchise la plus entière. Tant que les attaques sont parties de points éloignés, même sous l’anathème des mandements et des chaires sacrées, il a été permis et peut-être convenable de se taire ; mais lorsque l’injure vient se produire en face, dans l’intérieur de ces enceintes, au pied même de ces chaires pacifiques, il faut parler.

Je suis averti que des scènes de désordres sont préparées et doivent éclater aujourd’hui à mon cours. (Ricanements, applaudissements.) Je n’ajouterais aucune confiance à cette nouvelle, si, par ce qui vient de se passer à la leçon d’un homme dont je partage tous les sentiments, de mon ami le plus cher, M. Michelet, je n’étais éclairé sur l’espèce de liberté qu’on veut nous faire. Est-il vrai que quelques personnes viennent ici seulement pour nous outrager incognito, dans le cas où nous nous hasarderions à penser autrement qu’elles ne pensent ? Mais où sommes-nous ? Est-ce sur un théâtre, et depuis quand suis-je condamné, pour ma part, à complaire individuellement à chacun des spectateurs, sous peine d’infamie ? C’est là, en vérité, une tâche sordide que je n’ai point acceptée. Se figure-t-on un enseignement qui consisterait à flatter chacun dans son idée dominante, sans jamais heurter une passion ni un préjugé ! Mieux vaudrait cent fois se taire. En entrant ici, souvenons-nous que nous entrons au collége de France, c’est-à-dire dans l’asile par excellence de la discussion et du libre examen ; que ce dépôt de liberté nous est confié aux uns comme aux autres, et que c’est un devoir sacré pour moi de ne laisser décroître ni altérer ce caractère d’indépendance héréditaire.

S’il est ici quelques personnes animées contre moi d’un esprit particulier de haine, que me veulent-elles, que me demandent-elles ? Espèrent-elles par la menace détourner mes paroles ou me fermer la bouche ? Je craindrais bien plutôt le contraire, si la conscience du devoir que je remplis ne me donnait la force de persévérer dans cette modération que je crois être le signe de la vérité. Pensent-elles, puisqu’il faut parler à découvert, que tant d’injures répandues me désespèrent, et que je n’ai rien de plus pressé que d’user de représailles ? En cela, elles se trompent ; j’irai même jusqu’à dire que la violence des injures est pour moi un signe de sincérité, puisqu’avec un peu plus de calcul elles eussent été mieux choisies. Les opinions que j’ai publiées au dehors, est-ce là ce que l’on vient poursuivre ici ? Je ne suis pas fâché d’avoir occasion de le déclarer : tout ce que j’ai écrit jusqu’à ce jour, je le crois, je le pense, je le soutiens encore ; quelque opinion qu’on se forme à cet égard, ce que personne ne me contestera, c’est d’être resté un et conséquent avec moi-même. Est-ce l’esprit général de liberté dans les matières religieuses ? Bientôt j’arriverai à ce point ; mais si l’on attend une profession de foi, je crois, comme l’enseigne l’État dans la loi fondamentale sortie de cinquante années de révolutions et d’épreuves, je crois qu’il y a de l’esprit vivant de Dieu dans toutes les communions sincères de ce pays ; je ne crois pas que, hors de mon église, il n’y ait pas de salut. Enfin, est-ce la manière dont j’ai dernièrement annoncé le sujet de ce cours ? Mais vous en avez été témoins, était-il possible de le faire avec moins d’aigreur et plus de mesure ? C’est donc le sujet lui-même que l’on voudrait étouffer. Oui, soyons francs, c’est ce nom de jésuites qui fait tout le mal ; toucher à l’origine, à l’esprit des jésuites, voilà, même avant que j’aie ouvert la bouche, ce dont m’accusent des gens qui ne pardonnent pas.

Pourquoi, dit-on, parler de la Société de Jésus dans un cours de littérature méridionale ? Quel rapport ces choses si diverses ont-elles l’une avec l’autre ? Je serais bien malheureux et j’aurais étrangement perdu mon temps si vous n’aviez pas déjà saisi dans toute son étendue cette relation indissoluble. A la fin du seizième siècle, en Espagne, en Italie surtout, l’esprit public achève de s’effacer. Les écrivains, les poëtes, les artistes disparaissent les uns après les autres ; au lieu de la génération ardente, audacieuse, qui avait précédé, les hommes nouveaux s’assoupissent sous une atmosphère de mort ; ce ne sont plus les héroïques innovations des Campanella, des Bruno : c’est une poésie mielleuse, une prose insipide qui répand comme une fade odeur de sépulcre. Mais, pendant que tout meurt dans le génie national, voici une petite société, celle des jésuites, qui grandit à vue d’œil, qui s’insinuant partout dans ces états défaillants, se nourrit de ce qui reste de vie dans le cœur de l’Italie, qui s’accroît et s’alimente de la substance de ce grand corps partagé ; et lorsqu’un phénomène aussi grand se passe dans le monde, qu’il domine tous les autres faits intellectuels, et qu’il en est le principe, il faudrait n’en pas parler ! Lorsque je rencontre immédiatement, dans mon sujet, une institution si puissante qui réagit sur chaque esprit, qui comprend, résume tout le système du Midi, il faudrait passer et détourner les yeux ! Que reste-t-il donc à faire ? Se renfermer dans l’étude de quelques sonnets et dans la mythologie galante de ces temps de décadence ? je le veux bien ; malgré cela, nous n’échapperons pas à la question. Car, après avoir étudié ces misères, il restera toujours à faire connaître l’influence délétère qui en a été un des principes manifestes ; et toute la différence, en ajournant la question du jésuitisme, sera d’intervertir l’ordre, et de placer à la fin ce qui devrait être au commencement ; l’étude de la mort des peuples, si on en cherche la cause, est aussi importante que l’étude de leur vie.

Du moins, ajoute-t-on, ne pourriez-vous pas montrer l’effet sans la cause, les lettres et la politique sans l’esprit qui les domine, l’Italie sans le jésuitisme, le mort sans le vivant ? Non, je ne le peux pas, et de plus je ne le veux pas.

Eh ! quoi, je verrai, par une observation attentive, l’Europe du Midi se consumer dans le développement et la formation de cet établissement, languir, s’éteindre sous cette influence ; et moi, qui m’occupe ici spécialement des peuples du Midi, je ne pourrai rien dire de ce qui les fait périr ! (Murmures). Je verrai tranquillement mon pays convié à une alliance que d’autres ont si chèrement payée, et je ne pourrais dire : Prenez garde ! d’autres ont fait l’expérience pour vous ; les peuples qui sont le plus malades en Europe, ceux qui ont le moins de crédit, d’autorité, ceux qui semblent le plus abandonnés de Dieu, sont ceux où la société de Loyola a son foyer ! (Murmures, trépignements, cris, la parole est couverte pendant quelques minutes.) Ne vous laissez pas aller à cette pente, l’exemple montre qu’elle est funeste ; n’allez pas vous asseoir sous cette ombre ; elle a endormi et empoisonné pendant deux siècles l’Espagne et l’Italie. (Tumulte, cris, sifflets, applaudissements.) — Je vous le demande, si de ces faits généraux je ne peux tirer la conséquence, que devient tout enseignement réel en de pareilles matières ?

Mais voici où mon étonnement redouble. Pour quel ordre, pour quelle société réclame-t-on cet étrange privilége ? qui veut-on mettre ici hors des atteintes de la discussion, de l’observation ? Est-ce au moins, par hasard, le clergé vivant de France ? est-ce encore une de ces communions pacifiques et modestes qui ont besoin d’être protégées contre les violences d’une majorité intolérante ? Non, c’est une société qui (nous verrons plus tard si ce fut à tort ou avec raison) a été, à différentes époques, expulsée de tous les états de l’Europe, que le pape lui-même a condamnée, que la France a rejetée de son sein, qui n’existe pas aux yeux de l’État, ou qui plutôt est tenue pour morte légalement dans le droit public de notre pays ; et c’est ce débris sans nom, qui se cache, se dérobe, grandit en se reniant, c’est là ce qu’il n’est pas permis d’étudier, de considérer, d’analyser dans ses origines et son passé ! On avoue que tous les autres ordres ont eu leur temps de déclin, de corruption, qu’ils ont été accommodés, dans leur esprit, à une époque particulière, après laquelle ils ont dû céder à d’autres, à peu près comme les sociétés politiques, les états, les peuples, qui tous ont leur jour et leur destinée marqués ; et la société jésuitique est la seule dont on ne puisse sans une sorte de péril montrer les misères, marquer les phases de déclin, les signes de décrépitude ; c’est un blasphème que d’opposer ses temps de misère à ses temps de grandeur, puisque c’est lui attribuer les vicissitudes communes à tous les autres établissements ; douter de son immutabilité, c’est presque un effort de courage. Où allons-nous par ce chemin ? est-il bien sûr que ce soit le chemin de la France de juillet ? (Applaudissements.)

Pourtant je dirai toute ma pensée. Oui, dans cette audace il y a quelque chose qui me plaît et m’attire ; il me semble en ce moment que je comprends, que je relève la grandeur de cette société mieux que ne le font tous ses apologistes ; car ils voudraient que je n’en parlasse pas ; et moi je prétends, au contraire, que cette société a été si puissante, son organisation si ingénieuse et si vivace, son influence si longue et si universelle, qu’il est impossible de n’en pas parler, quelque chose que l’on traite à la fin de la renaissance, poésie, art, morale, politique, institutions ; je soutiens qu’après s’être emparée de la substance de tout le Midi, elle est restée pendant un siècle seule vivante au sein de ces sociétés mortes. En ce moment même, partagée en lambeaux, foulée, écrasée par tant d’édits solennels, ressusciter sous nos yeux, se relever à demi, à peine sortie de la poussière déjà parler en maître, provoquer, menacer, défier de nouveau l’intelligence et le bon sens, cela n’est pas d’un petit génie et d’un mince courage. Si le monde, après les avoir extirpés, est d’humeur de se laisser ressaisir par eux, ils font bien de l’essayer ; s’ils y réussissent, ce sera le plus grand miracle du monde moderne. Dans tous les cas, ils suivent leur loi, leur condition d’existence, leur destinée ; je ne les en blâme pas ; ils obéissent à leur caractère. Tout ira bien si, d’un autre côté, chacun reste dans le sien. Oui, cette réaction, malgré l’intolérance dont elle se vante, ne me déplaît pas ; elle profitera à l’avenir, si tout le monde fait son devoir, c’est-à-dire si la science, la philosophie, l’intelligence humaine, provoquée, sommée, acceptent enfin ce grand défi. Peut-être étions-nous près de nous endormir sur la possession d’un certain nombre d’idées que plusieurs ne songeaient plus à accroître ; il est bon que la vérité soit de temps en temps disputée à l’homme, cela le pousse à en acquérir de nouvelles ; s’il n’a rien à craindre sur son héritage, non-seulement il ne l’augmente pas, mais il le laisse décroître. Ils nous accusent d’avoir été trop hardis ; j’accepterai une partie du reproche ; seulement je dirai qu’au lieu d’avoir été trop hardis, je commence à craindre que nous n’ayons été trop timides. Comparez, en effet, un moment l’enseignement dans notre pays et l’enseignement dans les universités des gouvernements despotiques du Nord. N’est-ce pas dans un pays catholique, dans une université catholique, à Munich, que Schelling a développé pendant trente ans impunément, dans sa chaire, avec une audace croissante, l’idée de ce christianisme nouveau, de cette église nouvelle qui transforme à la fois le passé et l’avenir ? N’est-ce pas dans un pays despotique que Hégel, avec plus d’indépendance encore, a ravivé toutes les questions qui se rapportent au dogme ? et là, ce ne sont pas seulement les théories, les mystères qui sont discutés librement par la philosophie ; c’est encore et partout la lettre de l’Ancien et du Nouveau-Testament, auxquels on applique le même esprit désintéressé de haute critique qu’à la philologie grecque et romaine.

Voilà quelle est la vie de l’enseignement dans les états même despotiques ; tout ce qui peut mettre l’homme sur la voie de la vérité est permis, accordé ; et nous, dans un pays libre, le lendemain d’une révolution, qu’avons-nous fait ? Avons-nous usé, abusé de cette liberté philosophique que le temps nous accordait, sans que personne pût nous l’enlever ? Avons-nous déployé le drapeau de la philosophie et du libre examen autant qu’il était loisible de le faire ? Non, assurément ; comme tout le monde pensait que cette indépendance était pour jamais conquise, personne ne s’est pressé d’en faire un plein usage. Les questions les plus hardies ont été ajournées ; on a voulu, par des ménagements infinis, ôter toutes les occasions de dissidence. La philosophie, qui semblait devoir s’enorgueillir à l’excès de ce triomphe de juillet, s’est au contraire pliée à une humilité dont tout le monde a été surpris ; et cette situation si modeste dans laquelle nous devions espérer au moins trouver la paix, c’est là un refuge dans lequel on ne veut pas nous laisser. Faut-il donc reculer, céder encore ? Mais un seul pas en arrière, et nous risquerions bien d’être rejetés en dehors de notre siècle. Que faut-il donc faire ? Marcher en avant. (Applaudissements.) Pour ma part, je remercie ceux qui nous provoquent à l’action et à la vie. Qui sait si nous n’aurions pas fini par nous asseoir dans un repos infécond et trompeur ? Plusieurs pensaient que l’alliance de la croyance et de la science était enfin consommée, le terme atteint, le problème résolu. Mais non ! les adversaires ont raison ; le temps du repos n’est pas encore arrivé ; la lutte est bonne, quand on l’accepte sincèrement ; c’est dans ces luttes éternelles de la science et de la croyance que l’homme s’élève à une croyance supérieure, à une science supérieure. Pourquoi serons-nous affranchis de la condition du saint combat imposé à tous les hommes qui nous ont précédés. Le temps viendra où ceux qui se disputent si violemment l’avenir se rejoindront, s’uniront, se reposeront ensemble ; ce moment n’est pas encore venu ; jusque-là il est bon que chacun fasse sa tâche et combatte à sa manière, puisque aussi bien l’alliance est rompue d’un côté.

Encore une fois, je remercie les adversaires ; ils suivent leur mission, qui jusqu’ici a été, par une immuable contradiction, de provoquer, d’aiguillonner l’esprit humain, de l’obliger d’aller plus loin, toutes les fois qu’il a été sur le point de s’arrêter, de se complaire dans la possession tranquille d’une partie seule de la vérité. L’homme est plus timide qu’il ne semble ; s’il n’était contrarié, il serait trop accommodant. N’est-ce pas là son histoire pendant tout le moyen âge ? et cette histoire, cette lutte perpétuelle qui toujours le ravive et l’excite, ne s’est-elle pas presque entièrement passée dans les lieux mêmes où nous sommes, sur cette montagne héroïque de Geneviève ? Pourquoi vous étonner du combat ? Nous sommes sur le lieu du combat. N’est-ce pas ici, dans ces chaires, que depuis Abeilard jusqu’à Ramus, se sont montrés tous ceux qui ont servi l’indépendance de l’esprit humain, quand elle était le plus contestée ? C’est là notre tradition ; l’esprit de ces hommes est avec nous. Puisque reparaissent les objections qu’ils ont foulées aux pieds, que l’on croyait ensevelies pour jamais avec eux, eh bien ! faisons comme eux ; portons plus avant et plus loin le drapeau de la libre discussion. (Applaudissements.)

Au point où nous sommes parvenus, il est une question fondamentale qui est cachée au fond de toutes les difficultés, et sur laquelle je veux m’expliquer si clairement qu’il ne puisse rester aucune confusion dans la pensée de ceux qui m’écoutent. Quel est, selon l’esprit des institutions nouvelles, le droit de discussion et d’examen dans l’enseignement public ? En termes plus précis encore, un homme qui enseigne, ici, publiquement, au nom de l’état, devant des hommes de croyances différentes, est-il obligé de s’attacher à la lettre d’une communion particulière, de porter dans toutes ses recherches cet esprit exclusif, de ne rien laisser voir de ce qui pourrait l’en séparer même un moment ? Si l’on répond affirmativement, je demanderai que l’on ose me dire quelle est la communion qui doit être sacrifiée à l’autre, si ce doit être celle qui exclut toutes les autres comme autant d’égarements, ou celle qui les accueille comme autant de promesses ; car je n’imagine pas que personne veuille, sans un instant de réflexion, dépouiller le plus petit nombre, comme s’il n’existait pas. Serai-je ici catholique ou protestant ? Poser cette question, c’est la résoudre.

Lorsque, sous la restauration, il existait une religion d’État, vous avez vu, malgré cela, l’enseignement puiser une partie de son illustration dans sa liberté même ; d’une part un protestantisme savamment impartial, de l’autre un catholicisme hardiment novateur, se rapprocher et se confondre dans une même communauté de pensées et d’avenir. Or, ce que la science, les lettres, la philosophie, avaient révélé avec tant d’éclat dans la théorie, a été consommé, dans la réalité, dans les institutions, par la révolution de juillet. Et maintenant qu’il n’y a plus de religion d’état, comment veut-on que l’état affiche ici publiquement l’intolérance ? Ce serait mentir à son dogme ; ce serait se renier soi-même. Je ne connais qu’un moyen d’introduire dans ces chaires le principe d’exclusion ; c’est de laisser tomber en désuétude tous les souvenirs les plus prochains, de briser tout ce qui a été fait en plein soleil, et par une éclatante apostasie, de remonter en arrière de plus d’un demi-siècle. Jusqu’à ce que ce jour arrive, non-seulement il sera permis ici, mais ce sera une des conséquences du dogme social, de s’élever à cette hauteur où les églises, divisées, partagées, ennemies, peuvent s’attirer et se concilier entre elles. Ce point de vue, qui est celui que la France a recueilli dans ses institutions, est aussi celui de la science ; elle ne vit pas dans le tumulte des controverses, mais dans une région plus sereine. Si l’unité promise doit un jour se réaliser, si tant de croyances aujourd’hui opposées, armées les unes contre les autres, doivent, comme on l’a toujours annoncé, se rapprocher dans le règne de l’avenir, si une même église doit rassembler un jour les tribus dispersées aux quatre vents, si les membres de la famille humaine aspirent secrètement à se fondre dans la même solidarité, si la tunique du Christ, tirée au sort sur le Calvaire, doit reparaître jamais dans son intégrité, je dis que la science accomplit une bonne œuvre en entrant la première dans cette voie de l’alliance. (Applaudissements.) On aura pour ennemis ceux qui aiment la haine et la division dans les choses sacrées. N’importe, il faut persévérer ; c’est l’homme qui divise, c’est Dieu qui réunit. (Applaudissements.)

Certes, il faudrait fermer les yeux à la lumière pour ne pas voir qu’une nouvelle aurore religieuse point dans le monde ; j’en suis tellement persuadé, que mes idées ont toujours été tournées de ce côté, et qu’il m’est, pour ainsi dire, impossible de détacher de l’influence religieuse aucune partie des choses humaines. L’homme, depuis quelque temps, a été si souvent trompé par l’homme, qu’il ne faut pas s’étonner s’il ne veut plus se passionner que pour Dieu. Mais, cela admis, quels ont été les premiers missionnaires de cet Évangile renouvelé ? Je réponds : les penseurs, les écrivains, les poëtes, les philosophes. Voilà, on ne le contestera pas, les missionnaires, qui partout, en France et en Allemagne, ont commencé les premiers à rappeler ce grand fonds de spiritualité qui est comme la substance de toute foi réelle. Chose étrange, à peine ont-ils consommé cette œuvre de précurseurs, ils reçoivent l’anathème ! On se persuade que, puisque l’esprit humain s’est relevé vers le ciel, c’est sans doute pour se renier et s’abêtir pour jamais ; que le moment est venu d’en finir avec la raison de tous, et qu’il faut au plus vite l’ensevelir dans ce Dieu qu’elle vient de retrouver d’elle-même. Comme il est arrivé en toute occasion, on se dispute la propriété exclusive et les prémices de ce Dieu renaissant. Mais ce mouvement religieux, je le vois plus profond, plus universel qu’on ne veut le laisser paraître. Chacun prétend l’enfermer, le circonscrire, le murer dans une enceinte particulière ; mais ce Christ agrandi, renouvelé, sorti comme une seconde fois du sépulcre, ne se laisse pas si facilement asservir ; il se partage, il se donne, il se communique à tous. La grande vie religieuse ne paraît pas seulement dans le catholicisme, mais aussi dans le protestantisme ; non pas seulement dans la foi positive, mais aussi dans la philosophie. Ce mouvement ne s’arrête pas au midi de l’Europe ; je le vois également fermenter dans la race germanique et slave, chez ceux que l’on appelle hérétiques comme chez les orthodoxes. Lorsque toutes les nations de l’Europe se sentent ainsi remuées jusque dans les entrailles par je ne sais quel pressentiment sacré de l’avenir, il est des hommes qui pensent que tout ce mouvement pourrait bien s’opérer, dans les desseins de la Providence, pour le seul rétablissement de la Société de Jésus. (Applaudissements.) Au moins, si on leur fait pour un moment cette étrange concession, ils devront avouer qu’il y a quelque chose de bon chez leurs adversaires, puisque la génération élevée par les jésuites est celle qui les a chassés, et que la génération élevée par la philosophie est celle qui les ramène. (Applaudissements.)

Ce serait une histoire singulièrement philosophique que celle des ordres religieux, depuis l’origine du christianisme. De même que la philosophie a été rajeunie de loin en loin par des écoles nouvelles, de même la religion a été relevée, exaltée, de siècle en siècle, par de nouveaux ordres, qui prétendent la posséder, et, en effet, à un moment donné, la possèdent par excellence. Tous, ils ont leur vie, leur vertu propre. Ils poussent, pendant quelque temps, le char de la foi, jusqu’au moment où altérés par l’esprit du monde qu’ils combattent, et se prenant eux-mêmes pour but, ils s’arrêtent, se déifient. Chacun de ces ordres a son institution écrite ; dans ces chartes du désert perce à chaque ligne l’instinct profond du législateur ; quelques-unes sont aussi remarquables par la forme que par le fond. Il y en a de brèves, de laconiennes, comme les règles de Lycurgue : ce sont celles des anachorètes. Il y en a qui rappellent, par un dialogue fleuri, les habitudes de Platon : ce sont celles de saint Basile. Il y en a qui, par un éclat extraordinaire, peuvent lutter avec les élévations les plus poétiques de Dante ; ce sont celles du Maître. Il y en a enfin qui, par la connaissance profonde des hommes et des affaires, rappellent l’esprit de Machiavel ; ce sont celles des jésuites. La situation de l’âme humaine à chacune de ces époques est empreinte dans ces monuments. Au commencement, dans les institutions des anachorètes, dans la règle de saint Antoine, l’âme ne s’occupe que d’elle-même. Loin de vouloir convertir personne, l’homme, encore imbu du génie du paganisme, se fuit par toutes les routes ; il n’a rien à dire à son semblable. Armé contre tout ce qui l’entoure pour le combat singulier du désert (singularem pugnam eremi), sa vie, jour et nuit, n’est que contemplation et prière. Prie et lis tout le jour, dit la règle. Plus tard, pendant le moyen âge, l’association muette succède à l’ermitage. Sous la loi de saint Benoît, on vit réuni dans le même monastère ; mais cette petite société ne prétend pas encore entrer en lutte active avec la grande. Elle vit retranchée derrière ses hautes murailles (munimenta claustrorum) ; elle ouvre la porte au monde s’il vient à elle, mais elle ne va pas au-devant de lui. L’homme a peur de la parole humaine. Un éternel silence clôt les lèvres de ces frères ; si elles s’ouvraient, le verbe païen pourrait en sortir encore. Chaque soir, ces associés du tombeau s’endorment sous le froc, la ceinture autour des reins, pour être plus tôt prêts à l’appel de la trompette des archanges. L’esprit de la règle est d’occuper saintement chaque heure dans l’attente taciturne du dernier jour qui approche. Ce moment passé, il se fait une révolution dans les institutions des ordres ; ils veulent entrer en communication directe avec le monde, qu’ils n’ont aperçu qu’à travers l’étroite cloison du monastère. Le religieux sort de son couvent pour porter au dehors la parole, la flamme qu’il a conservée intacte. C’est l’esprit des institutions de saint François, de saint Dominique, des templiers et des ordres éveillés à l’inspiration des croisades. Le duel n’est plus dans le désert, il est transporté dans la cité. Après cela, il restait encore un pas à faire ; ce sera l’œuvre de l’ordre qui prétend résumer tous ceux qui l’ont précédé, c’est-à-dire de la Société de Jésus. Car tous les autres ont un tempérament, un but, un habit particulier ; ils tiennent à un certain lieu plutôt qu’à un autre ; ils ont conservé le caractère du pays où ils sont nés. Il en est qui, selon leurs statuts, ne peuvent même être transplantés hors d’un certain territoire, auquel ils sont attachés comme une plante indigène.

Le caractère du jésuitisme, né en Espagne, préparé en France, développé, fixé à Rome, c’est de s’être assimilé l’esprit de cosmopolisme que l’Italie portait alors dans toutes ses œuvres. Voilà un des côtés par lequel il s’est trouvé d’accord avec l’esprit de la renaissance dans le midi de l’Europe. D’autre part, il se dépouille du moyen âge en rejetant volontiers l’ascétisme et la macération. En Espagne, il ne rêvait d’abord que la possession du Saint-Sépulcre ; arrivé en Italie, il devient plus pratique : il ne s’arrête pas à convoiter un tombeau ; ce qu’il veut encore, c’est le vivant, pour en faire un cadavre. Mais à force de se mêler, de se confondre avec la société temporelle, il devient incapable de s’en séparer, c’est-à-dire de lui rien apprendre de particulier. Le monde l’a conquis, ce n’est pas lui qui a conquis le monde ; et si vous résumez par un mot toute cette histoire des ordres religieux, vous trouvez qu’à l’origine, dans les institutions des anachorètes, l’homme est si exclusivement occupé de Dieu, que les choses n’existent pas pour lui, et qu’à la fin, au contraire, dans la Société de Jésus, on est si fort absorbé par les choses, que c’est Dieu qui disparaît dans le bruit des affaires. (Applaudissements.)

Cette histoire des ordres religieux est-elle finie ? Toujours, jusqu’ici, les révolutions de la science et de la société ont provoqué en face d’elles, pour les contredire ou les épurer, des ordres nouveaux ; ces innovations successives dans l’esprit de ces sociétés partielles se mariaient admirablement avec l’immutabilité de l’église. C’était le signe le plus certain d’une vie puissante. Or, depuis trois siècles, depuis l’institution de la Société de Jésus, ne s’est-il rien passé dans le monde qui provoque une fondation nouvelle ? N’y a-t-il pas eu assez de changements, de témérités dans les intelligences ? La révolution française ne mérite-t-elle pas que l’on fasse pour elle ce qui se faisait au moyen âge pour la moindre des commotions politiques et sociales ? Tout a changé, tout s’est renouvelé dans la société temporelle. La philosophie, je l’avoue, sous sa modestie apparente, est au fond pleine d’audace et d’orgueil. Elle se croit victorieuse ! et contre des ennemis qui ont ainsi retrempé leurs armes, ce sont des ordres exténués, que l’on ramène au combat ! Pour moi, si j’avais la mission qui a été accordée à d’autres, loin de me contenter de restaurer des sociétés déjà compromises avec le passé, ou ébranlées par trop d’inimitiés, les dominicains, les jésuites, je croirais très-fermement qu’il y a dans le monde assez de changements, de tendances, de philosophies, ou, si l’on veut, d’hérésies nouvelles, pour qu’il vaille la peine d’y opposer une autre règle, une autre forme, au moins un nom nouveau ; je croirais que cet esprit de création est le témoignage nécessaire de la grande vie des doctrines, et qu’un seul mot prononcé par un ordre nouveau aurait cent fois plus d’efficacité que toute l’éloquence du monde dans la bouche d’un ordre suranné.

Quoi qu’il en soit, j’en ai dit assez pour montrer que la prédication dans une église particulière et l’enseignement public devant des hommes de croyances diverses, ne sont pas une même chose, que demander à l’un ce qui appartient à l’autre, c’est vouloir les détruire. La croyance et la science, ces deux situations de l’esprit humain, qui peut-être un jour n’en formeront qu’une seule, ont toujours été regardées comme distinctes. A l’époque dont nous nous occupons, elles ont été représentées exactement dans l’histoire par deux hommes qui ont paru à peu de distance l’un de l’autre : Ignace de Loyola et Christophe Colomb. Loyola, par un attachement absolu à la lettre même de l’autorité, au milieu des plus grands ébranlements, conserve, maintient le passé ; il le ressaisit, en quelques endroits, jusque dans le sépulcre. Quant à Christophe Colomb, il montre à nu comment l’avenir se forme, par l’union de la croyance et de la liberté, dans l’esprit de l’homme. Il possède, autant que personne, la tradition du christianisme ; mais il l’interprète, il le développe ; il écoute toutes les voix, tous les pressentiments religieux du reste de l’humanité ; il croit qu’il peut y avoir quelque chose de divin, même dans les cultes les plus dissidents. De ce sentiment de la religion, de l’église véritablement universelle, il s’élève à une vue claire des destinées du globe ; il recueille, il épie les paroles mystérieuses de l’ancien et du nouveau Testament ; il ose en tirer un esprit qui scandalise pour un moment l’infaillibilité ; il la dément un jour ; il l’oblige, le lendemain, de se soumettre à son avis ; il répand un souffle de liberté sur toute la tradition ; de cette liberté jaillit le verbe qui enfante un nouveau monde ; il brise la lettre extérieure ; il rompt le sceau des prophètes ; de leurs visions, il fait une réalité. Voilà une tendance différente de la première. Ces deux voies resteront longtemps ouvertes avant de se réunir. Chacun est libre de choisir, de marcher en avant ou de retourner en arrière. Pour ce qui me regarde, c’était mon devoir d’établir, de constater le droit de préférer publiquement ici à la tendance qui ne regarde que le passé celle qui ouvre l’avenir, et en augmentant la création, augmente l’idée de la grandeur divine. Je l’ai fait, j’espère, sans haine comme sans tergiversation ; et quoi qu’il puisse m’arriver, la seule chose dont je sois certain, c’est que je ne m’en repentirai jamais. (Applaudissements prolongés.)

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La question fut décidée pour moi, ce jour-là. Avertis par la presse, les amis comme les ennemis de la liberté de discussion s’étaient donné rendez-vous et remplissaient deux amphithéâtres. Pendant trois quarts d’heure, il fut impossible de prendre la parole ; plusieurs personnes même de nos amis étaient d’avis de la nécessité de remettre la séance à un autre jour. Je sentis que c’était tout perdre, et je me décidai à rester, s’il le fallait, jusqu’à la nuit. C’était aussi le sentiment de la plus grande partie de l’assemblée. Je remercie la foule des amis inconnus qui, au dedans et au dehors, par leur fermeté et leur modération, ont mis fin, à partir de ce jour, à toute espérance de troubles.


  1. On a marqué les signes de sympathie de l’auditoire, tant que l’on a eu à constater des tentatives de désordres.