Des Jésuites/Introduction — Quinet

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L’émotion causée par une simple discussion philosophique ne peut être rapportée à personne en particulier ; cette impression n’a été vive que parce qu’elle a manifesté, avec une situation nouvelle des esprits, un danger auquel il eût été, sans cela, difficile de croire. Qui ne voit désormais que ces débats sont destinés à grandir ? ils sortiront de l’enceinte des écoles ; ils entreront dans le monde politique ; rien n’est inutile de ce qui peut servir à marquer dès l’origine leur véritable caractère.

Pour que je sois entré dans cette discussion, il a fallu deux choses ; premièrement que j’y fusse provoqué par la violence réitérée, secondement que je fusse persuadé que ce qui était en litige, c’était, sous l’apparence de l’Université, le droit de la pensée, la liberté religieuse et philosophique, c’est-à-dire le principe même de la science et de la société moderne.

Après s’être servis de la violence autant qu’ils l’ont pu, les adversaires de la pensée jouent aujourd’hui le rôle de martyrs ; ils prient publiquement dans les églises pour les jésuites persécutés ; c’est là un masque qu’il nous est impossible de leur laisser. Que ne se contentaient-ils de calomnier ! Jamais, pour ma part, je n’eusse songé à troubler leur paix ; mais cela ne leur a pas suffi ; ils voulaient le combat ; aujourd’hui qu’ils l’ont obtenu, ils se plaignent d’avoir été lésés. Pendant quelques jours, il nous a été donné de voir, au pied de nos chaires, nos modernes ligueurs criant, sifflant, vociférant ; le pis est que tout cela se passait au nom de la liberté ; pour le plus grand avantage de l’indépendance des opinions, on commençait par étouffer l’examen des opinions.

On faisait, peu à peu, de l’enseignement et de la science une place bloquée ; nous avons attendu que l’outrage vînt nous y assaillir pour qu’il fût bien démontré qu’il était nécessaire de reporter l’attaque chez les assaillants. Le jour où nous avons commencé la lutte, nous nous sommes décidés à l’accepter sous toutes les formes où elle pourrait se montrer.

Une chose m’a rendu cette tâche facile ; c’est le sentiment qu’une telle situation n’avait rien de personnel. Depuis longtemps on voyait, en effet, un fanatisme artificiel exploiter des croyances sincères ; la liberté religieuse, dénoncée comme un dogme impie ; le protestantisme poussé à bout par des outrages sans nom ; les pasteurs d’Alsace, obligés de calmer, par une déclaration collective, leurs communes étonnées de tant de sauvages provocations ; un incroyable arrêté, obtenu par surprise, qui enlevait plus de la moitié des églises de campagne aux légitimes possesseurs ; un prêtre qui, assisté de ses paroissiens, jette au vent les os des Réformés, et cette impiété insolemment impunie ; le buste de Luther honteusement arraché d’une ville luthérienne ; la guerre latente, organisée dans cette sage province, et la tribune qui se tait sur de si étranges menées ; d’autre part, les jésuites deux plus plus nombreux sous la révolution qu’ils n’étaient sous la restauration, avec eux les maximes du corps qui reparaissent aussitôt, d’indicibles infamies que Pascal n’aurait pas même osé montrer pour les combattre, et que l’on revendique comme la pâture de tous les séminaires et de tous les confesseurs de France ; les évêques qui se retournent l’un après l’autre contre l’autorité qui les choisit, et malgré tant de trahisons, une facilité singulière à s’en attirer de nouvelles ; le bas clergé, dans une servitude absolue, nouveau prolétariat qui commence à s’enhardir jusqu’à la plainte ; et, au milieu de ce concours de choses, quand on devrait ne songer qu’à se défendre, une ardeur maladive de provocation, une fièvre de calomnie que l’on sanctifie par la croix ; voilà quelle était la situation générale.

Le terrain était, d’ailleurs, bien préparé ; on travaillait depuis plusieurs années la société en haut, en bas, dans les ateliers, dans les écoles, par le cœur et par la tête. L’opinion semblait s’affaisser en toute occasion. Accoutumée à reculer, pourquoi ne ferait-elle pas encore un dernier pas en arrière ? Dès le premier mot, le Jésuitisme s’était trouvé naturellement d’accord avec le Carlisme dans un même esprit de ruse et de décrépitude fardée ; ce que Saint-Simon appelle cette écume de noblesse n’avait pu manquer de se mêler à ce levain. Quant à une partie de la Bourgeoisie, appliquée à contrefaire un faux reste d’aristocratie, elle était tout près de considérer comme une marque de bon goût, l’imitation de la caducité religieuse, littéraire et sociale.

Ainsi ménagé, le moment semblait bon pour surprendre ceux que l’on croyait endormis. On avait très-bien senti qu’après tant de déclamations, ce serait un coup important d’écraser la parole et l’enseignement au Collége de France. Ce que l’on aurait obtenu par un coup de main, on l’eût aussitôt présenté comme le résultat de l’opinion soulevée ; il valait la peine de sortir des catacombes et de se manifester publiquement. On s’est montré, en effet, et pour se repentir aussitôt ; car si les projets étaient violents, nous sentions, de notre côté, l’importance du moment ; nous comptions, pour résister, non sur la force de notre parole, mais sur notre volonté de ne rien céder, et sur la conscience éclairée de notre auditoire. Tout ce que la frénésie ou sincère ou jouée a pu faire, a été de couvrir quelque temps notre voix, pour donner au sentiment public l’occasion d’éclater ; après quoi ces nouveaux missionnaires de la liberté religieuse se sont retirés, la rage dans le cœur, honteux de s’être trahis au grand jour, et prêts à se renier, comme, en effet, ils se sont reniés dès le lendemain.

Cette défaite est due tout entière à la puissance de l’opinion, à celle de la presse, à la loyauté de la génération nouvelle qui ne peut rien comprendre à tant d’artifices. Que les mêmes folies recommencent, nous retrouverons demain le même appui. La question, à certains égards, ne nous regarde plus ; reste à savoir ce que prétend faire le pouvoir politique dès qu’il la rencontrera. Il serait assez commode de s’asseoir dans les deux camps, d’attaquer l’ultramontanisme d’une main, de le flatter de l’autre ; mais cette situation est périlleuse. Il faudra se prononcer. Ce n’est pas moi qui nierai la force du jésuitisme et des intérêts qui s’y rattachent. Cette tendance ne fait que commencer ; à petit bruit, elle gagne dans les ténèbres ce qu’elle perd en plein jour. On peut donc s’y associer ; on peut tenter d’appuyer au moins un pied du trône sur ce terrain. Si par hasard la coalition est sincère, elle sera puissante. Seulement, il conviendrait de l’avouer ; sinon, il pourrait arriver qu’à la fin, pour prix de trop d’habileté, on tournât contre soi les ultramontains et ceux qui les combattent.

Il est étrange que de pareilles questions aient pu surprendre la société, sans que la tribune ait averti personne. Elle était, sous la restauration, un lieu d’où l’on apercevait de loin les signes de tempête. On prémunissait de là le pays sur les dangers longtemps avant qu’ils fussent imminents. Pourquoi la tribune a-t-elle perdu ce privilége ? Je commence à craindre que ces quatre cents hommes d’état ne se cachent les uns aux autres le pays qu’ils habitent.

Ceci est plus sérieux que beaucoup de personnes ne pensent. C’est l’affaire d’un trône et d’une dynastie. Je sais des hommes qui s’en vont chaque jour, disant : Il n’y a pas de jésuites. Où sont les jésuites ? En dissimulant la question, ceux-là montrent qu’ils en connaissent mieux que les autres toute la portée.

La réaction religieuse que l’on voudrait faire tourner au profit d’une secte n’est pas, en effet, sans raison dans la société. Où est l’homme que l’on n’ait, comme à plaisir, dégoûté des intérêts et des espérances politiques ? En voyant depuis douze ans, ce que l’on appelle les chefs de parti mettre tout leur talent à ménager mutuellement leurs masques en public, quel est celui qui n’a pas un moment pris en dédain cette corruption changée en routine, et qui n’ait reporté son esprit vers celui-là seul qui ne ruse pas, qui ne fraude pas, qui ne ment pas ? Cette disposition religieuse est inévitable. Elle sera féconde et salutaire. Par malheur, tout le monde s’empresse déjà de spéculer sur un pareil retour : il en est même qui avouent que ce Dieu restauré pourrait bien être un excellent instrument pour le pouvoir actuel. Quelle bonne fortune, en effet, pour plus d’un homme d’état, si cette France, fière, guerrière, révolutionnaire, philosophique, lasse enfin de tout et d’elle-même, consentait, sans plus de ferveur politique, à dire son chapelet dans la poussière, à côté de l’Italie, de l’Espagne, et de l’Amérique du Sud !

On nous dit : Vous attaquez le jésuitisme par mesure de prudence. Pourquoi le séparez-vous du reste du clergé ? Je ne sépare que ce qui veut être séparé. J’expose les maximes de l’ordre qui résume les combinaisons de la religion politique. Ceux qui, sans porter le nom de l’ordre, trempent dans les mêmes maximes, s’attribueront aisément dans mes paroles la part qui leur revient ; à l’égard des autres l’occasion leur est offerte de renier les ambitieux, de ramener les égarés, de condamner les calomniateurs.

Il est temps de savoir, à la fin, si l’esprit de la révolution française n’est plus qu’un mot banal dont il faut publiquement et officiellement se jouer. Le catholicisme, en se plaçant sous la bannière du jésuitisme, veut-il recommencer une guerre qui, déjà, lui a été funeste ? Veut-il être l’ami ou l’ennemi de la France ?

Ce qu’il y aurait de pis pour lui, serait de s’obstiner à montrer que sa profession de foi est, non-seulement différente, mais ennemie de la profession de foi de l’État. Dans ses institutions fondées sur l’égalité des cultes existants, la France professe, enseigne l’unité du christianisme, sous la diversité des églises particulières. Voilà sa confession, telle qu’elle est écrite dans la loi souveraine ; tous les Français appartiennent légalement à une même église sous des noms différents ; il n’y a ici désormais[1] de schismatiques et d’hérétiques que ceux qui, niant tout autre église que la leur, tout autre autorité que la leur, veulent l’imposer à toutes les autres, rejeter toutes les autres, sans discussion, et osent dire : Hors de mon église, il n’y a point de salut, lorsque l’État dit précisément le contraire. Ce n’a pas été un pur caprice, si la loi a brisé la religion de l’État. La France ne pouvait adopter pour la représenter, l’ultramontanisme qui, par son principe d’exclusion, est diamétralement l’opposé du dogme social et de la communauté religieuse, inscrits dans la constitution comme le résultat, non-seulement de la révolution, mais de toute l’histoire moderne. D’où il suit que, pour que les choses soient autrement, il faut de deux choses l’une, ou que la France renie sa communion politique et sociale, ou que le catholicisme devienne véritablement universel, en comprenant enfin ce qu’il se contente de maudire.

Ceux qui entrevoient les choses de plus loin ont, il faut l’avouer, une singulière espérance ; ils observent le travail qui s’accomplit dans les cultes dissidents ; en remarquant les agitations intestines de l’Église anglicane, grecque et du protestantisme allemand, ils s’imaginent que l’Angleterre, la Prusse, l’Allemagne, la Russie même, inclinent en secret de leur côté, et vont un jour, les yeux fermés, passer au catholicisme, tels qu’ils l’entendent. Rien, au fond, de plus puéril qu’une semblable imagination. Supposer que le schisme n’est qu’une fantaisie de quatre-vingt-dix millions d’hommes, qui va cesser par une nouvelle fantaisie d’orthodoxie, c’est une sorte de folie chez ceux qui prétendent posséder seuls la confidence de la Providence dans le gouvernement de l’histoire. Si le protestantisme s’accommode de certains points de la doctrine catholique, se persuade-t-on en réalité que ce soit simplement pour se renier et se livrer, sans conditions réciproques ? Il s’assimile, cela est vrai, diverses parties de la tradition universelle ; mais, par ce travail de conciliation, il fait absolument l’opposé de ceux qui parmi nous ne songent qu’à exclure, interdire, anathématiser. Il s’agrandit à mesure que les nôtres se rappetissent ; et si jamais la conversion s’opérait, je prédis à nos ultramontains qu’ils seront plus embarrassés des convertis qu’ils ne le sont aujourd’hui des schismatiques.

Ils demandent la liberté pour tuer la liberté. Accordez-leur cette arme, je ne m’y oppose pas ; elle ne tardera pas à se retourner contre eux. Ouvrez-leur, si vous voulez, toutes les barrières ; c’est le moyen de mieux trancher la question, et ce moyen ne me déplaît pas. Qu’ils soient partout ; qu’ils envahissent tout ; après quoi dix ans ne se passeront pas sans qu’ils soient chassés pour la quarantième fois avec le gouvernement qui aura été ou qui seulement aura semblé être leur complice ; c’est à vous de savoir si c’est là ce que vous voulez faire.

Dans cette lutte que l’on prétend réveiller à tout prix entre l’ultramontanisme et la révolution française, pourquoi le premier est-il toujours et nécessairement vaincu ? parce que la révolution française, dans son principe, est plus véritablement chrétienne que l’ultramontanisme, parce que le sentiment de la religion universelle est désormais plutôt en France qu’à Rome. La loi sortie de la révolution française a été assez large pour faire vivre d’une même vie ceux que les partis religieux tenaient séparés à l’extérieur. Elle a concilié en esprit et en vérité ceux que l’ultramontanisme voulait diviser éternellement ; elle a fait des frères de ceux dont il faisait des sectaires ; elle a relevé ce qu’il condamne ; elle a consacré ce qu’il proscrit ; où il ne veut que l’anathème de l’ancienne loi, elle a mis l’alliance de l’Evangile ; elle a effacé les noms de huguenots et de papistes pour ne laisser subsister que celui de chrétiens ; elle a parlé pour les peuples et pour les faibles, quand il ne parlait que pour les princes et les puissants. C’est-à-dire, que la loi politique, toute imparfaite qu’elle puisse être, s’est trouvée à la fin plus conforme à l’Evangile que les docteurs qui prétendent parler seuls au nom de l’Evangile. En rapprochant, confondant, unissant dans l’État les membres opposés de la famille du Christ, elle a montré plus d’intelligence, plus d’amour, plus de sentiment chrétien que ceux qui depuis trois siècles ne savent que dire Racca à la moitié de la chrétienté.

Tant que la France politique conservera cette position dans le monde, elle sera inexpugnable à tous les efforts de l’ultramontanisme, puisque, religieusement parlant, elle lui est supérieure ; elle est plus chrétienne que lui puisqu’elle est plus près que lui de l’unité promise ; elle est plus catholique que lui, puisqu’encore une fois son principe plus étendu, rassemble le grec et le latin, le luthérien et le calviniste, le protestant et le romain, dans un même droit, un même nom, une même vie, une même cité d’alliance. La France a placé la première son drapeau, hors des sectes, dans l’idée vivante du christianisme. C’est la grandeur de la révolution ; elle ne sera précipitée que si, infidèle à ce dogme universel, elle rentre comme quelques personnes l’y invitent dans la politique sectaire de l’ultramontanisme. Mais, pour appuyer tant d’orgueil, que l’on me montre au moins un seul point de la terre où la politique étroitement catholique, ne soit battue et renversée par les faits. En Europe, en Orient, dans les deux Amériques, il suffit de lever cette bannière pour que la décadence physique et morale s’ensuive tout aussitôt. Quand la France, au commencement du siècle, a dominé le monde, était-ce au nom de l’ultramontanisme ? est-ce du moins lui qui l’a vaincue ? Ce n’est pas même le drapeau de l’Autriche qui ne déchaîne son église que loin d’elle pour achever les provinces conquises. L’Italie, l’Espagne, le Portugal, le Paraguay, la Pologne, l’Irlande, la Bohême ; tous ces peuples perdus à la suite de la même politique, est-ce leur sort qui vous fait envie ? parlons franchement. Voilà assez d’holocaustes sur un autel qui ne sauve plus personne.


  1. Voyez l’appendice.