Des Jésuites/Réactions du passé

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IIe LEÇON.

RÉACTIONS DU PASSÉ. Des revenants. Perindè ac cadaver.
[4 mai 1843.]


On a dit que je défendais, on a dit que j’attaquais. Ni l’un, ni l’autre… J’enseigne.

Le professeur d’histoire et de morale a droit d’examiner la plus grave question de la philosophie et de l’histoire : Ce que c’est qu’organisme et mécanisme, en quoi diffère l’organisme vivant du mécanisme stérile.

Question grave, en ce moment surtout où la vie semble faiblir, où la stérilité nous gagne, où l’Europe, tout occupée naguère d’imiter la France, de contrefaire ou traduire la France, s’étonne de voir que nous allons produisant de moins en moins.

J’ai cité un exemple illustre de mécanisme, puissant pour l’action, impuissant pour la production, l’ordre des jésuites, qui, dans une existence de trois siècles, n’a pu donner un seul homme, un seul livre de génie.

Les jésuites appartiennent, autant que les templiers, au jugement de l’histoire. C’est mon droit et mon devoir de faire connaître ces grandes associations. J’ai commencé par les templiers dont je publie le Procès ; j’arrive aux jésuites.

Ils ont imprimé avant-hier, dans leur journal, que j’attaquais le clergé ; c’est tout le contraire. Faire connaître les tyrans du clergé, qui sont les jésuites, c’est rendre au clergé le plus grand service, préparer sa délivrance. Nous ne confondons nullement les tyrans et les victimes. Qu’ils n’espèrent pas se cacher derrière ce grand corps qu’ils compromettent en le poussant dans la violence, lorsqu’il ne voudrait que la paix.

Les jésuites sont, je l’ai dit, une formidable machine de guerre, inventée dans le plus violent combat du seizième siècle, employée comme une ressource désespérée, dangereuse pour ceux qui s’en servent… Il y a un lieu où l’on sait cela parfaitement, c’est Rome, et voilà pourquoi les cardinaux ont dit[1] et diront toujours au conclave, quand on propose un jésuite : Dignus, sed jesuita. Ils savent que l’ordre, au fond, s’adore lui-même… C’est la foi des Templiers.

Le christianisme n’a pu améliorer le monde qu’en s’y mêlant. Dès lors il a dû en subir les tristes nécessités, la plus triste de toutes, la guerre. Il s’est fait guerrier par moment, lui qui est la paix ; c’est-à-dire que dans ces moments il se faisait anti-chrétien.

Les machines de guerre, sorties ainsi, par un étrange miracle, de la religion de la paix, se trouvant en contradiction flagrante avec leur principe, ont présenté dès leur naissance un caractère singulier de laideur et de mensonge ; combien plus, à mesure qu’elles s’éloignaient des circonstances qui les avaient fait naître, des nécessités qui pouvaient en expliquer la naissance ! De plus en plus en désaccord avec le monde qui les entourait, qui avait oublié leur origine et n’était frappé que de cette laideur, elles inspiraient une répugnance instinctive ; le peuple en avait horreur, sans savoir pourquoi.

Toute apparition du monde trouble et violent des anciens âges dans notre monde moderne, inspire même répugnance. Les fils aînés du limon qui jadis possédaient seuls le globe, couvert d’eau et de brouillard, et qui aujourd’hui pétrissent de leurs membres équivoques la fange tiède du Nil, semblent une réclamation du chaos qui voudrait nous ressaisir[2].

Dieu, qui est la beauté, n’a pas créé de laideur absolue. La laideur est un passage inharmonique.

Il y a laideur et laideur. L’une qui veut être moins laide, s’harmoniser, s’ordonner, suivre le progrès, suivre Dieu… L’autre qui veut être plus laide, et qui, à mesure que le monde s’harmonise, aspire à l’ancien chaos.

De même, dans l’histoire et dans l’art, on sympathise avec les formes laides qui voudraient leur changement. « Expecto, Domine, donec veniat immutatio mea… » Voyez dans nos cathédrales ces misérables figures accroupies qui, sous le poids d’un pilier énorme, tâchent pourtant de lever la tête ; c’est l’aspiration visible du triste peuple d’alors. Vous le retrouvez, au quinzième siècle, laid et grimaçant, mais intelligent, avisé[3] ; à travers cette laideur, vous pressentez l’harmonie moderne.

La laideur odieuse, incurable, celle qui choque les yeux, encore plus le cœur, c’est celle qui accuse la volonté de rester telle, de ne pas se laisser améliorer aux mains du grand artiste qui va sculptant son œuvre à jamais.

Ainsi, quand le christianisme est vainqueur, les dieux païens aiment mieux fuir. Ils vont chercher les forêts ; ils vivent là farouches et de plus en plus sauvages ; les vieilles femmes cabalent pour eux sur la bruyère de Macbeth. Le moyen âge regarde cette tendance obstinée vers le passé, cet effort d’aller en arrière, lorsque Dieu mène en avant, il le regarde comme le mal suprême, et il l’appelle le Diable.

Même horreur pour les Albigeois, lorsque ceux-ci, qui se disaient chrétiens, renouvelèrent la dualité persane, manichéenne, comme, si en plein christianisme, Arimane était revenu s’asseoir à côté de Dieu.

Moins grossier, mais non moins impie, semble avoir été le mystère du Temple.

Étrange religion de soldats moines qui, dans leur mépris des prêtres, semblent avoir mêlé les superstitions des anciens gnostiques et des musulmans, ne voulant plus de Dieu que le Saint-Esprit, l’enfermant avec eux dans le secret du Temple, le gardant pour eux. « Leur vrai Dieu devint l’ordre même. Ils adorèrent le Temple et les Templiers, comme temples vivants… Leurs symboles exprimèrent le dévouement aveugle, l’abandon complet de la volonté. L’ordre, se serrant ainsi, tomba dans une farouche religion de soi-même, dans un satanique égoïsme. Ce qu’il y a de souverainement diabolique dans le diable, c’est de s’adorer. »

Ainsi, cet instrument de guerre que l’Église s’était créé pour le besoin des Croisades, tourna si bien dans ses mains, que lorsqu’elle croyait le diriger, elle en sentit la pointe au cœur… Toutefois le péril fut moindre en ce que cette création bâtarde du moine-soldat, avait peu de vitalité hors de la croisade, qui l’avait fait naître.

La bataille du seizième siècle créa une milice bien plus dangereuse. Au moment où Rome est attaquée dans Rome même par les livres de Luther et les armes de Frondsberg, il lui vient d’Espagne un vaillant soldat qui se voue à la servir, un homme d’enthousiasme et de ruse… Elle saisit ce glaive dans son péril, et si vivement, avec tant de confiance, qu’elle en jette le fourreau. Elle remet tout pouvoir au général des jésuites, s’interdisant de leur donner jamais, même sur leur demande, de priviléges contraires à leur institut (Nullius momenti habenda sunt, etiamsi à Sede apostolica sint concessa). Le pape ne changera rien, et le général avec l’assemblée de l’ordre, changera ce qu’il voudra, selon les lieux et les temps.

Ce qui fit la force et la légitimité de l’ordre à son apparition, c’est qu’il soutint contre les protestants qui exagéraient l’influence divine, que l’homme est libre pourtant.

Maintenant quel usage fera-t-il de cette liberté ? Il la remettra aux jésuites ; il l’emploiera à obéir, et il croira juste tout ce qui lui sera commandé[4] : il sera dans la main des supérieurs, comme un bâton dans la main d’un vieil homme qui en fait tout ce qu’il veut, il se laissera pousser à droite, à gauche, comme un cadavre : PERINDE AC CADAVER.

A l’appui de cette doctrine d’obéissance et de tyrannie, la délation est autorisée par le fondateur lui-même.

Ses successeurs organisent la grande scolastique morale, ou casuistique, qui trouve pour toute chose un distinguo, un nisi… Cet art de ruser avec la morale, fut la force principale de leur Société, l’attrait tout-puissant de leur confessionnal. La prédication fut sévère, la direction indulgente. Là se conclurent d’étranges marchés entre la conscience malade des grands de ce monde, et la direction toute politique de la Société.

Le moyen le plus efficace de conversion et qui fut dès lors trouvé, appliqué, par les jésuites, ce fut d’enlever les enfants, pour forcer les parents à se convertir… Nouveau moyen, et bien ingénieux, auquel Néron et Dioclétien n’avaient pas pensé.

Un seul fait. Vers 1650, une grande dame du Piémont, très-mondaine, très-passionnée, se trouvait au lit de mort ; elle était assistée de ses confesseurs jésuites, et pourtant, peu rassurée. Dans ce grave moment, elle se souvint de son mari qu’elle n’avait pas vu depuis longtemps, elle le fit venir et lui dit : « J’ai beaucoup péché (peut-être envers vous), j’ai beaucoup à expier, je crois mon âme en péril. Aidez-moi, et jurez que vous emploierez tous les moyens, le fer et le feu, pour convertir les Vaudois. » Le mari, brave militaire, jura, et n’épargna aucun moyen militaire ; mais rien n’y faisait. Les jésuites, plus habiles, imaginèrent alors d’enlever les enfants ; on était sûr que les mères suivraient[5]

Ce moyen, sous la même influence, fut largement appliqué, lors de la révocation de l’Édit de Nantes. Louis XIV y répugnait ; mais madame de Maintenon qui n’avait pas d’enfant, lui fit entendre que rien n’était mieux imaginé, ni plus efficace… Les cris des mères ont monté au ciel !

Si nous répugnons, nous aussi, à mettre nos enfants dans les mains de ceux qui les premiers conseillèrent ces enlèvements d’enfants, il faut peu s’en étonner. L’éducation mécanique que donnent les Jésuites, cultive peut-être l’esprit, mais en brisant l’âme. On peut savoir beaucoup, et n’en pas moins être une âme morte : Perindè ac cadaver.

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Il y a aussi une chose qui doit mettre en défiance. Ce que sont les jésuites aujourd’hui, et ce qu’ils font, qui le sait ?… Ils ont plus que jamais une existence mystérieuse.

Nous aurions droit de leur dire : La partie n’est pas égale entre vous et nous. Nous livrons toutes nos pensées au public, nous vivons dans la lumière. — Vous, qui vous empêche de dire oui, le matin, non le soir ?

On sait ce que nous faisons. Nous travaillons bien ou mal. Chaque jour, nous venons tout apporter ici, notre vie, notre propre cœur… Nos ennemis peuvent y mordre.

Et il y a déjà longtemps (simples que nous sommes et laborieux) que nous les nourrissons de notre substance. Nous pouvons leur dire, comme dans le chant grec le blessé dit au vautour : « Mange, oiseau, c’est la chair d’un brave ; ton bec croîtra d’une coudée. »

Car enfin, voyez vous-mêmes, de quoi vivez-vous dans votre grande pauvreté ?

La langue même que vous avez dans la bouche, avec laquelle vos avocats attaquent J.-J. Rousseau, c’est la langue de Rousseau, autant qu’ils peuvent… Rhétorique, raisonnement, peu d’observation des faits.

Le spiritualisme chrétien, qui l’a relevé il y a vingt ans, est-ce vous ? oseriez-vous le dire ?

La ferveur pour le moyen âge, qui l’a ramenée dans le public, est-ce vous ? oseriez-vous le dire.

Nous avons loué le passé, saint Louis, saint Thomas, même Ignace de Loyola… Et vous êtes venus dire : Je suis Loyola… Non ! pas même Loyola… Un homme de génie n’eût pas fait aujourd’hui ce qu’il fit alors…

Cette église même, où vous prêchez, elle était là depuis des siècles et vous ne saviez pas la voir… Il a fallu qu’on vous la montrât, qu’on vous fît découvrir les tours de Notre-Dame, et alors vous vous y êtes glissés, que Notre-Dame le voulût ou non ; vous en avez fait une place de guerre, et vous avez mis vos batteries sur les tours, sur cette maison de paix…

Eh bien ! qu’elle juge elle-même cette maison, entre vous et nous, quels sont les vrais successeurs des hommes qui l’ont bâtie ?

Vous, vous dites que tout est fini, vous ne voulez pas qu’on ajoute. Vous trouvez les tours assez hautes… Elles le sont bien assez pour y asseoir vos machines.

Nous, nous disons qu’il faut toujours bâtir, mettre œuvre sur œuvre, et des œuvres vives, que Dieu créant toujours, nous devons suivre, comme nous pourrons, et créer aussi…

Vous vouliez qu’on s’arrêtât… et nous avons poursuivi… Malgré vous, nous avons, au dix-septième siècle, découvert le ciel (comme la terre au quinzième) ; vous vous êtes indigné, mais il vous a bien fallu reconnaître cet immense accroissement de la religion. — Avant le droit des gens, qui a mis la paix dans la guerre même, avant l’égalité civile, le christianisme lui-même était-il réalisé ? — Qui a ouvert ces grandes voies ? Le temps moderne que vous accusez. — L’égalité politique, dont vous commencez à savoir le nom, pour l’employer contre nous, ce sera encore une pièce, que nous ajouterons à notre grande construction… Nous sommes des maçons, des ouvriers, laissez-nous bâtir, laissez-nous poursuivre de siècle en siècle, l’édification de l’œuvre commune, et sans nous lasser jamais, exhausser de plus en plus l’éternelle Église de Dieu !

Cette leçon fut troublée par quelques signes d’une insolente désapprobation. Les individus qui se les permirent, soulevèrent l’indignation de tout l’auditoire ; reconnus à la sortie du cours, ils furent poursuivis par les huées de la foule.

Le mercredi suivant, M. Quinet, dans une leçon qui restera, établit notre droit, le droit de la liberté du professeur. Les journaux se déclarèrent successivement pour nous (le National et le Constitutionnel, le 5 mai ; les Débats, le 13 ; la Revue des deux Mondes, le 15 ; le Courrier, le 17 ; la Revue indépendante, le 25). Le Siècle reproduisit les leçons de M. Quinet, et les miennes.

Une nouvelle revue dont le premier numéro parut le 15 mai, en donna des extraits (Journal de la liberté religieuse, dirigé par M. Goubault) ; des fragments considérables furent insérés par divers journaux des départements et de l’étranger : Journal de Rouen, Écho de Vésone, Courrier de Lyon, Espérance, Helvétie, Courrier Suisse, etc., etc.

Le jeudi 11 mai, plusieurs de mes collègues et de mes plus illustres amis, français et étrangers, voulurent, en quelque sorte, protester par leur présence contre ces indignes attaques, et me firent l’honneur d’entourer ma chaire.


  1. Au sujet du cardinal jésuite Bellarmin.
  2. « Le serpent du vieux limon se présente aimable, luisant, écaillé, ailé : « Voyez mes belles écailles, et mes ailes, montez sur mon dos, volons ensemble à la lumière ! » — « Quoi ! avec ce ventre de reptile, vous promettez de voler ! c’est vous, chauve-souris, qui me menez au soleil ?… Arrière ! monstres chimériques, arrière, mensonges vivants !… Sainte lumière, viens à mon aide, contre les fantômes du chaos, et l’engloutissement de la vieille nuit ! »
  3. Voyez la statue de la fille de Jean Bureau à Versailles.
  4. …Obedientia, tum in executione, tum in voluntate, tum in intellectu, sit in nobis semper ex omni parte perfecta… omnia justa esse nobis persuadendo. Constit. p. 123, in-12, Romæ, in collegio Societatis, 1583.
  5. L’édit de Turin, 1655, constate cette chose effroyable, par l’adoucissement même qu’il y met : Défense d’enlever les garçons avant douze ans, les filles avant dix.