Des Jésuites/Machinisme moderne

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Ire LEÇON.

MACHINISME MODERNE. Du machinisme moral.
[27 avril 1843.]


Dans cette première leçon (de la seconde partie de mon cours), je posai d’abord un fait grave ; c’est que depuis 1834, au milieu d’un immense accroissement de production matérielle, la production intellectuelle a considérablement diminué d’importance.

Ce fait, moins remarqué ici, l’est parfaitement de nos contrefacteurs étrangers qui se plaignent de n’avoir presque rien à contrefaire.

De 1824 à 1834, la France les a richement alimentés. Elle a produit dans cette période les monuments littéraires qui font sa gloire devant l’Europe ; et non-seulement des monuments isolés, mais de grands ensembles d’ouvrages, des cycles d’histoires, de drames, de romans, etc.

Dans les dix années suivantes, on a imprimé tout autant et davantage, mais peu d’ouvrages importants. Les livres même de quelque étendue ont paru d’abord découpés, en articles, en feuilletons ; feuilletons ingénieux, découpures brillantes, mais peu de pensées d’ensemble, peu de grandes compositions.

Ce qui a le plus occupé la presse, ce sont les réimpressions, les publications de manuscrits, de documents historiques, les livres pittoresques à bon marché, sorte de daguerréotypes qui reproduisent en pâles images tout ce qu’on met devant eux.

La rapidité singulière avec laquelle tout cela passe sous nos yeux, se remplaçant, s’effaçant, laissant à peine une trace, ne permet pas de remarquer que dans ces mille objets mobiles, la forme varie très-peu.

Un observateur attentif, et curieux de comparer ses souvenirs, verrait ces prétendues nouveautés revenir périodiquement ; il les ramènerait sans peine à un petit nombre de types, de formules, que l’on emploie tour à tour. Nos rapides improvisateurs sont obligés, le temps manquant, de recourir à ces formules ; c’est comme une grande mécanique, dont ils jouent d’une main légère.

Le génie mécanique qui a simplifié, agrandi la vie moderne, dans l’ordre matériel, ne s’applique guère aux choses de l’esprit, sans l’affaiblir et l’énerver. De toutes parts je vois des machines intellectuelles qui viennent à notre secours[1], pour nous dispenser d’étudier et de réfléchir, des Dictionnaires qui permettent d’apprendre chaque chose isolée, hors des rapports qui l’éclairent, des Encyclopédies où toute science, scindée en menues parcelles, gît comme une poussière stérile, des Abrégés qui vous résument ce que vous n’avez point appris, vous font croire que vous savez, et ferment la porte à la science.

Vieilles méthodes, et fort inférieures à l’idée de Raimond Lulle. A la fin du moyen âge, il trouva les Scolastiques, qui, sur un thème tout fait, s’épuisaient en déductions. Si le thème est fait, dit-il, si la philosophie est faite, la religion, la science, il suffit de bien ordonner ; des principes aux conséquences, les déductions se tireront d’elles-mêmes. Ma science sera comme un arbre ; on suivra des racines aux branches, des branches aux feuilles, allant du général à l’espèce, à l’individu, et de là, en sens inverse, on retournera aux profondes racines des principes généraux. »… Il le fit, comme il le disait ; avec cet arbre si commode, on ne cherchait plus, tout était devenu facile… Seulement, l’arbre fut un arbre sec, qui n’eut jamais ni fruit, ni fleur.

Au seizième siècle, autre tentative de machinisme, et plus hardie. On se battait pour la religion ; un vaillant homme, Ignace de Loyola, comprit la religion elle-même comme machine de guerre, la morale, comme mécanique. Ses fameux Exercices sont un manuel de tactique religieuse, où la milice monastique se dresse à certains mouvements ; il y donna des procédés matériels pour produire ces élans du cœur, qu’on avait toujours laissés à la libre inspiration ; ici, l’on prie, là, on rêve, puis l’on pleure, etc.

Admirable mécanique, où l’homme n’est plus qu’un ressort qu’on fait jouer à volonté. Seulement, ne demandez rien que ce qu’une machine peut produire ; une machine donne de l’action, mais nulle production vivante, à la grande différence de l’organisme animé, qui non-seulement agit, mais produit des organismes animés tout comme lui. La mécanique des Jésuites a été active et puissante ; mais elle n’a rien fait de vivant ; il lui a manqué constamment ce qui, pour toute société, est le plus haut signe de vie, il lui a manqué le grand homme… Pas un homme en trois cents ans !

Quelle est la nature du jésuite ? Aucune ; il est propre à tout : une machine, un simple instrument d’action, n’a pas de nature personnelle.

La machine a sa loi, la fatalité, comme la liberté est la loi de l’âme. Comment donc les Jésuites parlent-ils de la liberté ? En quoi les regarde-t-elle ?

Remarquez le double langage qu’ils nous tiennent aujourd’hui. Ils sont le matin pour la liberté, le soir pour l’autorité.

Dans leurs journaux qu’ils donnent et sèment dans le peuple, ils ne parlent que de liberté, et ils voudraient persuader que la liberté politique est possible sous la tyrannie religieuse… Cela est dur à croire, difficile à faire croire à des gens qui, pour les chasser, ont chassé hier une dynastie (Mouvements en sens divers), et qui en chasseraient dix, s’il le fallait encore.

Dans les salons, avec les grandes dames qu’ils dirigent, ce n’est plus cela ; ils redeviennent tout à coup les amis du passé, les vrais fils du moyen âge.

Et moi aussi, leur dirai je, je suis un peu du moyen âge, j’y ai vécu longues années, et je reconnais bien les quatre mots d’art chrétien que les nôtres viennent de vous apprendre… Mais permettez encore que je vous regarde au visage ; si vous êtes vraiment les fils de ce temps-là, apparemment vous lui ressemblez.

Ce temps était fécond, et tout en se croyant, dans son humilité, inactif et impuissant, il créait toujours. Il a bâti, comme en rêve, je ne sais combien de poëmes, de légendes, d’églises, de systèmes… D’où vient donc, si vous en êtes, que vous ne produisez rien ?

Ce moyen âge, que vous nous montrez volontiers dans une immobilité idiote, ne fut que mouvement et transformation féconde, pendant quinze cents ans. [Je supprime ici un long développement.] La libre végétation qui lui fut particulière, n’a rien de commun avec l’action sèche et dure des mécaniques[2]. S’il n’avait eu d’autre action, il n’eût rien produit de vivant ; il aurait été stérile… Et vous lui ressembleriez.

Non, vous n’êtes pas du passé ! Non, vous n’êtes pas du présent !

Êtes-vous ? Non, vous avez l’air d’être… Pur accident, simple phénomène. Nulle existence. Ce qui est vraiment, produit.

Si vous veniez, vous qui n’êtes point, qui ne faites rien, qui ne ferez rien, nous conseiller de ne rien faire, d’abdiquer notre activité, de nous remettre à vous, au néant, nous répondrions : « Il ne faut pas que le monde meure encore ; qu’on soit mort, à la bonne heure ; est-ce un droit pour exiger que le reste soit mort aussi ? »

Si l’on insiste, si l’on veut que vous soyez quelque chose, j’accorderai que vous êtes une vieille machine de guerre[3], un brûlot de Philippe II, de l’invincible Armada… Quiconque y monte, y périt, et Philippe II, et Charles X, et quiconque y montera.

Nés du combat, vous restez fidèles à votre naissance. Vos œuvres ne sont que des disputes, des discours scolastiques et polémiques, c’est-à-dire des négations… Nous travaillons, vous combattez ; des deux voies, laquelle est chrétienne ?

Milites (c’est votre nom), remettez votre épée dans le fourreau… Beati pacifici !

Faites comme nous faisions avant que vous ne vinssiez nous troubler, travaillez tranquillement. Alors seulement, vous comprendriez le christianisme et le moyen âge, dont vous vous doutez si peu.

A qui adressé-je ce conseil, qui n’est pas d’un ennemi ? A la Société ? Non, elle se vante de ne pas changer, de ne s’améliorer jamais[4]… Je parle à tel infortuné, que je vois d’ici en pensée, qui peut-être se sent, trop tard, entré dans la voie sans retour, et pleure en secret d’avoir épousé la mort.

La fin de cette leçon fut reproduite à mon insu par la Patrie le soir même, et le lendemain (28 avril) par le Siècle. — J’ignorais alors la part active que la Presse allait prendre à cette lutte.

J’ignorais (ce qui peut sembler étrange, mais n’en est pas moins exact) que mon ami, M. Quinet, ayant conduit son cours jusqu’au milieu du seizième siècle, dût traiter de la littérature des Jésuites. Encore moins avais-je connaissance de l’article que M. Libri inséra dans la Revue des Deux-Mondes, trois jours après ma leçon (1er mai).

Ce qui peut-être surprendra davantage, c’est que je n’avais pas lu une ligne de tout ce qu’on avait écrit contre moi. C’est après ma seconde leçon, qu’un de mes anciens élèves, m’apporta le Monopole universitaire.


  1. Objection contre ces genres d’ouvrages, et non contre tel ouvrage où les auteurs ont montré un esprit original et profond.
  2. Le symbolisme vivant du moyen âge, qui toujours allait changeant sous une forme immobile en apparence, ressemblait en cela à toute chose vivante, à la plante par exemple qui change si doucement qu’on croit que rien n’a changé. Rien de plus étranger à la méthode artificielle, voulue, raisonnée, qui prémédite l’enthousiasme et mécanise la foi.
  3. Trois ans après la Saint-Barthélemi, Grégoire XIII, qui avait remercié le ciel de cet heureux événement, accorda aux Jésuites tous les priviléges que les papes avaient accordés ou accorderaient jamais (concessis et concedendis) à toutes personnes ecclésiastiques, séculières ou régulières. De là leur prétention de représenter toute l’Église, conformément à ce nom ambitieux de Société de Jésus. — Ils en sont la dangereuse contrefaçon. Ils prennent hardiment dans toutes les règles antérieures, copient saint Benoît, saint Dominique, saint François. Allez voir ensuite les originaux, vous trouvez que les textes empruntés avaient un autre sens, tout religieux et poétique, et qui n’a rien à voir avec la police de ceux-ci… Effet bizarre et ridicule, comme d’une ordonnance de police qui irait chercher ses motifs dans la Divine comédie. V. plus bas les notes de la p. 57 et de la p. 70.
  4. On sait le mot du général : Sint ut sunt, aut non sint.