Descartes (Fouillée)/Introduction

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 5-24).

INTRODUCTION

L’HOMME

Ce n’est point un vain orgueil national, c’est une légitime ambition qui fait que chaque peuple, par ses savants et ses philosophes, prétend avoir contribué pour la meilleure part au mouvement d’idées qui emporte le monde. « Votre nation, disait Hegel à Victor Cousin, a fait assez pour la philosophie en lui donnant Descartes. » Et il écrivait dans son histoire de la philosophie : « Descartes est le vrai fondateur de la philosophie moderne, en tant qu’elle prend la pensée pour principe. L’action de cet homme sur son siècle et sur les temps nouveaux ne sera jamais exagérée. C’est un héros ; il a repris les choses par les commencements. » Faut-il encore citer le témoignage des étrangers, moins suspect peut-être que celui des compatriotes de Descartes ? Selon un des premiers savants de l’Angleterre, Huxley, il y a deux sortes de grands hommes : les uns sont des miroirs vivants de leur époque, et, comme on l’a dit de Voltaire, expriment mieux que personne les pensées de tout le monde ; d’autres, bien plus grands, expriment les pensées qui, deux ou trois siècles plus tard, seront les pensées de tous : « C’est un de ceux-ci que fut Descartes. Considérez n’importe laquelle parmi les plus capitales productions des temps modernes, soit dans la science, soit dans la philosophie, vous trouverez que le fond de l’idée, sinon la forme même, fut présent à son esprit. »

Si c’est pour un peuple une condition de vitalité que d’avoir le culte de ses gloires et de retremper sans cesse son génie dans les œuvres de ses grands hommes, la France ne saurait trop souvent reporter ses souvenirs vers celui qui, dans le domaine de la pensée, fut peut-être le plus grand de tous les Français. Supposez que Descartes fût né en Allemagne ; on célébrerait son centenaire par des fêtes triomphales, comme on y célèbre Leibniz et Kant. Les commentaires de son œuvre, sans cesse renaissants, y formeraient, comme ceux de l’œuvre kantienne, une véritable bibliothèque. En un mot, il continuerait d’être un des perpétuels éducateurs et initiateurs de l’esprit national. En France, nous sommes plus sobres et d’honneurs et de commentaires. Faut-il donc réserver les longs travaux seulement pour la l’évolution de 1789 et pour Napoléon, sans se souvenir que Descartes, lui aussi, a fait une révolution, avant-courrière de l’autre, et livré ce qu’il appelait les « grandes batailles » ? Quoiqu’il semble, au premier abord, que tout ait été dit sur la philosophie cartésienne et sur ses destinées, nous croyons qu’il est toujours utile de ramener l’attention des philosophes et des savants vers ceux qui ont montré le but à atteindre et donné l’exemple des grands élans. Le progrès même des connaissances, à notre époque, nous expose à nous perdre dans les détails de l’analyse et dans des études spéciales qui rétrécissent nos perspectives. La fréquentation des génies nous ramènerait sur les sommets, devant les espaces infinis, d’où l’on entrevoit les premières lueurs des vérités avant même qu’elles soient levées sur l’horizon.

I. — « Le Breton Abailard, le Breton Descartes », disait Victor Cousin. Le fait est que René Descartes n’avait rien de breton : toute sa famille, de robe et d’épée, était du Poitou et de la Touraine. Son père, conseiller au parlement de Bretagne, ne venait à Rennes que pendant le semestre où ses fonctions l’y appelaient. René Descartes naquit, comme on sait, dans une petite ville de la Touraine, entre Tours et Poitiers, à la Haye, l’an 1596, le dernier jour de mars. L’affection maternelle lui manqua. Sa mère était morte, d’une maladie de poitrine, quelques jours après l’avoir mis au monde. Il avait hérité d’elle, dit-il, une toux sèche et une couleur pâle, « que j’ai gardée, jusqu’à l’âge de vingt ans, et qui faisait que tous les médecins qui m’ont vu avant ce temps me condamnaient à mourir jeune ». Son père, avec l’aide d’une nourrice pour laquelle Descartes se montra toujours reconnaissant et généreux, employa ses soins à fortifier cette santé trop chancelante. Jusqu’à l’âge de huit ans, on l’abandonna presque à lui-même et à ses jeux, sans vouloir surcharger son esprit de connaissances précoces.

Déjà pourtant il se montrait d’un caractère réfléchi, curieux, demandant le pourquoi de toutes choses, si bien que son père l’appelait son « petit philosophe ». À l’âge de huit ans, on l’envoie au collège de la Flèche, avec l’esprit encore frais et vif. À son extrême curiosité il joignait la seconde qualité du philosophe : une grande imagination, nécessaire à ces constructions idéales qui font de la métaphysique une poésie de la vérité. Il commença d’ailleurs, nous dit-il, par être « amoureux de la poésie » ; il conserva toujours ce goût, et ses derniers écrits furent des vers, composés pour les fêtes qui, à Stockholm, suivirent la paix de Munster. À la Flèche, en raison de sa faible santé, Descartes restait au lit le matin plus longtemps que les autres élèves et employait son temps à méditer ; il garda toute sa vie l’habitude d’étudier et même d’écrire dans son lit après le repos de la nuit. Et il dormait le plus longtemps qu’il pouvait. Il recommanda toujours une certaine paresse, jointe à un travail modéré, mais régulier, comme nécessaire à la production intellectuelle. S’il avait été témoin de notre surmenage, il aurait répété que quelques heures par jour bien employées sont préférables à cette fièvre de travail machinal. Ce fut surtout pendant sa dernière année de collège qu’il s’enfonça dans les études philosophiques et scientifiques. « J’avais appris, dit-il, tout ce que les autres apprenaient, et même, ne m’étant pas contenté des sciences qu’on nous enseignait, j’avais parcouru tous les livres traitant de celles qu’on estime les plus curieuses et les plus rares, qui avaient pu tomber entre mes mains. » Ce renseignement est propre à restreindre ce qu’il dit ailleurs, qu’il connaissait peu les livres. Il est vrai que plus tard il lisait rarement ; il n’avait guère de livres dans sa bibliothèque que ceux qui lui étaient adressés.

C’est surtout aux mathématiques qu’il se plaisait alors, « à cause de l’évidence de leurs raisons ». Il ne remarquait point encore, dit-il, leur véritable usage, qui est de servir non pas seulement aux « arts mécaniques », mais à l’intelligence de l’univers. La géométrie n’en laissa pas moins dans son esprit ce type d’intelligibilité et de certitude auquel il devait à la fin ramener toutes les autres sciences. À dix-sept ans. Descartes se rend à Paris ; son seul mentor était son valet de chambre. Il mène d’abord joyeuse vie, se plaisant surtout au jeu, où il fut bientôt, comme Pascal, habile à juger de toutes les combinaisons. Bientôt ressaisi par la passion de l’étude, il disparaît, devient invisible à ses amis, qui le croient en Bretagne. Son biographe Baillet prétend qu’il était caché dans un faubourg de Paris. Le fait est qu’il étudiait le droit à Poitiers, où M. Beaussire a retrouvé, sur les registres de la faculté, aux dates des 9 et 10 novembre 1616, la mention de ses examens : Nobilissimus dominus Renatius Descartes,… creatus fuit baccalaureus in utroque jure… L’année suivante, il se résolut à ne plus chercher d’autre science « que celle qu’il trouverait en lui-même ou bien dans le grand livre du monde ». Il s’engage comme volontaire en Hollande, sous le prince Maurice de Nassau. L’instinct belliqueux que Descartes avait alors n’était, dit-il, que « l’effet d’une chaleur de foie qui s’éteignit dans la suite ». Plus tard il avait de la peine à donner place au métier de la guerre parmi les « professions honorables », en voyant que « l’oisiveté et le libertinage sont les deux principaux motifs qui y portent aujourd’hui la plupart des hommes ». Pour lui, il voulait surtout s’instruire, voyager en sécurité à travers toutes sortes de pays, étudier les mœurs des nations les plus diverses, enfin entrer en relation avec les savants du monde entier. Pendant qu’il se trouve à Bréda, il voit un grand concours de gens arrêtés devant une affiche en flamand. Il prie un de ses voisins de lui expliquer en latin ou en français ce qu’elle contient. Le voisin complaisant la traduit en latin : c’est un problème de géométrie dont on défie de trouver la solution. Ce traducteur, voulant se moquer du jeune officier, lui demande de lui apporter le lendemain la réponse désirée. Il n’était autre que le principal du collège de Dordrecht, un mathématicien éminent, Isaac Beeckman. Le lendemain. Descartes apporte la solution demandée. Frappé de son savoir, Beeckman lui offre son amitié. C’est pour Beeckman que Descartes écrivit son traité sur la musique. un art que le jeune savant devait toujours aimer.

Au bout de deux ans, Descartes quille la Hollande pour l’Allemagne et prend part, dans les armées de l’électeur de Bavière, aux premières luttes de la guerre de Trente Ans. Il ne devait faire autre chose, pendant plusieurs années encore, que « rouler çà et là dans le monde, tâchant d’y être spectateur plutôt qu’acteur, dans les comédies qui s’y jouent ». Au commencement de 1619, l’hiver s’arrête sur les frontières de la Bavière, à Neubourg, sur le Danube. Ne trouvant « aucune conversation qui le divertît », n’étant troublé « par aucun soin, ni par aucune passion », il demeurait seul enfermé tout le jour dans une petite chambre chauffée par un poêle, « où il avait tout le loisir de s’entretenir de ses pensées ». C’est un moment solennel, et dans la vie de Descartes et dans l’histoire de la science, que cet hiver de Neubourg, où le jeune homme découvrit, avec l’application de l’algèbre à la géométrie, les règles de la mathématique universelle. Son imagination était surexcitée, il vivait dans un monde de figures et de mouvements qui lui apparaissaient se combinant à l’infini, selon des lois de composition régulière : c’était le monde des possibles, lié par un lien secret au monde des réalités. Comment trouver ce lien ? Une clarté se fit dans son esprit : il se représenta les vérités géométriques d’une part, les vérités arithmétiques ou algébriques de l’autre, comme ne faisant qu’un dans une science générale de l’ordre et des proportions, qui serait « la mathématique universelle » ; puis, dans cette mathématique il crut découvrir le secret de la nature entière. C’est ce que nous apprend la lecture du Discours de la Méthode ; c’est ce que confirme son épitaphe, écrite par un de ses amis les plus intimes, Chanut : « Dans le loisir de l’hiver, comparant les mystères de la nature avec les lois de la mathématique, il osa espérer qu’une même clé pourrait ouvrir les secrets de l’une et de l’autre ». Dans ses Olympiques, Descartes disait que « le 10 novembre 1619, rempli d’enthousiasme, il avait trouvé les fondements d’une science admirable ». C’était la méthode d’analyse et de synthèse universelle, avec la réduction de l’algèbre, de la géométrie et de la mécanique à une seule et même science, celle de l’ordre et des proportions. Pendant la nuit suivante il eut trois songes, qu’il interpréta, avant même d’être éveillé, comme des révélations de l’esprit de vérité sur la voie qu’il devait suivre : Quod vitæ sectabor iter ? Car il avait l’imagination ardente, une sorte d’exaltation intérieure qui allait, dit Voltaire, jusqu’à la « singularité », mais que contenait la raison la plus ferme peut-être qu’ait montrée un philosophe.

Dans une de ses notes, il écrit au sujet de ce jour décisif, par reconnaissance pour ce qu’il croyait être une inspiration divine : « Avant la fin de novembre, j’irai à Lorette et je m’y rendrai à pied de Venise ». L’hiver n’était pas encore bien achevé qu’il se remit à voyager.

II. — Ce n’est point sans raison qu’on a distingué deux « cycles » — non moins héroïques l’un que l’autre — dans la philosophie de Descartes : le cycle mathématique et le cycle métaphysique. Le premier correspond, d’une manière générale, à la période voyageuse de son existence, où, tout en faisant la guerre, il est à la piste des travaux scientifiques, cherchant à faire connaissance avec les savants de chaque pays pour s’initier à leurs découvertes. S’il s’était engagé sous le prince Maurice de Nassau, c’est que le grand capitaine traînait après lui une escorte de mathématiciens et d’ingénieurs. Plus tard, Descartes entend-il parler des Rose-Croix, cette confrérie mystérieuse dont les membres promettaient aux hommes la « science véritable », le voilà qui se met à leur recherche. Il déclare qu’il n’a pu en rencontrer aucun, mais il leur dédie son ouvrage intitulé : Trésor mathématique de Polybius le cosmopolite ; et on a prétendu, malgré ses dénégations, qu’il faisait partie de cette confrérie, dont le but était de poursuivre la science en dehors de la théologie. Entre-t-il à Prague avec l’armée victorieuse, sa première pensée est de chercher la célèbre collection des instruments de Tycho Brahé. S’il abandonne, par la suite, le métier des armes, il continue encore de voyager : il visite le nord, revient du nord au midi, parcourt l’Italie ; à Venise, il voit le mariage du doge avec l’Adriatique ; il accomplit son pèlerinage à Lorette, assiste au jubilé de Rome et s’intéresse surtout au grand concours de peuple venu des pays les plus lointains. L’antiquité ne l’inquiète guère ; les mœurs du présent, avec leur diversité, l’occupent davantage : il semble qu’il éprouve une sorte de plaisir philosophique à voir combien tout est changeant dans le monde de l’expérience humaine, de nos lois et de nos mœurs, par opposition à ce monde immuable de la raison et des idées où il demeure toujours attaché par la pensée. Ainsi apprend-il à ne rien croire de ce qui n’est fondé « que sur la coutume, non sur la raison ». D’Italie, il rentre en France par la vallée de Suse, mais il se détourne de quelques lieues pour calculer la hauteur du Mont Cenis, y faire des observations météorologiques et chercher la cause des avalanches. Bientôt, à la suite d’entretiens avec le cardinal de Bérulle, il prend la résolution, depuis longtemps projetée, de se livrer tout entier et définitivement à la philosophie, et cela, non pas seulement en vue de la spéculation pure, mais « pour procurer, autant qu’il était en lui, le bien de ses semblables ». Descartes, en effet, eut toujours des préoccupations pratiques autant que théoriques. Il comparait volontiers la science universelle à un arbre dont la métaphysique est la racine, la physique le tronc, et dont les trois grandes ramifications sont la mécanique, la médecine et la morale, où s’épanouissent enfin tous les fruits qu’il est donné à l’homme de cueillir. Si, plus tard, il se retire en Hollande, dans le « désert » d’un peuple affairé, c’est pour accomplir en repos ce grand dessein. « Jusqu’à ce moment, dit son biograplie Baillet, il n’avait encore embrassé aucun parti dans la philosophie. » Il devait séjourner vingt ans en Hollande, changeant souvent de résidence pour se dérober aux importuns. « Il ne tient qu’à moi, écrit-il à Balzac dans une lettre célèbre, de vivre ici inconnu à tout le monde. Je me promène tous les jours à travers un peuple immense, presque aussi tranquillement que vous pouvez le faire dans vos allées. Les hommes que je rencontre me font la même impression que si je voyais les arbres de vos forêts ou les troupeaux de vos campagnes. Le bruit même de tous les commerçants ne me distrait pas plus que si j’entendais le bruit d’un ruisseau… Y a-t-il un pays dans le monde où l’on soit plus libre ? » La liberté et la paix de l’esprit, c’étaient les deux plus grands biens pour notre philosophe, les deux conditions de cette recherche de la vérité à laquelle il avait promis de consacrer sa vie. Aussi blâmait-il tout ce qui enchaîne la liberté du penseur, certaines promesses ou certains vœux ; et probablement, s’il ne se maria point, ce fut pour pouvoir se donner tout entier à l’étude. Mais ce cycle métaphysique, qui répond au séjour en Hollande, continue d’être en même temps scientifique, quoique d’une autre manière : Descartes, en s’occupant des diverses sciences, a le continuel souci d’une synthèse embrassant le monde entier. De là ce fameux Traité du monde, qu’un excès de prudence lui fit supprimer à la nouvelle de la condamnation de Galilée.

On voit que nous ne devons pas nous figurer en Descartes un métaphysicien entièrement perdu, comme Malebranche, dans le monde idéal : c’est un savant ayant les yeux ouverts sur la nature entière, mais avec sa pensée idéaliste de derrière la tête. Il faut, dit Descartes à plusieurs reprises, il faut, une fois dans sa vie, comprendre les « principes de la métaphysique », puis étudier le monde de la pensée et le monde de l’étendue. Il avoue à la princesse Élisabeth, dans une de ses lettres les plus curieuses, qu’il serait « très nuisible » de n’occuper son entendement qu’à méditer les idées métaphysiques, à cause qu’il ne pourrait si bien vaquer aux fonctions « de l’imagination et des sens », mais il est absolument nécessaire, une bonne fois, de se faire une opinion raisonnée. La « principale règle » qu’il avait toujours observée en ses études, écrit-il encore à Élisabeth, était de n’employer que quelques heures par an aux pensées « qui n’occupent que le seul entendement », c’est-à-dire la métaphysique, « et quelques heures par jour aux pensées qui occupent l’entendement et l’imagination », c’est-à-dire aux mathématiques et à la physique. Le reste du jour devait être consacré à des délassements ou à des promenades dans les champs, à l’exclusion des « conversations sérieuses » ; et quant au repos de la nuit, il devait être aussi long que possible. « Je dors ici dix heures toutes les nuits, écrit-il à Balzac, et sans que jamais aucun soin ne m’éveille. Après que le sommeil a longtemps promené mon esprit dans les bois,… je mêle insensiblement mes rêveries du jour avec celles de la nuit ; et quand je m’aperçois d’être éveillé, c’est seulement afin que mon contentement soit plus parfait et que mes sens y participent ; car je ne suis pas si sévère que de leur refuser rien qu’un philosophe leur puisse permettre sans offenser sa conscience. » Les choses de la vie, en effet, qui se rapportent à « l’union de l’âme et du corps » se connaissent mal par « l’entendement et l’imagination », et « très clairement par les sens » ; c’est donc en vivant qu’on a la vraie notion de la vie, qu’on se sent « une seule personne qui a ensemble un corps et une pensée ». Il conseille à Élisabeth de faire comme lui, de se laisser vivre, de ne point s’absorber trop longtemps ni trop exclusivement dans les pensées métaphysiques. Avis aux philosophes et au commun des mortels.

C’est sur les instances de la princesse Élisabeth que Descartes écrivit son Traité des passions de l’âme ; plus tard il envoya à la reine de Suède son manuscrit, qui ne fut publié qu’en 1649 à Amsterdam. Descartes se plaisait à avoir pour disciples des femmes de haute intelligence. Il leur trouvait moins de préjugés, un esprit plus naturel, plus ouvert, plus sincère, par cela même une heureuse docilité, et tant d’empressement à le suivre ! Les femmes, d’ailleurs, ayant le sens délicat des choses du cœur et de la conduite, s’intéressent surtout aux questions psychologiques et morales. Si Descartes commente Sénèque, s’il recherche en quoi consiste le souverain bien, c’est pour répondre soit à Élisabeth, soit à Christine ; et ce sont encore les questions posées par Christine qui lui feront écrire à Chanut son admirable lettre sur l’amour. Descartes atteignait d’ailleurs l’âge où ces problèmes préoccupent davantage : il était « fatigué de la géométrie », il croyait avoir épuisé la métaphysique ; il songeait surtout à écrire sur l’homme. Toute grande doctrine aboutit à la pratique, et, nous le savons, Descartes lui-même avait le souci des applications autant que des spéculations ; c’est même là un des traits caractéristiques de son génie.

III. — Descartes eut toujours en horreur les controverses théologiques. Sa foi religieuse était sincère, mais il mettait à part de la science et de la philosophie « les vérités de la religion ». Il avait une telle notion de l’incompréhensibilité divine, qu’il pouvait bien, d’un côté, admettre une révélation qui n’était qu’un mystère de plus ; mais, d’un autre côté, il considérait comme vaines les discussions sur les mystères. « Je révérais notre théologie », dit-il, mais « je pensais que, pour y réussir, il était besoin d’avoir quelque extraordinaire assistance du ciel et d’être plus qu’homme ». Dans le cours de leur enseignement, les jésuites séparaient assez volontiers la foi de la science, et permettaient toutes les études, toutes les lectures, pourvu qu’on réservât l’autorité de l’Église. Certaines sciences où il est inévitable d’entrer en conflit avec la théologie, telles que la critique historique, la géologie, l’anthropologie, n’existaient pas encore. Les jansénistes, moins tolérants que les jésuites, devaient bientôt regarder avec quelque défiance un bon nombre de sciences ; Descartes, lui, conserva toujours un esprit de tolérance beaucoup plus large : il était porté à croire qu’il est avec la théologie des accommodements. Il avait trop parcouru le monde pour ne pas voir combien les croyances religieuses changent avec les pays : il gardait sa religion, parce qu’elle en valait une autre — et même lui semblait valoir mieux, — mais aussi parce que c’était la religion « en laquelle il était né ». Si le théologien réformé Regius le presse d’examiner les fondements de sa foi avec autant de soin que ceux de sa philosophie, il se borne à répondre : j’ai la religion du roi, j’ai la religion de ma nourrice. À ceux qui voulaient changer de culte, il conseillait de rester tranquilles dans la foi de leurs pères.

Le « sens figuré » de la Bible a toujours été un refuge pour les grands esprits qui furent en même temps des croyants. Descartes est du nombre. Il y a, selon lui, « des façons de parler de Dieu dont l’Écriture se sert ordinairement, qui sont accommodées à la capacité du vulgaire et qui contiennent bien quelque vérité, mais seulement en tant qu’elle est rapportée aux hommes ». Il y a d’autres façons de parler qui ont une valeur absolue et sont les objets d’une foi raisonnable : « ce sont celles qui expriment une vérité plus simple et plus pure, qui ne change point de nature, encore qu’elle ne soit point rapportée aux hommes ». On reconnaît ici la distinction familière à Descartes du sensible et de l’intelligible ; ce fondement de toute sa philosophie était aussi le fondement de sa foi religieuse. Au-dessus de la lettre qui tue, il élève l’esprit qui vivifie, et l’esprit, c’est au fond la raison même, la vérité « simple et pure, qui ne change point de nature » avec les temps et avec ceux à qui elle s’adresse. À propos de la Genèse, « on pourrait dire que, cette histoire ayant été écrite pour l’homme, ce sont principalement les choses qui regardent l’homme que le Saint-Esprit y a voulu spécifier, et qu’il n’y est parlé d’aucune qu’en tant qu’elles se rapportent à l’homme ». Il n’est donc pas étonnant que, par rapport à l’homme, le soleil tourne !

Le langage de Descartes à Mlle Schurmann ne montre pas grande foi dans l’inspiration des Écritures en ce qui concerne la lettre et les détails. Descartes trouvait assez enfantin le récit de Moïse parlant au peuple le langage populaire. Comme Mlle Schurmann se récriait, Descartes lui assura qu’il avait été, lui aussi, curieux de savoir ce que disait exactement Moïse sur la création, et qu’il avait même appris l’hébreu pour en juger dans l’original ; mais, « trouvant que Moïse n’a rien dit clare et distincte », il l’avait laissé là, « comme ne pouvant lui apporter aucune lumière en philosophie ». Descartes disait encore qu’il y aurait un livre curieux à écrire, et auquel il avait songé : des miracles ; on y ferait voir tous les miracles que la science, surtout l’optique et la médecine, peut accomplir. Ce livre eût pu le mener loin.

En supprimant son Traité du Monde, Descartes invoque « le désir qu’il a de vivre en repos et de continuer la vie qu’il a commencée ». D’ailleurs il ne perd pas tout à fait espérance « qu’il n’en arrive ainsi que des antipodes, qui avaient été quasi en même sorte condamnés autrefois », et ainsi, que son Monde « ne puisse voir le jour avec le temps ». En attendant, on sait par quels subterfuges, dans son livre des Principes, il expose la théorie du mouvement de la terre, tout en la niant d’apparence. « Que ne preniez-vous un biais ? » écrivait-il à son ami Regius, qui s’était attiré des affaires par son imprudence.

Mais Descartes avait beau, après une jeunesse si vaillamment dépensée sur les champs de bataille, pousser désormais à l’excès la « prudence du serpent » qui lui paraissait de mise en théologie, cet homme né catholique et élève des jésuites avait le tempérament d’un protestant ; il était — ce dont les protestants mêmes se dispensent parfois — le libre examen en personne. Sa méthode de doute et de critique, comment ne l’aurait-on pas bientôt appliquée à la théologie et à l’exégèse religieuse, comme à tout le reste ? Les cartésiens hollandais n’y manqueront pas, et Spinoza est proche. Aussi, malgré toutes ses précautions, Descartes finit, en Hollande même, par déchaîner contre lui les théologiens. La tendance des cartésiens de Hollande était de soumettre la théologie à la raison ; les théologiens dissidents faisaient cause commune avec les cartésiens. Les orthodoxes s’alarmèrent. On sait comment, dénoncé par Voetius, recteur de l’université d’Utrecht, Descartes fut appelé devant les magistrats pour répondre du crime d’athéisme et voir brûler ses livres par la main du bourreau. L’intervention de l’ambassadeur de France arrêta cette procédure.

IV. — Depuis longtemps sollicité par Christine de Suède, Descartes finit par quitter la Hollande et fut reçu à Stockholm avec de grands honneurs. Tous les jours, à cinq heures du matin, il se rendait dans la bibliothèque de la cour, et la reine l’écoutait disserter sur quelque question de philosophie. Mais le philosophe, dont la poitrine avait toujours été délicate, ne put résister aux rigueurs du climat et au changement de toutes ses habitudes. Il tomba malade quatre mois après son arrivée. Les médecins suédois voulurent le soigner : « Messieurs, leur criait-il, épargnez le sang français ». Il se laissa saigner au bout de huit jours, « trop tard », disent ses biographes ; nous pensons plutôt que la saignée hâta sa fin. Il mourut le 11 février 1650, à l’âge de cinquante-trois ans à peine.

En 1667, ses restes furent rapportés de Suède en France et ensevelis dans l’église Saint-Étienne-du-Mont ; le père Lallemand, chancelier de l’Université, allait prononcer son éloge funèbre quand arriva un ordre de la cour qui interdit tout panégyrique.

Le 20 novembre 1663, la congrégation de l’Index proscrivait ses ouvrages, donec corrigantur. Qui les corrigera ?

V. — Examinez, au Louvre, le portrait de Descartes par Franz Hals ; vous y retrouverez cette grosse tête, « si pleine de raison et d’intelligence », disait Balzac, ce front large et avancé, ces cheveux noirs et rabattus sur des sourcils accentués, ces yeux grands ouverts, ce nez saillant, cette large bouche dont la lèvre inférieure dépasse légèrement celle de dessus, enfin toute cette physionomie sévère et un peu dédaigneuse où il y avait plus de force que de grâce. On lit sur son visage la méditation patiente, obstinée, qui rappelle le bœuf traçant son sillon. L’œil est scrutateur, il semble dire : qu’est cela ? Les lèvres indiquent le jugement et le calme, avec de la bonté. De fait, ses biographes nous apprennent qu’il avait un naturel bon et sensible : il se fit aimer de tous ceux qui le servaient — y compris son valet Guillot, lequel devint, grâce à ses leçons, professeur de mathématiques. On sait qu’en Hollande il connut une personne nommée Hélène, avec laquelle il passa l’hiver de 1634 à 1635 ; au printemps, il s’enferma avec elle dans sa solitude de Deventer. Elle donna le jour à une fille, qui fut baptisée sous le nom de Francine et qui, cinq ans après, mourut entre les bras de son père, le 7 septembre 1640. Descartes n’éprouva jamais, dans sa vie, de plus grande douleur. C’est après la naissance de Francine, et en songeant peut-être à l’avenir de son enfant, que Descartes se résolut enfin à publier ses écrits. Il n’aimait pas à faire des livres — quoiqu’il en dût faire un si grand nombre ; — et il ne les publiait que sur les instances réitérées de ses amis. Sa devise était : Bene vixit, qui bene latuit. Sa prudence de Tourangeau, son esprit de conduite, sa finesse, sa patience politique, son art de ménager les puissances tout en arrivant à ses fins, font songer qu’il est né à quelques pas du château de Richelieu. Sa forte personnalité, sa sincérité hautaine, que seule tempérait sa prudence, son indocilité aux opinions d’autrui, son assurance en soi-même, tenaient non à sa prétendue origine bretonne, mais simplement à la conscience de son génie. « Je suis devenu si philosophe, écrit-il à Balzac, que je méprise la plupart des choses qui sont ordinairement estimées, et en estime quelques autres dont on n’a point accoutumé de faire cas. » On lui a reproché le sentiment qu’il avait de sa valeur ; il a répondu d’avance et fièrement : « Il se faut faire justice à soi-même, en reconnaissant ses perfections aussi bien que ses défauts ; et si la bienséance empêche qu’on ne les publie, elle n’empêche pas pour cela qu’on ne les ressente. » — « D’ailleurs, ajoute-t-il, ce sont les plus grandes âmes qui font le moins d’état des biens qu’elles possèdent ; il n’y a que les faibles et basses qui s’estiment plus qu’elles ne doivent et sont comme les petits vaisseaux que trois gouttes d’eau peuvent remplir. »