Descartes (Fouillée)/Livre I/Chapitre I

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 25-44).

LIVRE I

LE SYSTÈME DU MONDE SELON DESCARTES
ET SELON LA SCIENCE CONTEMPORAINE

CHAPITRE I

LA RÉVOLUTION CARTÉSIENNE


I. — Ceux qui nient la révolution cartésienne ne la comprennent point. Ils la font consister soit à conserver le principe d’autorité, qui était déjà ruiné ; soit à admettre pour signe du vrai l’évidence, ce qui, en ces termes vagues, peut sembler une banalité ; soit à prendre pour point de départ l’observation par la conscience et pour méthode la réflexion psychologique, ce qui est interpréter Descartes avec les préjugés de Victor Cousin. Il importe donc de marquer en quoi Descartes a renouvelé et l’idée de la science et l’idée de la méthode, car ce n’est rien moins que ce renouvellement qui caractérise la révolution cartésienne. À l’époque de Descartes, il ne manquait pas de philosophes pour intituler leurs ouvrages : la Science nouvelle ou le Nouvel Organum ; mais ces titres ne conviennent proprement qu’à l’œuvre même de Descartes. Pour la comprendre, il faut donc caractériser ce qu’étaient avant lui et la science et la méthode. Les leçons de Descartes, croyons-nous, seront encore bonnes à entendre pour les savants et les philosophes de notre époque : qui peut jamais se flatter, même de nos jours, d’avoir entièrement dépouillé les préjugés scolastiques ?

La logique d’Aristote, comme celle de Platon et de l’antiquité tout entière, c’était la logique de la « qualité » et de « l’essence », plutôt que de la quantité et des phénomènes. Les choses étaient conçues comme un système de qualités : l’homme, par exemple, comprend les qualités générales de l’animalité, plus une « qualité spécifique », qui est la raison ; et celle-ci est son essence. Après avoir déterminé les qualités, on les réunissait en genres et espèces, on les classait : la classification semblait être le plus haut degré de la science, le résumé de l’univers. De là, les Idées de Platon, cette grande classification des choses dans l’éternité, à laquelle croient aujourd’hui ceux qui admettent l’immutabilité des espèces ; de là, les genres d’Aristote, les définitions par « le genre et la différence », le syllogisme descendant du général au particulier. C’est donc, en somme, par les essences qu’on expliquait les choses : tout le mouvement de la science consistait soit à remonter de genre en genre, soit à descendre l’échelle des « différences spécifiques ». Aristote, il est vrai, attachait aux faits une légitime importance ; il n’en est pas moins certain que ce qu’il poursuivait dans sa philosophie, c’était l’ordre hiérarchique des formes, ainsi que des causes finales : toute la science se déroulait pour lui dans le domaine infiniment varié de la qualité. Au moyen âge, ce qu’il pouvait y avoir de profond dans cette antique vision des choses fit place aux rêveries sur les « qualités occultes », sur les « formes substantielles », sur les finalités de la nature et les intentions du Créateur. Même quand on s’occupait des nombres et des figures, c’était moins pour découvrir leurs rapports mathématiques que pour s’enchanter, comme Pythagore et Platon, de leurs harmonies esthétiques, de leur ordre, de leur finalité cachée. Kepler était animé de cet esprit quand il pythagorisait ; quand il apercevait dans les orbites des astres (auxquels il donnait des âmes) non la nécessité mathématique, mais la poursuite divine des lignes les plus belles et les plus harmonieuses. Kepler admettait aussi les forces occultes, et s’il devinait que la lune produit les marées, il lui attribuait aussitôt la vertu étrange d’ « astre humide ». C’étaient toujours les composés et leurs « qualités », non les éléments et leurs rapports quantitatifs que poursuivait la science de l’antiquité et du moyen âge. Si donc il est vrai de dire, avec Kant, que l’explication finaliste est celle qui cherche la raison des parties dans le tout qu’elles forment, comme la raison d’un organe dans l’organisme entier, au lieu expliquer le tout par les parties et l’organisme par les organes élémentaires, nous pouvons conclure que la science de l’antiquité et du moyen âge, en son ensemble, fut une vaste spéculation sur les causes finales, par conséquent une esthétique, une morale et, en dernière analyse, une théologie ; car le principe suprême de l’ordre, du beau, du bien, de la finalité sous toutes ses formes, c’était Dieu. On croyait que, déroulant le plan divin, la nature même procédait des idées aux choses, du général au singulier, et descendait, pour ainsi dire, du but universel préalablement imposé par Dieu à la série des moyens particuliers capables de l’atteindre.

À la Renaissance, deux grands courants se produisirent, de plus en plus irrésistibles, qui allaient aboutir à la révolution cartésienne : on peut appeler l’un le courant expérimental, l’autre le courant mathématique. Les grands initiateurs de la Renaissance renouvellent partiellement et la méthode et les diverses sciences. Léonard de Vinci, non moins savant qu’artiste, excite à l’observation de la nature, dont l’expérience, dit-il, est la « seule interprète ». D’autres observateurs étudient les êtres vivants — Rondelet, Vésale, Servet, Aselli, Harvey, — non sans mêler bien des chimères à leurs observations. En somme, les physiciens et les naturalistes avaient beau induire et expérimenter, la théorie même de l’induction et de l’expérimentation était toujours représentée comme une recherche des essences, des qualités propres aux choses, des formes sous lesquelles elles se révèlent à nous, enfin des puissances et des forces qu’elles enveloppent. D’autre part, les mathématiciens ne songeaient guère à universaliser leur science : ce qu’ils cherchaient dans les nombres et les figures, c’était toujours la qualité plus encore que la quantité et les rapports abstraits. La géométrie et l’arithmétique demeuraient des spécialités et même, en grande partie, selon le mot de Descartes, des « curiosités ». On s’amusait à résoudre des problèmes et à s’envoyer des cartels mathématiques d’un bout de l’Europe à l’autre, pour se disputer l’honneur d’avoir deviné quelque énigme. C’étaient de vastes parties de jeu intellectuel. Les mathématiciens, d’ailleurs, le disputaient parfois aux physiciens en fantaisies de l’imagination. Pourtant, avec Tartaglia, Cardan, Ferrari, Viète, Neper, Snellius, les sciences mathématiques faisaient des progrès de plus en plus rapides. Galilée a la gloire d’avoir appliqué le premier les mathématiques à la physique selon l’esprit de la science moderne. Il avait la passion de la mesure appliquée à toutes choses : la règle et le compas, voilà ses instruments de prédilection et comme les « attributs » de son génie. Même quand il ne pouvait résoudre directement un problème de géométrie, il s’adressait encore à la mesure pour tourner la difficulté. Demandait-on aux géomètres d’évaluer le rapport de l’aire de la cycloïde ordinaire à celle du cercle générateur, le nouvel Archimède de Florence pesait deux lames de même matière et de même épaisseur, dont l’une avait la forme d’un cercle, l’autre la forme de la cycloïde engendrée ; puis, trouvant le poids de la seconde constamment triple du poids de la première, il concluait : l’aire de la cycloïde est triple de l’aire du cercle générateur. C’était l’induction et l’expérimentation remplaçant la déduction a priori. Mais Galilée, tout en donnant tant d’exemples admirables de la méthode positive, ne s’élevait pas à une vue de la nature, de la science et de la méthode même, qui fût en complète opposition avec le passé. Il ne se demandait point si on ne pourrait pas substituer partout, dans le monde physique, des quantités aux qualités, aux forces et causes efficientes, enfin aux causes finales. Il admettait que les plus petites parties des corps sont pleines, mais séparées par des vides ; que la matière renferme des « forces motrices » ou « causes efficientes », qui ont pour « effet naturel » de transporter certaines masses à certaines distances en des temps donnés ; il admettait jusqu’à la « force du vide » ; il déclarait les « causes finales « évidentes dans la nature : c’était même au nom des causes finales qu’il rejetait l’hypothèse de Ptolémée, comme plus compliquée et moins harmonieuse que celle de Copernic. — « Galilée, dit Descartes, examine les matières de physique par des raisons mathématiques, et en cela je m’accorde avec lui, car je tiens qu’il n’y a pas d’autre moyen pour trouver la vérité. » — Mais, ajoute Descartes avec une sévérité hautaine, « Galilée ne fait que des digressions et n’explique suffisamment aucune matière, ce qui montre qu’il ne les a point examinées par ordre, et que, sans avoir considéré les premières causes de la nature, il a seulement cherché les raisons de quelques effets particuliers, et ainsi qu’il a bâti sans fondements. » — Quelque injuste que soit cette appréciation trop sommaire, elle nous montre bien qu’aux yeux de Descartes, la vérité scientifique n’acquiert sa définitive valeur qu’en devenant partie intégrante d’un système qui enferme, d’une part, les lois générales du monde, et de l’autre, celles de l’intelligence humaine.

Combien Bacon, trop célébré, est loin de Galilée ! Il n’invente rien, ni dans la philosophie, ni dans les sciences, dont il s’occupe en dilettante. Il se borne à analyser, avec une minutie plus imaginative que rationnelle, les procédés de l’observation et de l’induction. Sa méthode est insuffisante, même dans les sciences expérimentales, parce qu’elle n’accorde point leur place légitime ni à l’hypothèse, ni à la déduction, ni au calcul. Bacon se défie des mathématiques, qui doivent être, dit-il, les servantes et non les maîtresses de la physique. Il combat aveuglément le système de Copernic pour y substituer un système de sa façon, enfantin et burlesque. On lui a justement reproché d’admettre une masse de superstitions, de prêter aux corps une espèce d’ « imagination » ; de faire « reconnaître à l’aimant la proximité du fer » ; de supposer la « sympathie » ou l’ « antipathie » des « esprits » comme cause des phénomènes naturels ; de croire à la suppression des verrues par la sympathie ; d’admettre le « mauvais œil « ; de mêler la « chaleur astrologique » d’un métal ou d’une constellation à la chaleur telle que l’entend la physique. Bacon, quand il est plus pénétré du véritable esprit de la science, ne cesse pas de se perdre dans des classifications incertaines qui se prêtent à toutes les imaginations ; il nous décrit les « cas migrants », les « cas solitaires », les « cas clandestins », etc. Il met trop souvent des métaphores à la place de démonstrations.

En somme, on a justement appliqué au xviie siècle tout entier ce que Campanella, jouant sur le sens de son propre nom, disait de lui-même : « Je suis la cloche qui annonce le lever du jour ». Le jour n’est levé que quand ont disparu toutes les ombres, tous les fantômes créés par la nuit, quand les réalités apparaissent avec leurs vrais contours, à leur vraie place, dans la pleine lumière qui les fait saillir. Ce complet lever de la science moderne, avec la disparition simultanée de toutes les chimères et de tous les rêves scolastiques, il commence avec Descartes. Le système cartésien du monde, s’il renferme des erreurs, ne laisse pas place à une seule des entités, formes et vertus occultes qui peuplaient avant lui la philosophie et la science. Nous allons même voir que, sous ce rapport, Descartes est en avance sur beaucoup de doctrines contemporaines, si bien qu’il n’y a pas, dans toute l’histoire, pareil exemple d’un changement à vue aussi complet.

II. — D’abord, Descartes n’attribue plus aux genres et aux espèces une valeur indépendante de notre esprit ; il n’y voit aucune révélation du plan divin. La classification n’est plus pour lui l’opération fondamentale de la science : ranger tous les êtres dans leurs groupes respectifs, les hommes dans le groupe de l’humanité, les animaux dans le groupe de l’animalité, ce n’est point avoir pénétré dans la réalité même. Le premier stage de la science, c’est sans doute de définir et de classer les qualités apparentes des choses, comme la couleur, le son, la pesanteur, etc. ; mais, selon Descartes, à quoi tiennent toutes ces qualités ? À nous, non aux choses ; elles ne sont donc pas le véritable objet de la science. Les formes mêmes des choses, comme la forme d’une plante, d’un animal, ne sont que des résultats dérivés, des combinaisons de qualités visibles ou tangibles qui, provenant de nos sensations, ne représentent point la véritable nature des objets. Seules les formes géométriques répondent à quelque chose d’indépendant de nous, mais ces formes sont encore des dérivés du mouvement dans l’étendue. C’est donc, en somme, le mouvement dans l’étendue qui est l’objet véritable de la science. Les genres et les espèces ne sont que des produits extérieurs ; ce qu’il y a de général dans les choses n’existe, au fond, que dans notre pensée. Le nombre même, dit Descartes dans ses Principes, « si nous le considérons en général sans faire réflexion sur aucune chose créée, n’est point hors de notre pensée, non plus que toutes ces autres idées générales que, dans l’école, on comprend sous l’idée d’universel ». Si une pierre tombe vers le centre de la terre, ce n’est pas parce qu’elle appartient au genre des corps pesants, c’est parce que le tourbillon de l’éther, animé d’une énorme vitesse centrifuge, ne peut pas ne pas repousser la pierre vers le centre. Si un homme meurt, ce n’est pas parce qu’il fait partie des animaux mortels, mais parce que « le feu sans lumière » qui entretient le mouvement de sa machine corporelle ne peut pas ne pas être éteint par des mouvements adverses. Expliquer, dans les sciences de la nature, c’est trouver la combinaison nécessaire de mouvements qui aboutit à tel mouvement actuel.

La philosophie antique et scolastique se perdait dans la considération des « choses » et de leurs « accidents ». Mais qu’est-ce qu’une chose ? Il n’y a, dans la nature extérieure, aucune « chose » qui soit vraiment séparée du reste, rien qui possède une unité propre et inhérente : chaque ensemble de mouvements que nous appelons une pierre, un arbre ou même un animal, et que nous individualisons, n’est, au point de vue physique, qu’une partie inséparable d’un ensemble de mouvements plus vaste, qui l’englobe ; et cet ensemble, à son tour, renferme d’autres mouvements et d’autres encore, à l’infini, puisque l’étendue est indéfiniment divisible et même indéfiniment divisée par le mouvement qui anime chacune de ses parties. C’est un tourbillon de tourbillons où le regard se perd, comme à compter, dans un gouffre d’eau tournante, les gouttes d’eau qui passent, reviennent, passent. Une chose, dans la nature, n’est donc qu’une portion de la quantité universelle, qui est l’étendue. Et maintenant, qu’est-ce qu’un « accident » inhérent à la chose ? L’odeur, la saveur sont en nous, non dans le corps odorant ou sapide. Quant au mouvement, il n’est pas un « accident » de la masse, car la masse elle-même n’est rien, Sinon l’expression d’une certaine quantité de mouvement ; et, d’autre part, dira-t-on qu’un mouvement soit l’ « accident » d’un autre mouvement, auquel il serait « inhérent » ? Imaginations. Il n’y a donc point « d’accidents » ; il n’y a qu’une étendue essentiellement mobile et où le mouvement, par des lois nécessaires, détermine des figures de toutes sortes. Ces figures mêmes, encore une fois, sont des résultats, non des principes. Un mouvement est rectiligne ou curviligne en vertu des liaisons de ses parties : il n’est pas dépendant de la ligne droite ou de la ligne courbe, qui ne lui importent guère. C’est nous qui trouvons, après coup, que tel mouvement a décrit une ligne droite ou une courbe, et nous nous extasions devant des harmonies qui n’existent que pour nous et par nous. Les noms et les qualités que nous donnons aux choses, nos substantifs et nos adjectifs, tout cela n’est que de la langue humaine : la nature ne connaît que l’alphabet mathématique.

Comme les genres et les espèces, l’ordre, la symétrie, la beauté n’existent pas dans les choses, mais en nous, Sans doute Descartes admet un ordre universel, mais purement logique ; une symétrie, mais résultant des lois du nombre et de l’étendue, non antérieure et supérieure à ces lois ; il admet une beauté, mais identique à la vérité même, parfaitement indépendante de ce qui peut plaire ou déplaire à nos sens. La beauté d’un paysage, en tant qu’elle résulte de couleurs, de sons, d’apparences sensibles qui nous charment, est nécessairement en nous, puisque tout ce qui la compose n’est qu’en nous. Le fond réel de la beauté est mathématique : les sons qui nous ravissent sont ceux qui ont entre eux des « rapports simples » ; le plaisir n’est qu’une idée « confuse » où nous percevons vaguement une géométrie cachée.

Restent ces fameuses causes efficientes et ces causes finales qui, sous diverses formes, faisaient l’objet de la spéculation antique et scolastique. Ici, Descartes est impitoyable. Il bannit d’abord du monde extérieur toutes les forces, même les forces motrices, qui ne sont pour lui que des mouvements actuels. La force, c’est le mouvement intestin et invisible d’où le mouvement visible de masse peut sortir, sous certaines conditions mathématiques. Descartes ne se contente pas de proscrire du monde physique la « force » ; c’est encore la « cause » même qu’il remplace par des rapports mathématiques. Faisons-y attention, le principe de causalité a deux sens possibles : ou il désigne la cause efficiente, c’est-à-dire une puissance active, une « efficace », d’où l’effet sortirait comme par génération, ainsi que l’enfant du ventre de sa mère. C’est là ce que chacun croit apercevoir en soi-même quand il fait effort pour atteindre un but. Mais y a-t-il, aux yeux de la science, rien de semblable dans le monde extérieur ? Non, répond Descartes, et il rejette de la nature visible tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à une volonté, à une activité. Sur ce point encore, il inaugure la science moderne de la nature, qui ignore entièrement ou devrait ignorer les causes efficientes, leur vrai domaine étant le monde psychique. Agir et pâtir ne sont, répète Descartes, que « différentes façons de considérer une même chose ». Ce qui est actif sous un rapport est passif sous un autre : la flamme qui brûle le bois est active par rapport aux mouvements dont ses propres mouvements sont les principes ; elle est passive par rapport aux mouvements dont ses propres mouvements sont les conséquences. D’une activité vraie, qui serait inhérente aux choses étendues comme telles, vous n’avez qu’une idée « confuse » et « obscure », ce qui prouve bien qu’alors vous ne concevez point « vraiment des choses hors de vous », mais simplement votre image dans les choses. La seule idée claire, ici, c’est celle de principe et de conséquence, et (puisqu’il s’agit de mouvements) de principe mathématique et de conséquence mathématique. L’activité, dans le monde des sciences de la nature, n’est donc qu’une métaphore humaine pour exprimer des relations toutes logiques, des rapports de dépendance mathématique entre les termes d’une équation.

Reste le second sens du principe de causalité, qui ne désigne plus alors qu’un rapport de succession constante entre des phénomènes. C’est le sens empirique, sur lequel Bacon et plus tard Stuart Mill ont tant insisté. Je frotte deux morceaux de bois l’un contre l’autre, et ils s’échauffent ; Bacon dit : le frottement et la chaleur sont dans un rapport de succession constante, et il croit avoir ainsi trouvé une loi de la nature. Descartes, dédaigneux, ne voit là qu’un fait brut généralisé, et il demande : Pourquoi ?… Nous apprendre que la chose se passe toujours ainsi, c’est nous poser le problème à résoudre, ce n’est pas nous donner la solution. On ressemble alors aux hommes primitifs qui, mesurant les angles d’un premier triangle, puis d’un second, puis d’un troisième, trouvaient sensiblement la même somme et se contentaient de dire, en généralisant : la somme des angles est la même dans les divers triangles. Mais pourquoi ?… Une loi de succession constante, ou de simultanéité constante, n’est pas une raison. Quand Galilée avait trouvé par la mesure son rapport d’aires, il ne pouvait pas en démontrer la nécessité. La causalité ainsi entendue n’est qu’une approximation pratique des vraies raisons explicatives. Aussi Descartes ne s’en contente-t-il pas : entre le frottement et la chaleur consécutive, il cherche un rapport de continuité mathématique, réductible logiquement, tout comme les rapports d’aires, à une déduction ayant pour loi l’axiome d’identité. La chaleur n’est qu’un mouvement, comme le frottement du bois ; c’est le même mouvement qui se continue sous des formes diverses, d’abord comme va-et-vient des morceaux de bois, puis comme ébranlement de leurs particules subtiles. L’ « effet » se réduit à la solution d’un théorème de mécanique dans la réalité ; la « cause » se réduit aux données réelles de l’équation. La causalité empirique ou succession constante n’est donc que le masque de la nécessité rationnelle et de l’identité ; l’induction n’est qu’une déduction retournée et incomplète : elle est utile, elle est nécessaire, mais elle n’est pas le terme de la science.

Quant aux causes finales, Descartes les chasse pour jamais du temple de la physique et de l’histoire naturelle. Entendez-le se moquer de ceux qui « croient assister au conseil de Dieu ». C’est, dit-il, une chose « puérile et absurde » de s’imaginer que Dieu, « à la façon d’un homme superbe, n’aurait point eu d’autre fin, en bâtissant le monde, que celle d’être loué par les hommes. Il n’aurait créé le soleil, qui est plusieurs fois plus grand que la terre, à autre fin que d’éclairer l’homme, qui n’en occupe qu’une petite partie ! » — « Que de choses, ajoute-t-il, sont maintenant dans le monde, ou y ont été autrefois et ont cessé d’être, sans qu’aucun homme les ait jamais vues ou connues, et sans qu’elles aient jamais été d’aucun usage pour l’humanité ! » Même en physiologie, Descartes rejette les causes finales au profit des raisons mécaniques. L’ « usage admirable de chaque partie dans les plantes et dans les animaux » ne nous permet pas, dit-il, « de deviner pour quelle fin » chaque partie existe. En un mot, dans les sciences de la nature, « où toutes choses doivent être appuyées de solides raisons », la recherche des fins est « inepte ».

Bacon avait énuméré les erreurs et « idoles », mais le grand iconoclaste qui les a brisées, c’est Descartes.

Comme il n’y a qu’une intelligence « qui est toujours la même » et une vérité qui ne change pas, il ne peut y avoir, selon Descartes, qu’une méthode. Laquelle ? Pour le savoir, Descartes se demande, comme fera Kant, dans quel ordre de connaissances on trouve ces deux signes : clarté de l’évidence et progrès incessant des découvertes. Même réponse pour Descartes et pour Kant : ce sont les mathématiques. Donc la méthode mathématique doit « envelopper » la vraie méthode, non parce qu’elle est mathématique (ce qui importe peu), mais parce qu’elle est l’intelligence procédant selon ses vraies lois. Raisonnez sur toutes choses avec le même souci des règles que le mathématicien, et vous raisonnerez juste. La méthode se ramène à chercher en tout, par l’analyse, l’élément irréductible et « simple », ou, au sens tout scientifique, l’ « absolu ». Cet élément « clair » en lui-même et « distinct » du reste entraîne l’ « évidence ». Après quoi, il faut recomposer la réalité par synthèse, « en supposant de l’ordre là même où nous n’en apercevons pas ». « Le secret de la méthode consiste à chercher en tout ce qu’il y a de plus absolu », puis à faire voir comment les éléments irréductibles, en se combinant, composent les autres choses. La caractéristique de la méthode cartésienne, qui est la méthode moderne, c’est d’expliquer toujours un tout par ses parties, jamais les parties par le tout ou par l’idée du tout qu’elles tendraient à réaliser. Qui aura bien compris ce changement radical introduit par Descartes ne se demandera plus ce que le Discours de la méthode apportait de vraiment nouveau.

« Celui qui suit attentivement ma pensée, conclut Descartes, verra que je n’embrasse rien ici moins que les mathématiques ordinaires, mais que j’expose une autre méthode, dont elles sont plutôt l’enveloppe que le fond. En effet, elle doit contenir les premiers rudiments de la raison humaine et aider à faire sortir de tout sujet les vérités qu’il renferme. » La méthode mathématique ne donne, pour Descartes, qu’une application, plus frappante et plus sûre, de la méthode universelle, qui est la raison se retrouvant en toutes choses. La méthode des sciences physiques n’en est aussi qu’une application, et Descartes la conçoit comme d’autant plus parfaite qu’elle se rapproche davantage des procédés mathématiques. Pour lui, l’expérience sensible n’est qu’une connaissance confuse, qui a besoin d’être ramenée à ses éléments intelligibles ; l’induction est une déduction provisoire, qui a besoin d’être complétée et confirmée par l’expérimentation. Cependant Descartes ne rejette nullement l’expérience, qui va, dit-il, « au-devant des causes par les effets ». Il était lui-même un observateur et expérimentateur de génie. Il pratiqua, un des premiers, la vivisection. Ses expériences sur l’arc-en-ciel sont un modèle. « Je tâche, dit-il à Mersenne, d’ouvrir le chemin pour faire que, par succession de temps, on puisse connaître toutes les formes des choses, en ajoutant l’expérience à la ratiocination. » Il se flatte qu’il pourrait lui-même achever en ses parties essentielles l’explication « selon ses souhaits », pourvu qu’il eût du loisir « et la commodité de faire quelques expériences ». Mais il se passera plusieurs siècles, dit-il, « avant qu’on ait déduit de ces principes toutes les vérités qu’on en peut déduire ». Et pourquoi ? « Parce que la plupart des vérités qui restent à trouver dépendent de quelques expériences particulières, qui ne se rencontrent jamais par hasard, mais qui doivent être cherchées avec soin et dépense par des hommes fort intelligents. » Sa fierté se refuserait à accepter l’argent nécessaire aux expérimentations, sinon de la part de l’État ; mais l’État ne s’en occupe guère.

L’expérience a, pour Descartes, une double utilité. La première, c’est de fournir les problèmes à résoudre ; la seconde, de « vérifier » les solutions. La nature est le sphinx qui propose des énigmes. Le nombre des problèmes est illimité, mais il en est dont la solution se manifeste actuellement à nos yeux dans la nature. Une pierre lancée par la fronde tombe après avoir décrit une courbe ; pourquoi tombe-t-elle et pourquoi décrit-elle cette ligne ? L’arc-en-ciel brille après l’orage ; pourquoi ? Il faut, dit Descartes, « que nous puissions choisir, entre une infinité d’effets qui peuvent être déduits des mêmes causes, ceux que nous devons principalement tâcher d’en déduire ». Et ceux-là, ce sont ceux qui se présentent à nous. Les expériences « sont d’autant plus nécessaires qu’on est plus avancé en connaissance ». En effet, au commencement, ce ne sont que les phénomènes les plus généraux et les plus familiers qu’il s’agit d’expliquer ; mais, quand on pénètre dans les subtiles complications du réel, par cela même du possible, les problèmes deviennent tellement spéciaux qu’ils exigent des expériences de plus en plus spéciales et nombreuses.

À l’inverse de Bacon, Descartes comprend l’importance de l’hypothèse ou construction idéale dans les sciences de la nature ; il marque aussi avec précision le degré de probabilité qui appartient aux hypothèses selon leur conformité à l’expérience. Le monde, dit-il avec profondeur, est comme une écriture secrète, un « chiffre » qu’il s’agit de lire et d’interpréter. On attribue, par hypothèse, un sens à chaque lettre et une règle au tout : par exemple, on suppose que chaque lettre du chiffre est mise à la place de la lettre suivante, OQHR à la place de PARIS ; et si, en lisant de cette façon, « on trouve des paroles qui aient du sens », on ne doutera point que ce ne soit le vrai sens du chiffre. Le contraire, quoique possible, n’est pas « moralement croyable ». De même, si l’alphabet mathématique nous fournit une règle pour interpréter les « propriétés de l’aimant, du fer et des autres choses qui sont au monde », nous aurons acquis pour notre science une « certitude morale ». Or c’est à l’expérience d’établir cette certitude morale en confirmant nos hypothèses. Mais il y a une seconde sorte de certitude supérieure à la certitude morale : c’est « lorsque nous pensons qu’il n’est aucunement possible que la chose soit autrement ». Et il y a dans la nature des lois qui offrent cette certitude : ce sont les lois générales du mouvement ; il faut donc s’efforcer d’y tout réduire.

Descartes se formait, on le voit, une idée très exacte des conditions de la science ; beaucoup de nos contemporains s’en font une bien moins parfaite. Son tort est d’avoir préféré trop exclusivement l’ordre déductif à l’ordre inductif. Il va, comme on l’a dit, du centre à la circonférence, du principe aux faits, au lieu d’aller de la circonférence au centre, des faits au principe. D’un seul coup, il se place à la source de toutes choses et prétend en voir sortir, pour le suivre en ses détours, le torrent sans fin des phénomènes. Mais qu’une notion manque au point de départ, qu’une donnée fasse défaut, et voilà toute la synthèse viciée, d’abord dans ses principes, puis dans ses conséquences. La méthode de construction synthétique, à elle seule, n’est qu’une vaste hypothèse qui part de telles données considérées exclusivement et nous apprend ce qui aurait lieu si ces données étaient seules. À l’expérience de nous dire si nous n’avons point laissé échapper quelque facteur du problème. Quelque synthétiques qu’elles soient, nos conceptions peuvent bien toucher le réel, non l’embrasser ni le pénétrer.