Description de Notre-Dame, cathédrale de Paris/Tours

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Tours.

Les tours s’élèvent ensuite carrément, désormais libres dans l’espace. Leurs angles disparaissaient derrière des contreforts énormes, bordés dans toute leur hauteur d’une longue suite de feuilles en crochets, surmontées de gargouilles et de clochetons. À chaque tour, et sur chacune des quatre faces, s’ouvrent deux baies ogivales d’une dimension extraordinaire, dont les ébrasures sont tapissées de colonnettes, de crochets, et dont les archivoltes se divisent en nombreuses rangées de tores. Les cordons externes des arcs descendent sur des mascarons à têtes grimaçantes. Enfin, pour couronner l’œuvre, au-dessus d’une double ligne de grands crochets feuillus, une balustrade, semblable à celle de la dernière galerie que nous venons de décrire, environne la terrasse revêtue de plomb où l’architecte a posé sa dernière assise. À l’un des angles de la balustrade de chaque tour, une tourelle terminée par un fleuron recouvre la cage de l’escalier. Les parties latérales des tours présentent le même système d’architecture, excepté cependant aux étages inférieurs, où se trouvent de longues baies en ogive simple pour donner du jour aux porches, et des tourelles polygonales percées de barbacanes pour contenir les escaliers.

Façade occidentale de Notre-Dame de Paris.

Les tours sont égales en hauteur, et d’abord l’œil n’y saisit aucune différence. La tour méridionale est cependant un peu moins volumineuse que celle du nord. Le motif de cette dissemblance nous échappe. À l’époque qui nous occupe, il n’y avait point de ces lois d’expropriation dont on use si largement de nos jours ; il est arrivé souvent que la régularité d’un édifice a été sacrifiée à la nécessité de respecter la voie publique ou la propriété particulière. Nous en avons à Paris un exemple très-important, qui date seulement du XIVe siècle, dans le plan de l’église Saint-Eustache ; l’architecte, empêché d’envahir la rue voisine, se vit obligé de restreindre de la manière la plus singulière l’étendue de ses premières chapelles. Il est possible qu’à Notre-Dame on ait craint de réduire d’une façon trop incommode l’accès de la maison épiscopale, entre l’église et l’Hôtel-Dieu, en donnant à la tour du sud les mêmes dimensions qu’à l’autre. On croit généralement que la dissemblance des tours est une marque d’infériorité des églises épiscopales ou paroissiales, et que les seules cathédrales d’archevêchés jouissaient du privilége de posséder deux tours égales. Aucune règle pareille n’a jamais existé. Dans les villes d’archevêchés, d’ailleurs, à Sens, à Bourges, à Rouen, les différences sont peut-être encore plus accusées que dans les autres. On en trouverait la cause le plus ordinairement dans l’interruption des travaux, dans l’intervention d’un architecte nouveau qui modifiait le plan primitif, et dans la transformation incessante des procédés de l’art. Quel que soit le motif qui ait guidé l’architecte des tours de Notre-Dame de Paris, la dissemblance entre elles existe non-seulement dans la largeur et l’épaisseur, mais dans certains détails. Ainsi, la grande arcature à jour est plus ferme, plus largement composée sous la tour nord que sous la tour sud ; les piles de la tour nord, à la hauteur du beffroi, reçoivent un plus grand nombre de crochets que celles de la tour sud. Nous préférons la tour du nord à l’autre, son aspect est plus grandiose, les détails en sont mieux exécutés, la composition plus belle, les rapports entre les pleins et les vides plus heureux.

L’escalier qui conduit au sommet de chaque tour n’a pas moins de trois cent quatre-vingts degrés. L’étage inférieur forme un porche en avant des collatéraux de la nef. Dans les étages supérieurs on trouve de vastes salles voûtées. Il y a surtout, dans chaque tour, à la hauteur de la galerie de la Vierge, une salle immense et magnifique, où la lumière habilement ménagée vient grandir encore les formes de l’architecture. Chacune de ces salles contient dans un de ses angles un escalier remarquable, emprisonné dans une tourelle de pierre percée à jour. Il n’est pas possible de se faire une idée des proportions colossales de Notre-Dame, tant qu’on n’en a point parcouru en détail les tours, les terrasses, les galeries.

La sonnerie de la cathédrale de Paris avait autrefois une grande réputation. La tour du nord renfermait sept cloches et il y en avait six autres dans le clocher central du transsept. Les deux plus grosses de toutes, qu’on appelait les bourdons de Notre-Dame, étaient placées dans la tour du midi. Sans parler des autres cloches d’aujourd’hui qui n’ont aucune importance, nous dirons que Notre-Dame a conservé le plus gros et le plus harmonieux de ses deux bourdons. Les Parisiens lui ont voué une affection singulière, et les jours solennels le peuple se plaît fort à l’entendre sonner. Le poids en est évalué à treize mille kilogrammes. Une longue inscription latine en relief sur le cuivre nous apprend que cette cloche, donnée en 1400 par Jean de Montaigu[1], qui la nomma Jacqueline, du nom de sa femme, Jacqueline de La Grange, fut refondue en 1686, et qu’elle reçut alors les noms d’Emmanuel-Louise-Thérèse, en l’honneur du roi Louis XIV et de la reine Marie-Thérèse d’Autriche. À l’époque de la refonte, la quantité de métal, qui n’était que de quinze mille livres, fut augmentée du double environ par la munificence du chapitre[2]. Les beffrois en charpente, auxquels sont suspendues les cloches, ont été refaits dans ces dernières années, et des précautions extrêmes ont été prises pour assurer le jeu de la sonnerie sans causer d’ébranlement aux murailles.

Les baies supérieures des tours étaient défigurées par des espèces d’auvents en charpente qui rongeaient les colonnettes et masquaient toute la décoration ; ils sont maintenant remplacés par des abat-sons de métal qui, tout en préservant les beffrois, ne viennent plus briser par leurs saillies les lignes de l’architecture.

Une grave question s’est agitée au sujet du couronnement des tours. Le volume des contreforts qui en consolident les angles, et les dispositions prises à l’étage supérieur indiqueraient qu’au XIIIe siècle on eut le projet de construire deux flèches en pierre. Ce projet a été abandonné ; fallait-il le reprendre de nos jours ? Les architectes chargés de la restauration déclarèrent dans le remarquable rapport adressé par eux au ministre de la justice et des cultes, en 1843, et nous partageons complétement leur opinion, que la cathédrale n’aurait rien à gagner à l’édification de ces deux flèches, d’une forme d’ailleurs très-douteuse. La physionomie de Notre-Dame, avec ses deux tours carrées couvertes en terrasses, a quelque chose d’historique qu’il faut respecter. Nos yeux sont tellement faits à voir les tours telles qu’elles sont, que nous aurions de la peine à nous les figurer plus belles sous une autre forme. Rien ne dénote dans la construction de la façade que les ressources aient manqué pour la mener à perfection. C’est partout le même choix de matériaux, la même richesse d’ornements, le même soin dans l’ajustement. Si donc l’architecte du XIIIe siècle s’est arrêté à la naissance des flèches, c’est qu’il aura sans doute lui-même condamné son projet primitif.

Dans l’intervalle des tours il existe une cour spacieuse que l’on appelle l’aire de plomb ou la cour des réservoirs. Des plaques de métal en couvrent le sol, et des bassins y contiennent de l’eau pour les premiers secours en cas d’incendie. Un peu en arrière s’élève le grand pignon triangulaire qui clôt le comble de la nef. Sur la pointe un ange sonne la trompette, soit pour annoncer le jugement à venir, soit pour convoquer le peuple chrétien. Il est contemporain de la façade ; le sculpteur l’a disposé de manière à donner le moins de prise possible aux vents et aux tempêtes qui l’assaillent sans relâche.

Tel est ce portail superbe, évidemment conçu et exécuté par le même homme, dans sa partie la plus considérable et la plus magnifique. On peut assurer aussi que les travaux se sont poursuivis rapidement, sans éprouver de retards, depuis les soubassements des portes jusqu’au point où les tours commencent à se séparer de la masse. L’unité de l’ensemble, la similitude des profils et des innombrables détails, attestent, mieux que ne pourrait le texte le plus avéré, que tout ici a été produit d’un seul jet, sous l’influence d’un même art et d’une même inspiration. Combien ne regrettons-nous pas de ne pouvoir dire quel fut le maître de cette œuvre ! Il n’a pas songé à nous transmettre son nom, et ses contemporains n’ont rien fait pour suppléer à son silence. « L’homme, l’artiste, l’individu s’effacent sur ces grandes masses sans nom d’auteur ; l’intelligence humaine s’y résume et s’y totalise. Le temps est l’architecte, le peuple est le maçon. » Nos lecteurs auront reconnu sans peine dans ces dernières lignes le style coloré de celui qui a écrit la Notre-Dame de Paris. Quant à la partie supérieure des tours et à la galerie qui les réunit, elles témoignent, la galerie surtout par ses formes amincies et par une certaine exagération de légèreté, d’une reprise qui aura probablement eu lieu vers 1230. Il serait impossible en effet d’admettre que la galerie des rois et celle des tours fussent contemporaines. L’œuvre s’est arrêtée pendant quelques années au couronnement du portail, et l’on peut aisément se rendre compte d’une interruption pareille.

Descendons maintenant au pied de la façade, pour étudier l’imagerie des portes.


  1. Jean de Montaigu, décapité en 1409 aux Halles de Paris, était conseiller du roi, grand maître d’hôtel de France, et frère de Gérard, 95e évêque de Paris.
  2. Le second bourdon a été détruit ; il pesait vingt-huit mille, disent les historiens de Notre-Dame, mais il y a toujours exagération dans ces dires.

    Sur le bourdon conservé, on lit les noms des fondeurs N. Chapelle, J. Giltot, C. Moreau et Florentin le Guay. Le dernier seul prend le titre de maître fondeur ; il était Parisien.