Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Préface historique

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PRÉFACE

HISTORIQUE

Par M. FOURIER.




LÉgypte, placée entre l’Afrique et l’Asie, et communiquant facilement avec l’Europe, occupe le centre de l’ancien continent. Cette contrée ne présente que de grands souvenirs ; elle est la patrie des arts et en conserve des monumens innombrables ; ses principaux temples, et les palais que ses rois ont habités, subsistent encore, quoique les moins anciens de ces édifices aient été construits avant la guerre de Troie. Homère, Lycurgue, Solon, Pythagore et Platon, se rendirent en Égypte pour y étudier les sciences, la religion et les lois. Alexandre y fonda une ville opulente, qui jouit long-temps de l’empire du commerce, et qui vit Pompée, César, Marc-Antoine et Auguste, décider entre eux du sort de Rome et de celui du monde entier. Le propre de ce pays est d’appeler l’attention des princes illustres, qui règlent les destinées des nations.

Il ne s’est formé, dans l’Occident ou dans l’Asie, aucune puissance considérable qui n’ait porté ses vues sur l’Égypte, et ne l’ait regardée, en quelque sorte, comme son apanage naturel. Tous les grands événemens qui ont influé sur les mœurs, le commerce et la politique des empires, ont ramené la guerre sur les bords du Nil. On peut remarquer que les Perses, les Macédoniens, les Romains, les Arabes et les Ottomans, s’établirent dans-cette province, aussitôt après qu’ils se furent élevés au-dessus des peuples contemporains.

La religion avait autrefois inspiré à nos rois le désir de s’emparer de l’Égypte. Plusieurs princes croisés, et le pape Innocent III, dont les talens politiques ont gouverné l’Europe, s’étaient efforcés d’exécuter ce projet. Un des ministres qui connurent le mieux les divers intérêts des États chrétiens, le cardinal Ximenès, l’avait renouvelé. Ferdinand le Catholique, Emmanuel et Henri VII, qui ont régné avec tant de sagesse et d’éclat, s’étaient alliés dans le même dessein. Le célèbre Leibnitz, né pour toutes les grandes vues, s’était longtemps occupé de cet objet, et il avait adressé à Louis XIV un ouvrage étendu, qui est resté inédit, dans lequel il exposait les avantages attachés à cette conquête.

Bossuet écrivait dans le même temps sur l’histoire universelle ; et, après avoir rappelé les premières institutions et la splendeur de l’Égypte, il ajoutait ces expressions remarquables : « Maintenant que le nom du Roi pénètre aux parties du monde les plus inconnues, et que ce prince étend aussi loin les recherches qu’il fait faire des plus beaux ouvrages de la nature et de l’art, ne serait-ce pas un digne objet de cette noble curiosité, de découvrir les beautés que la Thébaïde renferme dans ses déserts, et d’enrichir notre architecture des inventions de l’Égypte ? » Le vœu de cet homme illustre a été rempli, pendant la durée d’une guerre mémorable, dont l’Égypte est devenue tout-à-coup le théâtre.

On se rappelle l’impression que fit, dans toute l’Europe, l’étonnante nouvelle de l’expédition des Français en Orient. Ce grand projet, médité dans le silence, fut préparé avec tant d’activité et de secret, que la vigilance inquiète de nos ennemis fut trompée ; ils apprirent, presque dans le même temps, qu’il avait été conçu, entrepris et exécuté. Il était amené par la nécessité de garantir notre commerce des atteintes injurieuses que les beys ne cessaient de lui porter ; et l’on avait l’espoir de se concilier avec la cour ottomane, en lui offrant, dans le résultat même de cette expédition, un accroissement de revenus et d’autorité. Quelques difficultés que présentât cette négociation, on pouvait espérer une heureuse issue, parce que le succès eût été très-favorable à l’intérêt commun des deux nations alliées. En effet, l’établissement et le concours d’une puissance européenne changeraient presque subitement l’état de l’Égypte.

Cette contrée, qui a transmis ses connaissances à tant de nations, est aujourd’hui plongée dans la barbarie : plus elle est favorisée par sa situation géographique et par l’extrême fertilité du territoire, plus les bienfaits des lois et ceux des arts lui sont nécessaires. Défendue autrefois par des milices nombreuses, formées de ses propres guerriers, elle était alors redoutable aux États voisins ; mais elle a perdu depuis long-temps, avec ses institutions, son indépendance, ses lumières, et même jusqu’au souvenir de sa première grandeur. Elle n’a cessé, depuis cette époque, d’être soumise à une domination étrangère. Toutes les révolutions qui ont agité l’Europe et l’Asie lui ont donné de nouveaux maîtres, et ont amené ses peuples au dernier degré de l’abjection et du malheur.

Elle obéissait, sous ses premiers rois, à des maximes invariables ; une sagesse persévérante veillait au maintien des lois, des coutumes et des mœurs ; tout inspirait le soin de l’avenir, et portait à entreprendre des ouvrages immortels. Elle gémit aujourd’hui sous l’autorité la plus arbitraire et la plus imprévoyante qui ait encore existé sur la terre ; comme si ce pays était destiné à connaître les états les plus contraires de la société humaine ! Elle a civilisé l’ancienne Colchide, si l’histoire des temps reculés ne nous induit point en erreur, et ce même climat lui envoie aujourd’hui des princes farouches, qui oublient leur famille et leur patrie, repoussent leur postérité, et vivent au milieu d’esclaves ingrats et rebelles, qu’ils ne peuvent contenir. Dépourvus de prudence et de lumières, ils ne savent point affermir leur pouvoir, et se hâtent d’en jouir. Ils oppriment toute industrie, abandonnent ou détruisent les canaux et les monumens publics ; les sables envahissent les terres propres à la culture ; les habitations sont menacées par les brigands des déserts. L’homme est condamné, dans les campagnes, à un travail ingrat, dont les fruits ne doivent point lui appartenir : partout il est en proie à l’injustice, à l’opprobre, à la famine, aux maladies contagieuses.

Le sort de ce peuple serait plus tolérable si l’autorité de ses chefs devenait fixe et héréditaire : mais la politique ottomane prévient ce changement ; elle suscite entre ces étrangers des inimitiés et des trahisons qui les affaiblissent, les isolent, et leur ôtent les moyens de persister dans une indépendance absolue. Elle oppose en même temps l’audace de cette milice aux tentatives ambitieuses des pâchâs. Au milieu de ces révolutions, l’autorité du souverain est toujours méconnue, ou ne s’exerce que pour diviser les usurpateurs de l’Égypte ; elle ne peut ni assurer l’envoi des tributs, ni protéger les peuples, ni garantir l’exécution des traités faits avec les puissances alliées. Ce sont ces dernières circonstances qui déterminèrent l’expédition mémorable des Français : mais celui qui la dirigea ne bornait point ses vues à punir les oppresseurs de notre commerce ; il donna au projet de cette conquête une élévation et une grandeur nouvelles, et lui imprima le caractère de son propre génie. Il apprécia l’influence que cet événement devait avoir sur les relations de l’Europe avec l’Orient et l’intérieur de l’Afrique, sur la navigation de la Méditerranée et le sort de l’Asie. Il s’était proposé d’abolir la tyrannie des Mamlouks, d’étendre les irrigations et la culture, d’ouvrir une communication constante entre la Méditerranée et le golfe Arabique, de former des établissemens de commerce, d’offrir à l’Orient l’utile exemple de l’industrie européenne, enfin de rendre la condition des habitans plus douce, et de leur procurer tous les avantages d’une civilisation perfectionnée.

On ne pouvait atteindre à ce but sans l’application continuelle des sciences et des arts : c’est dans ce dessein que le chef de l’expédition française résolut de fonder en Égypte une institution destinée au progrès de toutes les connaissances utiles. Il désigna, dans la capitale de la France, ceux qui devaient concourir à ses vues, et consolida par les témoignages d’une bienveillance protectrice cette alliance inaccoutumée de la littérature et des armes. Il confia le soin de former ce nouvel établissement à deux membres illustres de l’ancienne académie des sciences, qui avaient, depuis long-temps, honoré et servi leur patrie par des découvertes éclatantes, et dont les travaux et le génie ont beaucoup contribué à donner à la nation française une prééminence utile et glorieuse dans les sciences géométriques et physiques.

L’académie du Kaire se proposait, comme celles de l’Europe, de cultiver les sciences et les arts, de les perfectionner et d’en rechercher toutes les applications utiles. On devait s’attacher principalement à distinguer les avantages propres à l’Égypte, et les moyens de les obtenir ; il était donc nécessaire d’observer, avec beaucoup de soin, le pays qui allait être soumis à une administration nouvelle : tels furent les motifs qui portèrent à entreprendre les recherches dont on publie aujourd’hui les résultats.

L’intérêt des beaux-arts et de la littérature exigeait encore une description fidèle et complète des monumens qui ornent, depuis tant de siècles, les rivages du Nil, et font de ce pays le plus riche musée de l’univers. On a mesuré toutes les parties de ces édifices avec une précision rigoureuse, et on a joint aux plans d’architecture les plans topographiques des lieux où les villes anciennes étaient situées ; on a représenté, dans des dessins particuliers, les sculptures religieuses, astronomiques ou historiques, qui décorent ces monumens. Indépendamment des mémoires et des dessins propres à faire connaître l’ancien état de l’Égypte, on a rassemblé ceux qui doivent offrir le tableau de son état actuel. On a levé un grand nombre de cartes géographiques, qui représentent, d’une manière exacte et détaillée, la situation des côtes et des ports, celle des villes actuelles, des villes anciennes, des villages, des hameaux ou des autres points remarquables, et le cours du Nil, depuis la cataracte de Syène jusqu’à la Méditerranée. Ce travail est fondé sur des observations astronomiques. Enfin, on s’est appliqué à l’examen de toutes les productions naturelles, ou du moins à celui des faits les plus importans ou les moins connus de la zoologie, de la botanique et de la minéralogie.

Les résultats de ces différentes recherches sur l’histoire naturelle et la géographie de l’Égypte, sur ses antiquités et son état moderne, ont été réunis dans un seul ouvrage. Cette collection, dont la munificence du gouvernement français va faire jouir l’Europe, a donc pour objet de donner une connaissance exacte et approfondie de l’Égypte ; elle présente les vrais élémens de l’étude physique, littéraire et politique d’une des contrées les plus remarquables du globe.

L’Égypte a joui, pendant une longue suite de siècles, d’un gouvernement éclairé et puissant : les lois, les coutumes publiques, les habitudes domestiques, concouraient à un même but ; elles étaient fondées sur la connaissance des mœurs de l’homme, et sur les principes éternels d’ordre et de justice, qui sont gravés dans tous les cœurs.

La religion, unie à l’étude des phénomènes naturels, était en même temps intellectuelle et physique révélant à quelques esprits sages les principes abstraits de la morale elle les offrait à tous sous des formes sensibles : elle réglait les actions et les pensées, contenait sévèrement les peuples, et prêtait aux institutions civiles l’appui d’une autorité immuable.

Le gouvernement était monarchique, et fondé sur des lois anciennes et révérées ; on avait converti en usages irrévocables les exemples donnés par les princes les plus sages.

Les Égyptiens honoraient surtout la reconnaissance, comme la source des vertus publiques et privées, et comme le plus juste et le plus utile de tous les penchans naturels ; ils s’efforçaient de perpétuer le souvenir des ancêtres par des monumens magnifiques et impérissables ; l’esprit de famille était porté au plus haut degré, et rendait, pour ainsi dire, toutes les générations contemporaines.

On prévenait l’oisiveté par des cérémonies et des fêtes, et par d’immenses travaux consacrés aux ouvrages publics ; l’agriculture était florissante, et des arts perfectionnés favorisaient les efforts de l’industrie.

Une population nombreuse observait religieusement des préceptes d’hygiène publique, qu’une longue expérience avait enseignés.

Le génie des beaux-arts avait pris un grand essor : mais il était asservi à des règles invariables ; l’architecture avait un caractère grave et sublime ; la poésie, l’histoire, la musique, la sculpture, l’astronomie, imprimaient la crainte des dieux, inspiraient la piété et l’admiration. On conservait dans les temples les statues des rois et des grands, les annales publiques, les observations du ciel ; on gravait sur ces édifices le spectacle successif des révolutions des astres. Ces sculptures subsistent encore aujourd’hui, et serviront à fixer, dans l’histoire de l’Égypte, des époques ignorées jusqu’ici.

Dans ce même temps, l’Asie était habitée par des nations puissantes dont l’ancienne gloire est oubliée. La raison humaine s’était élevée jusqu’au dogme de l’unité de Dieu et aux principes d’une morale sublime. Des prêtres, formés à l’école des Égyptiens, observaient le ciel de la Chaldée ; les vérités fondamentales de la géométrie et de l’astronomie étaient découvertes ; on avait entrevu le véritable système de l’univers ; on traçait des cartes géographiques ; on avait entrepris de mesurer l’étendue du globe. Des villes opulentes étaient embellies par le génie des arts physiques, qui s’exerçait sur les métaux, les couleurs et toutes les substances naturelles. Il existait des relations entre les divers peuples de l’Orient, et surtout entre ceux de l’Inde, de la Perse et de l’Égypte. Ces communications avaient pour objet la religion, les sciences, le gouvernement et le commerce.

L’Europe, aujourd’hui si polie, manquait alors de lois et de mœurs constantes ; mais la lumière des arts commença à se répandre dans l’Occident. Les villes étrusques furent fondées ; des colonies d’Égypte et de Phénicie donnèrent à la Grèce des institutions nouvelles ; l’architecture et la sculpture reçurent leurs principes et leurs modèles de Thèbes et de Memphis, et firent ensuite des progrès admirables. La religion se forma des élémens mystérieux et déjà confus de la théologie égyptienne ; et après que l’imagination des historiens et des poëtes eut embelli ces énigmes sacrées, on ne put y découvrir aucun sens intelligible. La poésie, première institutrice des hommes, célébra dans la Grèce les vertus, les héros et les dieux. Le génie d’Homère illustra l’Ionie et brilla d’un éclat immortel ; il instruisit les princes et les peuples.

L’époque était arrivée où l’Égypte ne devait plus résister aux nations rivales, dont la puissance s’était rapidement accrue ; elle souffrit l’introduction des coutumes étrangères, et renonça aux maximes fondamentales de la monarchie. Depuis long-temps des erreurs superstitieuses avaient altéré la religion et les sciences. Les Perses, plus nombreux et plus aguerris, exercés par de grandes révolutions militaires, se rendirent maîtres de ce pays, environ six siècles avant l’ère chrétienne ; les villes capitales furent dépouillées et livrées aux flammes ; les familles des rois furent réduites en captivité. On détruisit ou l’on dispersa les annales et les monumens de la littérature. Les Égyptiens tentèrent vainement de s’affranchir d’une domination odieuse ; et ces longs efforts mirent le comble à leurs malheurs.

Dans ce même temps, Rome jetait les fondemens de sa grandeur, et se préparait à la conquête du monde ; elle avait emprunté sa religion et ses mœurs des Étrusques et des Grecs. Ces derniers défendaient glorieusement leur indépendance contre des armées innombrables. Ils avaient alors des communications fréquentes avec l’Égypte, et plusieurs de leurs philosophes visitèrent ce pays : mais ils n’y puisèrent qu’une instruction imparfaite, parce que la religion, les lois et les sciences étaient presque entièrement anéanties.

Depuis cette dernière invasion, l’Égypte a toujours subi un joug étranger. Elle a obéi successivement aux rois de Perse, aux Ptolémées, aux premiers successeurs d’Auguste, aux empereurs de Byzance, aux premiers califes, aux califes du Kaire, aux sultans mamlouks et aux princes ottomans. L’histoire de l’Égypte, depuis la conquête des Perses jusqu’à l’expédition des Français, se trouve ainsi divisée en huit intervalles, dont chacun est d’environ trois siècles.

Après que la Grèce libre eut repoussé les efforts des Perses, Alexandre conduisit quelques soldats aguerris à la conquête de l’Asie. Non moins remarquable par ses vues politiques que par les succès de ses armes, il entreprit de donner des intérêts communs aux nations les plus éloignées, et de fonder des villes jusqu’aux extrémités du monde. Il découvrit, pour ainsi dire, l’Océan indien, reconnut l’importance de la navigation et du commerce, et choisit Alexandrie pour le centre des communications qu’il voulait établir entre les peuples.

Après la mort de ce grand homme, l’Égypte demeura soumise aux Macédoniens. Elle reçut dans ses ports les plus riches productions de l’Arabie et de l’Inde, étendit ses relations avec l’Afrique, et entretint, par un commerce immense, l’opulence fastueuse de ses rois. Les muses grecques vinrent embellir la nouvelle capitale, et les arts se montrèrent dans leur ancienne patrie : mais ce fut en quelque sorte une science nouvelle ; car il ne restait plus qu’un souvenir obscur de la doctrine de l’Égypte. On avait conservé les cérémonies, les sacrifices, et l’usage imparfait de la langue sacrée : mais l’ignorance et des superstitions grossières avaient altéré le sens de la philosophie égyptienne ; à peine en découvrait-on quelques vestiges, oubliés dans le secret des temples. La série des monumens de l’histoire et des sciences était pour jamais interrompue.

L’Égypte ne pouvait échapper aux vues ambitieuses de Rome, et les derniers Lagides subirent le sort commun de tant de rois. Ce pays fut administré avec sagesse ; l’agriculture, la navigation et l’industrie y firent d’heureux progrès. La fertilité du territoire, le commerce de l’Inde, les restes d’une ancienne magnificence, les relations avec l’Arabie et l’Éthiopie, tout contribuait à l’importance de cette nouvelle province ; et Alexandrie fut long-temps regardée comme une seconde capitale de l’empire.

L’architecture était, de tous les arts de la Grèce, celui qui convenait le mieux aux maîtres du monde ; les Romains l’avaient cultivée dans des vues d’utilité publique, et aussi pour immortaliser leurs triomphes, et multiplier, aux yeux des nations, les témoignages durables de la puissance qui les avait soumises. Le spectacle de l’Égypte éleva leurs idées, et les porta à entreprendre des édifices plus vastes. Inspirés par ces antiques modèles, ils réunirent la noblesse et l’étendue des plans à l’élégance qui distinguait les ouvrages grecs.

L’abolition du paganisme eut en Égypte une influence considérable ; on prohiba les sacrifices ; les temples furent abandonnés ou détruits. Le mélange des fables étrangères avait presque effacé le souvenir de la doctrine sacrée ; il en restait encore quelques traces, que l’autorité des empereurs s’efforça d’anéantir, avec tous les élémens de l’ancienne religion. Depuis que ce pays était devenu une province romaine, il avait perdu une quantité prodigieuse de monumens de sculpture ; on avait transporté en Europe des statues, des pierres gravées, et des monolithes précieux, qui avaient appartenu aux villes de Thèbes, de Memphis et d’Alexandrie. Rome et Constantinople virent élever les obélisques que les Pharaons avaient autrefois consacrés aux dieux ; ouvrages singuliers et inimitables, vraiment dignes d’orner les capitales du monde.

L’Égypte, que les empereurs grecs ne surent ni gouverner ni défendre, passa ensuite sous le joug des Musulmans. Déjà la domination romaine avait succombé de toutes parts. Les causes morales qui devaient précipiter cet empire étaient alors développées, et quelques tribus d’Arabes, à demi civilisées, parvinrent à s’emparer des plus belles provinces de l’Orient.

Les conquêtes rapides des premiers Musulmans ne doivent point être comparées aux entreprises militaires et politiques de Rome. Elles diffèrent aussi des invasions tumultueuses des nations septentrionales. Les Romains ne triomphèrent pas seulement par la puissance des armes ; ils durent une grande partie de leurs succès à des maximes de gouvernement qu’ils suivaient avec une admirable constance. Non contens de soumettre les peuples, ils leur donnaient une police commune, et leur faisaient en quelque sorte oublier leur origine, par le changement progressif de la religion, des coutumes, de la langue et des lois. Les barbares qui ravagèrent l’Europe, abandonnant leur patrie glacée pour des climats plus doux et des villes opulentes, se succédèrent sans ordre et sans autre dessein que de dépouiller les vaincus. Comme ils n’avaient point encore d’institutions régulières, ils ne conservèrent que quelques-uns de leurs usages, et finirent par adopter le culte, les mœurs et les arts, qu’ils avaient trouvés établis dans leur nouveau séjour. Les Arabes, au contraire, avaient des habitudes et des opinions plus fixes, restes confus et superstitieux de l’ancienne doctrine de l’Orient. Persuadés qu’ils connaissaient tout ce qui est vrai et utile, ils repoussèrent d’abord les usages et les arts des peuples conquis. Mahomet n’avait eu ni le dessein de fonder un empire, ni les vues politiques que plusieurs écrivains lui ont attribuées. N’ayant point prévu les conquêtes prodigieuses de ses successeurs, il ne leur avait laissé aucune forme ni aucun principe de gouvernement. L’objet de ses efforts était de commander à sa tribu, et de l’élever au-dessus des tribus rivales. Enhardi par ses premiers succès, il entreprit d’enrichir les siens du pillage des villes voisines. Il ne connaissait point les nations policées, et les regardait comme livrées au polythéisme et à l’idolâtrie. Il rallia ses compatriotes en leur rappelant des dogmes anciennement révérés, et passa ensuite de l’enthousiasme à l’imposture. Son livre, qui contient quelques préceptes utiles, et un bien plus grand nombre de pensées inintelligibles, dépourvues de sens et de liaison, servit toutefois de règle à ses partisans, et leur donna un nom, un but et un intérêt communs.

La domination romaine n’étant plus soutenue par la vigueur et la sagesse des conseils, par les vertus des soldats, la constance des usages, de la politique et de la religion, toutes les provinces purent être facilement envahies par des hordes presque sauvages, qui, peu de siècles auparavant, auraient été exterminées vers les limites de l’empire. Les Arabes, que l’on pourrait appeler les Scythes du midi, vinrent aussi concourir à cet immense partage. Ces hommes ignorans, mais aguerris, exercés aux fatigues, pauvres, et avides de pillage, firent alors ce qu’eussent fait à leur place, et plus rapidement encore, les Goths, les Lombards et les Gépides. Il ne leur fut pas moins facile de pénétrer dans les autres pays d’Asie : car la Perse, ébranlée par ses propres dissensions et les guerres étrangères, ne pouvait se défendre contre les plus faibles ennemis. Ce même livre sacré, qui avait été la première cause de leur union et de leurs succès, arrêta par la suite l’essor de leur génie. Si les Arabes avaient eu, comme les peuples de l’Occident, l’inestimable avantage de recevoir une religion favorable aux arts et aux connaissances utiles, ils auraient cultivé et perfectionné toutes les branches de la philosophie. Ce peuple se montra d’abord ingénieux et poli ; il fit des progrès remarquables dans la poésie, l’architecture, la médecine, la géométrie, la physique et l’astronomie ; il conserva et nous transmit un grand nombre de ces ouvrages immortels, qui devaient rappeler les lumières en Europe. Mais la religion musulmane ne souffrait point ce développement de l’esprit ; il fallait que les Arabes renonçassent à leur culte, ou qu’ils retournassent à l’ignorance de leurs ancêtres. Ils méconnurent surtout l’art de gouverner, et tout ce qui sert à fonder et à perpétuer les empires. Les barbares qui s’unirent à eux et usurpèrent leur autorité, ne purent embrasser l’islamisme sans mépriser aussi les arts, les sciences, l’industrie et toutes les inventions de l’Occident.

L’Égypte chrétienne, et long-temps agitée par des dissensions religieuses, s’était offerte d’elle-même au joug des premiers califes ; elle partagea le sort des États musulmans. Les Cophtes, qui avaient appelé le vainqueur, furent délivrés des Grecs ; ils tombèrent ensuite dans l’avilissement et se réduisirent à un petit nombre. C’est au commencement de cette révolution que le zèle des mahométans détruisit le peu de richesses littéraires qui restaient encore à Alexandrie. Les livres que les Ptolémées avaient rassemblés dans cette ville, et ceux des rois de Pergame, avaient péri, en grande partie, pendant les expéditions de César et de ses successeurs. Les violences de toute espèce, qui s’étaient renouvelées dans le cours de six siècles, au milieu des guerres continuelles ou des troubles amenés par les controverses théologiques, avaient anéanti ces vastes dépôts des connaissances et des erreurs de l’antiquité.

L’Égypte ressentit l’effet des causes qui divisèrent, dès son origine, l’empire des Arabes, et ne tarda point à devenir un État indépendant. Les califes appelés Fathimites établirent leur résidence dans la ville du Kaire, qu’ils avaient bâtie et ornée de quelques édifices publics : leur autorité fut abolie par le célèbre Saladin, dont les exploits alarmèrent l’Europe, et qui régna long-temps en Égypte et en Syrie. Cette révolution occasiona des séditions et des vengeances, et fut suivie de changemens considérables dans les usages religieux et le gouvernement. L’établissement des sultans mamlouks mit fin à cette dynastie. Les califes et les princes qui leur succédèrent confiaient depuis long-temps la défense de leurs États et la garde de leur personne à des soldats étrangers, originaires de l’occident de l’Asie. Les chefs de ces milices, imprudemment élevés aux premiers emplois, usurpèrent, sous différens noms, l’autorité de leurs maîtres, et se rendirent indépendans. Les événemens de ce genre sont un des traits distinctifs de l’histoire des peuples asiatiques. La rébellion qui fit périr le dernier successeur de Saladin fut plus connue en Europe, parce qu’elle eut pour témoins les princes croisés ; mais il y avait plus de quatre siècles qu’il se passait en Égypte des révolutions semblables.

Après l’extinction des Ayoubites, cette belle contrée demeura soumise à des esclaves militaires, nés entre la mer Caspienne et la mer Noire. Le gouvernement des souverains mamlouks ne fut, pour ainsi dire, ni héréditaire, ni électif. La naissance donna quelquefois le premier rang : mais le meurtrier du prince était presque toujours son successeur. Il y eut autant de révolutions que de règnes. Plusieurs se disputaient le pouvoir, et se l’attribuaient en même temps, dans la Syrie, au Kaire ou dans le Saïd. Quelques chefs de cette anarchie ont gouverné avec éclat. Conquérans de la Syrie, ils humilièrent l’orgueil des Mogols, repoussèrent les Européens, et portèrent leurs armes victorieuses dans l’Yémen, l’île de Chypre, l’Arménie ; mais on ne remarque, dans tous ces événemens, que des traits d’audace, de vengeance, de fourberie, d’ignorance et d’ambition fougueuse. On ne peut disconvenir cependant que la religion musulmane ne tempérât les malheurs de ces temps ; elle fit naître, dans ces ames violentes, quelques sentimens humains, et inspira aux princes et aux sujets des actions louables.

De toutes les causes qui troublèrent la Palestine et l’Égypte, aucune n’eut plus d’influence que les entreprises des Européens contre ces provinces. Ces expéditions fameuses, qui agitèrent durant deux siècles toutes les nations de l’Occident, n’eurent aucun des résultats que l’on avait désirés, et elles occasionèrent de longs désordres : mais en même temps elles excitèrent le génie du commerce, agrandirent les vues, multiplièrent les procédés de l’industrie et de la navigation. Elles amenèrent dans plusieurs États la chute du gouvernement féodal, en favorisant le pouvoir du monarque et la liberté civile et elles élevèrent l’autorité politique de Rome jusqu’à un degré où elle ne put se soutenir.

Cent mille croisés s’emparèrent inutilement de Damiette : s’étant mis en marche dans une saison peu favorable, ils furent arrêtés par les Musulmans entre les canaux dérivés du Nil ; réduits à capituler, ils abandonnèrent leur conquête. Trente ans après, les mêmes fautes amenèrent les mêmes résultats et de plus grands malheurs. Louis IX, l’honneur de son siècle, qui exerça sur ses sujets, et même sur ses ennemis, l’autorité naturelle que donnent de grandes vertus, conduisit soixante mille guerriers sur les bords du Nil. Il avait traversé la Méditerranée avec dix-huit cents bâtimens, et commandait à l’élite de la France. Maître de Damiette, il s’avança long-temps après dans l’intérieur du Delta. Les Mamlouks l’assiégèrent dans son camp, où se développèrent des maladies funestes, et ils interceptèrent ses communications avec les côtes. Le Roi, ayant perdu tout espoir, ordonna la retraite, et ne put l’effectuer. Le reste des Français allait périr les armes à la main, lorsqu’au milieu du carnage un héraut annonça, soit de lui-même, soit qu’il en eût reçu l’ordre, qu’on ne pouvait plus sauver la vie du Roi qu’en se rendant prisonnier. Ce prince, qui ne voulut point quitter l’arrière-garde, tomba lui-même au pouvoir de l’ennemi ; et l’on sait par quelle grandeur d’ame il honora sa captivité. Il racheta ensuite les siens, donna Damiette pour sa rançon, et s’embarqua pour Ptolémaïs.

À cette époque, les nations européennes égalaient à peine celles de l’Asie ; elles n’avaient point acquis cette supériorité de puissance aujourd’hui si marquée, et qui résulte du progrès de tous les arts. Les usages de la guerre étaient presque les mêmes, et également imparfaits de part et d’autre. Des peuples qui ont reçu de la nature un courage indomptable, et qui avaient alors l’avantage d’une meilleure discipline, devaient donc se défendre avec succès sur leur propre territoire. Ils détruisirent des armées innombrables, mais confuses, que l’Occident renouvelait sans cesse en perdant plusieurs millions de ses habitans. L’état respectif des nations est entièrement changé depuis le seizième siècle. Les unes ont perfectionné le gouvernement civil, la tactique, l’emploi de l’artillerie, la composition, l’entretien et la conduite des armées : les Orientaux, au contraire, ont négligé toutes les inventions qui concourent au succès de la guerre, ou n’y ont fait que des progrès très-bornés. Tel est l’ascendant des lumières et l’influence des usages militaires et des arts, que ces mêmes contrées dont les peuples repoussèrent pendant deux cents ans les efforts de toute l’Europe, ne pourraient plus aujourd’hui être défendues par leurs maîtres actuels contre une seule de nos armées ; en sorte que la possession n’en est garantie que par les traités, et par des oppositions réciproques entre les grands États de l’Occident.

L’Égypte cessa, au commencement du seizième siècle, d’être gouvernée par des princes indépendans, et fut conquise par les Ottomans, soixante-quatre ans après la prise de Constantinople. Sélim Ier, père du célèbre Soliman ii, avait été porté à l’empire par la faveur des janissaires. La rébellion lui avait donné le trône ; il s’y maintint par un parricide, et fit ensuite périr ses frères, avant d’exécuter ses vastes projets sur l’Asie. Il ne tarda point à menacer la Perse, l’Égypte et la Syrie, et conquit rapidement ces deux dernières provinces sur les sultans mamlouks, qui ne jouissaient que d’une autorité incertaine, et pouvaient à peine se défendre contre les trahisons de leurs lieutenans. Sélim leur livra deux batailles, l’une à Alep, où le sultan Cansou el-Gauri perdit la vie, et l’autre à son successeur Touman-bey, à peu de distance du Kaire. Les troupes ottomanes étaient beaucoup plus nombreuses, et les Mamlouks n’avaient point encore adopté l’usage de la mousqueterie. Leur dernier sultan fut livré au vainqueur, et pendu sous l’une des portes de la ville. On rassembla un très-grand nombre de Mamlouks qui furent massacrés, ou jetés dans le fleuve. Alexandrie ne tarda point à se soumettre. Les peuples voisins furent remplis d’épouvante. Le chérif de la Mecque vint offrir des présens à Sélim, qui, voulant joindre l’autorité sacrée à la puissance des armes, se fit reconnaître pour protecteur et chef héréditaire de l’islamisme. Ismaël sofi envoya au Kaire une ambassade solennelle, pour obtenir la paix.

La mort de Sélim interrompit le cours de ses victoires. Soliman son fils, qui, par ses armes et sa politique, a tant contribué à l’accroissement de la puissance ottomane, consacra plusieurs années au gouvernement intérieur de ses États. On composa par ses ordres le réglement particulier de l’Égypte, qui sert encore à l’administration territoriale de ce pays. On a quelquefois attribué cet établissement à Sélim, qui n’y eut, pour ainsi dire, aucune part. Ce dernier avait donné peu de temps à la guerre d’Égypte. De retour à Constantinople, il ne s’y occupa que de ses préparatifs contre la Perse et le midi de l’Europe. Il méditait la destruction de Bagdad, et ne s’arrêta point à régler les prétendues constitutions et le myry de l’Égypte. On a publié un acte qui contient ses capitulations avec les Mamlouks : mais cette pièce est dépourvue d’authenticité. Ce qu’il y a de remarquable dans sa conduite politique, est sa négociation avec la Mecque, et le soin qu’il prit d’amener à Constantinople le successeur des Abassides.

Sélim, qui reçut le nom mérité de féroce, qui envoyait ses vizirs à la mort, parce qu’ils ne prévoyaient pas vers quelle partie du monde il tournerait ses armes, qui, dans tout le cours de son règne, fit périr indistinctement ses amis et ses ennemis et fut l’assassin de son père, de ses frères et de huit de ses neveux, joignait la superstition à la cruauté. Aucun empereur ottoman n’a porté aussi loin la haine des religions étrangères. Il avait entrepris d’obliger ses sujets chrétiens à embrasser l’islamisme : mais l’empire des usages ramena bientôt à la tolérance des autres cultes ; maxime fondamentale des États musulmans, sans laquelle ils ne se seraient point formés. Il donna à l’Égypte, comme aux autres provinces qu’il avait conquises, un gouverneur et des garnisons turques. Les milices se montrèrent insubordonnées, exigèrent des augmentations de solde, et massacrèrent leurs chefs. Les pâchâs entreprirent de se rendre indépendans. Les Mamlouks, quoique restés en petit nombre, tiraient un grand avantage du souvenir de leur autorité, de leurs intelligences avec les Arabes, et de l’emploi des ressources locales. Voilà l’origine de l’état anarchique qui se forma après la conquête. Il a duré jusqu’à ce que l’audace guerrière des beys eut triomphé des janissaires, énervés par la mollesse du climat et la garde oisive des forteresses.

Dans le temps que l’Égypte et la Syrie recevaient de nouveaux maîtres, l’état politique et le commerce des nations subissaient des changemens immenses et inattendus. Aucune époque de l’histoire n’est plus féconde en grands événemens. La puissance ottomane répandait la terreur dans l’Europe et dans l’Asie. Plusieurs États chrétiens cessaient de reconnaître l’autorité du pontife de Rome. L’islamisme éprouvait une révolution semblable ; et une secte récente, favorisée par les sofis, divisait les pays mahométans. La France appelait les beaux-arts qui illustraient l’Italie. Les noms de François Ier, de Soliman, de Charles-Quint, remplissaient le monde entier. L’Europe, exerçant enfin son propre génie, perfectionnait ses institutions civiles, et rendait ses monarchies puissantes par l’établissement fixe des armées. L’art de l’imprimerie, les connaissances nautiques, les usages militaires, faisaient des progrès extraordinaires. Les entreprises exécutées par Colomb et Vasco de Gama tenaient tous les esprits en suspens. Les Portugais et les Espagnols, sortis de leurs ports en suivant des routes contraires, étaient surpris de se rencontrer à la même extrémité de l’Asie. Le désir de s’emparer du commerce de l’Orient avait excité ces découvertes ; et en effet, les riches productions des Indes suivirent une voie jusqu’alors inconnue. L’Égypte, où elles se rassemblaient depuis tant de siècles et qui les transmettait à divers pays d’Europe et d’Afrique, perdit les avantages qu’elle tenait du fondateur d’Alexandrie. Les conquêtes des Portugais nuisirent surtout aux Vénitiens, qu’une ligue formidable n’avait point anéantis, et qui se trouvaient à toutes les issues du commerce des Indes ; ils virent leur grandeur décroître et s’évanouir sans retour. Enfin, les relations qui unissaient une multitude de villes et d’états furent bientôt interrompues.

En même temps le génie inquiet et ambitieux des Européens établissait des rapports nouveaux entre les parties du monde les plus éloignées. Impatiens d’employer les nouveaux instrumens de leur puissance, ils se servaient de la boussole pour se diriger sur des terres inconnues, et des armes à feu pour en subjuguer les peuples. Ils trouvaient, dans les mines de l’Amérique, les métaux précieux qui étaient nécessaires pour multiplier les échanges de l’Orient et disposaient des habitans de l’Afrique pour la culture des possessions nouvelles.

Les Vénitiens unis aux Mamlouks, et ensuite les princes ottomans, firent d’inutiles efforts pour détruire, dans les mers orientales, les établissemens des Portugais. Les premiers proposèrent de transporter des bois de la Dalmatie sur les bords du Nil, et de là à Suez, pour la construction d’une flotte. On obtint d’abord quelques avantages de l’emploi de ces forces ; mais les expéditions du sultan el-Gauri, celles de Sélim et de Soliman, ne purent arrêter les progrès des conquérans de l’Inde. Si l’on ajoute foi aux relations de quelques voyageurs, l’Égypte fut menacée, à cette époque, d’une révolution encore plus funeste, et qui n’eût été suivie d’aucune autre. Ils assurent que les princes d’Abyssinie, alliés de la cour de Lisbonne, entreprirent de détourner le cours du Nil vers la mer Rouge, afin de rendre pour jamais stériles les contrées que ce fleuve couvre de ses inondations annuelles. Il était inutile que le vainqueur de Goa, de Malaca, d’Ormuz, recourût à ce chimérique projet : il servit mieux les intérêts de son pays en détruisant toutes les flottes ennemies. Sous Albuquerque et ses successeurs, les vaisseaux du roi Emmanuel pénétrèrent dans la mer Rouge et jusqu’à l’extrémité du golfe, afin qu’il n’y eût aucun point des immenses rivages de l’Océan asiatique qui ne connût la domination portugaise.

Cette puissance excessive devait être de peu de durée ; mais elle eut une influence remarquable sur les destins de l’Occident. En effet, les Ottomans, devenus maîtres de l’Égypte, auraient disposé des richesses de l’Inde ; ce commerce leur eût donné une marine formidable et toutes les ressources qu’exige l’entretien des armées nombreuses. Ils étaient alors gouvernés par des princes ambitieux, guerriers et politiques, à qui l’Europe divisée n’opposait qu’une résistance incertaine. Si la découverte de Gama ne les eût privés de cet accroissement de force, il est vraisemblable qu’ils auraient envahi une grande partie des États chrétiens, et que ces contrées, si florissantes et si polies, gémiraient aujourd’hui sous une autorité étrangère, ennemie des connaissances utiles et des beaux-arts.

Le commencement du seizième siècle marque donc une époque fatale dans l’histoire de l’Égypte. Conquis et dépouillé, séparé de la Syrie, ce pays ne forma plus un État indépendant ; il fut livré à l’avarice ambitieuse des pâchâs, et tomba ensuite dans la plus déplorable anarchie. Un conseil supérieur, formé des principaux chefs des milices, et dirigé par le vice-roi, participait aux soins du gouvernement. L’administration et la police des provinces étaient confiées à plusieurs beys mamlouks subordonnés au conseil et qui ne devaient exercer qu’une autorité limitée. La rébellion de plusieurs pâchâs porta la cour de Constantinople à favoriser l’influence des chefs des milices. Ces derniers composaient leurs maisons d’esclaves étrangers, que l’on formait dès leur première jeunesse aux exercices des armes, et qui parvenaient souvent aux charges les plus importantes. Vers le milieu du dernier siècle, Ibrahim et Rodouân, chefs des janissaires et des azabs, portèrent un grand nombre de leurs Mamlouks aux premiers emplois ; et ayant uni leurs intérêts, ils se rendirent maîtres du gouvernement. Ils ne laissèrent au pâchâ que la dignité apparente de sa place, et lui ravirent en effet l’exercice du pouvoir.

Aly-bey, sorti de la maison d’Ibrahim, affecta l’autorité souveraine, sous le titre de gouverneur de la capitale. Après avoir fait mettre à mort ses ennemis et ses rivaux, et affermi sa puissance dans le Saïd, il fit occuper la ville de la Mecque, et y rétablit l’ancien chérif Abd-allah, de qui il voulait par la suite recevoir le titre de sultan d’Égypte. Il se proposait aussi de former, dans le port de cette ville, un établissement fixe pour le commerce des Indes. La guerre que la Porte avait à soutenir contre la Russie, et la rébellion du cheykh Dâher, qui avait un parti nombreux en Palestine, favorisèrent les projets d’Aly-bey. Il envoya des troupes dans la Syrie ; et ses lieutenans, réunis au cheykh, mirent en fuite les pâchâs des provinces voisines. Les conseils d’Ismaël-bey et les insinuations de la Porte détachèrent bientôt du parti d’Aly, son affranchi Mohammed-bey, qui commandait l’armée de Syrie. Ce dernier abandonna sa conquête, et retourna au Kaire. Exilé quelque temps après par son maître, il parvint à se former un parti puissant ; alors il quitta le Saïd pour s’établir dans la capitale. Aly-bey se retira auprès de Dâher son allié : il avait sollicité des secours de la Russie ; mais il perdit sa puissance avant que la négociation fut terminée. Trompé par des rapports infidèles, il s’empressa de revenir en Égypte, et fut blessé dans un combat qu’il soutint, à Sâlehyeh, contre ses anciens esclaves ; il mourut au Kaire des suites de sa blessure.

Mohammed-bey se montra plus soumis aux ordres de la Porte ; il acquitta les tributs, et, ayant reçu le titre de pâchâ du Kaire, il marcha en Syrie contre l’Arabe Dâher, parvint à s’emparer de Jaffa, et conduisit à Acre ses troupes victorieuses : il y mourut presque subitement d’une maladie contagieuse. Deux de ses Mamlouks, Ibrahim et Mourad, succédèrent à son autorité, et imitèrent la conduite d’Aly-bey. On suscita contre eux Ismaël, qui avait trahi ce dernier. Il forma une faction assez puissante pour obliger ses rivaux de quitter la capitale. Réfugiés dans le Saïd, ils parvinrent à se concilier plusieurs beys du parti vainqueur, et ne tardèrent point à déposséder Ismaël. Ils commirent alors des vexations multipliées qui les rendaient de plus en plus odieux ; et ils éludaient, par tous les moyens possibles, l’autorité du grand-seigneur.

Hassan, capitan pâchâ, fut chargé par sa cour de punir leur rébellion ; il arriva au Kaire avec des forces peu considérables, éloigna Ibrahim et Mourad, envoya à Constantinople une partie des dépouilles de leurs partisans et des produits de ses concussions. Rappelé par la guerre avec la Russie, il termina son expédition en concédant aux deux beys une grande partie du Saïd, et laissa le gouvernement de l’Égypte à Ismaël-bey. Ce dernier mourut de la peste en 1791. La contagion enleva, dans le printemps de cette année, le tiers de la population du Kaire : la moitié des Mamlouks attachés à Ismaël succomba ; et il mourut dans cette ville plus de soixante mille habitans depuis le 9 avril jusqu’au 26.

Ibrahim et Mourad, divisés par des rivalités anciennes, mais retenus par le sentiment de l’intérêt commun, rétablirent leur pouvoir dans la capitale. Ils se livrèrent ensuite à des violences effrénées, méprisant les ordres de leur souverain, imposant de nouveaux droits, sans discernement et sans mesure sur le commerce, l’agriculture et l’industrie, et enlevant les grains nécessaires à la subsistance des habitans, dont un grand nombre expirait sans secours.

Les négocians étrangers ne furent point garantis de cette oppression ; les Français, surtout, essuyèrent des vexations et des outrages qui demeurèrent long-temps impunis. Les beys parurent croire que l’état politique où la France se trouvait alors, justifiait ces injures, et se persuadèrent que son nouveau gouvernement n’en pourrait obtenir aucune satisfaction. En effet, les représentations adressées à ce sujet à la cour de Constantinople furent inutiles ; cette puissance ne fit aucun effort pour punir les usurpateurs de l’Égypte, ou réprimer leur conduite violente envers ses alliés. Les extorsions et les insultes se renouvelèrent et entraînèrent la ruine de nos maisons de commerce. On ne pouvait point les abandonner sans livrer à des nations rivales des avantages que l’on devait aux plus anciens traités, et sans donner un exemple de faiblesse qui serait devenu fatal à tous les établissemens français. Il fallait donc consentir à cette exclusion du commerce du Levant, et tolérer des outrages publics, ou trouver la sécurité dans l’exercice de ses propres forces.

Ces circonstances ont appelé les Français en Égypte, et ce pays est devenu le théâtre d’un des plus grands événemens de l’histoire moderne. Aux motifs que l’on vient de rappeler, se joignaient la considération des avantages que promettait un établissement fixe dans le Levant, et l’espoir de s’accorder avec la Porte ottomane, en l’éclairant sur ses vrais intérêts, et en lui offrant toutes les garanties qu’elle pourrait demander.

En effet, le concours des arts de l’Europe et l’influence d’un gouvernement régulier changeraient bientôt la situation de l’Égypte. L’agriculture, secondée par une administration prévoyante, y ferait en peu de temps des progrès considérables. On sait que la fécondité du sol est entretenue par les inondations annuelles. Les travaux agricoles consistent principalement dans les irrigations ; mais aujourd’hui la répartition des eaux est irrégulière et imparfaite. Les canaux qui les apportent sont tracés sans réflexion et sans art ; elles arrivent dans certains lieux avec une abondance superflue, tandis que d’autres terrains demeurent exposés à une longue stérilité. Ailleurs, on diminue, par des dérivations imprudentes, la résistance qui contient les eaux de la mer vers les embouchures du fleuve ; et l’effet de ces travaux est de changer tout-à-coup en une plage inutile des terres précieuses, qui avaient offert jusque-là les plus riches productions. On ne parvient à élever les eaux qu’à l’aide de quelques machines grossières, dont l’effet est très-médiocre, et qu’en assujettissant les animaux, ou plutôt l’homme lui-même, à des fatigues excessives. Au milieu des troubles politiques, les différens cantons n’étant pas soumis à une police commune, il arrive souvent que l’on dispose des eaux sans discernement et sans droit ; on en détourne le cours, on obstrue les canaux, on ouvre les digues. Ainsi les habitans ne savent point user des libéralités de la nature, et emploient toute leur industrie pour se les ravir mutuellement. On obvierait à ces désordres par une distribution plus régulière des eaux ; ce qui augmenterait à-la-fois l’étendue et la fertilité des terres cultivables. Il serait facile d’arroser les lieux plus élevés, en faisant, du travail des animaux, une meilleure application, ou même sans employer ce travail ; on y parviendrait en dérivant les eaux supérieures, ou en empruntant les forces mécaniques qui résultent des vents, ou du courant même du fleuve.

Indépendamment du blé, du riz, des autres plantes céréales, et des fruits de toute espèce, que l’Égypte produit en abondance, on retirerait des avantages encore plus grands de la culture de la canne à sucre, de celle du lin et de l’indigo. Ce pays fournirait à l’Europe le natron, qui s’y forme à la surface, des matières propres aux plus belles teintures, des substances médicinales et aromatiques d’un grand prix, les cafés et les parfums de l’Arabie, la poudre d’or, l’ivoire ; et tous les autres objets du commerce de l’Afrique. Les plantes vraiment indigènes sont en petit nombre ; mais cette terre féconde, dont la douce température varie par degrés depuis la mer jusqu’aux limites de la Nubie, peut être considérée comme un vaste jardin propre à recevoir et à conserver les plus riches productions de l’univers.

Tels sont les avantages naturels de l’Égypte, qu’ils n’ont pu être entièrement anéantis par la longue influence d’une administration vicieuse. On y jouit encore aujourd’hui des richesses de l’agriculture, de celles de l’industrie et du commerce. Le Kaire est, à plusieurs égards, une ville opulente ; elle compte plus de deux cent cinquante mille habitans, et entretient des relations multipliées avec l’Arabie et tout l’intérieur de l’Afrique, avec la Turquie, la Perse, l’Inde, et les principaux pays d’Europe. Les découvertes des Portugais ont détourné le commerce d’Alexandrie ; cependant les communications avec les Indes ont continué de subsister, soit par la navigation des mers orientales, soit par la voie de terre. Ainsi l’Égypte a conservé tous les élémens de son ancienne grandeur ; et ces germes précieux d’une prospérité nouvelle se développeraient rapidement, s’ils étaient fécondés par le génie de l’Europe et les bienfaits d’un gouvernement sage et puissant.

Quant aux propriétés du climat, on ne pourrait les faire bien connaître que par une exposition détaillée, qui ne convient point à l’objet de ce discours : on se bornera à dire que la salubrité de ce pays ne peut être révoquée en doute. Ce résultat est confirmé par toute l’histoire de l’Égypte, par l’expérience décisive de l’armée française, et par l’état actuel de la population, qui comprend environ deux millions trois cent mille individus, répandus sur une superficie de dix-huit cents lieues carrées.

De toutes les entreprises auxquelles l’occupation de l’Égypte peut donner lieu, l’une des plus importantes consiste à joindre, par un canal de navigation, le golfe arabique à la Méditerranée ; question depuis long-temps célèbre, qui, aujourd’hui, peut être pleinement résolue. Quel que soit, en effet, le niveau respectif des deux mers, et quelque jugement que l’on doive porter des ouvrages qui ont été exécutés autrefois dans ce même dessein, il serait facile aux ingénieurs européens d’établir et de conserver cette communication ; elle rapprocherait, pour ainsi dire, les contrées orientales de celles que baigne la Méditerranée : sans changer entièrement les voies actuelles du commerce, elle influerait sur les relations de l’Europe avec l’Inde, l’Arabie et l’Afrique ; et l’on en peut comparer les résultats aux changemens politiques qui eurent lieu, dans un sens opposé, après les expéditions maritimes des Portugais.

L’Égypte, où réunissent comme d’elle-mêmes les richesses de l’agriculture et celles du commerce, a d’autres avantages que n’offrirait point une colonie lointaine. Elle n’est séparée de la France que par une mer peu étendue, dont la navigation semble être l’apanage de cette puissance et de ses alliés naturels. Elle entre dans le système de la défense commune des îles voisines de l’Italie, et de celles de la Mer Adriatique et de l’Archipel. Elle n’est point exposée à une invasion imprévue, et ne peut être attaquée que par des forces considérables ; en sorte qu’une puissance européenne qui, étroitement unie avec la Porte, occuperait depuis long-temps l’Égypte et aurait fortifié cet établissement, serait assurée de le conserver. Ce pays offre de plus aux Français l’avantage très-remarquable d’une situation intermédiaire : placés aux portes de l’Asie, ils peuvent de là menacer continuellement les riches possessions d’un État ennemi, et porter le trouble ou la guerre jusqu’aux sources mêmes de son opulence.

Les relations qui s’établiraient bientôt entre l’Égypte et les établissemens situés dans l’Arabie, la Perse, l’Indostan et l’Afrique, procureraient les échanges les plus profitables à la France et aux peuples qui naviguent dans la Méditerranée. On imiterait en cela l’heureuse industrie à laquelle les Vénitiens dûrent leurs richesses, qui leur donna long-temps des forces maritimes supérieures à celles de presque toutes les puissances méridionales, et cessa bientôt lorsque les destinées de l’Égypte furent changées.

En effet, le commerce de l’Inde avec les autres États a presque toujours eu lieu par l’échange des métaux précieux. Ces rapports subsistent depuis un temps immémorial ; et toutes les nations opulentes ont payé ce tribut, en donnant, pour prix des productions de l’Orient, une quantité considérable d’or, et surtout d’argent, qui s’y accumule sans retour. Mais les Vénitiens paraissent avoir entretenu avec ces contrées des relations d’une autre nature. L’Égypte, devenue pour eux le principal dépôt des richesses du monde entier, recevait, outre les bois et les métaux utiles, les objets de leurs propres manufactures ; ils en retiraient les marchandises précieuses de l’Inde, de l’Arabie, de la Syrie et de la Perse, et les distribuaient dans toute l’Europe.

Ainsi l’Égypte n’est pas seulement utile par ce qu’elle possède, elle l’est encore par ce qui lui manque. On serait assuré de placer dans cet établissement des étoffes précieuses, des draps légers, des vins, et des produits d’une industrie variée. On y transporterait le fer, le plomb, et surtout les bois destinés à la construction des édifices et à celle des navires. C’est en partie au moyen de ces échanges que l’on acquerrait les marchandises les plus estimées de l’Inde, et on se les procurerait aussi par des communications immédiates. Indépendamment des ports qui seraient ouverts ou rétablis sur les deux côtes de la mer Rouge, on verrait se former, dans les autres points de cette voie du commerce des Indes, des établissemens qui rendraient la navigation plus agréable et plus sûre, et se prêteraient un appui mutuel.

Nous pourrions aussi nous élever à des considérations plus générales, et prévoir l’influence qu’une colonie française, aussi favorablement située, exercerait sur l’état des contrées voisines. L’Arabie et la Syrie participeraient aux premiers avantages ; le commerce y jouirait d’abord d’une sécurité jusqu’ici inconnue ; l’industrie et l’agriculture y prendraient un nouvel essor. On pourrait contracter des alliances utiles et durables avec la Perse et les autres monarchies de l’Asie. On pénétrerait de toutes parts dans le vaste continent de l’Afrique on y découvrirait les fleuves intérieurs, les montagnes et les mines de fer et d’or qu’elles renferment en abondance. Enfin, on pourrait espérer que le gouvernement de l’Égypte ferait régner l’ordre et la paix sur les côtes septentrionales de l’Afrique, en soumettant les habitans à une police plus humaine et plus sage. Alors la Méditerranée, devenue une mer française, serait pour jamais mise à l’abri des incursions des pirates.

On voit par-là combien la fondation de cette nouvelle colonie, à l’extrémité d’une mer étroite et voisine, et dans une des plus belles contrées de la terre, diffère de ces entreprises lointaines qui obligent de créer des établissemens dispendieux, exposés à toutes les incertitudes de la guerre, et que, même pendant la paix, on ne peut conserver sans multiplier les victimes de l’insalubrité du climat. On n’aurait point à y transporter, comme esclaves, des cultivateurs étrangers ; et, loin d’exercer aucune violence contre les indigènes, on leur rendrait tout ce qu’un gouvernement imprudent et tyrannique leur a enlevé.

Le projet que nous exposons méritait donc, en effet, les méditations d’un homme d’État : il n’a rien que d’utile et de glorieux ; il est favorable à nos alliés ; il assure aux peuples voisins une condition meilleure ; il ouvre l’Asie aux plus vastes desseins, et, ce qui est d’un prix inestimable, il unit les avantages politiques de notre patrie aux vrais intérêts des autres nations.

L’état de l’Europe n’a point permis que l’Égypte reçût les dons qui lui étaient offerts : mais le souvenir de l’expédition française ne sera point sans fruit. Le gouvernement de Constantinople connaîtra tous les avantages qu’il pourrait retirer, en donnant à cette province une meilleure administration. Il jugera facilement quelles étaient les vues de celle des puissances européennes qui s’est attachée à rétablir le pouvoir des Mamlouks. Il ne pouvait y avoir de moyen plus assuré de priver l’Égypte des avantages qui lui sont propres, que de la livrer à ses premiers oppresseurs, également ennemis du bien public et de l’autorité légitime. Enfin, la cour ottomane puisera des conseils utiles dans la collection que l’on publie aujourd’hui. Elle pourra recourir aux arts de l’Occident, obtenir d’elle-même une grande partie des résultats que lui assurait le concours de nos armes, et réaliser ainsi les vœux que la France avait formés.

Si l’on s’attache maintenant à distinguer les moyens qui pouvaient le plus contribuer au succès de ces vues, on reconnaîtra combien il était important de favoriser les progrès des arts et des sciences. Il ne peut y avoir, en effet, aucune circonstance où il soit aussi nécessaire d’en faire l’application. Il fallait étendre et enrichir le domaine de l’agriculture, étudier le cours du fleuve et assujettir les irrigations à un plan général, faire communiquer les deux mers, assurer la navigation du golfe arabique, établir des arsenaux et des ports. On avait à observer un climat presque inconnu, à porter dans les contrées voisines les recherches de l’histoire naturelle et de la géographie, à diriger le commerce, à perfectionner les tissus et les teintures, l’exploitation du natron, la fabrication du sucre, celle du sel ammoniac et de l’indigo ; en un mot, à créer une industrie nouvelle, et à la seconder de toutes les découvertes de l’Europe.

Aussi le projet de ramener sur les rivages du Nil les sciences, si long-temps exilées, excita une reconnaissance universelle. Cette pensée rappelait l’ancienne gloire de Thèbes et de Memphis, et le séjour des muses grecques dans la capitale des successeurs d’Alexandre ; elle faisait mieux connaitre l’utilité et l’étendue de l’entreprise que l’on allait former. Loin d’admettre dans les sciences une distinction qui ne s’accordait point avec l’élévation de ses vues, celui qui les associait à son triomphe les considéra toutes comme ne formant qu’une même famille. Il voulut que l’on cultivât, en même temps, les diverses branches de la littérature et de la philosophie. On appela les sciences de calcul, qui fournissent des principes exacts aux usages les plus importans ; les sciences physiques, et celles qui ont pour objet l’étude et la description de la nature ; les arts dont l’utilité est immédiate et sensible, et les arts non moins précieux qui concourent à l’éclat du gouvernement, et procurent les plus nobles jouissances de l’esprit. Par l’effet de cette sage disposition, l’Égypte pouvait devenir en peu de temps, non-seulement une colonie, mais en quelque sorte une province française, et offrir à ses nouveaux habitans l’image de leur propre patrie. Ce furent ces considérations qui inspirèrent le dessein d’établir un corps littéraire dans la capitale du pays que nos armes allaient soumettre. On vient de rappeler les diverses époques de l’histoire de l’Égypte, les faits qui ont précédé l’expédition française, les motifs et les vues d’après lesquels on l’a entreprise et dirigée ; il faut maintenant offrir à l’attention du lecteur les principales circonstances de ce grand événement.

Les Français qui devaient concourir à cette expédition avaient été rassemblés sur divers points des côtes de la Méditerranée : ils ignoraient le but vers lequel ils allaient être dirigés, et formaient à ce sujet les conjectures les plus opposées. L’ardeur guerrière le feu de la jeunesse, l’incertitude, agitaient les cœurs ; la présence du vainqueur de l’Italie inspirait une confiance unanime. Son nom seul fixait toutes les espérances.

La flotte française, sortie de la rade de Toulon, et réunie aux divisions formées dans les ports de l’Italie, s’arrêta bientôt à la vue de Malte, dont le gouvernement s’était déclaré depuis long-temps en état d’hostilité. Cette île, vivement attaquée, n’opposa qu’une résistance inutile ; elle fut promptement soumise, et reçut une garnison française. Huit jours s’étaient à peine écoulés depuis que nos vaisseaux avaient paru devant Malte, et déjà cette flotte immense s’avançait rapidement vers l’Égypte. Lorsqu’on atteignit la côte d’Alexandrie, la mer, violemment agitée, rendait l’accès difficile et dangereux ; mais le moindre retard pouvait devenir funeste : le débarquement fut effectué aussitôt. Un corps de troupes françaises marchait sur Alexandrie, avant la fin de la nuit, et le général en chef était à la tête des colonnes. Les habitans entreprirent une défense vive et opiniâtre : on ne put alors les convaincre que cette guerre était seulement dirigée contre les Mamlouks, et non contre les sujets fidèles de la Porte. Mais aucun obstacle ne pouvait arrêter l’ardeur de nos troupes : elles pénètrent dans la ville, elles s’en emparent, et déjà le vainqueur exerce une autorité tutélaire. Il offre aux habitans la paix et la sécurité, et reçoit avec bienveillance les envoyés des tribus d’Arabes scénites, qui habitent les déserts voisins.

Cependant une flotte ennemie parcourait les divers parages de la Méditerranée. Elle se montre vers le port de Toulon, après que nous l’avions quitté ; à Malte, après notre départ ; à Alexandrie, avant notre arrivée. Elle s’éloigne, parcourt le fond du golfe, et, dans le même temps, l’armée française s’avançait dans le désert vers la capitale.

Les faits militaires dont ce pays devint alors le théâtre, attirèrent l’attention du monde entier ; la nouvelle s’en répandit aussitôt dans l’Orient et dans l’Afrique : tous les esprits en Europe furent tenus en suspens, et l’on attendait l’issue de cette grande entreprise. Les traits multipliés de courage et de patience qui signalèrent ces campagnes, les dangers auxquels l’armée était sans cesse exposée, les fatigues inexprimables qu’elle endura, les talens supérieurs et le dévouement des généraux, excitèrent en France l’admiration et la reconnaissance publiques. Il n’y eut personne qui ne fût frappé de la nouveauté des circonstances, toutes étrangères à nos climats, de ce concours inaccoutumé d’exploits de guerre et de découvertes savantes, et surtout de tant de dispositions militaires, civiles et politiques, qu’exigeaient du général en chef le soin de conquérir et celui de gouverner.

L’objet de ce discours permet seulement d’indiquer l’ordre de ces événemens ; c’est à l’histoire qu’il appartient de les rapporter, et déjà ils ont été dignement exposés dans les relations des campagnes d’Égypte et de Syrie. L’illustre auteur de ces mémoires, dépositaire immédiat des pensées et des vues du général en chef, dirigeait tous les mouvemens, prévoyait tous les obstacles, et participait glorieusement à tous les succès. Ainsi les monumens de la valeur française, qu’il transmet lui-même à la postérité, acquièrent à-la-fois plus d’authenticité et d’éclat.

Alexandrie était à peine soumise, que notre armée pénétrait déjà dans l’intérieur de l’Égypte. Rosette était en notre pouvoir, et nos bâtimens armés remontaient le fleuve. L’histoire de cette campagne offre une suite de marches rapides, de combats et de succès. Ni l’ardeur du désert, ni le manque absolu d’eau et d’approvisionnemens dans une contrée aride et inconnue, ne peuvent ralentir l’impétuosité des troupes. Les Arabes sont dispersés ; les Mamlouks perdent deux batailles rangées ; la terreur et le désespoir succèdent à la plus aveugle confiance ; ils abandonnent le Kaire, et dix jours ont décidé du sort de l’Égypte. Mourad et Ibrahim se séparent : ils ont perdu leur autorité, mais leurs inimitiés subsistent encore. L’un, plus belliqueux, cherche un asile dans le Saïd ; le second s’éloigne à la hâte vers le désert de Syrie, et le dernier acte de sa puissance est le pillage d’une caravane. Les Français sont à sa poursuite. Le général en chef lui-même, avec quelques hommes de son avant-garde, parvient à atteindre les Mamlouks du bey fugitif ; il les attaque, les disperse, et les oblige de précipiter leur retraite loin des limites de sa conquête. On apprit alors que notre escadre, qui avait reçu l’ordre de pénétrer dans le port d’Alexandrie, ou de se retirer à Corfou, et qui en avait trop différé l’exécution, venait d’être attaquée et presque entièrement détruite dans la baie d’Aboukir. Ce revers inattendu, loin d’abattre le courage des Français, leur inspira une résolution plus unanime et plus constante.

Pendant que le vainqueur porte ses vues sur le gouvernement civil de l’Égypte, l’esprit de rébellion éclate dans la capitale ; il arme une population nombreuse, et plusieurs Français, surpris dans leurs habitations ou dans les places publiques, expirent sous le fer des séditieux. Mais la puissance des armes rétablit l’ordre : quelques chefs sont sévèrement punis ; on pardonne à la multitude suppliante. L’Égypte ignorait encore quels étaient ses nouveaux maîtres ; elle éprouve, dans cette occasion, la supériorité de leurs forces et l’effet inespéré de leur clémence. Ce trouble momentané fit place à une sécurité durable.

La côte septentrionale, les provinces intérieures, Suez et le Delta, étaient occupés par nos troupes. Un art ingénieux créa presque subitement des ouvrages destinés à la défense militaire du pays. Ces constructions, appropriées à l’espèce de guerre que l’on avait à soutenir, avaient pour objet de résister aux premières entreprises de l’ennemi, et de conserver tous les approvisionnemens qu’exigent les mouvemens d’une armée.

L’Égypte, délivrée de ses oppresseurs, commence enfin à jouir des bienfaits des lois ; elles y exercent un empire inaccoutumé, sous la protection des armes françaises ; et les premiers des habitans sont appelés aux dignités civiles. Les sciences, après un long exil, revoient leur patrie, et se préparent à l’embellir. La géographie étend ses recherches sur les ports, les lacs et les côtes ; elle fixe la position de tous les lieux remarquables, et fonde ses mesures sur l’observation du ciel. La physique étudie les propriétés du climat, le cours du fleuve, le système des irrigations, la nature du sol, celle des animaux, des minéraux et des plantes. Les beaux-arts retrouvent leurs antiques modèles, et se préparent à transmettre fidèlement à l’Europe ces vestiges immortels du génie de l’Égypte. Un chef illustre répand sur tous ces objets l’éclat de sa gloire personnelle ; il encourage par sa présence toutes les découvertes, ou plutôt il les suggère ; et son esprit vaste s’applique en même temps, avec une incroyable facilité, à la guerre, à la politique, aux lois et aux sciences.

On entreprit alors, sous ses auspices, les recherches dont on publie aujourd’hui les résultats. Elles furent toutes secondées, et souvent même dirigées par les généraux, les ingénieurs et les officiers français. Plusieurs d’entre eux consacraient aux progrès des sciences tout le loisir que pouvaient leur laisser les opérations militaires, et ont déjà publié des mémoires très-importans, sur la géographie physique du Delta, la condition politique des divers habitans, le cours du Nil, la nature du sol, la description des antiquités. On profita de toutes les facilités qui pouvaient s’offrir, pour parcourir et observer le pays que nos armées occupaient. Il ne se faisait aucune reconnaissance militaire, qu’un ou plusieurs membres des commissions savantes ne s’empressassent d’y concourir, afin de tenter quelques découvertes utiles. Les Arabes intimidés fuyaient de toutes parts, abandonnant le théâtre ordinaire de leurs dévastations : ils cédaient à l’invincible audace d’un des plus illustres chefs de l’armée d’Orient, destiné à concourir si glorieusement aux victoires de Syrie et d’Aboukir, et dont la main protectrice et toujours présente faisait jouir la partie occidentale de l’Égypte d’une sécurité inaccoutumée. L’inspection des côtes ou des déserts voisins, les expéditions éloignées, les marches des détachemens, les négociations ou les combats avec les tribus errantes, les opérations administratives, tout devint l’occasion ou le but d’une nouvelle recherche.

On avait apporté d’Europe tous les instrumens nécessaires à l’imprimerie ; ils étaient réunis au Kaire, dans un établissement considérable, que dirigeait un zèle actif et éclairé. Cet art, presque entièrement inconnu aux Orientaux, excitait toute l’attention des Égyptiens ; il servait à multiplier les communications, soit entre les Français eux-mêmes, soit entre les habitans, et favorisait à-la-fois le succès de l’expédition et le progrès des sciences.

On établit l’ordre le plus exact dans toutes les parties du gouvernement intérieur. Non-seulement les habitans ne furent point exposés aux outrages qui signalent dans l’Orient les succès militaires, mais on respecta leurs usages religieux et civils ; les moindres offenses furent punies avec une sévérité éclatante. Des contributions modérées et équitablement réparties entre les habitans, remplacèrent les exactions et les violences de leurs anciens maîtres. La religion et les lois furent honorées par le vainqueur, et leurs ministres furent prévenus par ses bienfaits. Le droit de propriété, si long-temps méconnu ou violé, ne reçut plus d’atteinte. La justice et l’ordre régnèrent dans les villes, et garantirent les transactions commerciales. Le gouvernement ouvrit toutes les sources de la prospérité agricole ; les canaux destinés à recevoir les eaux du fleuve, les digues qui en suspendent le cours, furent entretenus avec soin. On ouvrit des communications nouvelles ; on confia à des talens supérieurs la direction de ces grands ouvrages, dont les dépenses étaient fidèlement acquittées. Les armes françaises, redoutables aux seuls ennemis de l’Égypte, répandirent l’épouvante parmi les brigands des déserts ; la justice et la force contractèrent une alliance durable.

Chacune des révolutions précédentes avait été, pour ce pays, le signal d’un nouveau genre d’oppression. Les peuples, accoutumés à ne voir, dans l’autorité du prince, que le droit de dépouiller et de nuire, ne pouvaient concevoir que la victoire fût suivie du bonheur public, et qu’elle eût un objet aussi noble. Les cœurs s’ouvrirent enfin à la reconnaissance. Des sentimens qu’aucun de leurs princes n’avait inspirés, les attachèrent au nouveau gouvernement. Le nom français règne encore dans ces contrées : aucun événement n’en effacera le souvenir.

Le général en chef portait depuis long-temps ses vues sur la communication des deux mers. Il se rendit au port de Suez, vers le fond du golfe arabique, et, s’avançant au nord, il découvrit et fit remarquer à ceux qui l’accompagnaient, les vestiges du canal entrepris par les anciens rois, dans le dessein de joindre le Nil à la mer Rouge. Il en suivit long-temps les traces ; et peu de jours après, s’étant rapproché des terres que les eaux rendent fertiles, il reconnut aussi l’extrémité opposée du canal, à l’est de l’ancienne Bubaste. Il ordonna aussitôt toutes les mesures nécessaires pour préparer l’exécution du grand ouvrage qu’il méditait ; il en donna le soin à des personnes dont il appréciait le mérite supérieur et le zèle, et qui joignaient aux connaissances théoriques toutes les lumières de l’expérience.

Ce même voyage, quoique de peu de durée, avait encore un autre objet. On ordonna la reconnaissance exacte du port, des côtes et de la navigation du golfe ; on pourvut à la défense de Suez ; on modéra les droits excessifs imposés sur le commerce ; on rendit l’exportation plus facile et plus sûre ; on établit des relations utiles avec les Arabes des tribus voisines.

La partie méridionale de l’Égypte ne tarda point à être affranchie de la domination des Mamlouks. Mourad s’y était réfugié : il rallie les beys que sa vengeance avait poursuivis, et qu’un malheur commun réunit maintenant à sa fortune ; il appelle à son secours, du rivage opposé de la mer Rouge, des légions d’habitans de la Mecque et d’Yambo. Le souvenir de son autorité lui soumet encore les peuples des campagnes et les Arabes des déserts voisins. Il les rassemble, forme des approvisionnemens, et lève partout des contributions de guerre : mais, soit qu’il attaque lui-même, ou que les Français le préviennent, il est vaincu et mis en fuite. Il s’éloigne rapidement, conservant toujours une partie de ses forces ; et, comme les déserts montueux n’ont point de routes qui lui soient inconnues, il reparaît aussitôt à la tête de nouvelles troupes. Les officiers généraux chargés de cette difficile conquête surmontent tous les obstacles avec un talent extraordinaire ; ils prennent, en quelque sorte, les habitudes et la manière de vivre de leurs ennemis ; ils les surpassent bientôt par l’audace, l’activité, et même par la connaissance topographique du théâtre de la guerre. Enfin, les Mamlouks sont exilés du Saïd. Les uns sont repoussés trois fois au-delà des cataractes de Syène ; d’autres se retirent dans les Oasis, que des espaces arides séparent de la vallée du Nil. Les Arabes sont détruits ou dispersés ; la justice et l’indulgence dissipent les alarmes des peuples, et achèvent l’ouvrage de la victoire.

Le général à qui l’on avait confié, dès le commencement de l’expédition, le soin d’occuper le Saïd et d’y anéantir l’autorité des Mamlouks, tempéra les malheurs de la guerre par des traits multipliés de sagesse et de grandeur d’ame. Il vivait pour l’espérance et l’honneur de la patrie ; il devait bientôt accourir dans les plaines de l’Italie, et participer, par ses talens, son courage, et le sacrifice même de sa vie, à un événement immortel qui eut tant d’influence sur la situation de l’Europe. En terminant avec gloire, sur le champ de bataille, une carrière déjà illustre, il trouva, dans le triomphe de nos armes, la récompense de ses généreux efforts, et mêla ses derniers soupirs aux accens de la victoire. Il avait inspiré à l’armée d’Orient et aux habitans de l’Égypte un sentiment unanime d’attachement et d’admiration ; et sa mémoire ne fut pas moins honorée par les regrets touchans des peuples qu’il avait gouvernés, que par la douleur et les hommages des Français.

Ce sont les événemens de cette campagne qui nous ouvrirent le sanctuaire de l’Égypte. On découvrit alors le temple magnifique de l’ancienne Tentyris, les vestiges de Thèbes digne d’être chantée par Homère, et les demeures vraiment royales des Pharaons. On pénétra au-delà d’Éléphantine, dans cette île sacrée, qui semble être elle-même un seul monument élevé par les Égyptiens à la gloire des dieux et des beaux-arts. Les soldats français que la guerre avait appelés sur les rivages du Nil, furent frappés d’admiration à la vue de ces ouvrages immortels, et s’arrêtèrent comme saisis d’étonnement et de respect. Ces circonstances, que l’histoire des arts ne laissera point dans l’oubli, ont eu pour témoin un homme de goût, digne de les apprécier. Ses ouvrages, qui ont donné pour la première fois à l’Europe une juste idée des monumens de l’Égypte, exciteront dans tous les temps un vif intérêt : ils ont un charme qui leur est propre, et surpassent tout ce qu’on pouvait attendre des efforts et du talent d’un seul homme.

L’application des théories mécaniques et chimiques avait fait au Kaire des progrès remarquables. On avait rassemblé, dans l’enceinte même des grands édifices destinés aux sciences, tous les élémens qui pouvaient favoriser le développement de l’industrie. Cet établissement était dirigé par un chef respectable, que les sciences et la patrie ont perdu il y a quelques années : il joignait au zèle le plus désintéressé un talent ingénieux et fécond, qui lui suggérait des ressources inattendues. Il avait déjà enrichi la France de plusieurs inventions, et donna bientôt à l’Égypte quelques-uns des arts les plus importans de l’Europe. On construisit des machines hydrauliques ; on fabriqua des aciers, des armes, des draps, des instrumens de mathématiques et d’optique : enfin, ces grands ateliers fournirent, pendant le cours de l’expédition, une multitude d’objets propres à contribuer au succès de la guerre et aux jouissances de la paix. Les indigènes ne tardèrent point à participer aux avantages qui résultaient de ces travaux ; on observa leurs manufactures ; on perfectionna les procédés dont ils faisaient usage. Ils considéraient attentivement les productions de l’industrie française, et s’exerçaient à les imiter. Reconnaissant dans le vainqueur tous les genres de supériorité, ils se soumettaient avec plus de confiance à l’influence protectrice du nouveau gouvernement. La fabrication de la poudre fut l’objet d’une administration particulière : celui à qui elle fut confiée justifia, par des services très-importans, toutes les espérances que ses lumières et sa longue expérience avaient fait concevoir. L’Institut du Kaire dirigeait toutes les recherches : ceux qui le composaient avaient constamment en vue les avantages de l’armée et les intérêts des arts et des sciences ; ils étaient encouragés dans leurs travaux par l’amitié attentive et le concours d’un officier général du caractère le plus noble et le plus élevé, qu’une mort glorieuse, et qui a excité de si justes regrets, attendait dans les champs de la Syrie. Modèle presque inimitable de désintéréssement, de constance et de vertu, et né pour toutes les affections généreuses, il oubliait sans effort ses peines personnelles, et ressentait vivement celles des autres. Personne n’a fait des vœux plus sincères pour le bonheur de son pays et les progrès de la raison et des arts. Il a contribué au succès de toutes les recherches littéraires que l’on entreprit alors ; et la fidélité de l’histoire veut que son souvenir soit attaché aux découvertes qui en ont été le fruit.

Parmi les objets dignes de l’attention de l’Europe savante, un des principaux consistait à déterminer exactement les situations géographiques : on a donné à ce grand travail des soins assidus, et on y a employé des moyens qui en garantissent la précision. Il est fondé en partie sur des observations astronomiques, qui fixent les positions des villes et des lieux les plus remarquables. Ces opérations, dont on est redevable à des talens éprouvés et au zèle le plus recommandable, ont été entreprises au milieu du tumulte de la guerre, et dans des provinces éloignées, dont la soumission était récente et incertaine. On a été plusieurs fois obligé de substituer des armes aux instrumens géométriques, et, en quelque sorte, de disputer ou de conquérir le terrain que l’on avait à mesurer.

L’Égypte avait été affranchie du pouvoir qui l’opprimait ; les outrages faits à la nation française étaient vengés, et l’on était fondé à espérer que ces événemens n’allumeraient point la guerre avec l’empire ottoman. En effet, cette belle province était depuis long-temps la proie de quelques esclaves qui affectaient l’indépendance, et offensaient par de continuels mépris la majesté du souverain, celle des lois et de la religion. Le pâchâ, à qui ils devaient obéir, était leur captif et l’inutile témoin de leurs violences toujours impunies ; le pouvoir, qu’ils se disputaient, devenait la récompense ordinaire de l’ingratitude et du crime. Si l’un d’eux fût parvenu à détruire, par le poison ou le fer, tous ses bienfaiteurs et ses rivaux, ce succès eût été le signal d’une rébellion manifeste contre la Porte. Les plus soumis différaient d’acquitter le faible tribut qu’elle exigeait, les autres le refusaient ouvertement. Ils épuisaient par leurs exactions le commerce intérieur, celui de l’Europe, de l’Arabie et de l’Afrique, l’agriculture et tous les arts utiles, et ils exerçaient sur les peuples une autorité odieuse et effrénée.

Les armes françaises avaient délivré l’Égypte plutôt qu’elles ne l’avaient conquise. Cette terre malheureuse, et jusque-là inutilement féconde, allait passer rapidement à un état prospère. L’issue de cette révolution, qu’une seule puissance de l’Europe pouvait redouter, n’était point opposée aux intérêts de l’empire ottoman : elle aurait, au contraire, augmenté ses revenus, et affermi son autorité dans deux provinces importantes. La cour de Constantinople devait préférer le plus ancien de ses alliés à des sujets rebelles. Loin de perdre l’Égypte et la Syrie, elle les recouvrait en quelque sorte. Elle voyait se former, sous la protection d’une armée puissante et secondée de tous les arts de l’Occident, un établissement qui promettait aux deux nations des avantages immenses, et pouvait soutenir, dans l’Asie et dans l’Afrique, l’éclat du nom ottoman. Mais ces motifs ne furent point appréciés : les officiers de l’empire capables de les discerner furent déposés et exilés. La victoire navale d’Aboukir, dont une politique habile exagéra les avantages, fixa l’opinion encore incertaine de ce gouvernement ; il se livra aux suggestions des ennemis de la France, qui lui inspiraient leurs propres alarmes ; et il fut bientôt entraîné dans une guerre et dans une alliance contraires à ses vrais intérêts.

Le chef de l’expédition française avait fait les plus grands efforts pour prévenir cette rupture. Il dirigeait ses armes contre les seuls ennemis de la Porte, faisait respecter le nom du grand-seigneur comme celui du souverain légitime, et maintenait soigneusement les usages religieux et politiques. Son armée agissait en Égypte comme auxiliaire de la Porte : jamais cette province n’avait été mieux gouvernée, ni plus favorisée dans l’exercice de son culte ; elle n’avait jamais obéi à des chefs plus disposés à reconnaître l’autorité de Constantinople. Mais sa prévoyance luttait seule contre tous les obstacles, et ne fut secondée en France que par le projet d’une négociation insuffisante et tardive. Il jugea, dans cette conjoncture, qu’on aurait bientôt à défendre l’Égypte contre des forces considérables, et conçut un projet d’une hardiesse extraordinaire, celui de prévenir cette attaque, et de porter la guerre dans le cœur même de la Syrie.

Ce pays était en partie sous la domination d’un homme que ses cruautés et ses perfidies avaient rendu célèbre dans tout l’Orient. Ahmed Gezzar avait été long-temps esclave au Kaire, où on l’avait puni pour des vols domestiques ; il s’était signalé, même parmi les Mamlouks, par une fourberie et une férocité extraordinaires, et avait trahi successivement Aly-bey, les Druses, les Arabes, et la cour de Constantinople : il était alors gouverneur de Séide, et résidait à Acre, l’ancienne Ptolémaïs. Il parut embrasser la cause des beys d’Égypte, et, dissimulant des projets plus ambitieux, s’offrit pour diriger l’expédition qui se formait contre l’armée française. Tandis que ces préparatifs troublaient toute l’Asie mineure et la Syrie, ce pâchâ fit occuper d’avance les places frontières par son avant-garde : il était bien éloigné de prévoir qu’il aurait à soutenir lui-même une guerre défensive.

Tout annonçait que l’Égypte serait attaquée par mer, aussitôt que la saison aurait rendu les débarquemens possibles ; on devait faire marcher en même temps les troupes réunies dans la Syrie, et celles que les beys auraient pu conserver dans le Saïd. Le général en chef, qui avait pénétré les desseins des alliés, jugeant qu’il devait s’écouler encore quelques mois avant qu’on pût entreprendre aucun débarquement, résolut de se porter rapidement, avec douze mille hommes, dans la Syrie, de dissiper les forces qu’on y rassemblait, et de revenir aussitôt pour s’opposer à l’expédition dont les côtes étaient menacées. Un tel projet ne pouvait être exécuté que par une armée intrépide, exercée à toutes les vertus militaires ; et en effet, l’histoire détaillée de cette campagne offrirait des traits inouis de la valeur française. Il fallait pénétrer, sous un ciel ardent, au-delà d’un désert immense et inconnu, et envahir subitement une contrée étrangère, défendue par des forces supérieures. Une flotte anglaise occupait la mer ; les habitans des villes et les Arabes errans étaient armés contre nous. Cette terre ennemie n’avait rien qui ne nous fût contraire, et nos soldats ne pouvaient y faire un pas sans rencontrer un nouvel obstacle : mais une confiance inaltérable les élevait au-dessus de tous les périls ; ils s’avancèrent rapidement dans le vaste désert qui les séparait de la Syrie. Le fort d’el-Arych avait capitulé ; la ville de Gaza se soumit ; on s’empara de vive force de l’ancienne Joppé ; on s’établit dans le port de Caiffa : on trouva dans ces places, et sur divers autres points, des munitions et des équipages de guerre, des magasins considérables, et des approvisionnemens de toute espèce.

Les premières divisions de l’armée ennemie, secondées par les Mamlouks et les Arabes, s’étaient déjà avancées dans cette partie de la Syrie : surprises dans leur camp et continuellement repoussées, elles abandonnèrent, avec les places, toute l’artillerie et les effets de guerre que nécessitait l’expédition projetée contre l’Égypte. Enfin, les commandans des troupes turques, qui avaient une cavalerie très-nombreuse, entreprirent de réunir toutes leurs forces à celles de leurs auxiliaires, et de les porter contre les Français, pendant qu’ils assiégeaient la ville d’Acre, où Ahmed Gezzar s’était retiré. Mais le général en chef les prévint encore, et jugea bientôt nécessaire de leur livrer une bataille décisive, afin de les repousser vers Damas. Attaqués dans le même instant sur les points les plus éloignés, ils ne purent résister à ces mouvemens impétueux et inattendus : ils se virent tout-à-coup séparés de leur camp, privés de leurs magasins, et comme investie de toutes parts. Plusieurs milliers d’entre eux succombèrent à Esdrelon, ou dans les actions précédentes ; les autres trouvèrent à peine leur salut dans une retraite tumultueuse et précipitée. Les Français s’étaient emparés d’avance des lieux qui auraient pu servir de refuge à l’ennemi ; ils suppléaient au petit nombre par la célérité incroyable des marches, et il semblait qu’il n’y eût aucun point du théâtre de la guerre où ils ne fussent tous rassemblés. L’issue victorieuse de ces combats anéantit les dernières espérances des Ottomans, et remplit de terreur les peuples qu’ils s’étaient alliés. Les débris de cette armée repassèrent confusément le Jourdain, et portèrent l’épouvante jusque dans les provinces les plus reculées.

Dans le même temps qu’une partie de nos troupes combattait glorieusement dans la Palestine, celles qui étaient restées en Égypte occupaient toute l’étendue de ce pays, depuis Syène jusqu’à la mer. Les Anglais firent une tentative inutile contre Suez ; on repoussa les Arabes de la Mecque ; on acheva la conquête du Saïd ; on réprima des mouvemens séditieux qui avaient éclaté dans les provinces septentrionales ; une prévoyance ingénieuse et active veillait à la défense d’Alexandrie et des côtes.

Cependant le pâchâ d’Acre s’était retranché dans son dernier asile : secondé du côté de la mer contre les Français, qui manquaient de munitions et d’artillerie de siège, il parvint à prolonger sa défense au-delà du terme où notre armée pouvait rester dans la Syrie. Le véritable objet de cette guerre était rempli ; on avait déconcerté les projets de l’ennemi, saisi ses magasins et ses équipages de campagne, détruit les fortifications des places, anéanti une armée nombreuse qui se préparait à l’invasion de l’Égypte ; les troupes de débarquement, destinées à l’attaque d’Alexandrie, avaient été détournées de leur but, et employées à soutenir un siége meurtrier. La prise d’Acre aurait assuré la punition d’un Mamlouk sanguinaire, qui, par sa vie entière, méritait le dernier supplice, et dont l’alliance n’a dû inspirer que de l’horreur : mais ce siége exigeait plus de temps ; et le succès n’aurait offert que des avantages médiocres, qui ne compensaient point les dangers d’un plus long séjour. Des maladies contagieuses répandaient alors un effroi universel, et faisaient dans toute la Syrie des progrès rapides et de plus en plus funestes. Enfin, la saison était arrivée où l’Égypte elle-même devait être attaquée du côté de la mer. À la vérité, cette expédition ne pouvait plus être soutenue par le concours de l’armée ottomane de Syrie, qui venait d’être dissipée ; mais il restait à l’ennemi des forces considérables.

Ces circonstances nécessitaient le retour de nos troupes : le général en chef les prévint que la défense des côtes de l’Égypte allait bientôt exiger d’elles de nouveaux efforts. Elles traversèrent une seconde fois le désert qui sépare l’Égypte de la Syrie mais, avant de s’éloigner de cette dernière province, on punit rigoureusement la défection des tribus qui avaient trahi leurs engagemens envers les Français ; on détruisit les munitions de guerre, et toutes les ressources qui auraient pu favoriser par la suite une expédition ennemie.

La capitale de l’Égypte reçut bientôt cette armée qui avait affronté tant de périls et donné l’exemple de toutes les vertus. Les grands de cette ville se rendirent à sa rencontre : ils étaient suivis d’une multitude immense qui célébrait le retour de nos troupes par des acclamations et des jeux. Les Français jouissaient enfin du bonheur de revoir leurs compagnons d’armes ; et le spectacle touchant qu’offrit cette réunion ne s’effacera jamais de leur souvenir : ils s’entretenaient des dangers qu’ils avaient courus de leurs vœux, de leurs espérances ; il semblait que l’Égypte fût pour eux une nouvelle patrie, et qu’ils ne composassent tous qu’une seule famille.

Peu de temps après, le général en chef reconnut, à divers mouvemens qui avaient lieu dans l’intérieur, que le projet d’invasion allait éclater. En effet, les Mamlouks descendirent sur les deux rives du Nil, et les Arabes de l’occident se rassemblèrent pour se joindre à Mourad, vers la vallée des lacs de Natron, en même temps qu’une flotte se montrait dans la baie d’Aboukir. Ces dispositions combinées avaient été prévues, et l’ennemi fut attaqué dans le même temps partout où il se présenta. Une colonne mobile dispersa les Arabes. Les Mamlouks du parti d’Ibrahim, surpris dans leur camp, s’enfuirent précipitamment dans le désert, abandonnant leurs bagages. Mourad, plus circonspect, s’empressa de regagner la haute Égypte. Le général en chef lui-même était à sa poursuite, lorsqu’il fut informé de l’apparition de la flotte ennemie. Il se dirigea aussitôt vers Alexandrie ; et pendant cette marche, il expédia les ordres les plus prompts aux divers corps de l’armée, qui se mirent tous en mouvement à-la-fois il fit observer et contenir les Mamlouks et les Arabes, et se tint à portée de secourir Alexandrie ou Rosette.

Des troupes ottomanes étaient descendues sur la presqu’île d’Aboukir et s’y étaient établies, après avoir enlevé la redoute et obtenu la reddition du fort le général en chef se décida aussitôt à les attaquer dans leurs retranchemens. Il n’y eut aucune de ses dispositions qui ne fût couronnée d’un prompt succès ; les lignes ennemies ne purent résister aux efforts impétueux et renouvelés des Français. Les Ottomans, animés par le désespoir, se défendaient à l’arme blanche, et presque tous refusaient de se rendre prisonniers mais, enveloppés de toutes parts, ils succombent ; ou, se précipitant dans la mer, ils s’efforcent en vain de rejoindre les vaisseaux qui les ont amenés. Un grand nombre d’entre eux périt sur le champ de bataille ; la plupart trouvent la mort dans les flots, sous le feu de notre artillerie. On s’empare des canons, des tentes, et des munitions de guerre ; le pâchâ qui commandait cette expédition tombe lui-même en notre pouvoir. Le fils de cet infortuné général s’enferme dans le fort avec le reste de ses troupes, et entreprend la défense la plus opiniâtre. Enfin, les derniers soldats de cette armée, voyant leur asile détruit par les batteries françaises, et expirant de faim, de soif et de fatigue, jetèrent leurs armes et implorèrent le vainqueur. Le fort n’était plus qu’un amas de ruines, couvert de mourans et de blessés, et des corps de ceux qui avaient péri pendant le siége.

Pendant que ces actions mémorables se passaient en Syrie et en Égypte, et que l’armée d’Orient défendait avec constance la terre célèbre qu’elle avait conquise, la France était livrée aux dissensions civiles, et nos frontières étaient menacées. Ces temps funestes sont déjà loin de nous : le sentiment de la concorde publique défend aujourd’hui de les rappeler. Le général en chef était informé de la vraie situation de l’Europe et des désastres de la France. La connaissance de ces événemens lui avait inspiré le désir de reparaître au milieu de nos armées. Il résolut, après les succès d’Aboukir, d’accomplir ce dessein, dont les suites ont été si fatales à nos ennemis. L’Égypte était pacifiée, et ne pouvait de long-temps être exposée à de nouvelles attaques. Les Mamlouks fuyaient jusque dans la Palestine ou dans la Nubie ; les Arabes recherchaient notre alliance ; le grand vizir faisait d’inutiles efforts pour rassembler ses troupes au-delà de Damas, et l’expédition des Français dans la Syrie avait anéanti toutes les ressources qu’exigent l’entretien et la marche d’une armée. Les côtes, depuis Alexandrie jusqu’à Damiette, étaient mises en état de défense ; les forts étaient pourvus de vivres et de munitions de guerre ; la ville du Kaire jouissait depuis long-temps des bienfaits d’une administration protectrice, et se montrait reconnaissante. Le général en chef consacra tous les instans qui précédèrent son départ, à perfectionner les établissemens militaires et le gouvernement civil, s’efforçant de rendre sa présence moins nécessaire. Cependant il apprit que les vaisseaux ennemis avaient été obligés d’abandonner la croisière. Il partit alors pour Alexandrie, et bientôt après il quitta le rivage de l’Égypte. Le salut de la France, le devoir, le rappellent ; il s’éloigne, il se confie à cet élément qui avait servi ses premiers desseins. Sa fortune le dérobe aux flottes ennemies, et la mer, une seconde fois fidèle, rend à la patrie celui qu’elle pouvait opposer à ses plus redoutables ennemis.

Pendant toute la guerre d’Égypte et de Syrie, le général en chef n’avait point cessé de veiller aux intérêts des sciences. Ce grand objet était toujours présent à sa pensée, avant ou après la victoire, soit qu’il dirigeât les opérations militaires, soit qu’il méditât de nouvelles dispositions administratives ou politiques. Du milieu des camps, il confiait au génie des beaux-arts la mémoire des combats qui venaient d’illustrer la Palestine, le Fayoum et la Thébaïde. Les derniers jours qui précédèrent son départ, il s’occupait encore de favoriser les succès des recherches savantes, en donnant à l’académie qu’il avait formée les moyens de parcourir les provinces méridionales de l’Égypte, et d’en observer les merveilles avec sécurité. Ce voyage, qui allait procurer aux arts et à la littérature tant de résultats nouveaux, devint l’objet immédiat de ses soins et de sa bienveillance. Il en ordonna lui-même le plan, et en régla toutes les circonstances avec la prévoyance la plus attentive. On était dans la saison où les vents étésiens favorisent la navigation du fleuve ; il est facile alors de remonter en peu de temps jusqu’à l’île d’Éléphantine : on résolut de se porter successivement dans tous les lieux où les monumens sont situés, afin de reconnaître d’abord les objets que l’on aurait à décrire, et d’établir, au moyen de cette première énumération, un ordre plus exact dans les recherches. Après avoir atteint la limite qui sépare l’Égypte de la Nubie, au-dessus de la première cataracte, on suivit une seconde fois le cours du Nil depuis Syène jusqu’au Kaire, et chaque monument fut encore soumis à l’examen le plus attentif. Les bâtimens avaient à peine touché le rivage, que l’on parcourait de toutes parts les enceintes où l’on pouvait découvrir quelques vestiges des anciens monumens. On levait les plans topographiques ; on dessinait les divers aspects du paysage et plusieurs vues pittoresques du même édifice ; on mesurait les dimensions de l’architecture et les détails innombrables des ornemens ; on imitait fidèlement les tableaux peints ou sculptés, et les caractères hiéroglyphiques dont ils sont couverts. En même temps, on remarquait l’état actuel des ruines, les procédés de la construction, et la nature des substances dont les monumens sont formés. On transcrivait les inscriptions familières, historiques ou votives, qui rappellent tant de noms illustres. D’autres mesuraient la vitesse du fleuve, la quantité de l’exhaussement du sol, ou déterminaient les situations géographiques par l’observation du ciel. On s’appliquait aussi à l’examen physique de la contrée, et l’on formait des collections précieuses destinées à l’étude des animaux, des minéraux et des plantes. On réunissait tous les élémens propres à faire connaître les richesses agricoles, l’industrie, les mœurs et la condition politique des habitans. Il était nécessaire de joindre à l’étude des propriétés physiques du climat celle de l’influence qu’il exerce sur la vie et la santé de l’homme ; on fut, par la suite, redevable de ces recherches aux personnes qui s’adonnaient par profession aux diverses branches de l’art de guérir. Le médecin en chef de l’armée d’Orient en avait tracé le plan ; il les a recueillies et publiées. On doit au chirurgien en chef de cette armée un ouvrage du même genre, qui contient un grand nombre d’observations. Indépendamment des titres littéraires que leur donne la publication de ces mémoires, ils ont acquis, ainsi que leurs collègues, d’autres droits à la reconnaissance publique ; l’histoire de ces campagnes rappellera tous les services qu’ils ont rendus, et les ressources ingénieuses et hardies que leur talent leur suggérait, soit qu’ils apportassent la consolation et l’espoir sur le champ de bataille, au milieu des plus terribles effets de la guerre, ou qu’ils opposassent le calme de l’esprit au ravage de la contagion et à la terreur fatale dont elle frappe la multitude.

Avant que l’on entreprît le voyage qu’on vient de rappeler, plusieurs personnes, zélées pour les progrès des sciences, s’étaient déjà rendues dans le Saïd ou le Fayoum ; et durant le long séjour qu’elles y avaient fait, elles s’étaient appliquées à la description exacte des monumens, et à des recherches importantes sur le cours du fleuve, la nature physique du sol, l’agriculture, le commerce, la géographie ancienne. Elles s’empressèrent de réunir à la collection commune tous les résultats qu’elles avaient déjà obtenus.

Les différentes parties de ce grand travail étaient exécutées à-la-fois ; chacun se livrait particulièrement à l’objet habituel de ses études, et communiquait à tous les autres ses réflexions et ses vues. Cet heureux concours, dont il n’y a aucun autre exemple dans l’histoire des voyages littéraires, facilitait toutes les découvertes, et les rend, pour ainsi dire, authentiques. L’intérêt des beaux-arts conciliait aisément les esprits, en laissant subsister la diversité des opinions ; l’estime mutuelle était un gage encore plus sûr de la concorde et de l’unité des vues. Plusieurs des voyageurs étaient d’ailleurs unis par une ancienne amitié, sentiment plein de charmes, qui embellit encore l’étude des arts, rend les peines plus légères et les plaisirs plus doux, et prend une force nouvelle dans les dangers communs et l’éloignement de la patrie.

Aucune contrée n’a été soumise à des recherches aussi étendues et aussi variées, et aucune ne méritait davantage d’en être l’objet. La connaissance de l’Égypte intéresse, en effet, toutes les nations policées, soit parce que ce pays fut le berceau des arts et des institutions civiles, soit parce qu’il peut devenir encore le centre des relations politiques et du commerce des empires. Le peuple qui l’habitait y a laissé des vestiges admirables de sa grandeur et de sa puissance, et jamais l’art n’a fait un aussi grand effort pour s’élever jusqu’au caractère immuable des ouvrages de la nature.

Cependant les alliés avaient tenté infructueusement de s’emparer du port de Cosseir ; peu de temps après, la faible garnison de Damiette, suppléant au petit nombre par l’audace et par la rapidité des mouvemens, détruisit un corps de quatre mille janissaires, qui venait de débarquer et commençait à s’établir sur la côte. Mais les Français chargés de la défense de l’Égypte ignoraient les événemens politiques qui avaient rendu la sécurité à leur patrie, et détruit pour jamais l’espoir ambitieux des puissances ennemies ; ils ne connaissaient que ses malheurs : elle était l’objet de leur inquiétude et de leurs regrets. On renouvela d’abord les négociations qui avaient eu pour but de se concilier avec la Porte ottomane ; elles prirent ensuite une direction différente et inopinée : c’est alors que fut préparée et rapidement conclue la convention militaire d’el-Arych. Il fut stipulé que les troupes françaises, consentant à remettre l’Égypte au pouvoir de la Porte, se rendraient dans leurs ports sur les vaisseaux des puissances alliées.

On commença bientôt à remplir les engagemens réciproques : les troupes nombreuses et indisciplinées du vizir et des beys pénétrèrent librement en Égypte, et s’avancèrent jusqu’aux portes de la capitale. Tout annonçait que ce beau pays allait passer de nouveau sous le joug de ses anciens maîtres : mais deux causes différentes concoururent à changer subitement la disposition des esprits. La première fut l’annonce de la révolution qui s’était opérée dans le gouvernement civil de la France. L’armée se livrait aux nouveaux sentimens que cet événement lui inspirait, lorsqu’on refusa de remplir les conditions qu’elle avait acceptées. Celle des puissances alliées qui avait le plus participé à cette convention, et au nom de qui on l’avait proposée, obtenue, et stipulée, mit à l’exécution un obstacle imprévu, en adressant aux troupes françaises la proposition injurieuse de demeurer prisonnières en Égypte : elle cherchait dans la violation de ses promesses un avantage qu’elle n’aurait pu attendre de ses armes. Les troupes ottomanes avaient été mises en possession du Saïd et de toutes les places, depuis les ports de la mer Rouge jusqu’à Damiette. On avait retiré l’artillerie de la citadelle du Kaire ; cette capitale devait être livrée deux jours après ; déjà les approvisionnemens et les munitions étaient transportés à Alexandrie. Cette armée, qui, peu de jours auparavant, disposait de plusieurs provinces riches et fertiles, était alors privée des moyens de soutenir la guerre : elle ne possédait plus en Égypte que le terrain où elle était rangée en bataille. Mais une circonstance aussi extraordinaire avait élevé son courage ; elle n’avait qu’un but et qu’un intérêt, et celui qui la commandait avait fait passer dans tous les cœurs l’indignation généreuse dont il était animé. Toute l’Europe a connu les suites mémorables des combats qui suivirent cette rupture ; la victoire, plus fidèle que les traités, vint couvrir de son égide ceux à qui on ne laissait plus que le désert pour refuge. L’armée ottomane, attaquée par les Français près des ruines d’Héliopolis, fut dispersée et anéantie. Le principal ministre de la Porte traversa presque seul, dans sa fuite précipitée, ces mêmes pays où il avait pénétré avec des forces considérables ; il perdit trois camps, son artillerie, ses approvisionnemens de guerre. On reprit les forts qui lui avaient été remis ; on réprima les révoltes qu’il avait excitées en même temps dans toutes les villes : ses troupes furent expulsées du Saïd et de Damiette.

La capitale elle-même avait été surprise par les Mamlouks et les janissaires ; elle devint tout-à-coup un camp immense, livré aux horreurs de la guerre et de la sédition. Après avoir vu une partie de ses édifices incendiés ou détruits, obéissant à des chefs divisés d’intérêts, intimidée par l’exemple d’une ville voisine, qui avait été sévèrement punie, elle se soumit et implora le vainqueur. Les troupes qui s’y étaient rassemblées, et qui, peu de temps auparavant, s’avançaient contre nous pendant que la mer nous était fermée, violant ainsi le traité le plus authentique, sollicitèrent une capitulation ; et, l’ayant obtenue, elles traversèrent nos camps avec sécurité.

Les Français goûtaient les premiers fruits de la victoire, ils s’affermissaient dans les résolutions constantes qu’exigeaient d’eux les vrais intérêts de leur patrie, lorsqu’un événement déplorable les plongea tout-à-coup dans la consternation. Les agas des janissaires, qui étaient réfugiés dans la Syrie, conspirèrent contre la vie du général français, et persuadèrent à un habitant d’Alep que la religion lui commandait de se dévouer à ce grand crime. Cet insensé, que sa jeunesse rendait plus facile à séduire, arriva secrètement au Kaire ; et après avoir passé trente jours en prières dans les mosquées, il accomplit son funeste dessein. Kléber était sans armes et éloigné de ses gardes ; il fut frappé tout-à-coup de plusieurs coups de poignard, et il expira quelques instans après. Aussitôt que cette nouvelle fatale fut répandue dans les provinces de l’Égypte, l’armée d’Orient fit éclater des regrets unanimes ; elle arrosa de ses pleurs le tombeau d’un chef illustre qui venait d’opposer la victoire aux injures des négociations, qui succombait au milieu de ses trophées, et que la patrie comptait depuis long-temps parmi ses plus généreux défenseurs. Les généraux français s’étaient réunis dès les premiers instans qui suivirent sa mort. Celui que les lois militaires appelaient au commandement de l’armée, donna sur-le-champ les ordres que la gravité des circonstances exigeait, les troupes se montrèrent fréquemment au peuple, l’artillerie se fit entendre, et les pavillons français furent placés aux minarets des mosquées. Ces précautions étaient d’autant plus nécessaires, que, dans les révolutions fréquentes qui troublent l’Orient, la mort violente du chef est presque toujours suivie de l’anéantissement de son parti et de la dispersion de ses soldats. L’assassin Soliman avait été arrêté ; aucun des Égyptiens n’avait participé à son crime : on découvrit trois complices à qui il avait confié son dessein, et qui étaient, comme lui, Syriens d’origine ; ils furent tous condamnés aux peines qui devaient leur être infligées, suivant les lois musulmanes. Pendant la longue durée de son supplice, Soliman récitait quelques versets du Koran, et reprochait aux Musulmans de ne l’avoir point secouru.

Les habitans de la capitale concoururent à la solennité des obsèques du chef de l’armée française ; ils virent bientôt son successeur exécuter les projets utiles qui avaient été conçus immédiatement après la conquête. Profitant des avantages qu’avaient procurés nos derniers succès, le général en chef s’attacha à consolider l’empire des lois, à perfectionner l’administration des impôts, à favoriser les progrès de l’agriculture, de l’industrie et du commerce ; il se consacrait en même temps aux intérêts immédiats de son armée, qui recevait de lui l’exemple du dévouement et de la persévérance. Les cultivateurs, que l’avarice imprudente de leurs anciens maîtres condamnait à l’abjection et à la servitude, jouirent avec une entière sécurité du fruit de leurs travaux. On forma de nouvelles alliances avec les Arabes, et l’on concéda à quelques tribus des terrains inhabités, que les dissensions civiles avaient enlevés à la culture ; on fonda sur des mesures précises le système général des irrigations, et l’on s’efforça de prévenir tous les inconvéniens attachés à la disposition confuse ou à l’usurpation des eaux ; on accorda des récompenses publiques aux habitans des campagnes qui multipliaient les arbres utiles ; on réunit dans un vaste établissement les plantes et les arbustes étrangers dont il convenait de propager la culture ; les arts de l’Europe commençaient à faire des progrès en Égypte, et l’industrie s’animait de toutes parts.

En établissant un ordre nouveau dans les finances, on en avait confié la direction générale à un administrateur sage et intègre, qui s’était concilié depuis long-temps l’estime de l’armée et l’affection des habitans ; il avait examiné avec beaucoup de soin les différentes sources des revenus publics, et connaissait tous les avantages qu’un gouvernement juste et éclairé doit attendre de la possession de l’Égypte. Il en a formé le tableau, pour servir d’introduction au compte général qu’il a rendu de l’administration des finances pendant la durée de l’expédition. On a extrait de cet ouvrage, dont la publication est différée, les mémoires qui sont insérés dans cette collection ; ils contiennent un grand nombre de résultats qu’on n’aurait point obtenus sans des circonstances aussi favorables, et que l’on doit regarder comme des élémens précieux de l’histoire moderne de l’Égypte.

Des réglemens équitables ranimèrent le commerce extérieur, que le gouvernement des Mamlouks avait presque anéanti. Telle fut l’influence de ces dispositions, que, malgré les obstacles nombreux qui résultaient de l’état de guerre, on put conserver ou rétablir des relations utiles avec l’Archipel, les côtes d’Arabie et les pays intérieurs de l’Afrique. De nouveaux ouvrages publics concouraient à l’embellissement ou à la salubrité de la capitale et d’Alexandrie. Les indigènes cessèrent peu à peu de se croire étrangers à la nation française ; la confiance mutuelle faisait chaque jour des progrès sensibles. Cette heureuse disposition des esprits, dont l’histoire doit garder le souvenir, a été connue de tous ceux qui ont entretenu des relations familières avec les habitans de l’Égypte ; elle a été particulièrement observée par l’auteur même de ce discours, qui participait au gouvernement civil en dirigeant l’administration de la justice.

Le temps seul pouvait éprouver et affermir ces nouvelles institutions ; la guerre les renversa tout-à-coup, et n’en laissa subsister aucune trace. Le succès de l’expédition d’Égypte, qui promettait aux nations européennes des communications importantes, avait répandu en Angleterre l’inquiétude et l’effroi. Cette puissance se détermina à des efforts extraordinaires ; et la cour ottomane, cédant à des motifs superstitieux, partagea les vues de ses nouveaux alliés. On résolut de faire attaquer les côtes de la Méditerranée par une armée anglaise, et de soutenir cette expédition par un corps de janissaires et d’Albanais, que le capitan pâchâ devait commander. On appela aussi une partie des troupes anglaises de l’Inde et du cap de Bonne-Espérance, qui reçurent l’ordre de pénétrer dans le golfe arabique, et de descendre en Égypte par les ports de Suez et de Cosseir. Enfin, le vizir devait s’avancer sur la capitale, à la tête de l’armée ottomane de Syrie. Toutes les parties de ce plan d’invasion furent concertées avec beaucoup de soin, et exécutées dans le même temps ; on apporta, dans les mouvemens des troupes, autant de précision que purent le permettre l’extrême distance des lieux et l’invincible opiniâtreté des Musulmans. Ibrahim et ses Mamlouks marchaient avec le vizir ; les tribus arabes, soulevées par les exhortations du nouveau prophète Muley Mohammed n’attendaient que le signal pour se rassembler ; enfin, le parti de Mourad, maître du Saïd, était secrètement uni avec les Anglais.

Les combats précédens avaient affaibli l’armée française, dont un tiers ne pouvait plus être employé dans une guerre de campagne. Ces généreux soldats, qu’une valeur plus impétueuse avait exposés aux premiers périls, étaient couverts de blessures graves et multipliées, qui les excluaient de tout service actif. Nos troupes occupaient un vaste pays, dont chaque point semblait exiger leur présence : elles gardaient la frontière de Syrie menacée par le vizir, les villes du Kaire, de Gyzeh, de Boulâq, le port de Suez, et une partie de la haute Égypte ; elles étaient employées dans l’intérieur des provinces pour protéger la rentrée des contributions, assurer la navigation du fleuve, repousser les Mamlouks, et contenir les tribus arabes. La convention que plusieurs motifs avaient porté à conclure avec Mourad n’inspirait aucune confiance. Son alliance avec les Français avait augmenté son influence et ses ressources : mais il n’en pouvait user avec beaucoup d’avantage qu’en se déclarant contre eux. On devait redouter extrêmement sa trahison, et n’espérer qu’un faible secours de sa fidélité. Telle était la situation des Français en Égypte, lorsque les vaisseaux ennemis se montrèrent devant Alexandrie.

L’armée anglaise parvint à effectuer sa descente sur la plage d’Aboukir ; elle s’avança ensuite dans la presqu’île, et prit une position très-favorable, entre la mer et l’extrémité du lac Madyeh. Attaquée par une partie des troupes françaises, elle se défendit avec succès sur un terrain étroit, fortifié par une ligne de redoutes, et garanti par des chaloupes canonnières du côté de la mer et sur le lac. Le général qui commandait l’expédition anglaise fut blessé dans cette action ; il mourut, peu de jours après, des suites de sa blessure, et laisse une mémoire justement honorée. Les alliés, ayant reçu un renfort considérable, se déterminèrent à occuper Rosette, et commencèrent ensuite à s’avancer sur l’une et l’autre rive du Nil, pendant que leur flottille remontait ce fleuve. Le fort de Rahmânyeh capitula ; les Ottomans prirent possession de Damiette, et la capitale ne tarda point à être investie.

Le vizir réuni son armée à celle des Anglais et du capitan pâchâ ; il recevait chaque jour de nouvelles forces de l’intérieur de l’Égypte et de la Syrie : ses intelligences avec les Arabes, les Mamlouks, les anciennes milices, et les habitans des campagnes, étaient favorisées par les premiers succès de l’armée d’expédition, et éclataient de toutes parts. Les troupes de l’Inde étaient arrivées ; les villes du Kaire et d’Alexandrie étaient en proie à des épidémies funestes ; les Mamlouks d’Ibrahim, ceux de Mourad, et la cavalerie très-nombreuse des tribus arabes, étaient réunis aux Ottomans. Telles étaient la position et les forces des alliés, lorsqu’on renouvela, pour la reddition du Kaire et ensuite pour celle d’Alexandrie, des capitulations peu différentes du traité d’el-Arych. Il n’y eut aucune action dans laquelle nos troupes ne se trouvassent en nombre très-inférieur ; car l’incertitude où l’on était sur les desseins de l’ennemi avait déterminé le général en chef à répartir sur divers points les forces qu’il pouvait lui opposer. Il faut ajouter que l’on ne cessa point, dans le cours de cette guerre, d’offrir aux Français leur retour dans leur patrie, à ces mêmes conditions qu’ils avaient acceptées long-temps auparavant, et qu’on avait refusé de remplir.

Le général Menou, informé de l’ouverture des négociations en Europe, et des tentatives réitérées que faisait notre flotte pour lui apporter des secours, s’était efforcé de prolonger la défense d’Alexandrie, et s’était soutenu dans cette place jusqu’à la plus extrême nécessité. Sur la fin du siége, la moitié des Français languissait dans les hôpitaux ; ceux même que les maux épidémiques n’avaient pas encore atteints, étaient exténués par des travaux excessifs, par l’usage des eaux saumâtres, l’effet prolongé des alimens nuisibles, ou le défaut de nourriture. Animés par les exemples des chefs, ils supportaient avec persévérance la rigueur de leur situation : mais il ne leur restait que le courage ; on les voyait abattus et épuisés, pouvant à peine soutenir le poids de leurs armes, et ils ne reprenaient leurs forces qu’aussitôt que le devoir les appelait au combat. Ils étaient destinés à honorer par leurs derniers efforts le terme de cette expédition mémorable.

Dans le même temps que notre armée se préparait à quitter les ports de l’Égypte, et que l’on ignorait en Europe les dernières opérations des alliés, on signait à Paris et à Londres les articles des traités qui rendaient ce pays à la Porte. La lumière des arts y avait brillé quelques instans ; mais il devait encore devenir la proie de la barbarie dont les armes françaises l’avaient délivré. Il est abandonné aujourd’hui aux concussions des vice-rois, au brigandage des Arabes ou des milices indisciplinées, et aux violences de quelques beys qui ont survécu. Ces étrangers, quoique réduits à un petit nombre, ont recouvré une partie de leur autorité : les esclaves de Mourad et d’Ibrahim ont succédé à leurs maîtres. Ce gouvernement bizarre a du moins été interrompu pendant trois années par le séjour des Français. Ils ont vaincu et exilé les Mamlouks, réprimé les Arabes, anéanti trois armées ottomanes, en Palestine, à Aboukir, et aux portes de la capitale ; et, ce qui n’est pas moins digne de mémoire, ils n’ont exercé qu’une autorité protectrice dans la contrée qu’ils avaient soumise, et chacun d’eux semblait s’élever jusqu’aux grandes vues qui avaient fait entreprendre cette conquête. Ils ont affronté, pendant plusieurs années, des dangers sans cesse renaissans, et enduré avec constance, sous un ciel ardent et étranger, des fatigues inexprimables : ils étaient soutenus dans cette pénible carrière par le désir de se consacrer à la gloire et aux intérêts de leur patrie ; sentiment noble et utile, qui élève l’homme au-dessus de lui-même, qui inspire les résolutions généreuses, et en est à-la-fois le motif et la récompense. Leur retour eut lieu dans les circonstances les plus favorables : ils trouvèrent l’Europe pacifiée ; la France, vengée et triomphante, se reposait, sous des lois plus douces, des longues agitations causées par la guerre extérieure.

Le corps littéraire qui s’était formé dans la capitale de l’Égypte, sous la protection des armes françaises, avait reçu les mêmes réglemens que les académies de l’Europe : il avait pour but de cultiver et de perfectionner toutes les connaissances théoriques, et d’en multiplier les applications. Le concours des sciences et des arts aurait consolidé et embelli les établissemens des Français, en même temps qu’il aurait influé sur la condition civile des indigènes ; mais on ne pouvait atteindre à ce but si désirable sans avoir acquis une connaissance approfondie de l’Égypte. La description physique et historique de cette contrée n’était, à la vérité, qu’une partie du plan général que l’on avait formé pour l’étude et les progrès des sciences ; mais elle en était un élément nécessaire, et un de ceux qu’il importait le plus de transmettre à l’Europe. Tel est l’objet de la collection que l’on publie aujourd’hui ; elle renferme les résultats des principales recherches qui furent entreprises pendant la durée de l’expédition française, et qui peuvent servir à la connaissance de l’Égypte. Cet ouvrage est composé du texte et du recueil des planches. Le texte contient les mémoires et les descriptions ; l’atlas contient, 1.o les dessins des antiquités ; 2.o les dessins relatifs à l’Égypte moderne ; 3.o les planches de zoologie, de botanique et de minéralogie ; 4.o les cartes géographiques. La suite des planches représente donc les objets existans, susceptibles d’être observés et décrits avec exactitude, et qui, pour cette raison, doivent être considérés comme autant d’élémens positifs de l’étude de l’Égypte. Dans les mémoires et les descriptions, on a eu pour but de rendre plus complète l’exposition de ces objets, d’indiquer avec précision tout ce que l’art du dessin n’aurait pu faire connaître, de comparer les faits, de rapprocher les résultats, et d’examiner les conséquences qu’ils peuvent offrir.

La carte géographique est composée de cinquante cartes particulières, qui offrent tous les détails que l’on peut désirer ; il n’y a aucune des régions de l’Europe que l’on ait décrite d’une manière plus complète. Ce grand travail, fondé en partie sur des observations astronomiques, comprend tout le pays qui est situé entre la cataracte de Syène et la mer, et depuis les dernières constructions à l’occident d’Alexandrie, jusqu’aux ruines de l’ancienne Tyr. On y a joint les plans particuliers des villes et des ports ; des cartes et des mémoires relatifs à la géographie ancienne ; l’énumération des noms arabes de tous les lieux habités ; des remarques sur la population, la culture, l’étendue des terres fertiles, la navigation, l’industrie, sur les édifices publics, et sur les vestiges des anciennes villes.

On a observé avec beaucoup de soin l’état géologique de la vallée du Nil et les rochers qui lui servent de limites. Les recherches minéralogiques ont été étendues à des contrées désertes et montueuses, éloignées du fleuve ; elles comprennent aussi l’examen des carrières que les anciens Égyptiens ont exploitées, et l’indication exacte des substances qui ont servi à la construction des monumens. On a entrepris des voyages multipliés pour recueillir, dans les déserts voisins de l’Égypte, dans le Saïd, dans l’intérieur du Delta, sur les bords du Nil et des canaux, les plantes propres à l’Égypte, et celles que l’industrie a naturalisées ; ce même travail avait aussi pour but d’augmenter par la suite les richesses agricoles du territoire, et de procurer des matières nouvelles au commerce et à l’industrie. On a donné à l’étude des animaux les soins les plus assidus, en s’appliquant à vérifier les résultats déjà connus à rectifier les descriptions imparfaites, et à suppléer aux observations que les naturalistes n’avaient point faites dans les voyages précédens. L’examen des substances naturelles de l’Égypte offrait d’autant plus d’intérêt, qu’il a long-temps occupé les premiers législateurs de ce pays ; et les connaissances qui en résultent répandent quelquefois une lumière inattendue sur des points obscurs de leur ancienne doctrine. Les planches qui représentent ces objets sont très-remarquables par la fidélité de l’imitation ; elles ont un caractère de vérité et de précision qui témoigne à-la-fois les soins de l’artiste et les nouveaux progrès de cette branche de l’art du dessin : on n’avait point encore fait de plus heureux efforts pour suppléer à la présence de la nature.

À l’égard des monumens qui ont immortalisé l’Égypte, on n’en avait eu qu’une connaissance défectueuse avant l’expédition française, ou plutôt ils étaient entièrement ignorés : cet ouvrage en offrira la description exacte. On a reconnu la position géographique de chaque monument, et elle est indiquée dans les cartes ; on a levé ensuite des plans topographiques particuliers, qui font connaître la disposition respective des édifices d’une même ville, ou leur situation par rapport au Nil ou aux montagnes voisines. On a multiplié les vues pittoresques de ces ruines magnifiques. Les artistes à qui on les doit étaient trop frappés de la beauté du sujet et de la grandeur qui lui est propre, pour ne pas exclure toute composition arbitraire ; ils ne se sont donc attachés qu’à la vérité de l’imitation, afin de transmettre fidèlement l’impression que leur a causée le spectacle de l’Égypte : jamais les ouvrages des hommes n’avaient offert au génie du dessin un objet plus sublime.

On a mesuré plusieurs fois, et avec le soin le plus attentif, les dimensions des édifices et celles des parties principales ou accessoires dont ils sont composés ; tous ces monumens sont représentés par des plans, des élévations, des coupes prises dans divers sens, et des vues perspectives. Les dessins et les mémoires qui contiennent les résultats de ces mesures, ne laissent rien à désirer pour l’étude de l’architecture égyptienne, et l’on pourrait les employer pour construire des édifices entièrement semblables à ceux que l’on y a décrits. Remarquons ici que ce travail ne se borne point à quelques ruines isolées, qui ont échappé à l’action du temps, mais qu’il comprend les monumens principaux d’une nation éclairée, à laquelle la plupart des autres doivent leurs institutions. En effet, on n’observe point, dans l’Égypte méridionale, ces causes multipliées qui, dans les autres climats, tendent continuellement à détruire les édifices et en effacent le plus souvent jusqu’aux derniers vestiges ; et ces mêmes ouvrages se défendent aussi par leur propre masse contre les efforts des hommes : on a donc pu former aujourd’hui le tableau de l’architecture des Égyptiens, avec la certitude d’y avoir compris leurs plus beaux édifices. Il est manifeste que ceux qui existent encore à Thèbes, à Apollinopolis, à Abydus, à Latopolis, sont les palais que les rois ont habités, ou les temples les plus remarquables, et que ce sont ces mêmes monumens qui avaient été décrits par Hécatée, Diodore et Strabon ; il ne peut y avoir rien de plus important, pour l’histoire des arts, que la connaissance des grands modèles qui ont excité l’admiration des Grecs et développé leur génie.

On s’est appliqué à l’imitation exacte des sculptures innombrables qui décorent ces édifices. Les dessins des bas-reliefs représentent les objets les plus variés, et éclairent d’un nouveau jour la science de l’antiquité : ils se rapportent aux usages de la guerre, aux cérémonies religieuses, aux faits astronomiques, au gouvernement, aux coutumes publiques, aux mœurs domestiques, à l’agriculture, à la navigation, et à tous les arts civils. On s’est attaché, dans un grand nombre de ces dessins, à transcrire exactement les caractères hiéroglyphiques ; et l’on a conservé non-seulement les formes individuelles, mais encore l’ordre et la disposition respective de ces signes. On a recueilli les inscriptions anciennes qui intéressent la littérature et l’histoire. On a imité avec soin les couleurs qui ornent encore plusieurs monumens, et qui semblent n’avoir rien perdu de leur premier éclat.

Aux plans topographiques, aux vues pittoresques, aux planches d’architecture, aux dessins des bas-reliefs, on a joint une description étendue, et l’on y a rassemblé toutes les observations utiles que le dessin ne pouvait transmettre. Ces descriptions contiennent les résultats d’un examen prolongé et en quelque sorte authentique, auquel plusieurs témoins ont toujours coopéré ; elles ont pour but de faire bien connaître l’état actuel des monumens et les dégradations que le temps a causées, l’espèce des matières que l’on a employées, et plusieurs circonstances dignes d’attention : on y trouve des remarques variées sur l’architecture, sur les procédés de la construction, les couleurs, les formes et l’usage des objets représentés ; sur la nature du sol, les changemens qui résultent des inondations périodiques, et sur diverses questions qui n’étaient point assez étendues pour être traitées dans des mémoires séparés.

On a décrit avec le même soin les sépultures magnifiques des anciens rois de Thèbes, les grottes funéraires où la piété domestique s’efforçait de perpétuer le souvenir et les dépouilles mortelles des ancêtres, et les autres hypogées qui semblent avoir été destinés à des cérémonies ou à des études mystérieuses. Les fameuses pyramides de Memphis offrent moins d’intérêt sous le rapport des beaux-arts ; mais d’autres motifs devaient porter à soumettre aux recherches les plus attentives ces vastes monumens, qui avaient donné lieu à tant d’observations incertaines. On a déterminé avec précision leur situation géographique, la direction des côtés par rapport à la ligne méridienne, les dimensions extérieures, celles de toutes les pièces où l’on a pu pénétrer ; enfin, on a décrit tous les ouvrages accessoires.

Les obélisques, les sphinx, les statues colossales, les sarcophages, et divers autres monolithes, sont représentés dans des dessins particuliers. Ces ornemens précieux des édifices et des lieux sacrés n’auraient pu être transportés en Europe sans des efforts considérables, que les circonstances n’ont point permis ; mais il y en a une multitude d’autres d’une moindre dimension, que des particuliers ont réunis et conservés, ou qui sont aujourd’hui déposés dans les musées publics. On a rapporté de l’Égypte des pierres gravées, des statues entières ou tronquées, des bronzes, des fragmens d’émaux ou de porcelaine, des pierres taillées et polies qui portent des inscriptions, et d’autres objets d’arts relatifs à l’ancienne religion, aux sciences et aux usages de ce pays. On a examiné avec attention une quantité prodigieuse de momies d’hommes, de quadrupèdes, de reptiles et d’oiseaux ; on en a conservé plusieurs. On a trouvé, dans les caisses ou dans les vases qui renferment ces corps desséchés, des étoffes d’un tissu précieux, des dorures, des colliers, des amulettes, des anneaux, et une multitude de fragmens remarquables. On a retiré de ces caisses plusieurs volumes de papyrus, couverts de signes hiéroglyphiques ou de caractères alphabétiques. Ces monumens ont été découverts, au milieu des ruines des anciennes villes, dans les fouilles multipliées que nécessitait l’examen des édifices, ou dans les sépultures publiques ou royales, et quelquefois aussi dans les habitations actuelles ; ils ont été recueillis pendant la durée de l’expédition française, et l’on a jugé nécessaire d’en insérer les dessins dans la collection générale.

Les planches relatives à l’Égypte moderne représentent, 1o. les mosquées, les palais, les portes des villes, les places, les tribunaux, les aqueducs, les sépultures, les enceintes et hôtels destinés au commerce, les inscriptions et médailles ; 2o. les jardins, les bains, les écoles, les instrumens des arts, les armes, les tombeaux de famille, les maisons des particuliers, les édifices destinés aux fabriques, les machines, les ateliers, les instrumens des diverses professions ; 3o. les cérémonies annuelles, les caravanes, les réunions publiques, les assemblées et fêtes domestiques, les exercices militaires, les usages relatifs aux obsèques, au mariage, à l’achat des esclaves, à l’affranchissement, à la naissance ; 4o. enfin, les individus remarquables dans les diverses classes d’habitans ou dans les races étrangères, et les vêtemens et les armes qui les distinguent.

Dans les mémoires qui font partie de la collection, on s’est proposé de compléter la description de l’Égypte, et d’en approfondir l’étude par la comparaison et la discussion des faits. Sous ce second point de vue, on ne devait point entreprendre un travail assujetti à des limites déterminées. On ne peut point, en effet, borner les recherches sur l’Égypte ; aucun sujet de littérature n’est plus fécond et plus vaste, et ce serait en méconnaître l’étendue, que de vouloir l’épuiser : on a seulement établi un ordre tel, que les questions principales fussent traitées. Ainsi les auteurs des mémoires ont porté leurs recherches, 1o. sur les institutions, les mœurs, la littérature, les sciences, les arts, le système des mesures et l’industrie des anciens Égyptiens ; 2o. sur la géographie ancienne et moderne, l’histoire de l’Égypte, le gouvernement actuel de ce pays, la religion, les mœurs, les usages publics ou particuliers, l’état des arts, de la littérature et des sciences, l’agriculture, l’industrie, les revenus publics, la navigation et le commerce ; 3o. sur la nature et l’état physique du sol, de l’air et des eaux, sur la zoologie, la botanique, la minéralogie et la géologie de l’Égypte. Chacun de ces écrits est un ouvrage séparé ; et dans la partie de cette collection qui renferme les mémoires, on a observé les mêmes règles que dans les collections académiques. Un écrivain justement célèbre, en publiant les résultats de ses voyages en Égypte et en Syrie, avait déjà enrichi la littérature française d’une description éloquente et exacte des mœurs et du gouvernement de ces contrées. On sait que la vérité de ses observations est confirmée par les recherches qui ont été entreprises pendant le cours de l’expédition.

Les recherches sur les monumens astronomiques qui ont été découverts dans la Thébaïde, appartiennent à la première partie de cet ouvrage, et la publication n’en est que différée. Dans les dissertations nombreuses et prématurées auxquelles cette question, déjà célèbre, a donné lieu, on a souvent attribué à l’auteur de ces recherches, des opinions différentes de celles qu’il se propose d’établir. Les conséquences qui résultent de l’étude attentive des monumens ne permettront jamais de comprendre l’histoire de l’Égypte entre les limites d’une chronologie restreinte qui n’était point suivie dans les premiers siècles de l’ère chrétienne. Elles ne sont pas moins contraires au sentiment de ceux qui fondent sur des conjectures l’antiquité exagérée de la nation égyptienne, et ne distinguent point les époques vraiment historiques, des supputations qui servaient à régler le calendrier.

L’énumération précédente fait connaître le plan que l’on a suivi dans la Description de l’Égypte. Les auteurs se sont attachés à remarquer tous les ouvrages de la nature ou de l’homme dont l’examen peut servir à l’étude de ce pays. On a représenté les objets, toutes les fois qu’il a été possible, dans les dessins, les vues pittoresques, les cartes et les plans : mais il y a un grand nombre de faits que le discours seul pouvait retracer ; on les a consignés dans les mémoires et les descriptions qui forment le texte. On n’a rien négligé pour que la partie descriptive de cette collection fût complète. La présence des armes françaises, les dispositions bienveillantes des généraux, le concours de tant d’observateurs et de témoins, la précision des instrumens, ont facilité ces recherches. Cependant elles ont été souvent interrompues par des circonstances funestes. Parmi ceux que le goût des beaux-arts avait conduits en Égypte, et que leurs travaux précédens avaient rendus recommandables, plusieurs ont succombé à des fatigues sans cesse renouvelées, ou dans les périls presque certains auxquels un zèle ardent les avait exposés ; d’autres, l’espoir des sciences, l’honneur de leur famille, qui déjà consacraient au service de l’État les fruits de leurs études, ont péri dès leur première jeunesse, sur cette terre étrangère, victimes des séditions, des combats ou des maladies contagieuses. Au milieu de tant d’événemens de guerre, les recherches littéraires ont été quelquefois arrêtées par des obstacles vraiment insurmontables ; mais on peut assurer qu’il y a peu d’omissions, ou qu’elles ne sont point importantes. Ainsi l’ouvragé dont on publie la première partie donnera une connaissance précise de l’état physique de l’Égypte, de l’industrie actuelle de ses habitans, et des monumens que leurs ancêtres ont élevés. Peut-être n’y a-t-il, dans toute l’étendue des États policés, aucune contrée qui ait été soumise à un examen plus détaillé et plus attentif.

Indépendamment de cette description naturelle et historique de l’Égypte, le séjour des Français dans ce pays aurait procuré les avantages les plus désirables. Aujourd’hui même, les rives du Nil seraient embellies par les arts ; les peuples, délivrés d’une police absurde et inhumaine, s’adonneraient avec sécurité à l’agriculture, et jouiraient du produit de leur industrie ; les inventions mécaniques suppléeraient à la force de l’homme, et rendraient ses travaux, plus faciles et plus fructueux. Quelques tribus d’Arabes seraient fixées dans des terrains devenus fertiles, les autres seraient exilées dans le fond des déserts. Ce sol fécond serait enrichi de plantes étrangères, que l’on y aurait introduites ou multipliées, et les Français auraient déjà établi plusieurs manufactures précieuses. On entretiendrait des relations avec la Perse, l’Inde et l’Arabie, et l’on aurait parcouru et décrit cette dernière région. Plusieurs voyageurs auraient observé le cours supérieur du Nil, et examiné les antiques édifices qui existent au-dessus de Syène et dans l’Éthiopie ; d’autres auraient pénétré avec les caravanes dans les Oasis et dans les pays intérieurs de l’Afrique : on aurait acquis des notions plus certaines sur les fleuves, les montagnes, les mines de fer et d’or, les productions naturelles, les villes, et sur tous les élémens du commerce de ce vaste continent.

Le canal destiné à faire communiquer les deux mers serait achevé, et une partie du commerce de l’Orient commencerait à suivre une route si facile et si long-temps désirée.

Tel serait aujourd’hui l’état de l’Égypte, si une fortune contraire ne l’eût point rendue à ses anciens oppresseurs. On peut être assuré qu’il n’y a aucune exagération dans ce tableau ; et puisque les huit années qui se sont écoulées auraient suffi pour procurer tant de découvertes et d’établissemens utiles, que ne devait-on pas attendre de l’influence prolongée qu’auraient eue les communications avec la France, et des progrès continuels des lumières et de l’industrie !

Quoique les sciences aient vu s’évanouir une partie de l’espoir qu’elles avaient alors conçu, elles auront néanmoins retiré des avantages considérables de l’expédition française. Le recueil dont on commence aujourd’hui la publication offre un vaste champ aux recherches littéraires, et il fournira de nouvelles lumières sur l’origine, de tous les arts. Les personnes qui ont concouru à le former n’ont pu rien ajouter à la grandeur du sujet. Leur travail exigeait principalement un examen assidu ; et les droits qu’il peut avoir à l’attention publique résultent de la nature même de son objet, ou des circonstances qui ont permis d’en rassembler les élémens. Envisagée sous ce point de vue, cette collection est un monument remarquable de l’histoire et des arts. Ce grand ouvrage intéresse la gloire de notre patrie ; on le doit aux efforts de ses guerriers il tire son origine de l’union des sciences et des armes : il est le témoignage et le fruit de leur alliance. Il rappellera le séjour des Français dans une des contrées les plus célèbres de l’univers, et tout ce qu’ils ont fait pour honorer leurs victoires par la justice et la clémence, réduisant le droit de conquête à l’exercice d’une autorité tutélaire ; il peut inspirer à la cour ottomane le dessein de rétablir son autorité en Égypte et d’y fonder un gouvernement plus régulier ; il ramènera souvent sur ce pays les pensées et les vœux des amis des beaux-arts, et de tous ceux qui portent un intérêt sincère à l’avancement des connaissances utiles.

On trouvera dans la même capitale, avec les chefs-d’œuvre qui ont illustré la Grèce et l’Italie, le tableau fidèle des monumens égyptiens, et l’on aura sous les yeux tout ce que le génie des arts a produit de plus grand et de plus parfait. En comparant ces modèles, on se souviendra qu’ils sont tous le prix de la victoire ; que la France compose ses trophées des plus sublimes ouvrages de l’antiquité, attachant ainsi la mémoire de ses triomphes à toutes les époques de la gloire des beaux-arts.

L’Égypte, qui aspirait à rendre ses établissemens immortels, et qui porte l’empreinte ineffaçable de tous les arts, opposera longtemps la gravité sévère et même excessive des plus anciens modèles à la mobilité et à l’inconstance naturelles de l’esprit humain. En effet, le peuple le plus jaloux de produire des ouvrages durables habitait le pays de la terre le plus propre à les conserver. Ces monumens ont été construits plusieurs siècles avant que les villes de la Grèce fussent fondées. Ils ont vu naître et s’évanouir la grandeur de Tyr, de Carthage et d’Athènes. Ils portaient déjà le nom d’antiquités égyptiennes au temps de Platon ; et nos successeurs les admireront encore à l’époque où, dans tous les autres lieux du globe, il ne restera plus de vestiges des édifices qui subsistent aujourd’hui.

Mais la longue durée de ces monumens n’est pas due seulement aux propriétés du climat, elle résulte surtout des efforts de ceux qui les ont élevés : car on peut à peine découvrir sur les rives du Nil les ruines des édifices romains. Les premiers Égyptiens ne reconnaissaient pour beau et vraiment digne d’admiration que ce qui est durable et consacré par le sentiment de l’utilité publique. Leurs grands travaux eurent d’abord pour objet de rendre le territoire plus salubre, plus fécond et plus étendu. Ils parvinrent à dessécher des marais et des lacs, à conquérir des provinces entières sur les déserts de la Libye, à compenser l’inégalité des inondations par une heureuse prévoyance et par les merveilles de l’art. Ils fondèrent leurs villes sur d’immenses chaussées détournant à leur cours du fleuve, ou le divisant en de nombreux canaux, ils virent s’élever du sein des eaux, et créèrent, pour ainsi dire, eux-mêmes, ces belles plaines du Delta, qui devaient bientôt devenir si opulentes. L’uniformité du climat, l’ordre invariable des phénomènes physiques concoururent à imprimer à ces peuples ce caractère profond de gravité et de constance qui distingue leurs institutions. Non contens d’orner les bords du Nil de tant de monumens immortels, ils entreprirent des travaux prodigieux dans l’intérieur des rochers qui limitaient leur territoire ; et cette Égypte souterraine égalait en magnificence celle qu’ils habitaient, et que tous les arts avaient enrichie.

Ils considéraient en quelque sorte comme éternel ce qui appartenait à leur religion et à leur gouvernement ; ils étaient entretenus dans cette pensée par l’aspect continuel des grands monumens publics, qui demeuraient toujours les mêmes, et qui paraissaient n’être point soumis à l’action du temps. Leurs législateurs avaient jugé que cette impression morale contribuerait à la stabilité de leur empire. C’est dans les mêmes vues que ce peuple a gravé sur ses palais, sur ses temples et ses tombeaux, les images de ses dieux et de ses rois, les observations du ciel, les préceptes sacrés, le spectacle de son culte et celui de la société civile. Toutes ces sculptures, et même les plus imparfaites, exciteront un vif intérêt : elles sont les traces les plus anciennes que l’homme ait laissées sur la terre ; elles appartiennent à cette antique civilisation de l’Asie, qui a précédé tous les temps historiques de la Grèce ; elles nous font entrevoir ce qu’étaient alors, l’esprit et les mœurs des nations.

On ne pourra point admirer les ouvrages de l’Égypte, ni se rappeler les époques de sa gloire, sans considérer les malheurs que lui a causés la perte de ses lois, de ses lumières et de son indépendance. On appréciera mieux ses institutions ; on les regardera comme une source morale de prospérités, qui n’était pas moins nécessaire à ce pays, que le fleuve qui l’arrose ; on comparera surtout l’état déplorable dans lequel il est tombé, avec l’opulence que lui procurerait, en peu d’années, une administration plus sage.

Ainsi l’étude de l’Égypte, si féconde en grands souvenirs, nous avertit encore que le développement de l’intelligence et de l’industrie est attaché au maintien de l’ordre public ; elle nous fait mieux connaître le prix des lois et d’un gouvernement stable et éclairé ; elle nous suggère de nouveaux motifs de les aimer. Cette étude ne peut qu’inspirer des pensées justes et élevées, détourner de la recherche des ornemens frivoles, et ramener à l’unité et à la simplicité des vues. Elle fera bien connaître que les objets solides et durables ont une majesté qui leur est propre, et que, si l’élégance ingénieuse des formes contribue à la perfection, l’idée du vrai beau renferme nécessairement celles de la stabilité et de la grandeur. Elle montrera ce principe dans tout son jour, et doit avoir une influence utile sur le goût et les ouvrages du siècle.