Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu/Dixième dialogue

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DIXIÈME DIALOGUE


Machiavel.

Dans les hautes études que vous avez dû faire pour la composition de votre mémorable ouvrage sur les Causes de la grandeur et de la décadence des Romains, il n’est pas que vous n’ayez remarqué le rôle que jouait le Sénat auprès des Empereurs à partir du règne d’Auguste.

Montesquieu.

C’est là, si vous me permettez de vous le dire, un point que les recherches historiques ne me paraissent pas avoir encore complétement éclairci. Ce qu’il y a de certain, c’est que jusqu’aux derniers temps de la République, le Sénat Romain avait été une institution autonome, investie d’immenses privilèges, ayant des pouvoirs propres ; ce fut là le secret de sa puissance, de la profondeur de ses traditions politiques et de la grandeur qu’il imprima à la République. À partir d’Auguste, le Sénat n’est plus qu’un instrument dans la main des empereurs, mais on ne voit pas bien par quelle succession d’actes ils parvinrent à le dépouiller de sa puissance.

Machiavel.

Ce n’est pas précisément pour élucider ce point d’histoire que je vous prie de vous reporter à cette période de l’Empire. Cette question, pour le moment, ne me préoccupe pas ; tout ce que je voulais vous dire, c’est que le Sénat que je conçois devrait remplir, à côté du prince, un rôle politique analogue à celui du Sénat Romain dans les temps qui ont suivi la chute de la République.

Montesquieu.

Eh bien, mais à cette époque la loi n’était plus votée dans les comices populaires, elle se faisait à coups de sénatus-consultes ; est-ce cela que vous voulez ?

Machiavel.

Non pas : cela ne serait point conforme aux principes modernes du droit constitutionnel.

Montesquieu.

Quels remercîments ne vous doit-on pas pour un semblable scrupule !

Machiavel.

Je n’ai d’ailleurs pas besoin de cela pour édicter ce qui me paraît nécessaire. Nulle disposition législative, vous le savez, ne peut émaner que de ma proposition, et je fais d’ailleurs des décrets qui ont force de lois.

Montesquieu

Il est vrai, vous aviez oublié ce point, qui n’est cependant pas mince ; mais alors je ne vois pas à quelles fins vous réservez le Sénat.

Machiavel

Placé dans les plus hautes sphères constitutionnelles, son intervention directe ne doit apparaître que dans des circonstances solennelles ; s’il était nécessaire, par exemple, de toucher au pacte fondamental, ou que la souveraineté fût mise en péril.

Montesquieu

Ce langage est encore très-divinatoire. Vous aimez à préparer vos effets.

Machiavel

L’idée fixe de vos modernes constituants a été, jusqu’à présent, de vouloir tout prévoir, tout régler dans les chartes qu’ils donnent aux peuples. Je ne tomberais pas dans une telle faute ; je ne voudrais pas m’enfermer dans un cercle infranchissable ; je ne fixerais que ce qu’il est impossible de laisser incertain ; je laisserais aux changements une assez large voie pour qu’il y ait, dans les grandes crises, d’autres moyens de salut que l’expédient désastreux des révolutions.

Montesquieu

Vous parlez en sage.

Machiavel

Et en ce qui concerne le Sénat, j’inscrirais ma constitution : « Que le Sénat règle, par un sénatus-consulte, tout ce qui n’a pas été prévu par la constitution et qui est nécessaire à sa marche ; qu’il fixe le sens des articles de la constitution qui donneraient lieu à différentes interprétations ; qu’il maintient ou annule tous les actes qui lui sont déférés comme inconstitutionnels par le gouvernement ou dénoncés par les pétitions des citoyens ; qu’il peut poser les bases de projets de lois d’un grand intérêt national ; qu’il peut proposer des modifications à la constitution et qu’il y sera statué par un sénatus-consulte. »

Montesquieu

Tout cela est fort beau et c’est véritablement là un Sénat Romain. Je fais seulement quelques remarques sur votre constitution : elle sera donc rédigée dans des termes bien vagues et bien ambigus pour que vous jugiez à l’avance que les articles qu’elle renferme pourront être susceptibles de différentes interprétations.

Machiavel

Non, mais il faut tout prévoir.

Montesquieu

Je croyais que, au contraire, votre principe, en pareille matière, était d’éviter de tout prévoir et de tout régler.

Machiavel

L’illustre président n’a pas hanté sans profit le palais de Thémis, ni porté inutilement le bonnet à mortier. Mes paroles n’ont pas eu d’autre portée que celle-ci : Il faut prévoir ce qui est essentiel.

Montesquieu

Dites-moi, je vous prie : votre Sénat, interprète et gardien du pacte fondamental, a-t-il donc un pouvoir propre ?

Machiavel

Indubitablement non.

Montesquieu

Tout ce que fera le Sénat, ce sera donc vous qui le ferez ?

Machiavel

Je ne vous dis pas le contraire.

Montesquieu

Ce qu’il interprétera, ce sera donc vous qui l’interpréterez ; ce qu’il modifiera, ce sera vous qui le modifierez ; ce qu’il annulera, ce sera vous qui l’annulerez ?

Machiavel

Je ne prétends pas m’en défendre.

Montesquieu

C’est donc à dire que vous vous réservez le droit de défaire ce que vous avez fait, d’ôter ce que vous avez donné, de changer votre constitution, soit en bien, soit en mal, ou même de la faire disparaître complétement si vous le jugez nécessaire. Je ne préjuge rien de vos intentions ni des mobiles qui pourraient vous faire agir dans telles ou telles circonstances données ; je vous demande seulement où se trouverait la plus faible garantie pour les citoyens au milieu d’un si vaste arbitraire, et comment surtout ils pourraient jamais se résoudre à le subir ?

Machiavel

Je m’aperçois que la sensibilité philosophique vous revient. Rassurez-vous, je n’apporterais aucune modification aux bases fondamentales de ma Constitution sans soumettre ces modifications à l’acceptation du peuple par la voie du suffrage universel.

Montesquieu

Mais ce serait encore vous qui seriez juge de la question de savoir si la modification que vous projetez porte en elle le caractère fondamental qui doit la soumettre à la sanction du peuple. Je veux admettre toutefois que vous ne ferez pas par un décret ou par un sénatus-consulte ce qui doit être fait par un plébiscite. Livrerez-vous à la discussion vos amendements constitutionnels ? les ferez-vous délibérer dans des comices populaires ?

Machiavel

Incontestablement non ; si jamais le débat sur des articles constitutionnels se trouvait engagé devant des assemblées populaires, rien ne pourrait empêcher le peuple de se saisir de l’examen du tout en vertu de son droit d’évocation, et le lendemain ce serait la Révolution dans la rue.

Montesquieu

Vous êtes logique du moins : alors les amendements constitutionnels sont présentés en bloc, acceptés en bloc ?

Machiavel

Pas autrement, en effet.

Montesquieu

Eh bien, je crois que nous pouvons passer à l’organisation du Conseil d’État.

Machiavel

Vous dirigez vraiment les débats avec la précision consommée d’un Président de cour souveraine. J’ai oublié de vous dire que j’appointerais le Sénat comme j’ai appointé le Corps législatif.

Montesquieu

C’est entendu.

Machiavel

Je n’ai pas besoin d’ajouter d’ailleurs que je me réserverais également la nomination des Présidents et des Vice-Présidents de cette haute assemblée. En ce qui touche le Conseil d’État, je serai plus bref. Vos institutions modernes sont des instruments de centralisation si puissants, qu’il est presque impossible de s’en servir sans exercer l’autorité souveraine.

Qu’est-ce, en effet, d’après vos propres principes, que le Conseil d’État ? C’est un simulacre de corps politique destiné à faire passer entre les mains du Prince un pouvoir considérable, le pouvoir règlementaire qui est une sorte de pouvoir discrétionnaire, qui peut servir, quand on veut, à faire de véritables lois.

Le Conseil d’État est de plus investi chez vous, m’a-t-on dit, d’une attribution spéciale peut-être plus exorbitante encore. En matière contentieuse, il peut, m’assure-t-on, revendiquer par droit d’évocation, ressaisir de sa propre autorité, devant les tribunaux ordinaires, la connaissance de tous les litiges qui lui paraissent avoir un caractère administratif. Ainsi, et pour caractériser en un mot ce qu’il y a de tout à fait exceptionnel dans cette dernière attribution, les tribunaux doivent refuser de juger quand ils se trouvent en présence d’un acte de l’autorité administrative, et l’autorité administrative peut, dans le même cas, dessaisir les tribunaux pour s’en référer à la décision du Conseil d’État.

Or, encore une fois, qu’est-ce que le Conseil d’État ? A-t-il un pouvoir propre ? est-il indépendant du souverain ? Pas du tout. Ce n’est qu’un Comité de Rédaction. Quand le Conseil d’État fait un règlement, c’est le souverain qui le fait ; quand il rend un jugement, c’est le souverain qui le rend, ou, comme vous dites aujourd’hui, c’est l’administration, l’administration juge et partie dans sa propre cause. Connaissez-vous quelque chose de plus fort que cela et croyez-vous qu’il y ait beaucoup à faire pour fonder le pouvoir absolu dans des États où l’on trouve tout organisées de pareilles institutions ?

Montesquieu

Votre critique tombe assez juste, j’en conviens ; mais, comme le Conseil d’État est une institution excellente en soi, rien n’est plus facile que de lui donner l’indépendance nécessaire en l’isolant, dans une certaine mesure, du pouvoir. Ce n’est pas ce que vous ferez sans doute.

Machiavel

En effet, je maintiendrai le type de l’unité dans l’institution là où je le trouverai, je le ramènerai là où il n’est pas, en resserrant les liens d’une solidarité que je regarde comme indispensable.

Nous ne sommes pas restés en chemin, vous le voyez, car voilà ma constitution faite.

Montesquieu

Déjà ?

Machiavel

Un petit nombre de combinaisons savamment ordonnées suffit pour changer complétement la marche des pouvoirs. Cette partie de mon programme est remplie.

Montesquieu

Je croyais que vous aviez encore à me parler de la cour de cassation.

Machiavel

Ce que j’ai à vous en dire trouvera mieux sa place ailleurs.

Montesquieu

Il est vrai que si nous évaluons la somme des pouvoirs qui sont entre vos mains, vous devez commencer à être satisfait.

Récapitulons :

Vous faites la loi : 1o sous la forme de propositions au Corps législatif ; vous la faites, 2o, sous forme de décrets ; 3o sous forme de sénatus-consultes ; 4o sous forme de règlements généraux ; 5o sous forme d’arrêtés au Conseil d’État ; 6o sous forme de règlements ministériels ; 7o enfin sous forme de coups d’État.

Machiavel

Vous ne paraissez pas soupçonner que ce qui me reste à accomplir est précisément le plus difficile.

Montesquieu

En effet, je ne m’en doutais pas.

Machiavel

Vous n’avez pas assez remarqué alors que ma constitution était muette sur une foule de droits acquis qui seraient incompatibles avec le nouvel ordre de choses que je viens d’établir. Il en est ainsi, par exemple, de la liberté de la presse, du droit d’association, de l’indépendance de la magistrature, du droit de suffrage, de l’élection, par les communes, de leurs officiers municipaux, de l’institution des gardes civiques et de beaucoup d’autres choses encore qui devront disparaître ou être profondément modifiées.

Montesquieu

Mais n’avez-vous pas reconnu implicitement tous ces droits, puisque vous avez reconnu solennellement les principes dont ils ne sont que l’application ?

Machiavel

Je vous l’ai dit, je n’ai reconnu aucun principe ni aucun droit en particulier ; au surplus, les mesures que je vais prendre ne sont que des exceptions à la règle.

Montesquieu

Et des exceptions qui la confirment, c’est juste.

Machiavel

Mais, pour cela, je dois bien choisir mon moment, car une erreur d’opportunité peut tout perdre. J’ai écrit dans le traité du Prince une maxime qui doit servir de règle de conduite en pareil cas : « Il faut que l’usurpateur d’un État y commette une seule fois toutes les rigueurs que sa sûreté nécessite pour n’avoir plus à y revenir ; car plus tard il ne pourra plus varier avec ses sujets ni en bien ni en mal ; si c’est en mal que vous avez à agir, vous n’êtes plus à temps, du moment où la fortune vous est contraire ; si c’est en bien, vos sujets ne vous sauront aucun gré d’un changement qu’ils jugeront être forcé. »

Au lendemain même de la promulgation de ma constitution, je rendrai une succession de décrets ayant force de loi, qui supprimeront d’un seul coup les libertés et les droits dont l’exercice serait dangereux.

Montesquieu

Le moment est bien choisi en effet. Le pays est encore sous la terreur de votre coup d’État. Pour votre constitution on ne vous a rien refusé, puisque vous pouviez tout prendre ; pour vos décrets on n’a rien à vous permettre, puisque vous ne demandez rien et que vous prenez tout.

Machiavel

Vous avez le mot vif.

Montesquieu

Un peu moins cependant que vous n’avez l’action, convenez-en. Malgré votre vigueur de main et votre coup d’œil, je vous avoue que j’ai peine à croire que le pays ne se soulèvera pas en présence de ce second coup d’État tenu en réserve derrière la coulisse.

Machiavel

Le pays fermera volontairement les yeux ; car, dans l’hypothèse où je me suis placé, il est las d’agitations, il aspire au repos comme le sable du désert après l’ondée qui suit la tempête.

Montesquieu

Vous faites avec cela de belles figures de rhétorique ; c’est trop.

Machiavel

Je m’empresse d’ailleurs de vous dire que les libertés que je supprime, je promettrai solennellement de les rendre après l’apaisement des partis.

Montesquieu

Je crois qu’on attendra toujours.

Machiavel

C’est possible.

Montesquieu

C’est certain, car vos maximes permettent au prince de ne pas tenir sa parole quand il y trouve son intérêt.

Machiavel

Ne vous hâtez pas de prononcer ; vous verrez l’usage que je saurai faire de cette promesse ; je me charge bientôt de passer pour l’homme le plus libéral de mon royaume.

Montesquieu

Voilà un étonnement auquel je ne suis pas préparé ; en attendant, vous supprimez directement toutes les libertés.

Machiavel

Directement n’est pas le mot d’un homme d’État ; je ne supprime rien directement ; c’est ici que la peau du renard doit se coudre à la peau du lion. À quoi servirait la politique, si l’on ne pouvait gagner par des voies obliques le but qui ne peut s’atteindre par la ligne droite ? Les bases de mon établissement sont posées, les forces sont prêtes, il n’y a plus qu’à les mettre en mouvement. Je le ferai avec tous les ménagements que comportent les nouvelles mœurs constitutionnelles. C’est ici que doivent se placer naturellement les artifices de gouvernement et de législation que la prudence recommande au prince.

Montesquieu

Je vois que nous entrons dans une nouvelle phase ; je me dispose à vous écouter.