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Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Esclavage

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Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 737-769).

ESCLAVAGE. —
I. Défixitiox et origixes de l’esclavage. —
II. L’ESCLAVAGE AVANT LE CHRIS-TIANISME. 1° L esclavage chez les peuples païens de l’Orient. 2° L’esclavage chez les Juifs. 3" L’esclavage chez les Grecs. 4° L’esclavage chez les Romains. —
III. Lk christianisme primitif ET l’esclav, ge. 1° Le christianisme et l’esclavage à l’époque des persécutions. 2" L’esclavage sous les empereurs chrétiens. —
IV. L’esclavage après les invasions des Barbares. i° L’esclavage et les conciles à l’époque barbare. 2° Les serfs ecclésiastiques. —
V. Le servage. 1° Le servage et la philosophie scolastique. 2° Ae servage dans les diverses contrées européennes. —
VI. La renaissance de l’esclavage. 1° L’Islamisme et la renaissance de l’esclavage. 2° Les ordres religieux et l’esclavage barbaresque. —
VII. L’esclavage moderne. 1° La traite des nègres. 2° L’abolition de l’esclavage moderne. 3° L’Eglise et l esclavage moderne. Conclusion.

I. Définition et origines de l’esclavage

On peut (U’iinir l’esclavage : l’état d’une personne posséiiée ])ar une autre comme une chose ou un animal, et dépendant en tout de la volonté d’aulrui. C’est l’aliénalion complète de la personne humaine.

« L’origine de la servitude vient des lois d’une

juste guerre, où le vainqueur ayant tout droit sur le vaincu, jusqu’à pouvoir lui ùter la vie, il la lui conserve : ce qui même, comme on sait, a donné naissance au mot de servi, qui, devenu odieux dans la suite, a été dans son origine un terme de bienfait et

de clémence, descendu du mot servare, conserver. «  (BossuET, Cinquième avertissement sur les lettres de M. Jurieu. — Cf. Digeste, I, v, 4 ; x ; vi, 239, § 2 ; Tnstitutes de Justinien, I, iii, 3.)

Ces paroles de Bossuet sont lécho de la philosophie grecfiue, des philosophes et des jurisconsviltes romains et d’une partie de la philosophie scolastique. Elles n’ont, évidemment, qu’une justesse partielle. D’abord, l’étymologie sur laquelle elles s’appuient est douteuse. On en a proposé d’autres, au moins aussi acceptables et probablement plus fondées en philologie (voir Creuzer, Mém. de l’Acad. des Inscr., nouv. série, t. XIV, 1’partie, p. 5, cité par Wallon, Hist. de TEsclavage dans l’antiquité, 2’éd., 1879, t. I, p. XVII, et James Darmesteter, Mém. de la Soc. de Linguistique, t. ii, p. 309). Ensuite, il n’est point certain cjue le vainciueur ait eu le droit absolu de faire du vaincu un esclave, puisqu’il n’est j>as certain qu’il ait toujours eu sur le vaincu droit de vie et de mort : ce droit disparaît dès qu’il n’y a plus légitime défense (Duns Scot, In IV Sent., dist. 30, q. un. ; Montesqiiku, Esprit des lois, XV, 2). Cependant il est permis de voir dans l’esclavage des vaincus un adoucissement à la cruauté des anciennes guerres, et, sinon un fait constitutif du droit, au inoins un progrès sur un état primitif plus dur. C’est en ce sens qu’il peut être, selon l’expression de Bossuet, pris dans son origine pour « un terme de bienfait et de clémence ». Mais il faut remarquer que Bossuet réduit cette légitimité relative et contestable au cas « d’une juste guerre)’ ; d’où il résulte que les auteurs de guerres injustes, c’est-à-dire d’un très grand nombre de guerres cpie nous présente l’histoire des anciens peuples, n’auraient eu aucun titre à réduire les vaincus en esclavage. Et il résulte encore de la définition donnée par Bossuet que seuls les vaincus proprement dits, c’est-à-dire les belligérants, auraient pu aA ec une couleur quelconque de droit être faits escla^es ; mais que ce droit apparent ne se serait pas étendu aux i)opulations inotîensives concjuises par le vainqueur. Par conséquent cette origine principale de l’esclavage antique n’aurait pu que dans une proportion fort restreinte avoir une ombre de légitimité.

Les philosophes scolastiques (voir plus bas, V, 1) ont indiqué une autre origine de l’esclavage : le don de soi-même fait à autrui par une personne libre. Ce cas dut être extrêmement rare dans l’antiquité. Mais on comprend que les scolasti([ues ne l’aient point passé sous silence, car les dons de cette sorte se rencontrèrent au moyen âge, inspirés par le désir de s’assurer une sécurité en des temps troublés, ou par la dévotion envers des établissements religieux. Mais il ne s’agit i » as alors d esclavage i)roprement dit. I)uisque celui-ci n’existe plus au tem[)s où cciivent les scolastiques : il s’agit de servage, ce qui est tout dilTérent.

Une troisième origine de l’esclavage, sur laquelle insistent ces derniers philosoi » hes, est la servitude pénale, c’est-à-ilire le cas où l’esclavage a été prononcé par la loi comme peine d’un crime ou d’un délit. Mais cette servitude pénale s’éloigne aussi de l’esclavage pro] » rement dit, puisipie le condamné est, au moins le plus souvent, sous la main des pouvoirs publics et non d’un maître particulier : chez les peuples modernes, où il n’j- a plus d’esclavage, les condamnations peuvent entraîner de même une servituile temporaire ou mênie perpétuelle.

Cette seconde et cette troisième origine de l’esclavage ne sont doue rappelées ici que pour mémoire ; mais il eu est une autre qui tient dans les faits une place luesque aussi grande que la guerre. Saint Grégoire de Xazian/e la délinit d’un mot eu disant 1459

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que l’esclavage vient du péché (Oratio xiv, De paiiperuin amore, 25), et saint Jean Chrysostome exprime une idée analogue, mais plus précise, en lui attribuant pour cause l’avarice (In Ep. ad Ephes. vi, hoinil. xxii, 2). Cela revient, dans la pensée de l’un et de l’autre Père, à faire découler l’esclavage de l’abus coupable de la force : faibles asservis malgré eux par de plus puissants, hommes libres capturés par des brigands et vendus par eux comme esclaves.

L’histoire nous montre la guerre et la traite fournissant à la fois ou tour à tour les marchés d’esclaves, et une étymologie beaucoup plus sûre que celle qui a été critiquée plus haut leur rattache la véritable origine de l’esclavage : mancipiuin, esclave. A’ient de manu capttis (Digeste, 1, v, 4 ; Institutes, I, iii, 3) : c’est la main du vainqueur et du conquérant ou la main du brigand et du pirate qui a i’ait l’esclave.

Comme la population servile se composait d’iiommes et de femmes, elle se reproduisait naturellement dans la maison des maîtres. La guerre, la traite, la naissance, A’oilà donc, semble-t-il, et abstraction faite de quelques causes secondaires, les trois éléments originaires de l’esclavage.

IL L’esclavage avant le christianisme

1° L’esclavage chez les peuples païens de l Orient.

— On l’y rencontre partout et depuis les temps les plus reculés.

En Chine, dont l’histoire ancienne nous est si peu connue, sa mention n’api^ai-ait qu’au xii^ siècle av. J.-C. : il semble dans ce pays avoir été moins réj^andu et aussi moins dur cpi’ailleurs, parce que le pénible parait n’y avoir jamais perdu l’habitude du travail (voir dans Wallon, Hist. de lescL, 1. 1, p. 38-45, le résumé du mémoire d’E. Biot sur la condition des esclaves et des serviteurs gagés en Chine, Journal Asiatique, iSS^).

Sur son histoire dans les Indes, on n’a prescjue aucun renseignement. Les historiens latins et grecs semblent dire qu’il n’y existait pas, et considèrent ce fait comme extraordinaire. Dans l’île de Cej-lan, écrit Pline {.at. Hist., VI, 24), personne n’est possesseur d’esclave, servant neniini. Diodore de Sicile prétend même qu’une loi interdit l’esclavage dans toute la péninsule indienne (fi//^/., II, Sg). Strabon {Geogr., XV) dit à peu jirès la même chose, d’après un écrivain grec du ii « siècle avant notre ère, Mégas-THÈNEs ; mais il corrige cette assertion en ajoutant, d’après un autre Grec, Onésicrite, contemporain d’Alexandre, que la prohibition est restreinte à un seul district, dans lequel l’esclavage coi-porel est remplacé par un servage analogue à celui des aphamiotes en Crète et des ilotes en Laconie. L’existence de l’esclavage dans les Indes est démontrée, à défaut d’autre témoignage, par les Lois de Manou, appartenant au xi" ou x’siècle avant J.-C. Les esclaves se recrutaient dans la dernière classe, celle des Soudras et parmi les prisonniers de guerre (Lois de Manou, trad.Loiseleur-Deslonchamps, 1831-1833 ; cf. Wallon, t. I, p. 32-33).

Le plus ancien monument écrit de la civilisation antique, le Code d’Hammourabi (environ 2050 ans avant J.-C), montre l’esclavage établi dans le monde assyro-babylonien (§§ 15, 19, 117, 127, 140, 227, 252, etc.). Probablement les esclaves n’y sont pas encore très nombreux, car les vainqueurs suivaient alors la coutume barbare d’immoler les vaincus. C’est seulement à partir du xii’- siècle avant notre ère que l’on commence, dans l’Asie centrale, à les réduire en servitude. Une inscription de Téglatpha-LASAR le montre, après avoir décapité d’innombrables ennemis, consentant à faire prisonniers six

mille hommes qui lui avaient « pris les genoux », c’est-à-dire qui lui avaient demandé grâce (Maspero, Histoire des anciens peuples de l Orient, éd. 1886, p. 296). L’habitude de remplacer la mort par la captivité devient générale après le viii’siècle (Menant, Babytone et la Chaldée, 1875, p. 228). Les monuments de Ninive ont gardé limage des tristes cortèges formés par les captifs. Fréquentes sont les inscriptions d’Assyrie et de Chaldée qui font allusion soit aux prisonniers mis en Aente, soit à des populations transportées en masse. Pour nous en tenir aux seules guerres contre les Juifs, Sargon (721 avant J.-C.) envoie en Assyrie 27.280 prisonniers Israélites : deux siècles plus tard (098) Nabuchodonosor envoie en Chaldée 10.000 haljitants de Jérusalem : en 588, ce sont tous les Juifs de la ville sainte qui sont transférés à Babylone (Menant, ouvr. cité, p. 225, 228, 229). Les prisonniers ainsi transplantés n’étaient pas réduits tous à l’esclavage, mais tous vivaient en exil, tantôt dans une sécurité relative Ç/éréinie, xxix, 4-7). tantôt pressurés et maltraités {Tobie, I, 18-24 ; 11, 3-io), toujours soumis, quanta leurs biens et à leurs vies, à l’arbitraire du vainqueur. Le psaume cxxxvi, cette touchante élégie qui se termine en un cri de colère, permet de juger de leurs sentiments. Beaucoup, d’ailleurs, n’étaient pas seulement des exilés, mais des esclaves. Ce qui montre que ceux-ci étaient devenus fort nombreux en Chaldée, c’est leur prix ordinairement peu élevé. Leur condition juridique semlile avoir été assez large, car ils ont le droit d’acquérir, de contracter, de s’obliger, et quelques-uns parmi eux possèdent eux-mêmes des esclaves. Mais leur Aie n’est point protégée, puisque le meurtre d’un esclave est puni seulement, comme celui d’un animal domestique, par des dommages-intérêts envers le maître. Nombreux dans les palais des rois et des grands sont les eunuques. Quant à la pudeur de la femme esclave, elle deA^ait rester sans défense dans un pays où les femmes lil)res elles-mêmes (Hérodote, 1, 199 ; 5rt ; « c/j, A’/ 42, 4^) étaient obligées de se prostituer dans les temples (voir Wallon, t. I, p. 45-5 1 ; Menant, Babylone et la Chaldée, 1875 ; Offert et Menant, Documents juridiques de l.issyrie et de la Chaldée, 1877 ; communications d’OppERT à l’Acad. des Inscriptions, 6 mai 1887, 27 mai 1887, 6 avril 1888, 31 octobre 1890, 26 octobre 1894).,

La substitution de la domination des Perses à celle des Assyriens ne changea rien à la situation des esclaves. Les luttes Aictorieuses des nouveaux maîtres de l’Asie centrale contre les A’illes de l’Asie Mineure, de l’Archipel, de l’Egypte, même de la Libye, en augmentèrent encore le nombre : comme autrefois, des populations entières sont emmenées en captiAÎté : souA’ent les femmes et les enfants sont Aendus, et les hommes établis dans quelque canton qui a besoin d’être repeuplé ou dans quelque domaine royal (Hérodote, ! , 161 ; IV, 203 ; VI, 19-uo, ag-So, 62, 119). Si l’on en croit Hérodote, le désir dune des femmes de Darius de posséder « des servanles lacédémoniennes, argiennes, attiques, corinthiennes » fut parmi les motifs de la guerre entreprise par ce roi contre les Grecs (111, 134). Les palais des rois et des grands étaient remplis d’eunuques (//xW., IV, 43 ; VIII, io4, io5 ; comparer la mention fréquente qui en est faite dans Esther) : ces malheureux étaient soit des captifs, soit des esclavcs achetés sur les marchés spéciaux de Sardes et d’Ephèse (Hérodote, VI, 82 ; VIII, io5). Ils semblent avoir été encore plus en faveur qu’au temps de la domination assyrienne (XÉNOPHON, Cyropédie, vii, 5). On en fait A-olontiers des soldats, et ils serA-ent dans la garde royale (ibid.). L’armée, du reste, se recrute en grande jjartie d’es1401

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claves, qu’on pousse vers l’ennemi à coups de fouet (Hkrodote, VII, 96, io3 ; Xénophox, Cyrop., viii, 8) : on dit que parmi les soixante mille cavaliers perses opposés, l’an 36 avant notre ère, à l’invasion d’Antoine il y avait seulement quatre cents hommes libres (Justin, Hist., XLI, 2). Le nombre des esclaves alla toujours croissant en Perse, s’il est vrai qu’il était défendu de les affranchir (Justin, /. c). A en croire Hkrodote I, iS^), leur sort n’aurait pas été très dur, puisqu’une première faute demeurait hpunie ; mais, en cas de récidive, le maître reprenait tout droit. La condition des esclaves alla probablement en s’aggravant. car. bien des siècles plus tard, Ammien Marcellix XXXIII, 6) montre la discipline la plus cruelle pesant sur eux en Perse, peut-être à cause de leur très grand nombre. Dans le service domestique, ils sont obligés à un silence absolu : les maîtres ont sur eux droit de vie et de mort, sans aucune restriction.

En Egyi)te, le commerce, la traite et la guerre ont accumulé une immense population servile. Des trafiquants y viennent, qui ont acheté en route des esclaves, comme les marchands ismaélites auxquels a été A-endu Joseph (Genèse, xxxvii. 28 ; xxxix, i). Les Egyptiens vont aussi s’approvisionner directement sur les marchés, par exemple dans la ville d’Adulis, en Ethiopie, où les mancipia étaient exposés avec rivoire, les cornes de rhinocéros, les peaux d’hippopotame, les écailles de tortue et les singes (Plixe, jXaf. Hist., VII, 34). Mais cette source régulière paraît j)robablement troi) peu abondante, car « la chasse à l’homme, dans les infortunées populations noires du Soudan, s’organisait sur un pied monstrueux. Presque chaque année, de grandes razzias partaient de la province d’Ethiopie, et revenaient traînant avec elles des milliers de captifs noirs, de tout âge et de tout sexe, chargés de chaînes » (F. Lexormaxt, Histoire ancienne des peuples de l’Orient jusqu’aux guerres médiques, t. I, 1882, p. 269-271). Les guerres avec les peuples voisins fournissent aussi de nombreux prisonniers : comme les bas-reliefs assyriens, les peintures des temples de l’Egypte en ont perpétué l’image. C’est probablement par ces prisonniers, devenus esclaves publics, que furent construits les palais, les temples, les pyramides, et creusés les canaux qui répandaient les eaux du Nil (Hérodote, II, 108). Si l’on en croit DioDORE de Sicile ces travaux furent l’œuvre d’étrangers : « Ici n’a peiné aucun Egyptien », dit une inscription (Diodore, I, 56-58 ; voir cependant Hérodote, II, 124-128). Même des populations d’origine étrangère, qu’une émigration volontaire avait amenées en Egypte, furent astreintes à ce labeur forcé : on sait ce que la Bible raconte des Israélites, contraints à cuire des briques pour la construction de plusieurs villes, et soumis à la plus dure et même à la plus meurtrière servitude (Kxodc, i, 8-22 ; v, 6-20). Plus d’une fois cette oppression causa des révoltes, <Ians lesquelles les Egyptiens n’eurent pas toujours le dessus : V Exode raconte le départ eu masse des Israélites ; Diouore (1,.")G) parle du soulèvement victorieux d( ; (^11)1115 babyloniens ; Pline (.W//. Iiist., VI, -34) nouiuie une ville d’Etliiopie construite par des

« esclaves écliap[)és de rEgypte. Il s’agit probablement

-encore ici d’esclaves jjublics ; car, si la condition de ceux-ci était très [)énil)le, celle des esclaves domestiques jiaraît avoir été relativement douce. Joseph ne fut [toint maltraité, et qian(l il fut inculpé d’un crime, <[’i en d’autres pays eût appelé sur l’Iieureun cliàtiinenl terrible, son maître se contenta de le conduire <lans la prison où étaient eu fermés des accusés de flroit commun et des serviteurs royaux ((îeiièse, "xxxix, 20).Commedans toutes lescontrées de l’Orient, les eunuques furent noml^reux en Egypte, et l’on croit

les reconnaître dans les peintures : mais dans les textes il n’est pas toujours facile de distinguer quand ce mot désigne une honteuse servitude ou quand il signifie simplement une charge de cour : le maître de Joseph, Putiphar, cpii était marié, portait (Genèse, XXXIX, i) le titre cl’  « eunuque du roi et chef des soldats » (voir encore Wallox, t. I, p. 22-32).

2° L’esclavage chez les Juifs. — Comme toutes les nations de l’antiquité, le peuple d’Israël, à l’exemple des patriarches (Genèse, xvii, 23 ; xxiv, 61 ; xxix, 24, 29 ; xxxvir, 28 ; XXXIX, i), avaitadmis l’esclavage. Mais on l’y trouve adouci, tempéré, et fort différent de ce qu’il était ailleurs. Les articles du code d’Hammourabi relatifs aux esclaves sont tous écrits dans l’intérêt du maître (voir ci-dessus Coxdamix, article Babyloxe et la Bible, col. 363) ; les prescriptions de la loi mosaïque, au contraire, sont presque toutes protectrices de l’esclave. Sur ce point, au moins, on ne saurait prétendre que le législateur des Hébreux ait copié le vieux roi babylonien. Un Juif ne pouvait être l’esclave d’un autre Juif que pendant six ans {Exode, XXI, 2 ; Deutérononie, xv, 12 ; Lévitiqucuy.^’, 46-42), et même alors il était défendu i< de le réduire en servitude comme un esclave ; on devait le considérer comme un mercenaire ou un colon n (Lévitique, XXV, 39. 40). La septième année, il était rendu à la liberté, à moins que, la refusant, il se condamnât volontairement à la servitude perpétuelle (Exode, XXI, b-j ; Deutéronome, xv, 16-18). L’esclave étranger pouvait être conservé au delà de ce terme, mais une loi protectrice veillait sur sa personne. Le maître qui l’eût tué aurait été puni de mort ; une blessure, même légère, reçue de son maître, le rendait libre. Il pouvait se marier, fonder une famille. Si une fille esclave venait à toucher le cœur du maître, ce n’était pas comme concubine, mais comme épouse, qu’elle devait entrer dans sa couche. Le septième jour de chaque semaine, l’esclave se reposait. Les jours de fête, il devait s’asseoir au banquet à côté de son maître {Exode, XIX, 16 ; XXI, 3, 4- 20, 26 ; Deutéronome, xii, 18 ; XVI, 14 ; XXI, ii-13). L’esclave affranchi ne devait pas s’en aller les mains vides ; la loi ordonnait à son maître de lui donner des bestiaux, du blé. des fruits :

« Souviens-toi, disait-elle à ce dernier, que tu as été

toi-même esclave en Egypte et que le Seigneur t’a délivré. » Souvent la loi rappelle au maître cette servitude d’Egypte, dont le souvenir doit attendrir son cœur envers ses propres esclaves. Elle protège même l’esclave fugitif, par une prescription dont on ne trouverait l’analogue dans la législation d’aucun pays esclavagiste : « Vous ne livrerez pas à son maître l’esclave qui s’est réfugié près de aous, mais il habitera avec vous dans le lieu qui lui aura plu, il se reposera dans une de vos villes, ne l’ainigcz pas. » {/Jeu ter., xxiii, 15, 16.) Quel contraste avec le code d’IIammourabi, punissant de mort (§ 19) tout homme qui accueille un esclave fugitif !

Sans doute, à côté de ces miséricordieuses paroles, il serait facile de montrer, dans l’ancienne loi juive, quelques restes de la rigueur anticpie : plusieurs choses y sont écrites, selon l’expression de l’Evangile {Marc, X, 5), à cause de la dureté de cœur de ceux à qui s’adressait le législateur, ad duriliani cordis i’esiri.scripsit præceptuni illud. C’est ainsi qu’après avoir dit que le maître qui a fait périr son esclave est capable d’un crime. Moïse ajoute : « Si cependant l’esclave a survécu un jour ou deux aux mauvais traitements, le maître ne sera pas puni, parce qu’il est sa propriété. " (Exode, xxi, 21.) Il semble que, dans ce cas à peu près analogue aux « coups et blessures ayant occasionné la mort sans intention de la donner « , dont parle l’article 309 de notre code pénal, 1463

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Moïse ait jugé le maili-e suirisamment puni par le iloininage pécuniaire résultant de la perte de son esclave.

La loi mosaïque punissait de mort la vente des hommes libres (Exode, xxi, 16). Cependant elle autorisait l’Israélite à se vendre lui-même, et à rendre ses enfants, dans le cas de misère extrême (f.é’itique, XXI, 39, 47 ; Exode, XXI, 7). Elle punissait par l’esclavaj’e le voleur cpii n’avait pu payer l’amende {Exocle, XXII, 4)- Il semble résulter d’un texte de l’Exode (xxii, 32) que le iirix moyen d’un esclave était estimé à trente sicles, environ 85 francs de notre monnaie : c’est exactement la somme que les princes des prêtres donnèrent à Judas pour prix de la livraison du Sauveur (Matthieu, xxvi, 1 5 ; voir la note sur ce verset dans La Sainte Bible polyglotte de ViGOtROUx, t. VII, 1908, p. 125).

Sans le dire expressément, la loi mosaïque interdit de posséder des eunuques, puisc|ue, sans doute pour inspirer au peuple l’horreur d’odieuses mutilations, elle défend de châtrer même les animaux (f.és’iliqiic, XXIV, 24 ; Deutéroiwme, xxiii, 1). Cependant l’imitation des cours étrangères avait introduit des eunuques dans le palais des rois juifs (I Bois, viii, 15 ; III Bois, xxii, 9 ; IV Bois, xxiii, 2 ; xxiv, 12, 15 ; xxv, 19 ; Jérémie, xxix, 2 ; xxxiv, 19 ; xli, 16 ; il me parait probable que dans I Paratipoiiien., xxviii, i, ce mot signifie plutôt une charge de cour). La charité des prophètes lînit par s’étendre sur ces malheureux, car, bien que Moïse eût interdit aux eunuques d’assister aux assemblées du culte (Deutéronome, xxiii, 1), Isaïe (lvi, 4-5) leur fait entendre de touchantes paroles de fraternité religieuse.

Les prophètes, interprètes de la loi, s’étaient faits ainsi les protecteurs des esclaves. Un jour, au milieu des périls de l’invasion assyrienne, le roi Scdécias et le peuple tout entier s’engagèrent à renvoyer libres l’esclave et la servante de race juive et à ne plus les asservir (590 avant J.-C). Ils manquèrent ensuite à ces engagements. Jéréinie (xxiv, 8-22) les leur rappela, en accompagnant son avertissement de menaces terribles. Plus tard, à peine échappé de la captivité de Babylone, Israël retomba dans une faute analogue. Dans la poignée d’Israélites ({ui travaillaient à rebâtir les murailles de Jérusalem, il se trouva encore des riches pour mettre les pauvres sous le joug de l’esclavage, et des pères sans entrailles pour vendre leurs lils et leurs tilles au dehors. Alors retentit la voix de Néhémie (II Esdras, v, 6-7), pleine des mêmes menaces et des mêmes mahklictions.

Les penseurs d’un âge plus avancé du judaïsme ont fait remarquer la beauté morale de la législation mosaïque relative aux esclaves : l’historien ecclésiastique EusKBE reproduit (Præpar. evang., viii, 78) de remarquables ])assages du juif alexandrin Philon sur ce sujet. On sait que la secte juive desEsséniens, contemporaine des premiers temps du christianisme, avait absolument exclu de son sein l’esclavage (Eusèbr, Præp. ev., viii, 12 ; Joskpiie, Ant. jud., XVIII, i, 5). L’Évangile, tableau si vivant de la société juive, ne mentionne fjue très rarement les esclaves : il est quelquefois question, dans les paraboles de Notre-Seigneur, de coû/ii récomj » ensés ou punis, mais sans qu’il y soit fait allusion à des événements réels, et sans que ces narrations aient pour cadre un pays déterminé : l’esclave dont la guérison nous est racontée (Luc, vii, 2-10) appartient à un Romain, non à un Juif. La parabole de l’enfant prodigue emploie alternativement les mots mercenaires, y-i^Ooi, et esclaves, ôiO/c^i, pour désigner les scjviteùrs, -y.lSsi, et montre ceux-ci prenant part au repas de fête (Luc, XV, i ; j, 18, 22, 23). L’Evangile met en scène des artisans de tous les métiers, et nous laisse sous l’impres sion d’une société où ceux-ci étaient nombreux. Une des causes de la situation meilleure faite de tout temps aux esclaves chez les Juifs, c’est que la nation juive, contrairement à presque tous les peuples de l’antiquité, a^ ait en estime le traA ail manuel, travail de l’industrie ou travail des champs. Elle ne l’acceptait pas seulement comme une peine, conformément à la parole de la Genèse (11, iG) : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front » ; elle voyait encore en lui raccomplissement d’une loi primordiale et une source de progrès, selon cette autre parole d’un de ses livres inspirés : « Parce que tu auras mangé du fruit du travail de tes mains, tu seras heureux et tu prospéreras. « (Psaume cxxvii, 2.) De cette estime pour le travail découlent l’estime pour le travailleur, le sentiment des devoirs de justice envers lui (Deutéi : , XXIV, 15), et une plus grande équité pour l’esclave (voir Zacloc Kaiix, L’esclavage selon la Bible et le Talniud, 1867 ; Wallon, Hist. de l’escl., t. I, p. 2-20 ; Pavy, Affranchissement des escla’es, iS^S, p. 34-45).

3° L’esclas’age chez les Grecs. — Il en était tout autrement non seulement dans les grandes monarchies orientales, mais encore chez les Grecs. Parlant du mépris dans lequel ceux-ci tenaient les artisans :

« Je ne puis juger avec certitude, écrit IIéuodote

II, 167), si les Grecs ont reçu ces usages des Egyptiens, puisque je vois les Thraces, les Scythes, les Perses, les Lydiens et presque tous les Barbares mettre au dernier rang dans leur estime ceux des citoyens qui ont appris les arts mécaniques, ainsi que leurs descendants, et considérer comme plus nobles les hommes qui s’alfranchissent du travail manuel… Ces idées sont celles de tous les Grecs. »

On ne saurait dire si le préjugé contre le travail manuel fut chez les Grecs une des causes ou un des elTets de l’esclavage. Les poèmes homériques et le poème d’Hésiode montrent, dans la Grèce des temps licroïques, le travail manuel exercé sans déchéance par les hommes libres, et l’esclavage existant déjà, produit de la conquête et de la piraterie, sans que le nombre des esclaves soit encore très grand (Wallox, t. I, p. 62-88 ; GuiRAUD, Etudes économiques sur l’antiquité, 1905, p. 28-38). Ce qui est particulier à la Grèce, c’est d’avoir eu, à l’époque de son plus grand développement intellectuel, une philosophie de l’esclavage. Les Grecs sont le premier peuple qui, pratiquant l’esclavage en fait, ait essayé de le justifier en droit.

Voyons d’abord le fait, La servitude eut dans le monde grec deux formes principales : le servage rural et l’esclavage domestique. En Laconie, en Thessalie, en Argolide, en Crète, dans certaines colonies grecques de l’Illyrie et du Pont-Euxin, c’est le servage rural qui domine, ou du moins c’est sur lui que nous sommes le plus renseignés. Les serfs sont presque toujours les débris de peuples primitifs, vaincus et subjugués par des races conquérantes. Ils dépassent beaucoup leurs maîtres en nombre et en force réelle. Des statistiques faites après coup, par conséquent d’une vérité seulement approximative, comptent à Sparte environ 1 00.000 périèques, population inlVrieurc, exclue des droits politiques, mais libre, et plus de 200, 000 ilotes, véritables serfs de la glèbe, cou tre30. 000 ou 32. 000 citoyens, qui vivent dans une oisiveté obligatoire, s’occupant seulement du gouvernement et de la guerre, et nourris par les reclevances des ilotes. La condition de ceux-ci est, à première vue, supportable. Ils ne peuvent ni être condamnés à mort par leurs maitres, ni être vendus hors du pays. Leur redevance, payable en nature, est invariable, et tout ce qu’ils gagnent de surplus leur appartient : certains deviennent assez riches pour se 1465

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racheter. Mais ils sont considérés comme des êtres méprisables. On les oblige à ^lorter un costume ignoble et ridicule. En certains jours de fête on les excite à boire avec excès, jjour que le spectacle de leur ivresse dégoûte les jeunes gens libres. Surtout on selFraie de la supériorité de leur nombre. Ils sont l’objet de la plus sévère surveillance. On leur tend même des pièges, aiin de supprimer le trop plein de leur population. On tue sous le moindre prétexte les plus vigoureux. L’institution de la crrptie, attestée par Aristote, est un massacre périodique d’ilotes, dont sont chargés tous les ans les jeunes Spartiates. Les ilotes étaient cependant employés à la guerre, comme auxiliaires et servants des guerriers libres : mais malheur à ceux qui se distinguaient trop par leur vaillance ! Thucydide (Guerre du Péloponèse, IV, 80) raconte l’histoire de deux mille d’entre eux qui, en récompense de leur Ijelle conduite, furent affranchis, promenés de temple en temple couronnés de fleurs, et que l’on tua secrètement ensuite. (Sur les serfs de la glèbe, et particulièrement les ilotes, voir Wallon, t. I, p. 92-125 ; Fustel de Coulaxges, Le droit de propriété à Sparte, dans Journal des Sai-ants, février, mars, avril 1880 ; Claudio Jannet, Les institutions sociales et le droit cii’il à Sparte. 2’éd., 1880 ; C. LÉcRivviN, Ilelotae, dans Dict. des ont. grecques et rom., t. II, 2’partie. 1891, p. ô^-’ji ; Castellam, // diritto internazionale prii-ato riell antica Grecia, dans Siudie docuntenti di Storiae Diritto, 1893, p. 267.)

Nous savons peu de chose des esclaves proprement dits, dans les pays où domine le servage rural ; ils étaient relativement peu nombreux, puisque dans les cités plus ou moins organisées sur le type de Sparte n’existaient ni commerce ni industrie, l’emploi des j esclaves s’y réduisant au seul service domestique. C’était tout le contraire dans les pays démocratiques, dont l’Attique demeure le type le plus en vue, mais qui comprenaient la plus grande partie de la Grèce. A l’inverse des Spartiates, les citoyens d’Athènes exercent des professions. « Nul n’y rougissait de son métier, à moins qu’il ne fût notoirement sordide ou immoral, et ce n’était pas une humiliation j)our Cléon d’être tanneur, ni pour Démosthène d’être le fils d’un armurier. » (Guirauu, ouvr. cité, p. 53.) Mais c’est au moyen des esclaves que les Athéniens étaient négociants, industriels, agriculteurs. Non seulement on y emplojait ses propres esclaves, mais encore on en prenait à loyer de maîtres pour qui cet autre genre de commerce était une excellente spéculation. Les navires, les comi)toirs. les bouti([ues, les ateliers, les mines, étaient remplis d’esclaves, — qu’il s’agît de la grande industrie, comme la concession minière où Nicias en occupait i.ooo, de la moyenne, comme la fabrique de boucliers de Kejjhalosavec 120 esclaves, de la petite, comme la fabriquc d’armes exploitée par le père de Démosthène avec 22 esclaves, ou sa fabrique de meubles dans laquelle travaillaient 20 esclaves. De même pour les champs : les petits ou mojens propriétaires de l’Allique les cultivaient directement à l’aide de leurs esclaves, car le servage et même le colonat y étaient inconnus. Atuknice VI, 272) prétend que dans l’Altiipie, qui ne dépassait guère en étendue le déparlement de la Seine, et où le nombre des citoyens s’élevait à 20.000 et celui des étrangers libres à 30.ooo, il y avait 400.ooo esclaves. Dùl-on (Wallon, t. I, p. 254) estimer ce chiffre exagéré de moitié, il n’en reste pas moins que l’immense majorité de la poimlalion, la presque totalité des travailleurs manuels, se conqiosait d’esclaves. La concurrence ser ile aail éliminé peu à peu les ouvriers libres, et réduisait à i)resquc rien le salaire de ceux qui persistaient à travailler. Aussi

l’Etat était-il obligé de recourir aux expédients pour nourrir les citoyens pauvres, les payant pour aller voter à l’agora ou pour siéger dans les tribunaux, dont le service, dans la seule ville d’Athènes, absorbait chaque année le tiers des citoyens, appelés par le sort à juger.

La situation des esclaves n’était pas très dure dans l’Attique. Leur vie était protégée, le meurtre d’un esclave par un autre que son maître étant puni à l’égal de celui d’un homme libre. Mais le maître pouvait infliger à son esclave toute espèce de châtiment : le meurtre seul était puni, et d’une peine relativement douce (voir les textes indiqués par Beauchet, art. Servi, dans le Dict. des ant., t. III, 2’partie, 1904, p. 1262). XÉNOPHON (Economiques, 2) parle d’esclaves travaillant enchaînés. L’esclave était souvent mis à la torture dans les procès, même civils, où son témoignage était requis. S’il n’était pas permis de l’injurier publiquement ou de le battre, comme à Sparte, et si on ne lui faisait pas, comme à Sparte, porter un costume qui le distinguât des hommes libres(Ps. Xénopiion, Gom-ernenient des Atliéniens, ), nulle part peut-être on ne lui montrait plus de dédain que dans l’orgueilleuse Athènes. Platon, dans sa République, blâme les maîtres qui sont durs envers leurs esclaves, k au lieu de les mépriser, comme font ceux qui ont reçu une bonne éducation ». Xénopiion (Econ., 13) s’exprime ainsi : « Les autres animaux apprennent à obéir, grâce à deux mobiles : le châtiment, fiuand- ils essaient de désobéir, et, quand ils se prêtent au service, le bon traitement. Ainsi les poulains apprennent à obéir aux dresseurs… De même les petits cliiens, qui sont inférieurs à l’homme sous le rapport de l’intelligence et du langage… Quant à l’éducation des esclaves, qui se rapproche de celle de la bête, ils sont très faciles à plier à l’obéissance. En satisfaisant les appétits de leur ventre, on se fait bien venir auprès d’eux. Il faut aussi exciter leur émulation par des distinctions, des louanges, des présents. » On a remarqué la comparaison des esclaves avec les animaux : ils étaient traités, en effet, comme tels : certaines maisons riclxes étaient conduites comme de véritables haras, et la fécondité des couples serviles subordonnée à la Aolonté et à l’intérêt du maître. « Nos esclaves, écrit Xénophon,

— qui ne craint pas de prêter à Socrate ce langage,

— ne doivent pas engendrer d’enfants à notre insu. » {Econ., 9.) Si le maître ne voulait pas élever l’enfant de l’esclave, il l’exposait. Aristote va jusqu’à permettre non seulement d’exposer les enfants, mais encore de faire avorter les femmes des esclaves (Politique, IV, XIV, 10). Comme les Spartiates, par des moyens moins cruels en apparence, mais plus immoraux (car rien ne venait limiter la fécondité des ilotes), les Athéniens arrêtaient la croissance trop rapide de la population servile. Ils ne le faisaient point par crainte, car chez eux les esclaves, très disséminés et toujours sous la nuiin du maître, se montraient rarement turbulents et dangereux comme dans les pays de servage (voir cependant Thucydide, VII, 27). Mais ils agissaient ainsi par calcul : un esclave « né dans la maison « coûtait cher à nourrir et à instruire pendant les longues années où il restait improductif, tandis qu’en Attique une somme beaucoup moindre, 200 francs, re|)résentait le prix mojen d’un esclave tout formé. (Sur l’esclavage athénien, voir Wallon, I. I. p. II 8-333 ; CiUiRAUD, Etudes économiques sur Idntiquité, p. 44-(J71 121-130 ; Brants, Ue la condition du tra^-ail lihre dans l’industrie athénienne. liew de rinstr. publique en /ielgique, 1883, p. iod-117 ; Mauri, // salario liberoe la concurrenza sen-ile in Atene, Sludie Docum. di Storiae Diritto, 1890, p. 97-1 19.)

Passons du fait à la théorie. Celle-ci n’a pas devancé 1467

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le fait, mais le suit, pour l’expliquer. Elle est, comme on le verra, outrageante pour la conscience humaine, mais elle rend en même temps à la conscience un hommage involontaire, puisqu’elle est un elïort pour mettre le fait d’accord avec cette dernière, et pour le justifier à ses yeux.

Les philosophes grecs de l’époque classique, les penseurs du v" et du iv siècle, c’est-à-dire de l’époque où l’évolution du travail était accomplie, n’ont point voulu voir l’anomalie qu’offrait l’esclavage dans une société qu’ils jugeaient fondée sur la raison. C’est que, dans les pays de démocratie non moins que dans les autres, dans Athènes aussi bien qu’à Sparte, la raison sur laquelle reposait désormais la société grecque était une raison tout aristocratique, apanage de quelques privilégiés. Ceux-ci comptaient seuls : les autres, à des degrés divers, étrangers, aifranchis, serfs, esclaves, formaient des groupes échelonnés au-dessous d’eux, et faits pour suj^porler ce rare échantillon de la nature luuuaine, leGrec complet, lecitojen libre, intelligent et beau, dont les préoccupations sordides n’agitent pas l’àmeet dont le travail manuel ne déforme pas le corps. Tout ce qui existe en dehors de lui lui est inférieur : les étrangers à son pays sont des Barbares, les habitants de son pays qui ne sont point membres de la cité vivent pour le servir.

Cela est vrai surtout des esclaves. « L’oisiveté, a dit Socrate (Elien, Var. hist., x, 14), est sœur de la liberté. » Ce sont les esclaves qui travaillent pour assurer aux hommes libres les moyens d’être oisifs.

« Les arts appelés mécaniques sont décriés, dit ailleurs

le philosophe (Xéxophon, Eeon., 4), et c’est avec raison que les gouvernements en font peu de cas. Ils ruinent le corps de ceux qui les exercent et cqui s’y adonnent, en les forçant de demeurer assis, de vivre dans l’ombre, et parfois même de séjourner près du feu. En outre, les arts manuels ne nous laissent plus le temps de rien faire ni pour les amis ni pour l’Etat, en soi’te qu’on passe pour de mauvais amis et de lâches défenseurs de la patrie. Aussi, dans quelques républiques, principalement dans celles qui sont réputées guerrières, il est défendu à tout citoyen d’exercer une profession mécanique. ^> Socrate excepte de cette proscription la seule agriculture, et, par la plume de Xénophon, trace un charmant portrait de l’agriculteur Ischomachus : mais il montre en celui-ci un grand possessetu" d’esclaves, par conséquent un homme qui fait travailler sans se livrer lui-même au travail manuel : possesseur, du reste, équitable et débonnaire, qui « traite comme des hommes libres, enrichit et honore comme d’honnêtes gens » les serviteurs de bonne Aolonté (Econ., 14).

Que ces paroles d’un noble accent ne nous fassent pas, cependant, trop d’illusion : quand on lit avec soin les Economiques, œuvre d’un disciple qui s’applique à reproduire fidèlement la pensée du maître, on reconnaît qu’aux yeux de l’école socratique les esclaves, comme les animaux, n’ont de valeur qu’en raison de leur utilité. Par leur travail ils assurent au citoyen le loisir nécessaire pour remplir tout son devoir vis-à-vis de l’Etat. Cette douceur et cette sollicitude qu’on leur montrée ; n’ont d’autre but que de les faire rester plus tranquillement dans l’esclavage » (Crropédie, viii, i). Le plus généreux des penseurs grecs, Platon, n’a pu s’élever au-dessus de cette vue étroite. Dans les premiers livres desa.Itépuhliqiie, il semble concevoir l’idée d’un Etat où il n’y aurait pas d’esclaves ; mais cela veut dire : pas d’esclaves de race grecque, enfants d’une même patrie ; on ne devra réduire en esclavage que des Bai’bares (Ré p., V). Mais Platon lui-même ne se tient pas longtemps sur ce terrain un i^eu plus large que la réalité contemporaine.

Dans les Lois, il redescend vers celle-ci. Il considère l’esclavage, dans les conditions où l’esclavage existe, comme inévitable. Il en reconnaît les inconvénients, et recherche même les moyens de les atténuer ; mais il accepte la société grecque telle qu’elle est, et, dans le code qu’il rêve pour elle, il marque avec soin la différence qui doit subsister entre l’homme libre et l’esclave, ce dernier n’ayant pas le droit de se défendre, jiouvant être tué impunément, et, coupable d’un délit, devant être (comme il était en effet) piini de peines plus fortes que l’homme libre : il ne suppose pas qu’un jour pourrait disparaître « cette distinction de libre et d’esclave introduite par la nécessité

« (Les Lois, VI. YHI, IX, XI).

Non pas seidement par une nécessité sociale, mais par la nature, si l’on en croit Aristote. Là où Platon voit surtout et accepte le fait, l’esprit rigoureux et la logique inflexible du péripaléticien construit la théorie. Celle-ci ressort clairement de passages innombrables de sa Politique. Le travail de l’artisan et du laboureur, contraire à la beauté et au loisir, est indigne du citoyen (Polit., IV. vu. 5 ; VI, II, I ; VII, II, > ;), c’est-à-dire du Grec parfait. Un jour peut-être les machines pourront le remplacer. Mais, en attendant ce jour, il faut cju’il y ait des êtres inférieurs, travaillant pour la partie noble de l’humanité. La nature y a pourvu. Il y a des hommes naturellement esclaves, aussi inférieurs aux autres que le corps l’est à l’àme, la brute à l’homme ; instruments mis par une sorte de sélection naturelle au service de la classe supérieure. Une inégalité originelle est la source de l’esclavage (Po/^^, I, ii, 14, lô). Ainsi s’explique que certains n’aient pas de droits, parce que le droit n’existe qu’entre égaux (Pal., III, V, II) ; pas de volonté, le maître voulant pour eux I, A-, 6) ; pas de science, excepté pour les choses utiles au maître I, ii, 28) ; pas de famille, si ce n’est dans la mesure indiquée par l’intérêt du maître ; pas même de vertu, puisque la vertu ne leur est nécessaire que dans les limites de la tâche assignée par le maître I, v, g, 11). Le rapport existant entre le maître et l’esclave est celui de l’ouvrier à l’outil, de l’àme au corps I, 11, 4 ; Morale à Nicomaque, VIII,. XI, 6). L’humanité se dÎAise en deux classes, les maîtres et les esclaves, ou, si l’on Aeut, les Grecs et les Barbares, les uns qui ont droit de commander, les autres qui sont faitspour obéir, et contre lesquels la guerre est toujours légitime, car elle est une espèce de chasse aux hommes qui sont nés pour servir et qui ne veulent pas se soumettre (Pal., i, iii, 8). Aristote résume tout cela par une des plus dures paroles qui aient été prononcées : « L’esclave est incapable de bonheur comme de libre arbitre. » III, v, 1 1.)

Il est inutile de critiquer cette théorie, l’effort le plus puissant qui ait été fait dans l’antiquité pour expliquer l’esclavage. Elle ne tient pas debout, puisqu’elle reçoit à tout instant un démenti des faits, et qu’à toute époque, en Grèce aussi bien qu’ailleurs, il eût été facile de rencontrer dans la classe des citoyens des hommes paraissant nés pour servir, dans celle des esclaves des hommes qui, s’ils eussent été placés par le hasard de la naissance dans une condition meilleure, eussent montré les qualités d’intelligence, de volonté et de cœur qui rendent capable de commander.

Ainsi la pensée des deux représentants les plus qualifiés de la pliilosophie grecque reste, en face de l’esclavage, comme frappée d’impuissance : l’un accepte comme nécessaire, comme légitimé par son existence même, le fait social qu’il a sous les yeux, et sacrifie des millions d’hommes pour maintenir les privilèges d’une élite ; l’autre, contrairement aux données les plus élémentaires de l’expérience.

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imagine que ce sacrifice a été fait d’avance par la natiu-e, et qu’elle a divisé l’humanité en deux races inégales.

On aperçoit cependant, si on lit avec soin ce que l’un et l’autre ont écrit sur l’esclavage, tout ce qu’il y a dliésitation à ce sujet dans la pensée de Platon, de contradiction dans celle d’Aristote : les ouvrages de ce dernier contiennent amplement de quoi réfuter ses conclusions, et les aveux qu’il laisse échapper, pressé par l’évidence ou docile à un sentiment meilleur, sont l’involontaire désaveu de son système. Mais il faut justifier à tout prix une société fondée sur l’injustice : de là l’erreur, à moitié volontaire, à moitié inconsciente, de deux grands esprits. (Sur les théories platonicienne et aristotélicienne de l’esclavage, voir Wallon, t. I, p. SôS-Sga ;.T. Denis, Hist. des théories et des idées morales dans l’antiquité, t. I, 1856, p. 1 38-1 42, 219-228 : S. Talamo, // concetto délia Scliiavità da Aristotele ai dottori sculastici, 1908, ]). 1-6 1.)

Il est dilTicile de savoir jusqu’à quel point leurs sj’stèmes furent acceptés des contemporains. Beaucoup, sans doute, usaient des esclaves sans se préoccuper du plus ou moins de légitimité de l’esclavage. Ils acceptaient le fait et se mettaient peu en peine de la théorie. Mais aussi, de temps en temps, quelques paroles se faisaient entendre, qui étaient en contradiction avec celle-ci. Mis en face de situations qui semljlent la réfutation anticipée des idées que Platon et surtout Arislole émettront sur l’esclavage, des poètes tels qu’EscuvLE, Sophocle, Eiripide, avaient montré dans les Hécube, les Andromaque, les Philoxène, les Cassandre, des esclavesnées pour régner, dont « jusque dans l’esclavage l’esprit est inspiré par un soidlle divin » (Eschyle, Ai^amemnon, io54), dont

« l’àme est plus libre que celle des hommes libres » 

(Eiripide, P/iryxiis, dans le Florilegium de Stobée, LXII, 39), et qu’assurément la nature n’a pas ibrniées pour la servitude. S’inspirant des situations diverses que la vie bourgeoise, non moins peut être que la tradition héroïque, ofTrait à leur ol)servation. les auteurs de comédies, unMÉNANDRE, huPhilémon, ont parlé dans le même sens (Philémon, fr. 89 : Ménandre, fr. 27g).

Mais surtout les écoles de philosophie nées à l’époque de la décadence hellénique se séparèrent de la dogmati([iie orgueilleuse qui avait trouvé en Aristote son dernier interprète. La suprématie des cités grecques a pâli : le citoyen idéal est descendu de son piédestal, et tous les mensonges d’une civilisation factice <mt apparu : de là la doctrine d’Epi-CURE, philosophie de l’apathie plus encore que de la volupté, et le stoïcisme de Zknon, noble effort pour affranchir de toutes les contingences l’iiomme intérieur, et par la vertu le rendre insensible au plaisir comme à la souffrance. Pour l’indifiérence amollie de l’un, pour l’indinVrcnce hautaine de l’autre, l’antique organisation scjciale a cessé décompter ; aussi peut-on citer d Epicure des paroles pleines de mansuétude au sujet des esclaves, et Zenon, jugeant d’un regard lil)re de préjugés l’institution elle-même, a-t-il pu dire : « Il y a tel cschivage qui vient de la conquête, et tel esclavage qui vient d’un achat : à l’un et à l’autre correspond le dr()it du maître, et ce droit est mauvais. » (Diogène Lakhce, YII, i.) Mais, ces paroles prononcées, l’iiulillérence de part et d’autre reprenait ses droits : l’épicurisme était aussi incapable d’un efi’orl jiour améliorer le sort des esclaves que le stoïcisme d’un ell’ort pour combattre l’instilulion de l’esclavage.

4° L’esclaage chez les liomains. — Ce qui a été dit de l’esclavage athénien fait connaître d’avance l’escla vage romain. Mais ici les renseignements sont plus instructifs encore, puisqu’à Rome ce ne sont point seulement les historiens, les philosophes et les littérateurs, mais encore les jurisconsultes, qui se sont occupés des esclaves, et que nous pouvons contempler à la fois sur une plus vaste échelle et avec des détails plus précis les efi’ets de l’esclavage.

Dans un empire formé par plusieurs siècles de guerres continuelles, le nombre des esclaves atteignit des proportions énormes. La victoire en approvisionnait tous les marchés : rappelons-nous, pour citer quelques exemples seulement en tre beaucoup d’autres. Marins livrant aux enchères i^o.ooo Cimbres ; dans une seule ville de Cilicic, Cicéron retirant en trois jours de la vente des prisonniers 2 millions 500.ooo francs ; Pompée et César se vantant l’un et l’autre d’avoir vendu ou tué 3 millions d’hommes. Aussi voyons-nous, dans les maisons et les domaines riches, plusieurs centaines, quelquefois plusieurs milliers d’esclaves, toute une population pour laquelle ces opulents propriétaires doivent tenir un état civil, ériger des tribunaux domestiques (Sénèque, De tranquillitate animi, 9 ; Pétrone, Satyricon, 53). Sous Auguste, un homme d’origine obscure, que les guerres civiles avaient à moitié ruiné, laissait encore en mourant plus de 4-ooo esclaves (Pline. Nat. Hist., XXXlll, 4.7). Tous les métiers étaient exercés dans une grande maison romaine, depuis les plus grossiers jusqu’aux plusrafiinés et aux plus élégants : un riche mettait son orgueil à ne rien acheter au dehors (Pétrone. 38, 39), comme il mettait son intérêt à faire vendre par ses esclaves le surplus du produit de ces industries domestiques (Aulu Gelle, Noct. att., IX, 8 ; Martial, Epigr. ix, xlvi), ou à louer à de moins riches le travail des esclaves qu’il n’occupait pas dans ses maisons (Plutarque,.V. Crassiis, 2 ; Digeste, XXXII, iii, 78 ; XXXlll, vii, 19). La conséquence économique de cette surproduction servile était non plus seulement l’avilissement dos salaires, mais l’écrasement à peu près complet de l’ouvrier libre.

Quand nous lisons dans les inscriptions des noms d’artisans libres, nous devons le plus souvent reconnaître en eux de petits patrons, qui faisaient travailler des esclaves dans leurs ateliers (cf. Digeste, XXXIII, ni, 91, §2 ; VII, 13, 15, 17, 25 ; viii, 48). Pressé de tous côtés par la concurrence du travail servile, par la grande et la petite industrie, passées ainsi aux mains des esclaves, il n’y avait pour ainsi dire plus déplace dans la société romaine pour le travail manuel des ouvriers libres. De là pour l’Etat, pour les villes, ou pour les riches désireux de capter la faveur populaire, la nécessité de nourrir par des ilistributions gratuites de deniers, ])ar ces « frumentations » qui sont devenues une institution pul)lifpie, par ces dons de tt)ute sorte que vantent les inscriptions, la multitude des prolétaires, c’est-à-dire les millions d’hommes qui, dans la société moderne, auraient vécu du travail de leurs l)ras. Le peuple romain était ainsi composé jrt’esc|ue tout entier « de gens sans industrie qui vivaient aux dépens du trésor pul)lic)> (Montesquieu, Grandeur et décadence des Bomains, xi"). Et de là encore, en même tenq>s que la situation ainsi faite aux prolétaires des villes, la dépopulation graduelle des campagnes, sinon partout, au moins en Italie et en de nombreuses provinces. Malgré les efforts des empereurs pour y maintenir la petite et moyenne propriété (prêts sur hypothècpie de Trajan. d’Adrien, de Marc Aurèle, de Sc|>timc Sévère), le flot envahisseur de l’esclavage, l’extension et la concurrence des grands domaines exploités par des mains serviles, chassait, plus ou moins vile selon les lieux, les’pavsans libres, « lui allaient grossir dans les villes la 1471

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plèbe amusée et enlrelenue aux frais de l’Etat (HoRACK, II Carin., xvii, 28-28 ; Quixtiliex. Declain., XII, 2 ; XIII, II, 12 ; Sknkque, Ep. Lxxxix). Mais de là aussi l’arrêt de tout progrès industriel car les travailleurs esclaves n’ont pas diutôrct à inventer ; de là encore la décadence de l’agriculture, dont Pline (Nat. Hist., XYIII, ;  ;) définit les causes d’un mot énergique, quand il dit que « la culture des champs par la population des ergastules est détestable ». et que « la terre se resserre avec une sorte d’indignation, quand elle se sent touchée par des pieds et des mains enciiaînés )i. Le moment approche, ou plutôt il est déjà venu dès le règne deTibère (Tacite, Aiin., III, 5^), où l’Italie ne suffira plus à nourrir la seule Aille de Rome.

Mais les conséquences économiques de l’esclavage paraissent peu de chose, quand on regarde à côté d’elles ses consécquences morales. Les premières victimes de l’esclavage sont les maîtres. Dans les familles riches, le pédagogue chargé de survciller 1 éducation de l’enfant est le plus souvent un esclave, et plus d’une fois son élève a été corrompu par son immoralité ou sa faiblesse (Valère Maxime. VI, 13 ; Tacite, De orat., 28, 2g ; Suktoxe, Nero, 6 ; De ill. gramm.^ 3, 5, 28 ; Plutarque, Cato major, 20 ; De ediic. puer., ^ ; Epictète, Diss., III, 26 ; Ulpiex, au Digeste, Xh,

II, 13 ; Plauth, Mercator, I, 11, 89-91 ; Pseuduhis, I, x, 31 ; Bacchides, I, 11, 24-54 ; HI, iii, 30-44 ; Térence, Phormio, I, 11, 71-79)- Mais c’est le pouvoir absolu sur tant d’existences humaines qui est le vrai corrupteur, en exaltant l’orgueil jusqu’à la démence, en insjnrant la cruauté, en flattant la moUessse, en offrant de toutes parts des occasions à la débauche (Sénèque, De bre^’. i-itae, 12 ; De ira, i, 4> 12, 16 ; 11. 5, 25 ; iii, 21, 24, 29, 30 ; De vita beata, 12, 15 ; De Providentia, 3 ; Ep. 46, 06 ; Coiitrov., iv, prolog. ; Aulu Gelle, Noct. ait., i, 24 ; PÉTRONE, Saf., 34, 45, 53, 54, 67, O9, 126 ; Lucien, Nigriniis, 34 ; Plaute, Captii, II, i, 133 ; Ovide, Amor., i, i, 19 ; vii, 21 ; xrv, 14 ; Ars amat., i, VI, 19 ; II, , 82 ; JuvÉNAL, Sat., VI, 122, 279. 330, 48û483, 490-495 ; XIV, 14). Quant à l’esclave, son malheur peut se résumer par le mot d’un jurisconsulte : « Une tète servile n’a pas de droits », ser^-ile capat nulhun jus liahet (Paul, au Digeste, IV, v, 3).

L’esclave n’a même pas toujours droit à la vie, puisqu’il y a des esclaves gladiateurs, dont le métier est de s’entre-tuer. Il n’a pas de droit sur sa personne : les mots vertu, devoir, pudeur, n’ont pas de sens pour qui est au pouvoir d’autrui, pour qui, selon une grande parole de saint Thomas d’Aquin, a en autrui sa fin unique. « Les choses honteuses — dit un esclave dansunecomédiede Plaute— doivent être considérées comme honorables quand c’est le maître qui les fait. » Rien de ce qu’il ordonne — lisons-nous ailleurs — n’est dégradant. L’impudicité est un crime chez riiomme libre, une nécessité chez l’esclave, un devoir pour l’atTranchi. » (Plaute, Bacchides, 1, 11, 53-54 ; Captivi, II, I, 133 ; Pétrone, Sat.. yo ; Sénèque, Contrat., IV.) L’esclave n’a pas de droits de famille. Il ne possède pas de nom qu’il puisse transmettre aux siens, mais seulement un prénom, qui le distingue de ses compagnons (Quintilien, Iiist. orat.. Vil, 3, § 2O). Nul pouvoir ne lui appartient sur sa compagne et sur ses enfants : Quem patrein qui serras est : {^.VTV., Captivi,

III, IV, 508.) Son union ne porte pas le nom de mariage : la loi ne la reconnaît pas, par conséquent n’en assure pas la durée, ne la défend pas contre l’adultère, qui n’existe pas entre esclaves (Papinien, au Digeste, XLVIII, v, G ; loi de 290, au Code Justinien, IX. IX, 28). et, comme il n’y a pas non plus entre esclavcs de parenté légale, ne la garantit pas contre l’inceste (Ulpien. Paul, au D’ : g.. XXIIl, viii, i, 2 ; x, 10, § 5 ; MoMMSEN, /user, regni Xeap., 7072 : cf. Pom poNius, Paul, au Dig.. XXIII. 11. 8. 14). La Aie la plus intime de ce painre simulacre de famille est, comme à Athènes, soumise au bon plaisir du maître (Colu-MELLE, De re rust.. XI, 4)- Cependant les Romains, qui mettaient généralement leur orgueil ou leur intérêt à posséder l)eaucoup d’esclaves, se préoccupent moins de limiter la fécondité des couples serviles. Certains maîtres exposent les enfants qui naissent de leurs esclaves (Clément d’Alexandrie. Pædag., III, 4), ou usent de moyens criminels pour les empêcher de naître (Ulpien, au Dig., XL. au, 3). Mais la plupart cherchent plutôt à en accroître le nombre : on achète plus cher une esclave féconde, s’entrem cum lilieris (Marc ; ien. au Dig., XXX, i, 21), et l’on récompense parfois par l’affranchissement celle qui a mis plusieurs enfants au monde (Columelle. I, 8 ; Try-PHONiNus, Ulpien, au Dig., XXXIV. a-, 10).

Ainsi l’esclaAC romain, qu’il travaille ou qu’il enfante pour le maître, est ravalé au rang d’un animal ou d’un meuble, c’est-à-dire d’un être dépouillé de tous les attributs de la personne humaine (Sénèque. Ep., xLAii). C’est « un corps », ce n’est pas ce composé d’àme et de corps qui constitue l’homme complet : cellis servilibus e.rtracta corpora (Valère Maxime, VII, a’i, i ; même expression chez les Grecs : Aoir FoucART. Inscriptions de Delphes). En conséquence, les esclaves paient à la douane le même tarif que les chevaux et les mules (Renier, Discript. de l’Algérie, 5’3). Il faut attendre jusqu’au second siècle de notre ère pour trouvcr un écriA ain (Plutarque, Cato major, 5) qui proteste contre ce conseil de Caton au père de famille économe : « Vendez les AÙeux boeufs, les Acaux et les agneaux sevrés, la laine, les peaux, les Aieilles Aoitures, les Aieilles ferrailles, le A ieil esclaAC, l’esclave malade. » (De re rustica, 2.) On comprend les accès de désespoir qui prenaient soinent les esclaves et les poussaient au suicide (Sénèque, De ira, III, 5 ; Apulée, Metam., VIll ; Ulpien, au Dig., XXI, I, i, 17, § 5 ; 28, § 8) ; les révoltes ser-A’iles qui j)lus d’une fois menacèrent Rome (Diodore de Sicile, Fragni., xxxia’^, 2 ; xxxa’i, 2-10 ; Florus, Epit. rer. rom., iii, 9, 20 ; ia", 18 ; Appien, Debellocis :. !  ; Plutarque, M. Crassus, 8-10 ; Salluste, Catitina, 26, 30 ; CiCÉRON, Pro domo, 34, 42 ; Pro Cælio. 82 ; Pro Plancio, 30 ; Pro Se.rtio, 21 ; Philip., i, 2 ; Ad Attic, XIV, x) ; les attentats de toute sorte contre les maîtres (Sénèque, Ep., cvii, 5 ; De Cleni., I. 2O ; Xat. Quæsf.. II, 89 ; Sidoine Apollinaire, Ep.. VIII, xi) ; les rigueurs auxquelles ceux-ci étaient forcés pour se défendre (Cicéron, De Off’., 11. 17 ; Sénèque, Ep., vi ; Ulpien, au Dig., XXIX, a-, i), et la terrible loi qui euA’oyait au supplice tous les esclaves d’un maître assassiné (Cicéron, Ad fa mil., IV, xit ;.Sénèque. Ep. Lxxiii ; Tacite, Ann., XIV. 42-45). La Aie des esclaves eîit été absolument intolérable, si le législateur romain n’avait essayé de les protéger. Cette protection futtardiA-e. Védius Pollion avant fait jeter un esclave dans le A’ivier où s’engraissaient les murènes, pour le punir d’avoir cassé un Aase de cristal, Auguste ne le punit que par le bris de tous ses cristaux (Sénèque, De ha, I, 40 ; De Clem., i, 18 ; Pline, Xat. Hist., IX, 29 ; Tertullien, De Pallia, 5). Il faut attendre jusqu’au règne de Claude pour trouver une loi obligeant les maîtres à prendre soin de leurs esclaves malades (MoDESTiN, au Dig., XL, aiii, 2).

On se tromperait beaucoup si l’on exagérait la portée de la protection depuis lors accordée auxesclaves, et surtout si l’on prêtait aux juristes et aux gouvernants romains des desseins tout à fait étrangers à leur esprit. <f La grande école de jurisconsultes sortie des Antonins — écrit Renan — est toute possédée de cette idée que l’esclavage est un abus, qu’il faut doucement supprimer. Si le mouvement qui part l’ESCLAVAGE

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des Antonins se fût continué dans la seconde moitié du m’siècle et dans le iv% la suppression de l’esclavage fût venue par mesure légale et avec rachat. » {Marc Aarèle, p. 605, 608.) Personne n’admire plus que nioi la grande école des jurisconsultes du n" et du iii^ siècle : ils donnèrent au droit romain cette forme achevée qui lui a permis de traverser les siècles, et en a fait vraiment la raison écrite. Plusieurs décisions favorables aux esclaves leur sont dues. Mais on ne saurait faire exclusivement honneur de ce ijrogrès à l’époque des Antonins. La plupart des mesures prises par Adrien, Antoxin le Pieux, Marc AuRÈLE, i^our protéger les esclaves contre la mort arbitraire ou l’excès des mauvais traitements, ne sont que la reproduction de mesures semblables prises, dans leurs meilleurs jours, par Néron et Domitien (comparez Spartiex, Adrianus, 18 ; Gaius, Ulpiex. MoDESTix, au Dig., i, vi, 1, 2 ; XLVIII, viii, 10, 11 ; et SÉxÈQL’E, De Benef., III, 2 ; Slétoxe, Domit., 7 ; Martial, Epigr., IV, II ; IX, vu). Quant aux jurisconsultes, ils travaillèrent assurément à prévenir quelques-uns des pires abus de l’esclavage : ainsi, en matière de legs ou d’action rédhibitoire, Ulpiex déclare « cruelle » et même « impie » la séparation des esclaves unis par les liens du sang (Digeste, XXI. i, 35 ; XXXIII, VII, 12, §7). Cependant ils le firent sans esprit de suite ; car on rencontre des consultations de Proccleius, de PoMPOXius, de Gaius, de Vexuleius, de Paul, de Juliex, d’L’LPiEX lui-même, c|ui, dans d’autres espèces, vont à rencontre de ce principe (Digeste, XX, i, 15 ; XXXI, II, 48 ; XXXIII, VIII, 3 ; XXXV, i, i, § 8 ; XL, vii, 16 ; XLI, 1, 9, 10 ; XLII. viii. 25, § 4, 5 ; XLIV, 11, 7 ; XLVII, II. 48. § 5). D’ailleurs, en dehors des deux solutions rappelées plus haut, et des constitutions d’Adrien, d’AxToxiN, de Marc Aurèle, défendant que les esclaves soient maltraités, mutilés, exposés aux bêtes, mis à mort sans juste motif ou sans jugement, on citerait bien peu de décisions juridiques ou législatives rendues pour leur protection au temps des Antonins ou à l’époque qui le suit immédiatement. Rien n’indique, de la part des pouvoirs pubUcs, lintention de supprimer Tesdavage, de tenter la colossale opération cjui consisterait à exproprier tous les maîtres et à racheter tous les esclaves. Une telle idée a pu séduire l’esprit de Renan : elle ne fût point entrée dans celui d’Antonin le Pieux ou de Marc Aurèle.

Le contraire résulte des textes. En tête d’un rescrit d’AxTONiN, rendu au sujet d’esclaves que leur maître traitait d’une manière cruelle et infâme, se lit ce considérant :

« Il faut que la puissance des maîtres sur

leurs esclaves demeure intacte, et il n’est permis à personne de priver quelqu’un de son droit : mais il est aussi de l’intérêt des maîtres que soient accueillies les demandes de ceux qui implorent justement notre secours contre la cruauté, la famine ou des injures intolérables. » (Digeste, I, a’i, 2.). la suite de cette déclaration de principes, Antonin commande,

« dans l’intérêt des maîtres », non de libérer, mais de

remettre en vente les esclaves maltraités. On voit, par cet exemple, que les meilleurs empereurs, comme les jurisconsultes les plus éclairés des ir’et m’siècles, n’envisagèrent pas l’esclavage à la façon des modernes : ils tentèrent quelquefois d’adoucir le sort des esclaves, jamais ils n’eurent la pensée qu’on pfil briser leurs fers, ou même les réhabiliter à leurs propres yeux et aux yeux du monde. C’est même sous la plume (le Gaius. de Marcien, d’Ulpien, que l’on rencontre les expressions les plus méprisantes pour les meubles aniuiés et ce bétail domestique (Digeste, II, VII, 13 ; VI, I. 15 : VII. 1, 3 ; IX, II, 2 ; XV, 11, 58 ; XXI, I, 4, 48 ; XXX, I. 21 ; XXXII, iii, gS).

Comme les jurisconsultes de cette époque ajjpartiennent en général à l’oijinion stoïcienne, leur atti tude vis-à-vis de l’esclavage nous renseigne sur celle de la philosophie romaine. Les Romains ont trop de bon sens pour accepter sans réserve la théorie fantastique d’Aristote, possible dans un petit pays moralement isolé comme était la Grèce, où l’on tenait pour Barbare tout ce qui n’était i^as Grec, insoutenable dans un Empire qui a étendu sa ciA ilisation siu" les peuples les plus dilTérents, et dont la capitale est devenue la ville la plus cosmopolite de l’univers. Il ne saurait y avoir, aux yeux des Romains, de races inférieures, vouées jîar la nature à l’esclavage. Cependant CicÉRON, sur l’origine de la servitude, ne rejette pas tout à fait les idées d’Aristote, puisque, après avoir dit C]u’il est injuste de faire esclaves les hommes capables de se conduire eux-mêmes, il ajoute que ceux qui en sont incapables peuvent être justement réduits en esclavage (De Republica, III, 25). II se rattache également au Stagirite, comme aussi du reste à l’école socratique, par son mépris du travail et des travailleurs (De Off., i, 42 ; Pro Flacco, j8 ; Pro doino, 33). Mais il se rapproche, au contraire, de Zenon par sa doctrine de l’égalité naturelle de tous les hommes (De Rep., l, 2 ; De Legibiis, I, 17). En fait, il est humain pour ses propres esclaves (Ad Atticum, I, 11 ; Ad dii’ersns, XVI, iii, iv). bien que, pai" une contradiction qui n’étonne pas ceux qui l’ont étudié, il porte intérêt aux combats meurtriers des gladiateurs possédés par son ami Atticus (Ad Atticum, IV, IV, 20). Avec SÉNÈQUE, la réaction contre la théorie d’Aristote se précise. Tous les hommes sont égaux aux yeux de l’ancien précepteur de Néron, et il le dit avec une chaleureuse éloc£uence (De Benef., III, 18, 23 ; Ep. XLVii). « Le libre esprit peut se trouA’er dans le chevalier romain, dans l’affranchi, dans l’esclave. Qu’est-ce que chevalier romain, affranchi, esclave ? Des mots créés par l’ambition et la violence. » (Ep. XXXI.)La tyrannie de Néron, qui réduit les pkis grands mêmes à une abjecte servitude, et les contraint à trembler sans cesse devant un maître, achève en lui, par une dure expérience, cette idée d’égalité (Ep. xiv, xxiv, xLvii). Sa bonté naturelle l’incline aussi vers les esclaves, qu’il appelle « d’humbles amis », et desquels, selon lui, les maîtres ne devraient exiger « que ce dont Dieu se contente, le respect et l’amour » (Ep. xlvii). Personne n’a protesté plus énergiquement que Sénèque contre les abus de cruauté, d’immoralité, ou simplement de luxe et de mollesse, dont ils sont l’objet (De Ira, I, 12 ; III, 24, 2(), 32, 35 ; De Clément., i, 18 ; DeBrev. vitue, 12 ; De Vita lieata, 17 ; Ep. xlvii, lvi, xcv, cxxii) Il s’élève avec une grande force contre les combats de gladiateurs (De Ira, I, 11 ; II, 8 ; Ep. vu). Mais il ne va pas plus loin. Il partage le mépris de Cicéron pour le travail manuel (Ep. lxxxviii). Il n’a pas l’idée d’une abolition possible de l’esclavage. Il n’en conteste nulle part la légitimité, et il proteste même contre quiconquc lui prêterait cette intention (Ep. xlvii). II admet que « tout est permis vis-à-vis de l’esclave », qiiiim in ser’um omnia liceant, excepté d’attenter à sa vie (De Clem., l, 18). Lui qui a écrit sur les esclaves de si belles pages, il en écrit parfois d’autres, qui les contredisent, et où semble remonter à la surface tout le mépris antique : « La vie n’a rien de précieux : est-ce que les esclaves, est-ce que tous les animaux ne vivent pas ? » (Ep. Lxxvii.)Et si je recherche quelle conclusion Sénèque donne à cette philosophie, dont une rhétorique souvent admirable ne cache pas l’incohérence, je ne trouve que celle-ci : aux esclaves, et aux autres opprimés, si nombreux de son temps dans tous les étages de la société, Sénèque recommande le suicide, comme seul remède à leurs maux : Tarn prope lihertas est. et senit aliquisJ (Ep. vxx, Lxxxvii, xci ; De Prosid., 6 ; Ad Marciam, 20.)

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A cette conclusion stérile, à ce désolant nihilisme aboutit, sur la question de l’esclavage, la doctrine de Sénèque. Epictkte est incapable de ce paradoxe meurtrier : mais, bien qu’ayant été lui-même esclave, il se montre beaucoup moins préoccupé des esclaves que le grand seigneur Sénèque. C’est qu’il est plus vrai et plus logique stoïcien. Il semble quelquefois prononcer sur l’esclavage des paroles hardies (Entretiens, I, 13 ; II, 8, lo ; IV, i) : au moment de conclure, il se dérobe, non par timidité, mais par indifférence. Toutes les conditions sont égales à ses yeux, puisque seul compte l’homme intérieur. Comme on l’a dit d’Epictète, et avec lui de Marc Aurèle : ’c Un trop grand souci de la liberté idéale empêche les stoïciens de songer à la liberté dans le sens vulgaire du mot. » (Thamin, Un problème moral dans l’antiquité, y>. 151.) Plus hardi encore qu’Eiiictète, le sophiste Dion ChrysosTOME ne paraît pas moins inconséquent. On le voit contester le principe de l’esclavage, avec une netteté qu’aucun ancien n’avait montrée : s’il n’y a pas d’esclaves par nature ou en vertu d’un libre consentement, et il n’y en a pas, la guerre et la piraterie n’ont pu être pour l’esclavage une origine légitime, et comme c’est d’elles que l’esclavage découle, les origines secondaires, telles que la naissance et la vente, ne peuvent constituer un droit. Mais de ces prémisses hardiment posées, lui aussi s’abstient de tirer une conclusion, et, quel que soit le droit, l’existence de l’esclavage le laisse, en fait, indifférent, parce que pour lui, comme pour tous les stoïciens, l’homme n’est vraiment esclave que de ses passions (Orat. x, xn-, xv).

Arrivons maintenant à d’autres représentants de l’idée stoïcienne, les jurisconsultes. Ceux-ci ont l’esprit trop conservateur pour chercher à ébranler l’esclavage, mais aussi l’esprit trop raisonneur et la raison trop avide de clarté pour accepter l’esclavage comme un simple fait, sans essayer de l’expliquer ou de le justifier. Ils le font par la célèbre distinction du droit naturel et du droit des gens. Selon le premier, tous les hommes naissent libres, jure naturali omnes llberi nascuntur ; mais en vertu du second, issu de la force des choses, de l’expérience des nations, de l’autorité de la coutume, s’établit et se perpétue l’esclavage, par une nécessaire dérogation au droit naturel : seryitus est constiliitio jiiris gentium, qua quis dominio alieno contra naturam subjicitur. Avec des nuances, cette explication, qui n’explique rien, même quand on la fortifie de la tliéorie du droit de la guerre et de l’étymologie de seryus-serK’atus, se rencontre au ii* et au iii’^ siède sous la plume de Gaius, d’LxpiEN, de Tryphomnus, de Florentinus, de Marcikx (Digeste. I, i, 4 ; v, 5 ; vi, i ; XII, VI, G4 ; XLI, r, i, 5, 7). Si faible qu’elle nous paraisse, elle a au moins le mérite de permettre de mesurer, par les efforts mêmes de ceux qui essaient de l’établir ou de l’étayer, la distance qui sépare la pensée des philosophes ou des jurisconsultes romains de celle d’Aristote.

(Sur l’esclavage romain, voir Wallox, Hist. de VescL, le tome II tout entier, et tome III, chap. i et 11 ; Paul Allard, Les escla’es chrétiens depuis les premiers temps de l Eglise jusqu’à la fui de la domination romaine en Occident, 3’éd., 1900, livre I" : Vesclayage romain, p. 3-184 ; Etudes d’histoire et d’archéologie, 1899, p. 28-90 ; J. Denis, Histoire des théories et des idées morales dans l’antiquité, t. II, p. 73-96 ; 205-212 ; A. J. Carlyle, Allistoryof mediæyal political Theory in the West, 1908, t.I, p. 20, 45-53.)

III. Le christianisme primitif et l’esclavage

1° Le christianisme et l’esclavage à l’époque des persécutions. — Le christianisme n’est pas une philosophie, mais un fait. L’Eglise n’est pas une école,

mais une société. Voilà ce qu’il ne faut pas perdre de vue, si l’on veut comprendre les rapports du christianisme primitif et de l’esclavage.

Dès l’origine, on le voit se préoccuper des esclaves. Les épîtres de saint Paul sont remplies d’exhortations aux maîtres et aux esclaves. L’apôtre ne cesse de leur rappeler leurs devoirs réciproques : bonté de la part des uns, soumission de la part des autres. Mais il les rappelle d’une manière cjui ennoblit les relations de ces deux classes d’hommes, si différentes et jvisque-là si hostiles. Les maîtres doivent commander comme à des frères, les esclaves obéir comme ils obéiraient à Dieu (Ephes., vi, ô-g ; Coloss., iii, 2224 ; IV, I. Voir aussi saint Pierre, I Ep., 11, 48). Jamais paroles semblables n’avaient été dites, et surtout n’avaient été dites avec cette autorité ; car là où les stoïciens dissertaient, conseillaient, et souvent déclamaient, l’apôtre ne disserte ni ne conseille, mais ordonne, comme investi d’une mission divine. Cette différence d’accent, l’ordre ainsi substitué au conseil, sont le clair indice d’une situation changée. Les paroles apostoliques se répandent comme un baume sur la plaie vive de l’esclavage. Elles ne la ferment pas encore, niais elles l’assainissent, en attendant le jour où la plaie se cicatrisera d’elle-même. Ce jour est montré d’avance, sans fracas de p_aroles, sans déclarations de principes qui seraient d’inutiles et dangereuses déclarations de guerre : l’apôtre considère l’esclavage comme virtuellement aboli, quand ille déclare incompatible avec l’union de tous les fidèles dans le Christ, avec la participation de tous à une vie divine :

« Il n’y a plus de dilïérence entre le Juif et le Grec, 

l’esclave et le libre, l’homme et la femme : vous êtes un dans le Christ Jésus. » (Galat., iii, 28. Cf. I Cor., xii, 13.) Ce n’est pas seulement, comme nous l’avons vue ailleurs, la constatation théorique d’une communauté d’origine aussi ancienne que le monde, c’est l’annonce d’un fait nouveau, d’une révolution maintenant opérée pour tous ceux « qui ont été baptisés dans le Christ » (Galat., iii, 27), et qui deviendra universelle le jour où la naissante société chrétienne sera devenue toute la société.

Aussi, en paraissant tenir la balance égale entre les maîtres et les esclaves, par le rappel aux uns et aux autres de leurs devoirs mutuels, saint Paul laisse apercevoir le fond de sa pensée, qui est l’incompatibilité de l’esprit chrétien et de l’esprit de servitude. Sans doute il conseille à tous les chrétiens de rester dans l’état où Dieu les a mis, et en particulier aux esclaves de faire tourner leur dure situation à leur profit spirituel plutôt que de chercher à en sortir (si tel est le sens, d’ailleurs contesté, du magis utere, fj.à : ’/Mv yp/i^oci, de I Cor., vii, 20 ; voir mon livre sur les Esclaves chrétiens, p. 200, note 2) ; mais de toutes ses forces il les exhorte à n’en pas prendre l’esprit.

« Vous avez été rachetés d’un trop grand prix pour

vous faire les esclaves des hommes, » (1 Cor., , 82.)

Par ce double conseil il donne l’exeinple de la réserve et de la discrétion que devra observer l’Eglise primitive dans ses rapports avec l’esclavage. La lettre de saint Paul à Philémon est célèbre. Un esclave de ce chrétien s’était enfui, el avait cherché un refuge près de l’apôtre. Paul le convertit, le baptise, puis le renvoie à son maître, en demandant à celui-ci de le recevoir « non plus comme un esclave, mais comme un frère chéri « (Philem., 16), c’est-à-dire soit de l’afi’ranchir, soit de le traiter en homme libre. « Je pourrais prendre en Jésus-Christ, dit l’apôlre (ibid., 8-9), une entière liberté de l’ordonner une chose qui est de ton devoir ; néanmoins je préfère te supplier. » La conduite de l’Eglise primitive dans la question de l’esclavage est tracée d’avance par ces paroles. Elle accueille, elle convertit, elle baptise la multitude 1477

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des esclaves qui viennent à elle comme à la source de tout soulagement et de toute consolation ; mais

— avec une prudence qu’ont admirée les écrivains protestants aussi bien que les catholiques. Chaxmng, AVaylaxd, Pressexsé, Roller comme Balmès ou Wallox — elle ne prend, ni en principe ni en fait, une attitude agressive A’is-à-vis des maîtres : elle ne se prononce pas sur la légitimité ou l’illégitimité de l’esclavage. Elle évite toute parole qui serait de nature à remuer les esprits, à troubler une paix sociale quelle sait très précaire. Son inlluence, en cette matière délicate, restera toute si^irituelle, toute morale : mais elle montre, par sa propre organisation, qu’il peut exister une société dans laquelle on ne fait aucune différence entre libres et esclaves.

L’Eglise, en elTet, considère comme effacée par le baptême la tare de l’esclavage. Dans la Rome païenne

« les esclaves n’ont j)as de religion ou n’ont que des

religions étrangères » (Tacite, Ann., XIV, 44). Dans la société chrétienne, au contraire, ils participent à la vie religieuse, à ses rites, à ses assemblées, à ses sacrements : nobis senù non sunt, sed eos et habemiis et dicimus spiritu fraties, religione consen’os (Lac-TAXCE, Di înst.. Y, 15 ; cf. Tatien, Orat.. ii ; saint Irénée, IV, 2 1 ; Aristide, Apol., 15 ; Tertulliex, De corona, 13). Il arrive même quelquefois qu’un esclave y soit placé en un rang supérieur à celui d’un homme libre, par exemple s’il est baptisé et que celui-ci soit simplement catéchumène, ou s’il est pur, et que celui-ci soit soumis à la ])énitence (saint Jean Ghrysostome, Honi. de Besurrectione, 3). Rien ne s’oppose à ce que l’esclave soit admis dans le clergé. Saint Cyrille d’Alexandrie dit que parmi les évêques, les prêtres ou les diacres qui administrent le baptême ou qui y préparent, il y a des esclaves et des libres (Ccitecli., XVII, 35). En règle générale, l’Eglise, avant d’élever l’esclave au sacerdoce, exigeait qu’il fût affranchi : soit par cette prudence dont nous avons parlé, qui lui interdisait de contester le pouvoir du maître, soit par respect pour les fonctions sacrées, qui n’eussent pu être décemment ou même facilement exercées dans la servitude. Mais la règle n’était pas si absolue que de grands saints même n’aient passé outre, quand l’intérêt des âmes leur jjaraissait l’exiger : saint Basile et saint Grégoire de Nazianze consacreront évêque un esclave non affranchi (saint Basile, I^p., lxxiii ; saint Grégoire, Ep., lxxix). Le fait d’avoir été esclave n’interdisait pas l’accès au pontilieat suprême : les anciens esclaves Pie et Calliste iig : urent, au ii’et au m’siècle, sur la liste des pajjcs.

La société chrétienne se montre plus indépendante encore à propos de la famille et du mariage des esclaves. Ni famille ni mariage n’existaient pour eux. on l’a vu. dans le monde païen. L’Eglise consacre leur union. Elle lui donne, en propres termes, le nom de mariage « légitime » (Cunst. apost., VIII, 32). Elle fait un devoir aux maîtres de marier leurs esclaves vivant dans le désorilre (ibid. ; et saint Jean Chrysostome, in Kp. ad Ephe.s., iv, Homil. xv, 3). Saint Basile, assimilant le pouvoir dominical au pouvoir paternel, dit que l’union des esclaves contractée avec le consentement du maître a « la solidité du mariage » (lip., r.ic, 42). Ces unions d’esclaves produisent, aux yeux de la religion, les mêmes effets fiue lui. Dans les ménages ainsi constitués,

« les esela^es ont pomoir sur leurs épouses « (saint

Jean Chrysostome, In lip. ad Ephes., Ilumil. xxii. 2). Ces ménages doivent être aussi inviolables que ceux des personnes libres. « Que vous ayez séduit une reine ou que vous ayez séduit votre esclave, qui a un mari, c’est un crime semblable. Ceci et cela est vin adultère, parce que ceci et cela est un vrai ma riage. » (Saint Jean Chrysostome, In I Tliess., Homil. V, 2 ; cf. In II Timoilt., Homil. vii, 2.) Ajoutons que l’Eglise protège contre les maîtres non seulement les ménages des esclaves mariés, mais encore la pureté des filles esclaves : l’homme libre qui a commerce avec une d’elles est coupable d’adultère s’il est marié, de séduction s’il ne l’est pas, dtcns l’un et l’autre cas coupable d’un grave péché (saint Augustin, Sermo IX. 4. 9 ; ccxiv, 3). Pour compléter ce qui vient d’être dit du mariage des esclaves, nous rappellerons la célèbre décision par laquelle le pape Calliste, au m’siècle. autorisa des femmes nobles, des c/a//ssj/ ?jae, à épouser, contrairement à la loi romaine (Digeste, XXIII, II, 44)> des affranchis et même des esclaves (Philosophumena. IX, 1 1). « On voyait des miracles », écrit à ce propos Renan (Marc Aurèle, p. 610), qui ne trouve pas d’autre mot pour caractériser un acte aussi audacieux.

L’étude des sépultures chrétiennes des premiers siècles confirme cette impression. Tandis (fue dans les inscriptions funéraires païennes la condition servile des défunts est soigneusement marquée, et qu’on ne peut, dit de Rossi, « lire dix épitaphes païennes du même temps sans y trouver désignés des esclaves ou des affrancliis », les épitaphes chrétiennes gardent toujours le silence sur la condition sociale des morts qui reposent dans le Christ : <> Je n’y ai jamais rencontré, écrit le même archéologue, la mention certaine d’un seri, ’(ts, très rarement et par exception celle d’un affranchi. » (liuU. di archeologia cristiana, 1866, p. 24.) Depuis l’époque où ces lignes furent écrites, quelques expressions de ce genre ont été lues sur des pierres des catacombes, mais si rares qu’elles n’obligent à rien changer de ce jugement. Aussi ai-je peine à m’expliquerune phrase de Harnack : « Celte omission (du mol ser^’us) est-elle due au hasard ou fut-elle faite à dessein ? la chose reste douteuse. » {Die Mission und Ausbreitung des Christentums in den ersten drei Jahrhunderten, 1^, t. I, 1906, p. 146.) Dans les catacombes encore, honneur est rendu aux défunts par des monuments relativement somptueux, non en raison de leur condition sociale, mais en raison de leur vertu : il y a lieu de croire que l’Ampliatus enterré dans une des cryptes les plus vastes et les plus ornées de la catacombe de Domitille {Bull, di arch. crist., 1881, p. 07-74 et pi. iii-iv) est l’esclave de ce nom dont parle saint Paul (Boni., XVI, 8).

Dans une autre des catacombes romaines, le cimetière de saint Hermès, un caveau contenait les restes de deux martyrs, Protus et Hyacinthe, que leur cognoinen indique avoir été de condition servilc : sur l’épilaphe encore cxistante.de l’un d’eux se lit, après la date de l’inhumation : yacinthvs martyr (liull. di arch. crist., 1894, p- 29) ; l’examen des reliques a montré que les os calcinés avaient été enveloppés dans une étoffe précieuse, dont quelques fils d or se sont conservés (voir mon livre sur les Dernières persécutions du troisii’me siècle, Appendice G). Ce qui fait peut-être le mieux sentir la révolution déjà opérée par le christianisme, c’est la part prise par les chrétiens à ce fait nouveau, le marlyre, c’est-à-dire le sacrifice de la vie témoignant de la vérité de la religion et affirmant la liberté de la conscience. L’esclave, sous la loi païenne, n’avait pas le droit de (lire non, non babrl negandi potestatein. Devenu chrétien, on le voit refuser d’obéir, soit au maître qui veut allenler à sa pudeur, soit au magistrat qui lui demande d’abandonner sa foi. Les annales de la piimilive Eglise sont i)leines d’exemples dece double témoignage rendu par des esclaves : quelquefois même les deux témoignages se confondent, car il est souvent arrivé qu’une femme esclave ait été dénoncée 1479

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comme chi’ctienne par celui quin’aA-ait pu triompher de sa vertu : pro fideet caslitate occisa est, disent les Actes d’une esclave martyre (Acta S. Diilae, dansles Acta Sanciorurn^ mars, t. III, p. 552). Il serait trop long de rappeler tous les esclaves martyrisés pour le Christ : citons seulement ici, parmi les femmes, Blandine à Lyon, Ariadne en Phrygie, Sabine à Smyrne, Potamienne en Egypte, Félicité àCarthage ; parmi les hommes, Evelpistus, l’élève de saint Justin, à Rome, Porphyre, le disciple et le serviteur de l’exégèle Pampliile, à Césarée, Agricola immolé à côté de son maître à Milan. Les réponses faites parles esclaves martyrs aux questions des magistrats sont parfois d’éloquentes revendications de la liberté morale reconquise. « Qui es-tu ? » demande le préfet de Rome à Evelpistus. « Esclave de César, mais chrétien, ayant reçu du Christ la liberté, et, par sa grâce, ayant la môme espérance que ceux-ci. » (Acta S. Justini, 3, dans Rcixart, Acta martrrum sincera et selecta, 1689, p. 44-) « Comment, étant esclave, ne suis-tu pas la religion de ton maître ? » demande le juge à l’esclave Ariadne. « Je suis chrétienne », répond-elle simplement (Pio Franchi de Cavalieri, Note agiograflcJie, dans Stiidie Testi, VIII, p. 18).

« Chez nous, écrit l’apologiste Lactance (Dw.

Inst., V, 17), entre le riclie et le pauvre, l’esclave et le libre, il n’j' a pas de différence. » Cet effacement des distinctions sociales dans la primitive société chrétienne a vivement frappé même des penseurs incrédules.

« Les réunions à l’église, à elles seules, eussent

suffi, dit Rexax, à ruiner la cruelle institution de l’esclavage. L’antiquité n’avait conservé l’esclavage qu’en excluant les esclaves des cultes patriotiques. S’ils avaient sacrifié avec leurs maîtres, ils se seraient relevés moralement. La fréquentation de l’église était la plus parfaite leçon d’égalité religieuse. Que dire de leucharistie, du martyre subi en commun ? Du moment que l’esclave a la même religion que son maître, prie dans le même temple que lui, l’esclavage est bien près de finir. » (Rexan, Marc Aurèle, p. 610. Cf. du même L’Antéchrist, p. i-) ?>.)

2° L’esclavage sous les empereurs chrétiens. — BoissiER a écrit que sous l’Empire chrétien, c’est-à-dire pendant les siècles qui vont de la conversion de Constantin à la chute de l’Empire romain, « le sort de l’esclave fut rendu plus dur » (Des origines du christianisme ; Revue des Deux Mondes, " mars 1882, p. /t9). Cette assertion est inexacte. Le mouvement commencé en faveur des esclaves fut accéléré par les lois que promulguèrent à leur sujet les empereurs chrétiens. On s’en rend compte en parcourant le Code Théodosien, le Code Justinien, les A’ovelles de divers empereurs.

Sous Constantin, lois défendant de marquer les condamnés et les esclaves au visage, « où réside l’image de la beauté divine » ; abolissant le crucifiement, supplice ordinaire des esclaves ; en vue de prévenir l’exposition ou la Aente des enfants, accordant sur le trésor public et même sur le domaine privé de l’empereur des aliments aux familles pauvres ; déclarant coupables d’homicide les maîtres dont les mauvais traitements, énumérés avec un accent d’indignation et d’horreur, auraient causé la mort de leurs esclaves ; donnant à la manumission prononcée dans les églises, en présence du peuple et des prêtres, le pouvoir de conférer les droits de citoyen, et donnant même ce pouvoir à la seule volonté d’affranchir, exprimée par un clerc ; déclarant abolis les combats de gladiateurs ; défendant aux administrateurs des terres domaniales « de séparer les enfants de leurs parents, les sœurs de leurs frères, les femmes de leurs maris », principe qui s’étendit peu à peu à tous les

partages d’immeubles ; déclarant libre l’esclave chrétien qu’un Juif aurait circoncis (lois de 315, 3 16, 3g, 32 1, 325, 334, 335 ; Code Théod., IX, xl, 2 ; XI, xxvii, i ; IX, XII, I ; IV, VII, i ; XV, xii, i ; II, xxv, i ; XVI, xix, i ; Code Just., l, XII, I ; SozoMÈNE, Hist. eccl., , 8). Il est à noter que plusieurs de ces lois sont adressées à des évcqiies, et que quelques-unes avaient été réclamées par des synodes provinciaux.

Sur un point, Constantin aggrava la législation relative aux esclaves : non content de maintenir le sénatus-consulte Claudien, qui depuis l’an 53 de notre ère condamnait à la perte de la liberté la femme libre qui avait eu commerce avec l’esclave d’autrui, il condamne à mort, en même temps que son complice, la matrone qui aurait commerce avec son propre esclave {Code Théod., IX, ix, 1). Il se peut que le désir de corriger les mauvaises mœurs de son temps lui ait fait dépasser la mesure. Mais on remarquera qu’il ne fait pas de différence entre la faute de la matrone et celle de l’esclave. Au risque d’ouvrir une parenthèse un peu longue, je dois faire remarquer, à propos de Constantin, avec quelle légèreté a été incriminée la législation des empereurs chrétiens sur les esclave*. Dans son livre sur Antonin le Pieux et son temps (1888), M. Lacour-Gayet cite (p. 203) le rescrit d’Antonin déclarant le maître qui a tué son propre esclave aussi coupable que s’il avait tué l’esclave d’autrui (Digeste, I, vi, i, § 2), et ajoute : « Croirait-on qu’il s’est trouvé un empereur près de deux cents ans plus tard, Constantin, pour apporter une restriction à la loi absolue d’Antonin, et pour déclarer qu’il n’y aurait crime d’homicide pour le maître que lorsqu’il aurait tué son esclave d’un seul coup ? Que l’on compare sur ce point l’empereur païen à l’empereur chrétien, et qu’on dise de quel côté se trouvent la vraie justice et la vraie humanité. » La Aérité est que Constantin n’apporta aucune restriction au rescrit d’Antouin, mais, statuant sur un cas différent, déclara (Code Just., IX, XIV, i) que le maître ne sera pas puni pour homicide si son esclave, après avoir été fouetté ou mis en prison, mem-t après plus d’un jour, c’est-à-dire sans qu’on puisse savoir si la mort est naturelle ou a été causée par les coups ou l’emprisonnement. Il ne semble pas, étant donné le droit de correction laissé aux maîtres, que cette solution soit critiquable ; surtout, il n’y a pas lieu de comparer « l’empereur chrétien » et « l’empereur païen », car en mai 3 12, date de cette loi de Constantin, celui-ci n’était pas encore converti au christianisme.

Je résume la législation de ses successeurs : lois de Constance permettant aux membres du clergé et aux fidèles de racheter, même de force, les esclaves prostituées par leurs maîtres ; de Valentinien, commençant à relàclît* l’obligation héréditaire de la profession théâtrale ; de Gratien, libérant complètement de cette servitude les comédiennes couvcrties au christianisme ; de Théodose, interdisant d’entretenir dans les maisons privées des troupes d’esclaves musiciennes, rendant la liberté à tous les enfants Acndus jiar leurs pères, interdisant à des comédiens de vie dissolue la possession d’esclaves chrétiens ; d’HoNo-Rius, mettant lin pour toujours aux combats de gladiateurs ; de Ttiéodose II, permettant aux esclaves prostituées d’implorer le secours des évêques et des magistrats et de recevoir d’eux la liberté ; de Léon et Ànthémius, autorisant tout citoyen à se présenter devant les magistrats pour réclamer la libération de ces malheureuses, et défendant de faire monter malgré elle une esclaA-e sur le théâtre (lois de 343, 37 1, 380, 385, 391, 394. 404, 4-28, 468 ; Code Théod., XY, xviii, 1 ; VII, 2, 4 ; IIL iii, i ; XV, vii, 12 ; vui, 2 ; Code Just., i, IV, 14 ; Tiiéodoret, LIist. eccl., V, 26).

Le seul empereur du iv’siècle qui n’ait pris 1481

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aucune mesure en faveur des esclaves est Julien. Il se montre imbu à lem- égard de tous les préjugés du paganisme, et parle d’eux dans ses écrits avec le mépris antique. Désireux de s’approprier la bibliothèque de l’évêque Georges, tué par les païens d’Alexandrie, il commande de « mettre sans se lasser à la torture » les esclaves de celui-ci qui seraient soupçonnés de détenir de ses livres (Ep. xxxvi).

Sous le règne de JrsTixiEX, le mouvement libéral de la législation est parvenu à son apogée. Le rapt des femmes esclaves puni au même titre que celui des femmes libres ; le sénatus-consulte Claudien abrogé « comme impie et indigne d’un temps où l’on a tant fait pour la liijerté « ; le droit accordé aux enfants nés pendant l’esclavage de parents affranchis plus tard de réclamer l’hérilage de ceux-ci de préférence au patron ; rabrogation des lois qui imposaient des limites ou des conditions d’âge aux affranchissements testamentaires ; l’ingénuité conférée à tous les affranchis ; l’autorisation donnée aux sénateurs d’épouser même d’anciennes esclaves ; le legs de la liberté favorisé de toutes les manières ; la faculté accordée au copropriétaire d’un esclave de l’atïranchir malgré la volonté de ses autres maîtres ; la liberté donnée aux enfants exposés, même s’ils sont d’origine servile ; la liberté accordée au malheureux qui a été fait eunuque ; la concubine esclave et ses enfants déclarés libres après la mort du maître ; l’entrée desesclaves dans le clergé et dans les monastères devenue possible sans le consentement formel du maître et quelc^nefois contrairement à sa volonté : tel est l’ensemble des lois rendues en faveur des esclaves par Justinien. Abrogeant la ser^-ilus puenae, sorte de mort civile qu’entraînaient certaines condamnations, il s’écrie : « Ce n’est pas nous qui voudrions réduire à l’esclavage une personne libre, nous qui depuis longtemps consacrons nos efforts à procurer lalfranchissement des esclaves » ; et il délinit l’esclavage « une institution barbare, et contraire au droit naturel » (Code Justinien, II, xx, 34 ; VII, ii, 1 5 : IV, 1 4 ; V ; vi ; xv, 3 ; xvii, i ; xxiv, i ; lii, 3, 4 ; VIII, iii, I ; XV, 2 ; Institutes, I, vr, 7 ; III, vii, i ; xiii, i ; Xovclles de Justinien, xxii, 8 ; lxxviii, 3 ; cxix, 2 ; cxxiii, 4> 17 ; cxLii, 2). — Sur la législation des empereurs chrétiens relativement à l’esclavage, voir Wallox, t. III, ch. X, et mon livre sur Les Escla-es chrétiens, p. 481-487.

Une loi promulguée au milieu du iv° siècle améliora dans une très grande mesure le sort des esclaves. Jusque là, il n’y avait pas de différence entre les esclaves consacrés au service domestique et les esclaveshabitant les domaines ruraux pourj- ciUtiver la terre. Les uns et les autres pouvaient être changés arl)itrairement d’occu|)ation, de lieu, vendus isolément, i)asser de la campagne à la ville ou île la ville à la canq)agne. Les enq)ereurs du iv^ siècle, sentant la nécessité de nuiintenir un sutlisant personnel de travailleurs agricoles dans les campagnes, dont nous avons déjà dit l’appauvrissement et la dépopulation, non seulement contraignirent. [)ar l’institution du colonat, à la résidence forcée les cultivateurs liljres. mais encore défendirent de séparer du sol les cultivateurs esclaves. Une loi dont nous n’avons pas la date précise, mais qui est postérieure à 867, interdit de vendre sans le domaine auipiel ils étaient attachés les esclaves ruraux inscrits sur les registres du cens(6’of/tf Just., XL, xlvii, ^). Il y eut dès lors deux classes d’esclaves : les esclaves url)ains, dont l’état légal ne fut pas changé, et qui continuèrent à se vendre comme des meubles ; les esclaves ruraux, qui ne purent désormais être aliénés sans la terre à laquelle ils se trouvèrent légalement incorporés, et qui devinrent ce qu’on appelle en langage juridique

des immeubles par destination. Cette loi, due aux circonstances économiques, fut un progrès immense dans la condition d’une catégorie d’esclaves formant, au iv<= siècle, la portion la plus nombreuse de la population servile : on y doit Aoir dans le monde latin l’origine du servage, qui devint peu à peu un état intermédiaire entre l’esclavage et la liberté, — et diffère sur tant de points de cet autre servage rural dont nous avons au les exemples en Orient et en Grèce.

L’énumération, encore fort incomplète, des lois favorables aux esclaves promulguées du iv’au vi* siècle, me paraît suffisamment réfuter cette assertion d’Ac-CARiAS (Précis de Brait romain, t. I, p. 9^ et suiv.), que les enq^ereurs chrétiens ajoutèrent peu aux dispositions protectrices des empereurs païens. Quant au jugement pessimiste de Boissier, ce qui a pu lui donner lieu, ce sont les condamnations de plus en plus sévères portées par les Pères de l’Eglise contre les maux et les vices inhérents à l’esclavage. Saint Jeax Chuvsostome surtout, qui s’est passionnément intéressé à toutes les questions sociales, flagelle la mollesse et la cruauté des maîtres, et la luxure qui régnait encore, du fait de l’esclavage, dans certaines maisons chrétiennes : je ne puis citer ici les innombrables passages de ses homélies, des discours et des écrits de saint Basile, de saint Grégoire de Nazianze, de saint Augustin, dans lesquels sont dévoilés sans ménagements ces plaies héritées de la société antique. Encore au v’^ et au vi’siècle, les mêmes tares apparaissent, toujours dénoncées par les représentants de l’Eglise : qu’on lise, à ce propos, certains sermons de saint Césaire d’Arles. Si l’on veut réfléchir, on ne s’étonnera pas qu’en un temps où le christianisme n’est plus professé seulement par une élite, quetenait en haleine lamenace continuelle des persécutions, mais où il comprend la niasse de la population, venue à lui maintenant plus par le hasard de la naissance que par un choix personnel et réfléchi, l’institution de l’esclavage ait continué à donner de mauvais fruits.

Aussi, plus hardiment qu’autrefois, cette institution est attaquée par ceux qui ont droit de parlerait nom de l’Eglise. Ils laissent décote les ménagements que celle-ci avait dû observer d’abord : ils déclarent maintenant le fond de leur pensée, de plus en plus hostile à l’immorale possession de l’homme par l’homme. Il y a cependant quelque différence à faire, à ce sujet, entre les Pères latins et grecs. Les premiers déclarent mauvaise l’origine de la servitude, qui ne fut pas voulue de Dieu, mais introduite dans le inonde par le péclié : cependant ils n’en contestent pas la légitimité de fait, rappelant aux esclaves que, serCs de cori)s. ceux-ci peuvent être libres |)ar l’àme, et souvent plus libres moralenu-nt ipie leurs maîtres asservis au péché (sixml Amiuioi^u, De Joseph patriar-cha, 4 ; ^p< xxxvii, Lxxvii ; Amhrosiaster. Comment, in Culoss., IV, I ; saint Augustin, De ciw Dei, XIX, 15 ; saint Isidore de Séville, Sent., III, 17). Les seconds semblent conlenir plus difficilement leur impatience de voir la servitude abolie. La distinction entre esclave et libre est une distinction mauvaise, iaj/ïj rofir, , dit saint Grégoire de Nazianze (Poemtitu moralia, xxiii, 133-140) ; c’est un vain mot, ajoute saint Jean Ciiuvsostomk (De Lazaro concto, vi, 8). Saint Ghég(Uhe de Xysse (fn Eccles., Ifom. iv) va plus loin, car il nie sans détour le droit du maître :

« Celui que le Créateur a fait s(nivorain de la terre, 

et qu’il a établi pourcommander, vous le soumettez au joug de l’esclavage, vous attacpianl ainsi au précepte divin ! Avez-vous donc oublié les limites de votre pouvoir ? Ce pouvoir est limité à un temps déterminé, et vous ne devez l’exercer que sur les ani1483

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maux dénués de raison.,. Comment donc se fait-il que. néirlij, ’eant les êtres qui aous ont été donnés pour esclaves, vous vous attaquiez à ceux qui sont libres par leur nature, et réduisiez à la condition de quadrupède ou de reptile ceux qui sont de même nature que vous ?… Combien, dites-moi, avez-vous acheté ces esclaves ? qu’avez-vous trouvé dans le monde qui put valoir un homme ? à quel prix avez-vous estimé la raison ? combien d’oboles avez-vous données pour l’image de Dieu ?… L’esclave et le maître diffèrent-ils en quelque chose ?… tous deux ne seront-ils pas, après la mort, également réduits en poussière ? ne seront-ils jugés par le même Dieu ? n’j' aura-t-il pas pour eux un même ciel et un même enfer ? Vous dont cet homme est en tout l’égal, quel titre de supériorité, je vous le demande, avez-vous à invoquer pour vous croire son maître ? Homme vousmême, comment pouvez-vous vous dire le maître d’un homme ? »

De brûlantes paroles comme celles-ci étaient de nature à accélérer le mouvement des art’ranchissements. L’aumône de la liberté fut, dès l’origine de l’Eglise, considérée comme la première des aumônes. Une partie de l’argent fourni par les cotisations volontaires des Odèles servait à racheter des captifs ou des esclaves (saint Ignace, Ad Polvc 4 ; Consf. apost.. IV, g). Des chrétiens héroïques allèrent jusqu’à se donner en servitude alîn de libérer des esclaves, dont probablement la foi ou les mœurs étaient en péril (saint Clkment de Rome, Cor., 55 ; voir la note de Lightfoot, >'. Clément, t. ii, 1890, p. 160, 3). On voit, au temps de saint Cyprien, les lidèles de Carthage se cotiser pour envoyer aux évêques de Numidie vingt-cinq mille francs destinés au rachat de chrétiens captifs (saint Cyprien, Ep., lx). Au i’siècle, saint Ambhoise brise et vend les vases sacres de son Eglise pour racheter des captifs (De Off. cler., II, 11, 15). On comprend que, dans une société aniniée de tels sentiments et habituée à de telles pratiques, l’affranchissement des esclaves ait été une œuvre courante. Quand la mort approchait, le chrétien se sentait pressé d’affranchir ses servileurs pro lemedio aniinae, selon l’expression d’une épitaphe (E. Le Blaxt, Inscr. chrét. de la Gaule, n" 874 ; t. II, 1865, p. 6). De même à la mort des proches : on lit sur le sépulcre d’un enfant que, « par charité », lors de ses funérailles son père et sa mère ont affranchi sept esclaves (Bull. di arch. crist., 1874 » P- Sg). La plus grande charité était, comme dans le cas qui vient d’être cité, d’affranchir ceux-ci de son vivant, et non seulement sans épuiser leur pécule par un prix de rachat, comme il était le plus souvent d’usage dans le monde païen, mais encore en leur assurant, conformément au précepte biblique (Deutéronome, xv, 13-ig), les moyens de vivre une fois libres. On a de noml)reux exemples de ces actes généreux (voir mon livre sur Les Esclaves chrétiens, p. 338). Le plus célèbre est celui de la

« sénatrice » romaine sainte Mélanie affranchissant

en une fois 8.000 esclaves (Palladius, Hist. Lausiaca, 119 ; Vita S. Melaniæ junioris, 34 ; saint Paulin de Noie, Carm., xxi, 251-253 ; cf. Rampolla, S. Melania giuniore. sénatrice roniana, 1905, p. 221) : comme un esclave de qualités ordinaires valait environ 500 fr., on peut estimer approximativement à 4 niillions de francs le coût de cette libéralité.

Le grand mouvenænt des affi-anchissements à l’époque chrétienne ne pouvait manquer d’avoir des conséquences économiques. Déjà les sources de l’esclavage commençaient à se tarir, car l’ère des conquêtes était depuis longtemps finie pour le monde romain. Mais surtout les mœurs nouvelles introduites par le christianisme contribuaient à diminuer la population servile. Saint Jean Chrysostome voudrait

réduire les maîtres à la possession d’un ou deux ser-Aiteurs seulement (In I Cor. Iluniil. xi. 5 ; In Genesini Jloin. LAI, 3 ; Adi oppugn. vitæ monast., iii, g ; In Ep. ad Ilebr. Ilom. xxaiii, 4 » 5). Bien que cet idéal nait probablement jamais été atteint dans les maisons riches, cependant on peut croire que plusieurs parmi les plus ferA’ents essayaient de s’en rapprocher, ce qui suppose de nombreux affranchissements, par conséquent un accroissement notable de la population libre. Moins d’esclaves implique plus d’ouvriers. On Aoit. au milieu du iv^ siècle, diminuer le mépris traditionnel dutravail manuel. L’Eglise donne l’exemple, en conseillant aux évêques et aux prêtres de travailler de leurs mains (saint Basile, Ep., cclxiii, cccxix), en élevant à l’épiscopal des artisans ou des bergers (Socrate, Hist. eccl., i, 12 ; Acta Sanct., Icvrier. t. I, p. 8g). Saint Jean Chrysostome proclame la supériorité de l’ouvrier chrétien sur le riche oisif (Jn Geiiesim Ilom. l, 2). Il trace des tal>leaux raAÎssants de l’atelier chrétien où père, mère, fils et tilles travaillent ensemble, égayant le travail par le chant des psaumes (Expos, in psalm. xli, 2 : De Anna sermo, iv, 6). Dans les inscriptions des catacombes, où si rare est la mention de l’esclave, celle de l’ou-Arier, de l’ouvrière, apparaît en place d’honneur (de Rossi, Insc. christ, urbis Romae, t. I, 1861, n°* 14, 62 ; Bull, di arch. crist., 1865, p. 52 ; Garrucci, 7V^^o^’e epigraphi giudaiche in vigiia Randanini, p. g) : une des fresques les plus soignées du cimetière de Calliste orne le tombeau d’une marchande de légumes, et la représente assise devant son établi (de Rossi, Borna sotterranea. t. III, iS’^j, pi. xiii). « Ces mains ont subA’enu à mes besoins et à celles de mes compagnons », avait dit autrefois saint Paul (I Thess., 11, g ; Act. apost., xx. 34). L’idée apostolique commence à se réaliser au iv^ siècle : le travail libre, naguère écrasé par le travail serA ile. redcvient peu à peu honorable et prospère. Même les lois oppressives, fruit d’une mauvaise organisation économique, qui attachent de plus en plus à leur corporation les gens de métier (Aoir Waltzing, Etude historique sur les corporations professionnelles chez les Romains, t. II, 1896). attestent l’importance acquise aux ia= et a= siècles par la question du travail.

L’essor pris à la même époque par la Aie monastique contribua certainement à ruiner l’idée d’escla-Aage. L’Eglise anathématise les gens trop zélés qui exciteraient les esclaves à fuir leurs maîtres sous prétexte de piété (concile de Gangres, 362, canon 3). Mais en même temps elle fait aux moines un dcvoir d’offrir un asile aux esclaA’es menacés par l’immoralité ou la cruauté des maîtres (saint Basile, Regulae fusius tractatae, 11). Ils doivcnt accueillir tous ceux que leur amène une Aéritable Aocation : « des esclaves et des affranchis, et d’autres que leurs maitresontalfranchis ou doÎA’ent affranchir dans ce but, et des paysans et des ouvriers. et des gens du peuple. Ce serait un grand péché de ne pas les rece-Aoir, car beaucoup de cette condition ont été Araiment grands et dignes de serAÎr de modèles » (saint Augustin, De opère monach., 22).lls y AÎA-ront mêlés, dans une égalité parfaite, aACC les hommes du plus haut rang, quelquefois aA^ec leurs anciens maîtres, tous travaillant et priant en commun. De grandes dames fondèrent des couvcnts de femmes pour s’y retirer avec celles de leurs servantes qui Aoudraient les suivre (Rampolla,.S. Melania giuniore, p. 222). Le niA-ellement de tous les rangs sociaux par la bure ou le Aoile monastique a été admirablement exprimé dans une lettre de saint Léandre, un parent des rois Avisigoths d’Espagne, écrÎA’ant à une abbesse de grande naissance : « Celles que leur origine avait faites esclaves, leur profession en a fait tes sœurs. Que 1485

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rien ne leur rappelle’leur ancienne servitude. Celle qui combat avec toi pour le Christ sous le drapeau de la virginité doit se réjouir d’une liberté égale à la tienne. En les acceptant pour tes sœurs, tu les auras d’autant mieux jiour tes servantes, qu’elles t’obéiront non par l’obligation de la servitude, mais par la liberté de la charité. Ce n’est pas que votre humilité doive les provocquer à l’orgueil. La charité tempère tout et vous conduira toutes à la frontière de la même paix, sans enorgueillir celle qui a sacrifié sa puissance, sans humilier celle qui est née pauvre ou esclave. » (Saint Léandre, De instit. virginum et contemptu mundi^ii, 13.)

IV

L’esclavage après les invasions

des Barbares

i" L’esclavage et les concile^i à V époque barbare. — Je n’ai pas à rechercher si, dans l’état où se trouvait l’Empire romain au v^ siècle, les invasions barbares furent on non un bienfait pour l’Occident. Mais il ne me paraît pas douteux qu’elles aient été défavorables aux esclaves. Les Germains adoptèrent les vices delà société romaine, plutôt qu’ils ne lui apportèrent leurs vertus. En brisant ses cadres ou en s’y superposant, ils détruisirent beaucoup des garanties que l’influence du christianisme et les progrès de la législation avaient assurées aux esclaA’es.

On s’en rend compte en lisant les récits de Grégoire de Toiu-s. Le droit romain n’a pas été abrogé, et ses lois sont toujours reçues par la population indigène des contrées d’Occident autrefois soumises à l’Empire. Mais ceux des esclaves qui servent dans les terres passées au pouvoir des occupants d’origine germanique sont désormais régis par les coutumes et plus souvent encore i>ar les caprices des nouveaux seigneurs. Leur vie n’est presque plus protégée, car les maîtres avaient en Germanie le droit de vie et de mort (Tacite, De mor. Geiin., 20), que. seules entre les lois l)arbares, leur refusent celles des Burgondes et des ^yisigoths. Grégoire parle d’esclaves punis par le feu, par la castration, enterrés vivants, brûlés par amusement pendant un festin. Il montre, contrairement au droit romain, les parents et les enfants Aiolemincnt séparés, les esclaves ruraux arrachés à la terre sur laquelle ils sont domiciliés (Hist. Franc, VI, 4^). La protection accordée à ces derniers par une loi du iv^ siècle est même expressément supprimée en Italif par un édil du roi goth Théodoric, permettant « à tout maître de retirer des champs les esclaves rustiques des deux sexes >', de les « appliquer au service de la ville », de les aliéner par contrat, sans aucune portion de la terre, de les céder, de les vendre à qui bon semblera, de les donner (f^dictum Theodorici, 142 ; Mon. Germaniae histor., Leges, t. V, p. 166).

La condition de l’esclave subit donc un recul depuis l’établissement des Barbares. Mais l’Eglise a, par ses conciles, travaillé i>endant plusieurs siècles à regagner le terrain perdu. Pres(pie tous les conciles du vi au ix"" siècle, en Gaule, en Bretagne, en Espagne, en Italie, se sont occui)és des esclaves, pour [)rotcger leurs vies, donner de la stabilité à leurs alfranchissements, réglementer leurs mariages, défendre la liberté de leur conscience, empêcher la traite, organiser le passage de la condition servile au sacerdoce ou à l’état monastique, et faire, d’une façon générale, prévaloir les droits de la liberté.

Les églises deviennent les asiles des esclaves menacés de mort ou de mauvais traitements. En le rappelant, les conciles francs remettent en vigueur une loi romaine de 432, disant ([ue, si un esclave s’est réfugié dans le lieu saint, le prêtre doit en avertir son

maître, mais que celui-ci ne peut le réclamer cju’après avoir « éteint dans son cœur tout reste de colère » et promis le pardon (Code Théod., IX, xlv, 5). Le concile d’Orléans de 5Il excommunie les maîtres qui ont manqué à cet engagement. Le concile tenu à Epone en 517 déclare que l’esclaA’e, même « coupable d’un crime atroce », s’il s’est réfugié dans l’église, ne pourra subir un châtiment corporel. Le canon 13 du concile tenu à Orléans en 538 déclare que si un esclave, après avoir olTensé son maître, s’est réfugié dans le lieu saint, et, sur l’intercession du prêtre, a obtenu le pardon, et qu’ensuite son maître l’ait puni et frappé au mépris de ce pardon, l’Eglise aura le droit de revendicjuer sa liberté en payant au maître la valeur de l’esclave. Le 22* canon du concile tenu dans la même ville en 549 ^^^ ^^® " si un esclave coupable s’est réfugié dans une église, onne doit, conformément aux anciennes ordonnances, le rendre que fquand son maître aura promis par serment de lui pardonner. Si le maître ne tient pas sa promesse et persécute cet esclave, il sera exclu de tout rapport avec les fidèles. Si, le maître ayant prêté ce serment, l’esclave ne veut pas sortir de l’église, son maître pourra l’en faire sortir de force. Si le maître est païen ou étranger à l’église, il devra prendre, comme caution de la promesse de pardon faite à l’esclave, plusiem’s personnes d’une piété reconnue ».

La liberté des affranchis, souvent menacée à cette violente époque, est particulièrement mise sous la protection de l’Eglise. Elle avait, du reste, accepté le devoir de protéger la plupart de ceux-ci, puisque, depuis Constantin, le plus grand nombre des affranchissements se faisait dans les lieux consacrés au culte. Souvent même les affranchis lui étaient spécialement recommandés par leurs anciens maîtres. Les canons j du concile d’Orléans de 549, 7 du concile de Màcon de 585, 6 du concile de Tolède de 589, 72 du concile de Tolède de 633. disent que la liberté des esclaves affranchis devant l’Eglise ou remis à sa sauvegarde doit être défendue par elle. Mais sa protection ne se limitait pas à ceux-ci. Il est faux de dire que « la protection ou defensio qu’exerçait l’Eglise était beaucoup plus complète à l’égard des serfs qui iivaient été atïranchis par des clercs ou par des la’iques in ecclesiis » (Marcel Fournier, Les a /franchissements du V* au viii< ! siècle, dans Bévue historique, t. XXI, 1883. p. 23). Elle était la même, disent les canons 3g du deuxième concile d’Arles (452), 29 du concile d’Agde (506). 7 du concile de Paris (61 5), pour tous les atTranchis sans distinction, libertis légitime a doininis suis facti, liberti quorumcumque ingenuorum, et cette règle tutélaire fut transformée en loi par une constitution de Clotaire (61 5).

Les conciles eurent aussi à s’occuper du mariage des esclaves. Cette question, de tout temps délicate, l’était devenue surtout alors. Le droit romain avait autrefois permis, au moins d’une manière générale, le mariage entre libres et affranchis (rescrits d’-Vi-EXANORK SÉVÈRE, Code Just., , m. 8 ; VII, xv, 3) : de nombreuses épilaphes. quehpiefois fort touchantes, nous font connaître de ces mariages. La seule chose défendue, et par le sénatus-consulte Claudien, et plus tard par deux lois de Constantin (314 et 326), c’étaient les rapports illicites entre les matrones et les esclaves. En 408, une loi de l’empereur Antiiémius, aggravant l’ancienne jurisprudence, interilit le mariage entre une femme libre et son ancien esclave, même préalablement affranchi (.Vnthémius, tavelle i, 2, 3). Précisément, la plupart des lois barbares, introduites à la même époque dans l’Occident romain par les envahisseurs, portaient interdiction du mariage entre les libres et les affranchis. II y avait là un double courant, contraire aux traditions chrétiennes, 148 :

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et contre lequel l’Eglise avait le devoir de réagir. Elle le lit, comme il convenait, avec une extrême prudence, s’occupant d’abord d’une seule chose, la solidité du n^ariage contracté entre esclaves. Cette solidité est svibordonnée à une condition, que laissent subsister les conciles : les personnes soumises aupouvoir d’autrui, comme l’étaient les esclaves, ne peuvent se marier sans le consentement de leurs maîtres.

« Lorsqu’un homme et une femme esclaves, dit

le 4° concile d’Orléans (540, s’enfuient dans une église pour s’y marier contre la volonté de leurs maîtres, ce mariage est nul, et les clercs ne doÏAent pas s’en faire les défenseurs. » Mais de ces pai’oles mêmes il résulte, logiquement, que les clercs doivent protéger les esclaves dont le mariage a été régulièrement contracté. C’est l’exemple donné par le pape saint Grégoire le Grand, qui qualifie de « crime énorme », tantuni nefas, la séparation violente de deux esclaves mariés, et menace des censures ecclésiastiques l’évêque qui l’avait soufferte dans son diocèse {Ep., IV, xii). Un touchant et tragique récit de Grégoire de Tours montre même un prêtre de campagne essayant de prendre contre un maître barbare la défense de deux esclaves qui, après s’être mariés sans autorisation, s’étaient réfugiés dans son église {Hist. Franc., V, 3). Les conciles du vm’siècle rétablissent enfin le droit et la discipline dans leur pureté ancienne : les canons 13 de celui de Verberie (762) et 5 de celui de Compiègne (769) reconnaissent formellement la validité des mariages contractés, avec connaissance de cause, entre des hommes libres et des esclaves.

L’observation du dimanche et des jours de fête chômées était pour l’esclave un grand bienfait. Dans le double intérêt de son àme et de son corps, les conciles s’appliquent à le lui assiu-er. Le concile tenu à Auxerre en 578 ou 585, le canon 18 du concile tenu à Chalon-sur-Saône au milieu du vu’" siècle, défendent de faire travailler les esclaves le dimanche. Le caractère élevé de cette prohibition est marqué dans un canon du concile tenu à Rouen en 650, qui ordonne aux maîtres de laisser assister à la messe, au moins les jours de dimanche et de fête, « les bouviers, les porchers, les autres pâtres, les laboureurs, tous ceux qui demeurent continuellement dans les champs et y vivent comme des bêtes. Ceux qui les négligeront répondront de lem-s âmes et auront un compte rigoureux à en rendre, car le Seigneur, en venant sur la terre, n’a point choisi pour disciples des orateurs et des nobles, mais des pêcheurs et des gens de rien ; et ce n’est pas à de hautes intelligences, mais à de pauvres bergers, que l’Ange a annoncé en premier lieu la nativité de notre Rédempteur ». Les conciles anglo-saxons, dont les décisions passèrent habituellement dans les lois du pays, punissent de peines temporelles les maîtres qui contraignent leurs esclaves à travailler le dimanche : un concile tenu en 691 ou 692 sous le roi Ina de ^Yessex déclare que, dans ce cas, l’esclave deviendra libre : une sentence du roi, rendue en conformité de cette défense, ajoute à la perte de son esclave la condamnation du maître à une amende (Thorpe, Ancient Lcms and Institutes of England, t. I, p. io5). Le concile de Berghamsted (697) est moins sévère, et se borne à condamner le maître à l’amende, mais dans un autre canon déclare libre l’esclave que son maître aurait contraint à manger de la viande en temps de jeûne.

On sait que les empereurs chrétiens avaient interdit aux Juifs la possession d’esclaves baptises. Les conciles de l’époque barbare insistèrent sur cetle défense. Des canons soit interdisant de vendre à des Juifs des esclaves chrétiens, soit autorisant tout fidèle à les racheter, soit même les déclarant libres sans

rachat, sont édictés par le quatrième concile d’Orléans (54 1), le premier concile de Màcon (58 1), le troisième concile de Tolède (589), le premier concile de Reims (625), le quatrième concile de Tolède (633), le dixième concile de Tolède (656). Ces canons ont pour principal objet de défendre la conscience des esclaves contre le prosélytisme des Juifs ; mais ils ont un second objet encore. « On sait qu’à cette époque il y avait dans la Gaule des gens, et spécialement des marchands juifs, qui faisaient une espèce de traite, et qui vendaient des esclaves chrétiens aux nations étrangères. » (Yanoski, De Vabulitiun de Vesclas’age ancien au moyen âge, 1860, p. 49) Les conciles se préoccupent d’entraver ce commerce. L’interdiction aux Juifs de posséder des esclaves chrétiens leur ôtait les moj-ens d’en trafiquer. Mais un obstacle à la traite plus puissant encore était la défense de vendre des esclaves au dehors. Celle-ci est édictée par le neuvième canon du concile tenu à Chalon-sur-Saône entre 644 « ^t 650 :

« Aucun esclave ne peut être vendu en dehors du

roj’aume de Clovis (II) » ; règle que, devenue régente, la veuve de ce roi, sainte Bathilde, ancienne esclave elle-même, transforma en loi de l’Etat.

La Gaule n’était pas le pays où sévissait le plus la traite : après la conquête saxonne, la Bretagne insulaire devint un des principaux centres de l’exportation des esclaves. Non seulement les indigènes, mais encore leurs propres compatriotes étaient vendus par les conquérants aux marchands venus du continent. La Rome du vi’siècle était l’un des marchés alimentés par ce commerce : on sait comment saint Grégoire le Grand, touché de la beauté « angélique » des jeunes enfants anglais exposés sur le Forum, conçut le dessein de révangélisation de l’Angleterre, et, devenu pape, l’accomplit. Quand le christianisme eut repris possession de ce pays, les évêques et les moines réunirent leurs efforts pour améliorer la situation des esclaves : auvii’^ siècle, l’évêque moine Aidan consacrait ses richesses à leur rachat ; plus tard, l’évêque ^Vulstan décida les marchands d’esclaves de Bristol à abandonner leur commerce. Au sj’node de Celchyth, les évêques s’engagèrent à affranchir, lors de leur décès, tous les serfs de leurs domaines qui avaient été réduits en servitude par misère ou par crime (voir Keble, Saxons in England, t. II, p. 3^5 ; Lingard, History of England, trad. Roujon, t.I, p. 168 ; Green, Histovy of English People, p. 54).

Comme aux premiers temps de l’Eglise, nombreux étaient, à l’époque barbare, les esclaves désireux du sacerdoce. En Irlande, l’apôtre de cette île, saint Patrice, fait insérer dans la loi nationale une clause déclarant libre sans condition l’esclave qui se consacrerait au service de Dieu (Sanckus Môi t. I, p. 31). Les conciles francs du siècle suivant n’osèrent le suivre dans cette voie. Ils n’osèrent même adoiJler l’interprétation libérale de l’empereur Juslinien, pour qui « si un esclave avait été ordonné clerc, le maître le sachant et n’y contredisant pas, il devenait, par le fait de son ordination, libre et ingénu » (Novelle cxxiii, 17). Les conciles maintinrent l’ancienne règle, remontant au moins au iv’siècle, et renouvelée par les papes saint Léon et saint Gélase, qui exigeait que les futurs prêtres eussent d’abord été formellement affranchis. Ils respectaient avec scrupule le pouvoir du maître, et peut-être craignaient-ils que, par la porte du sacerdoce, une partie de la population servile ne s’échappât, au risque de modifier l’état des fortunes et d’amener un bouleversement économique et social. C’est par des peines canoniques imposées à l’évêque qui a fait l’ordination, non par l’annulation de celle-ci, qu’ils font respecter la règle. Le concile tenu à Orléans en 5Il condamne l’évêque qui, en l’absence et à l’insu du maître, a sciemment ordonné 148J

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prêtre ou diacre un esclave, à reml)ourser au maître le double de la valeur de celui-ci. Mais l’esclave restera affranchi de fait : « Il devra, dit le concile, continuer d’occuper le poste ecclésiastique auquel il aura été appelé. » Le concile d’Orléans de b’68 prive pendant un an de la l’acuité de célébrer la messe l’évêque qui a ainsi attenté au pouvoir des maîtres. Celui de 549 réduit cette interdiction à six mois : il permet au maître de conserver ses droits sur l’esclave, mais lui défend d’en exiger des services incompatibles avec sa nouvelle dignité : si le maître cesse de respecter le prêtre dans l’esclave, l’évêque qui a ordonné celui-ci a le droit de le réclamer pour lattaclier à son Eglise, à charge de payer au maître la A-aleur de deux esclaves. Ces dispositions, renouvelées trois fois dans la même ville en moins de quarante ans, semblent indiquer la rapidité avec laquelle une telle discipline tombait en désuétude. Elles ne visaient, sans doute, que des cas exceptionnels ; car on possède des formules d’affranchissements souscrites par des maîtres dont les esclaves paraissaient appelés au sacerdoce.

« Pensant, dit l’un d’eux, au salut de mon àme, à

celui de mes parents et de mes proches, pour l’amour du Christ qui nous délivre de la tjrannie de Satan, j’ai résolu de délivrer du joug de la servitude un de mes esclaves, appelé X., alin que, lié au service divin, il ne cesse de prier pour la rémission de ses péchés, pour moi et pour les miens, et que, montant successivement les degrés de la sacrée hiérarchie, chaque jour de plus près et plus familièrement il ait le moyen de solliciter pour nous la miséricorde divine. « (Boxva-LOT, iVoin’eUes formules alsatiqites, dans lievue liistovique du droit français^ 1863, p. 442.)

Le consentement du maître était aussi exigé pour les esclaves quivoulaiententrer dans les monastères : mais l’affranchissement préalable paraît n’avoir pas été demandé, et, à moins d’une opposition formelle, le consentement était présumé. Cela résulte du quatrième canon du concile de Chalcédoine (4ôi) et d’une constitution des empereurs LiioN et ANTHi’ ; Mi[ ; s(Co(/e/ « s/., 1, III, 38). Quand l’Eglise se heurtait au ve/o du maître, elle ne passait pas encore outre, mais elle exhortait celui-ci, et au besoin payait la rançon de l’esclave.

« J’ai appris, écrit saint Gukgoire le Grand (Ep, , Yl, 

xii). que le défenseur Félix possède une jeune tille nommée Catella, qui aspire avec larmes et un véhément désir à l’état religieux, mais que son maître ne veut pas le lui permettre. Or, je veux que vous alliez trouver Félix, et que vous lui demandiez l’àme de cette tille ; vous lui paierez le prix convenu, et vous l’enverrez ici par des personnes graves, qvii la conduiront au monastère. Et faites cela vite, alin que votre lenteur ne fasse’courir aucun danger à cette àme. » Mais bientôt les interventions de ce genre cessèrent d’être nécessaires : un concile tenu à llome en ôgô, sous la présidence du même pape, lit de l’entrée dans la vie monasti(pie une cause de liberté pour tous, sans aucune condition du consentement, exprès ou tacite, du maître ; car, disent les Pères de ce concile, « si on arrèleimprudeniiiient les vocations, on refuse quehjue chose à Celui qui a tout donné », si invaute retiiiemus, illi iiivenimur iiegare (jiinedaiii, qui dcdit oniiiia. Déjà la même règle avait été posée en Orient par une novelle (v, 2) de Jistimkn, en faveur des esclaves qui ont quitté la maison de leur maître poiu- le monastère, sans avoir commis ni crime ni délit. Ajoutons qu’une fois moine, l’ancien esclave pouvait parvenir aux plus hautes dignités de son nouvel état : Gukgoiui- : de Tours (De s’il. Patrum, 5) raconte l’histoire d’un jeune esclave arverne, Portianus, qui, nuiltrailé i)ar son maître, se réfugie dans un couvent : le barbare l’en arrache, puis, frappé de cécité en punition de ce sacrilège, le

restitue au monastère : ce même esclave, devenu moine, puis abbé, sortira un jour de sa retraite pour arrêter et réprimander le roi franc Thierry, fils de Clovis, dans sa marche dévastatrice à travers l’Auvergne.

Les conciles de l’époque barbare sont de leur temps. Dans un petit nombre de cas exceptionnels, on les voit s’inspirer de la législation en vigueur. Chez les Wisigoths, les Bourguignons, les Alemans, les Bavarois, les Francs, certains crimes ou délits, en l’absence de paiement de la composition exigée, entraînaient pour i^eine la servitude. Deux fois, dans l’intérêt des mœurs ou dans celui de la discipline cléricale, l’Eglise agit de même. Le premier concile d’Orléans, en 51 i, déclara, dans son deuxième canon, qu en cas de rapt le coupable deviendrait l’esclave du père de la femme outragée, ou se rachèterait de l’esclavage ; et par son cinquième canon, le troisième concile de Tolède, en 689, condamna à être vendues les femmes qui habiteraient sous le toit d’un clerc. Quelques années plus tard, un concile tenu à Reims en 625 déclarera, dans son l’j' canon, qu’un homme libre ne peut être réduit en esclavage ; mais ce canon, qui vise seulement le crime de plagiat, puisqu’il prononce la confiscation des biens de celui qui s’en est rendu coupable, laisse évidemment subsister la servitude pénale.

2° Les serfs ecclésiastiques. — La dévotion des peuples, des rois et des grands, surtout depuis les invasions, enrichit les évêchés et les nionastères. Que les donations qui leur furent faites aient été quelquefois excessives, c’est ce qu’ont reconnu les historiens les jdIus sincères de la vie monastique, depuis le vénérable Bède (Ep. ad Eghertum) jusqu’à MoNTALEMBEUT (Les Moines d’Occident, t. V, 1865, p. 216). Mais il faut ajouter qu’elles toiu-nèrent dans une large mesure au profit des esclaves. L’opulence nouvelle des églises et des couvents leur permit de racheter beaucoup de captifs, en un temps où l’une des anciennes sources de l’esclavage s’était rouveite, et où les marchés regorgeaient de nouveau de prisonniers de guerre (3" concile de Lyon, 583, canon 2 ; 2* concile de Màcon, 585, canon 5 ; concile de Reims, 625, canon 22 ; voir dans Yaxoski, De l’abolition de Vesclayage ancien au moyen âge, p. 40-47. et surtout dans Lesne, // « s/o/z-é" de la propriété ecclésiastique en France, t. I, 1910. p. 46-48, ’55’]-36g, de nombreux exemples de captifs ou d’esclaves rachetés par des évêques du vi’et du vu’siècle). Cependant, à un autre point de vue, les libéralités dont les Eglises furent l’objet paraissentà quelques historiens avoir entravé les efforts faits par elles en faveur des esclaves. La fortune mobilière existant à peine à l’époque où commença à se constituer le patrimoine ecclésiastique, c’est par des dons de terre que la i)iété des fidèles se traduisit. Comme les domaines ainsi donnés étaient le plus souvent garnis de serfs et d’esclaves, l’Eglise se trouva, elle aussi, proi)riétaire triioiiimes. Mais elle se trouva, en même temps, en iiréseiu-e d’un problème assez délicat, car il était interdit à ses représentants, évêcpies ou al)l)és, d’aliéner les biens dont ils n’étaient que les déi)ositaires ou les administrateurs. Quehiues-uns surent lournerla règle, comme fit le moine anglais saint Wilfrid, qui, ayant reçu en dt)n pour y fonder un monastère, un domaine sur lequel résidaient deux cent cinquante esclaves des <leux sexes, commença par lesba|)tiser et les affranchir (BÈDE, Ilisf. eccl., IV, I 4). Mais la plupart prirent possession des immeubles tels qu’ils étaient donnés. Les serfs d’Eglise furent-ils donc plus malheureux que d’autres par l’impossibilité d’être affranchis ?

l’491

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C’est ce que l’on a prétendu. « La condition de l’esclave d’Église, dit Rexan, fut empirée par une circonstance, savoir l’impossibilité d’aliéner le bien de l’Eglise. Qui était son propriétaire ? qui pouvait latTranchir ? La difficulté de résoudre cette question éternisa l’esclavage ecclésiastique. » (Mcwc Aiirèle, p. 609.) Avant d’éclaircir cette dilliculté, disons un mot de la situation faite aux serfs travaillant dans les domaines des évéchés ou des monastères, ou, d’une façon générale, dans les domaines ecclésiastiques. L’Eglise avait posé ce principe, qu’ils devaient être plus doucement traités que les autres. « Au sujet <les serviteurs de l Eglise, dit le 6"^ canon du concile d’Eause (55 1), il convient, dans un sentiment de piété et de justice, de leur imposer des tâches plus légères que celles des esclaves des particuliers, afin que, grâce à la remise du quart de leur tribut, ou de quelque chose de leur travail, ils aient lieu de bénir Dieu des bienfaits reçus des prêtres. » Le troisième concile de Tolède (589) interdit, sous peine d’excommunication, aux agents du pouvoir civil d’imposer des corvées publiques ou privées aux esclaves de l’Eglise. Le concile de Reims de ôaS dit, dans son 13* canon, que, pas plus que les terres de l’Eglise, ils ne doivent jamais être donnés ou Aendus. Ils forment donc une classe à part et jouissent d’une situation privilégiée.

Mais peuvent-ils aspirer à une situation meilleure encore, et obtenir la li])erté ? Le 8^ canon du concile d’Epone (Si’j) a fait supposer le contraire. « L’abbé, y est-il dit, ne doit pas alfranchir les esclaves qui ont été donnés aux moines ; car il ne conviendrait pas que les moines travaillassent la terre tous les jours, tandis que leurs esclaves jouiraient en oisifs de la liberté

« ; injustum eiiim putamits ut, monachis qnotidianum

rurale opus facientibus, servi eorum libertatis otio potiantur. Pour apprécier équitablement ce canon, il faut se rappeler : r^ qu’il fut édicté probablement pour modérer le zèle qui poussait les abbés à affranchir en grand nombre les esclaves des monastères ; 2" que la raison donnée par le concile traduit la crainte que les moines, voués à la culture de la terre, au défrichement du sol, œuvre si importante à cette époque, demeurassent sans auxiliaires ; 3" que le canon du concile d’Epone paraît représenter une discipline temporaire et locale, et concerner les affranchissements en niasse, non les affranchissements individuels. Ce qui le démontre, c’est que tous les canons des conciles postérieurs, où il est question des serfs ecclésiastiques, disent formellement qu’ils peuvent être affranchis.

Ils le seront d’abord par le sacerdoce et la vie monastique. Le concile tenu à Rome en 595 par saint Grégoire le Grand dit, dans un canon déjà cité, que nombreux sont les esclaves, appartenant à l’Eglise ou aux particuliers, qui veulent entrer dans les monastères : si on le leur permet sans examen, l’Eglise perdra bientôt tous ses esclaves ; si on le leur refuse, on courra risque de priver Dieu d’une offrande à laquelle il a droit : il faudra donc, lorsqu’un d’eux demandera à se faire moine, examiner sa conduite antérieure et, si elle a été bonne, lui accorder sa demande. Le canon 1 1 du neuvième concile de Tolède (655) autorise l’évêque à affranchir les esclaves de l’Eglise qui se sentiront appelés à l’état sacerdotal. Le concile de Mcrida (666) dit, dans son 18’canon, que les prêtres des églises de campagne doivent, dans la mesure où les ressources de leurs biens ecclésiastiques le leur permettront, choisir parmi les esclaA’cs de l’Eglise des hommes intelligents pour en faire des clercs et leurs coopérateurs : on peut supposer, bien que le concile ne le dise pas clairement, que l’entrée de ceux-ci dans les rangs inférieurs du

clergé entraînait leur affranchissement : au moins étaient-ils soustraits par elle aux occupations ser-A’iles.

Mais les esclaves de l’Eglise peuvent aussi être affranchis sans obligation pour eux d’embrasser la vie monastique ou cléricale. De nombreux canons (concile de Tolède, 633, 6- ; -70 ; concile de Tolède, 638, 9-10 ; concile de Tolède, 655, 12-16 ; concile de Mérida, 666, 20) règlent les devoirs des affranchis de l’Eglise. Les conciles indiquent aux évéques désireux de donner la liberté aux serfs ecclésiastiques le moyen de concilier les droits de la charité avec leurs obligations d’administrateurs du patrimoine religieux. Le 9’canon du concile tenu à Agde en 506 permet aux évéques d’affranchir les esclaves appartenant à leur église et de leur donner certaines propriétés en dépendant, à condition qu’ils l’aient mérité, hene meritos sihi. Le quatrième concile de Tolède (633) autorise les évêques à affranchir des eschives de l’Eglise, s’ils laissent à celle-ci en compensation quelque chose de leur fortune personnelle.

Cette nécessité d’une compensation comme prix de l’affranchissement des serfs ecclésiastiques est particulière aux conciles espagnols. Mais elle ne se rencontre ni en France ni à Rome. Là, le pouvoir d’affranchir est sans exception ni limites. Les évêques et les abbés n’ont pas le droit d’aliéner les immeubles ou les serfs de l’évèché ou du monastère, mais ils ont le droit de donner à ceux-ci la liberté, et même un pécule. Le concile d’Agde (544) le dit expressément dans son’j' canon : « Que l’évêque conserve les tenures, ou les esclaves, ou les vases sacrés, selon la règle canonique, comme des biens confiés à sa garde et appartenant à l’Eglise, et qui, par conséquent, ne peuvent être vendus, comme étant des biens destinés à assurer la subsistance des pauvres. Mais si l’évêque a accordé la liberté à quelqu’un des esclaves, qui l’a méritée, que la liberté ainsi accordée soit respectée par ses successeurs, en même temps que ce que leur émancipateur leur aura donné en les affranchissant, don qui doit être limité à AÙngt sous en monnaie, avec une portion de terre et une habitation. Ce cjui aurait été donné au delà reviendrait à l’Eglise après la mort de l’émancipateur. »

Une belle lettre de saint Grégoiue le Grand confirme ce que nous disons : « Puiscjue le Créateur et Rédempteur du monde, écrit le pape, a voulu s’incarner dans l’humanité, afin de rompre par la grâce de la liberté la chaîne de notre servitude, et de nous restituer à notre liberté primitive, c’est bien et sainement agir que de rendre le bienfait de la liberté originelle aux houmies que la nature a faits libres et que le droit des gens a courbés sous le joug de la servitude. C’est pourquoi a^ous, Montan et Thomas, ser-A’iteurs de la sainte Eglise romaine, que nous servons aussi aA-ec l’aide de Dieu, nous a’ous faisons libres à partir de ce jour et citoyens romains et Jious vous abandonnons tout votre pécule. ^> (Ep., VI, xii.)

« De nombreux textes, écrit M. Marcel Fournier, 

montrent que l’Eglise, comme les particuliers, affranchissait souA’ent un serf en lui remettant son pécule ou une terre pour la cultiver, à charge de redevance. » {Revue historique, t. XXI, p. 34-) Mais, ajoute le même érudit, il était absolument défendu à ceux qui avaient été ainsi affranchis de A-endre ou d’aliéner leur pécule, sous peine d’amende ou de réA’ocation de l’acte d’aliénation. M. Fournier généralise ici à tort, car il cite à l’appui de son assertion un seul concile, le neuvième de Tolède (655). Et encore celui-ci ne dit pas ce qu’on lui fait dire, mais, par son canon 16, il laisse à l’affranchi qui A’oudrait aliéner le bien qu’il tient de l’Eglise le choix ou de l’offrir en A-ente à l’éA-èque, sacerdoti ejusdem ecclesiae, ou de le A’endre

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à quelqu’un de ses parents ou de ses proches également dépendants de celle-ci. ce qui paraît un ingénieux moyen de concilier la liberté de vendre avec rinaliénabilité du Inen ecclésiastique.

Cette inaliénabilité n’a, elle-nième, rien d’absolu. C’est un principe auquel la charité peut l’aire subir des dérogations. Une preuve intéressante en est donnée par le canon lo du concile anglo-saxon de Celcliyte (816). Il ordonne qu’à la mort de tout évêque (( pour le salut de son àme la dixième partie de ce qu’il possède, gros et menu bétail, moutons et porcs, et des provisions de ses celliers, soit distribuée aux pauvres, et que tous ses serfs anglais soient mis en liberté, de telle sorte qu’il puisse obtenir ainsi la récompense de ses travaux et le pardon de ses péchés ».

On a vu que le concile d’Eause faisait à l’Eglise un devoir de rendre à ses serfs la vie facile et douce. Les lettres de saint Grégoire le Grand, dont nous avons déjà cité quelques-unes, le montrent gouvernant avec autorité les colons et les serfs de l’Eglise de Rome, achetant même, pour les besoins de ses terres, quelques individus d’une trilui sauvage réfugiée en Sardaigne, mais protégeant a^ ec la plus grande sollicitude tous les droits de famille et de propriété de ces travailleurs des domaines ecclésiastiques, et les traitant comme une grande famille, la familia saucti Pétri, de même qu’il considère les immenses propriétés que, par eux, il administre et met en valeur, comme étant vraiment le bien des pauvres et la source des aumônes, les, possessio, bona, utititaies paitperum (voir Thomassin, Ancienne et noin’elle discipline de l’Eglise, éd. André, t. VI, p. log-i i i ; Claudio Jax-XET, Les grandes époques de l liistoire économique, p. 124-136 ; Grisar, lioma al fine del mundo antico, parte terza, 1899, p. SGg-S^’j). Mais la condition des serfs ecclésiastiques ne cesse de s’améliorer. Trois cents ans après saint Grégoire le Grand, un document célèbre permet de juger de cette amélioration. Le Polyptyque d’Irniinon, c’est-à-dire la description des terres de l’abbaye deSaint-Gerniain-des-Prés, fait connaître ce qu’était devenue, au ix*^ siècle, l’existence des serfs de l’Eglise. On constate : 1° qu’ils sont maintenant peu nombreux, et que sur les vastes domaines des grandes abbayes la population des cultivateurs lil)rcs ou des colons l’emporte dans de très grandes proportions sur la population des cultivateurs de condition servile ; 2" que la dilTérence entre ces deux classes d’exploitants n’est plus très sensible, puisque les uns et les autres doivent des redevances fixées d’avance et que le propriétaire n’a pas le droit d’augmenter arbitrairement, le surplus de leur temps et de leur travail leiu-étant a])andonué : ’6'^ que les familles de serfs ont une tendance à s’élever, beaucoup de ceux-ci épousant des femmes libres, et leurs enfants devant suivre, dans ce cas, la condition de la mère ; 4° que ces familles sont souvent nond)reuses, ce qui montre que les gains de leur travail et les produits de leurschamps sufTiscnt à entretenir le père, la mère et plusieurs enfants. Ajoutons que leurs besoins spirituels ne sont pas négligés : sur les i-.ooo hectares que possède l’abbayedeSaint-riermain. et surlesquels sont répartis 2.829 ménages, dont seulement 120 ménages de serfs, le Polyijl^que d’Irniinon conqite trente-cinq églises.

La statisti(pie est un peu moins favorable pour un autre monastère, celui de Sainl-IJertin. qui, vers le milieu du ix’siècle, possédait une population libre de 1.778 habitants (moins les femmes, ce qui devait à peu près la doubler) et une population servile de 462 liajjitants (y compris les femmes). Dans cette population servile il y avait 166 serfs et serves et 296 mancipia, serviteurs sans Icnures lixes, astreints au service personnel et aux travaux agricoles, et

recevant pour prix de leur travail soit la nourriture, soit la jouissance d’une terre. Cette classe de la population servile n’est point constatée sur les terres de Saint-Germain-des-Prés : on la retrouve, à une époque un peu plus avancée, dans l’abbaye alsacienne de Marmoutiers.

Du reste, le mot mancipia ne doit pas nous faire illusion et nous entraîner à croire qu’entre les serviteurs ecclésiastiques désignés par ce mot et l’esclave proprement dit il y avait iiarité de situation. Comme les serfs possesseurs d’une tenure, les mancipia des églises ou des monastères jouissent légalement d’une situation privilégiée. Un capitulaire de 853 défend d’échanger les mancipia ecclesiastica, à moins que par cet acte ils ne reçoivent la liberté, nisi ad lihertaiem commuiet (Baluze, Capit., t. II, col. 57, 58). Un capitulaire de 857 déclare qu’entre les seri, ’i ou les mancipia de l’Eglise et ceux des laïques il y a autant de différence qu’entre un homme libre et un esclave (ibid., 1. II, col. 364).

J’ai parlé des églises mises à la disposition des populations agricoles des domaines ecclésiastiques : ajoutons que des écoles leur étaient également ouvertes. On y pratiquait même, d’une certaine manière, l’instruction obligatoire : un concileespagnol (sixième de Tolède, 68g) fait aux affranchis de l’Eglise un devoir d’envoyer leurs enfants dans ces écoles, à peine de révocation de l’affranchissement (Crt/’< « /rt/re de Saint-Rertin, p. 147, 212, 874 ; Cartulaire de Suint-Sauyeur de Redon, p. 243, 291, 308, 329, 35 1 ; Statuts de l’ahbaye de Saint-Pierre de Corbie, dans Gui’ : u.kd, Polyptyque d’Irniinon^ t. II, p. 356).

De ces détails on doit conclure qu’au ix’siècle il n’y a pas Ijeaucoup de serfs ecclésiastiques, et que leur A-ie ne diffère i)lus beaucoup de celle des autres tenanciers ou colons. Cette conclusion s’impose d’autant plus que le monde ecclésiastique du ix’siècle semble imbu d’idées très libérales. On ne peut facilement distinguer, dans les écrits de cette époque, si le mot servus désigne l’esclave proprement dit ou le serf de la glèbe ; mais ce qu’on reconnaît, c’est que les idées sont de plus en plus hostiles à la servitude. S’inspirant des décisions des conciles, les lois proclament

« le devoir pour les dépositaires de l’autorité, 

soit clercs soit laïques, de traiter avec mansuétude, dans les corvées exigées d’eux ou dans les redevances qui leur sont imposées, les hommes de toute condition, nobles ou non nobles, esclaves, colons, inquilini. et autres de quelque dénomination que ce soit ; car ils sont les frères de leurs nuiitres, ayant dans le ciel un même Dieu, qu’ils appellent notre Père, et une même mère, l’Eglise, qui les a enfantés de son chaste sein » (Cflpit.econciliisexcerpta, dans.1/0 ». Germ. hist., f.eges, t. II, n° 154). L’origine de la servitude, pour les docteurs de cette époque, est soit le péché, soit le malheur, iniquitas’el adi’ersitas : le péché, comme dit l’histoire de Cliam, le malheur, comme dit celle de Joseph (Alcuin, 735804, Interr. et respons. in l.ibrum Genesis, 273 ; RnAB.x Maur, 776-856, In Gènes., iv. 9). Agobaro (779-840) déclarant qu’il faut, quand ils le demandent, baptiser les esclaves des Juifs, explique que l’on ne saurait hésiter entre l’obéissance que l’esclave doit au Dieu qui lui a donné la vie et celle qu’il doit au maître

« qui pour 20 ou 30 sous a acheté ses services corporels » 

{/)<’baptisnio.hidæorum mancipioruni). L’abbé de Saint-Mihiel, Smaragde (819). prend même une position tmit à fait nette ; il demande à Louis le Débonnaire de sui)primer dans ses Etals la servitude : et ne in regno tuo capti’itas fiât. ( hie pour rendre hommage à la bonté de Dieu chacun renvoie libres ses esclaves, unusquisque liberos débet dimittere sen’os ; et que le très juste et très pieux Roi honore Dieu en 1495

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ses esclaves et en ses ricliesses, libérant les esclaves et faisant servir les richesses à l’assistance des esclaves libérés : Jionori/ica ergo pro omnibus Deum tiuim, sii’e in senùs tihi subactis, sii’e in dii’itiis tibi concessis, ex mis liberos faciendo et ex istis eleemosynam tribnendo (Via regia, 35).

V. Le servage

1° Le ser<,-age et la philosophie scolastique. — Dans la France féodale, et, plus on moins, dans l’Europe féodale, '< le type de l’esclave antique a complètement disparu » (H. Sets., Etude sur les classes serviles en Champagne aux xii' et xiii' sii’cles, dans Revue historique, nov.-déc. iSg^). Le servage, qui subsiste seul, n’est plus l’esclavage proprement dit, mais un état intermédiaire entre celui-ci et la liberté, participant plus ou moins de l’un et de l’autre, selon les lieux. Même dans les circonstances les plus favorables, le serf n’est point libre, puisqu’il ne peut abandonner la terre qu’il cultive, puisqu’il ne peut se marier en dehors du domaine sans le consentement du maître, et puisque, le plus.souvent, il ne peut disposer de son ])ien au préjudice de celui-ci, s’il meurt sans héritiers directs : mais, même dans les circonstances les moins favorables, il est libre en ce que, ses corvées accomplies et ses redevances payées, il reste maître de son travail et de sa personne, en ce qu’il jouit de tous les droits de 1 époux et du père, en ce qu’il possède pleinement les biens qu’il a pu acquérir, sauf la restriction indiquée tout à l’heure. Il ne faut point perdre de vue cette situation, quand on étudie les opinions des docteurs scolastiques, du xii « au xiv' siècle, sur la question de la servitude. Le mot sen’us, dans leurs écrits, signiûc non l’esclave, tel qu’il était au temps d’Aristote, et tel qu’il fut pendant toute l’antiquité, mais le serf, tel qu’il est devenu à l’aurore des temps modernes. De là, en apparence, une sorte de malentendu entre leiir pensée et la réalité. Comme Aristote fut, pour tous les docteurs de ce temps, le Maître par excellence, ils paraissent quelquefois accepter ses théories sur la servitude, et on le leur a souvent reproché (voir Delécluse, Grégoire VII, saint François d' Assise, saint Thomas d’Aquin, iS^^, t. 11, p. 2^1 ; ForGUERAY, Essai sur les doctrines politiques de saint Thomas d’Aquin, 1869, p. 60 ; IIousselot, Etudes sur la philosophie dans le moyen âge, 1840, t. II, p. 2f)4 ; Nourrisson, Tableau général des progrès de l’esprit humain, 1858, p. 269 ; Jaxet, lïist. de la philosophie morale et politique, 1858, t. I, p. 828 ; Raumer, Geschichte der Ilohenstaufen und ihrer Zeit, t. VI, 1857, p. 349 ; Havet, Le Christianisme et ses origines, t. I. 1871, p. 278 ; Zambo ?.'i, Gli Ezzelinl. Dantee gli schiavi, 1906, p. 28, 476 ; Cioccotti, // tramonto délia schiavitù, 1899, p. 21 ; DoBscniiTz, Real-encyhl. fur protest. Théologie und Kirche, l. XVIII. p. 43) ; mais ils ne les acceptent en principe qu’après leur avoir fait subir des modifications qui leur ôtent ce qu’elles avaient de chimérique et d’odieux, et les avoir passées, en quelque sorte, au crible de l’esprit chrétien. Aussi, sur les cas pratiques et concrets, que leur a révélés l’expérience de tous les jours, se montrent-ils non en arrière de leur temps, comme aurait pu le faire supposer leur point de départ, mais au contraire en avant de la légalité et des mœurs de ce temps. Loin de rétrograder vers l’esclavage antique, ils tendent à reconnaître de plus en plus au serf du moyen âge les droits de l’homme libre.

Prenons le plus illustre représentant de l’Ecole, saint Thomas d’Aquix ( 1 22.>i 274). et voyons comment, sur la question fondamentale de l’origine de la servitude, il s’approche et se sépare de son maître Aris tote. On n’a pas oublié la théorie de celui-ci sur

« l’esclave par natures. Thomas d’Aquin la reproduit

dans son commentaire de la Politique : mais il la corrige d’un mot, en disant que l’homme doué d’une moindre raison est naturellement vis-à-vis de l’homme d’une raison supérieure < comme >- un esclave, nataraliteralteriusest quasi serus. Dana les livres où, au lieu de commenter le texte d’autrui, le docteur angélique expose librement sa propre pensée, il corrige beaucoup plus complètement la théorie d’Aristote, puisqu’en paraissant la rappeler il lui en substitue une autre. Moins hardi que quelques-uns de ses contemporains, saint Thomas considère comme fausse la doctrine professée par ceux-ci, qu’un chrétien ne peut être esclave. Tous les hommes sont égaux, dit-il ; mais l’ordre veut qu’il y en ait qui servent les autres, et le Christ n’est pas venu détruire cet ordre (In Ep. ad Tit., 11, lect. 2). Il y a même des hommes incapables de se conduire eux-mêmes, pour qui la servitude est un bienfait. Mais, ajoute saint Thomas, il n’y a pas d’esclaves par nature : l’homme diffère des créatures déraisonnables en ce qu’il est maître de ses actes par la raison et la volonté ; seuls les êtres sans raison sont par la nature destinés à servir (la Ilae, q. I, a. I t ; a. 2 : I » lae, q. 64, a. i, ad 2).

Albert le Grand (1 193-1280), Egidius (1245-1316) admettent de même qu’il } a des hommes faits pour servir, parce que, incapables de se conduire euxmêmes, la servitude est pour eux un bienfait ; mais, comme saint Thomas, ils justifient cette servitude

« quasi naturelle » par l’intérêt de l’assujetti, non, 

avec Aristote, par l’intérêt du nïaître : à les bien entendre, ce sont les maîtres qui sont faits pour les esclaves, non les esclaves pour les maîtres. Le franciscain Dlns Scot (1274-1308) précise plus complètement cette doctrine, qui, dans les termes où il la présente, devient tout à fait acceptable. Exposant la théorie d’Aristote, d’après laquelle ceux qui l’emportent par l’intelligence sont nés pour le commandement, et ceux qui sont inférieurs par l’intelligence nés pour servir, il explique qu’elle ne doit pas s’entendre de la a servitude extrême » dont a parlé le philosophe grec, mais seulement de la « servitude politique », et que l’assujetti ne doit pas être considéré, ainsi que le voulait le Stagirite, comme un instrument dans les mains du maître, mais comme celui qui, moins intelligent, est dirigé par celui qui l’est davantage : Respondeo hoc non est intelligendum de ista servitute extrema, sed tantum de servitute politica, qua inferior disponitur a superiore : non tumen sicut inanimatum, sed sicut minus vigcns mente ordinatur per illum qui mugis pollet mente (In IV Sent., dist. 36, q. un.). Non moins nettement se sépare d’Aristote un autre docteur franciscain. Pierre AuREOLL’s, mort cardinal en 1322. Il admet que les moins capables de se conduire doivent être soumis aux plus capables ; mais cette servitude naturelle doit s’entendre, dit-il aussi, dans le sens de servitude politique et civile. L’homme ne saurait être autrement asservi, pai’ce qu’il est par nature libre de sa personne, maître de ses actes, et, selon la forte expression d’Aureolus, a un animal dominateur », quia homo est animal dotninatifum naturaliter. L’assimiler, comme le veut Aristote, aune bête de somme que le maître peut vendre ou donner, et qui est incapable de vertu et de libre arbitre, c’est blesser le droit natiu’el : ergo, quod aliquis hoc modo sit se ?-i’us, videtur esse contra jus naturæ (In IV Sent., dist. 36, q. un., art. un.). Saint Thomas s'était placé au même point de vue en comparant aussi l’esclave et le sujet, l’un et l’autre mus par le maître et le prince, mais tout autrement que ne sont mues les choses inanimées, puisque l’homme, même esclave ou sujet, même obéissant au comman1497

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dément d’axitriii, le fait en vertu de son libre arbitre, et que c’est en se gouvernant soi-même quil obéit à celui qui le gouverne (II » Il^e, q. 50, a. 2, c).

Voici Aristote laissé bien loin. Sur les faits qui constituent la légitimité de resclavage, les scolastiques s'écartent complètement de lui. Considérant

« les esclaves par nature » comme Téquivalent des

animaux destinés à servir, le philosophe grec décla- | rait justes tous actes qui les mettaient sous la dépendance du maître, admettait même les guerres faites en Aue de leur asservissement, la chasse à l’homme. Duns Scot, au sujet de l’esclavage proprement dit. c’est-à-dire de l’asservissement complet de l’homme à l’homme, tel que le pratiquaient les anciens, dit qu’il ne peut résulter légitimement que de trois causes : iMe don libre et volontaire de soi-même comme esclave, car, bien qu’il soit insensé, dit-il. et peut-être contraire à la loi naturelle, d’abdiquer ainsi sa propre libei’té, cependant, l’abdication une fois faite, il est juste de la maintenir ; 2° la servitude pénale, c’est-àdire prononcée comme châtiment d’un crime, les pouvoirs publics, qui ont le droit de condamner le criminel à la mort, ayant évidennnent aussi celui de le condamner à l’esclavage ; 3° la guerre, le vaincu, dont la vie a été épargnée par le vainqueur, pouvant être obligé par celui-ci à la servitude en échange de la vie qu’il lui a laissée. Cependant, pour ce troisième cas, Duns Scot hésite, car ici la justice ne lui apparaît pas évidente, non apparet manifeste justitia hic. Le vainqueur n’a i)as toujours été dans la nécessité de tuer le vaincu pour se protéger soi-même ; par conséquent il n’a pas toujours, eu l'épargnant, acquis le droit de le réduire en esclavage. Quant à la prescription, continue Duns Scot, elle ne saurait être jamais un principe d’acquisition des esclaves, car on peut acquérir par prescription des objets, non des hommes : elle ne le serait que s’il s’agissait de personnes que l’on pût présumer être jirimitivement devenues esclaves en vertu d’une des deux causes admises plus haut, don de soi-même ou châtiment prononcé par l’autorité compétente (fn IV Sent., dist. 36, q. un.).

Duns Scot résume sa pensée ])ar un jugement très remarquable, et sur la théorie d' Aristote, qu’il atténue jusqu'à la détruire, et sur la servitude elle-même, dont il dénonce la cruauté. « Ce que dit le pliilosop ! ie de cette maudite servitude (rfe se/*77 « fe illa maleclicta). i>ar laquelle l’esclave est assimilé à la bête, peut s’entendre au sens que l’esclave est possédé par le maître comme toute autre chose, non en ce sens que l’esclave est dirigé dans ses actes et ne se dirige I)as lui-même, car l’esclave, si esclave qu’on le veuille, est toujours homme, et toujours doué de liberté ; et par là se manifeste la grande cruauté commise dans le premier établissement de la servitude, qui abaisse jusqu'à la condition de la brute, prive de liberté morale, rend incapable de vivre vertueusement riiomme doué de libre arbitre, créé maître de ses actes, et fait i)our vivre selon la vertu, e.r (jtio patet magna crudelilas fuisse in prima inductione sen’itutis, quia hominem arl>itrio liberum et dominum suoruni actuum facii quasi brutum et libero aibitrio non utentem, ncc potentem agere irtuose. (In IV Sent., dist. 36, q. un.)

Sur un point, Aureolus se sépare de son confrère en saint François : c’est quand il admet comme indubitable ce qui avait semblé contestable à Duns Scot, la légitimité de la servitude fondée sur le droit de la guerre : mais il en donne une explication nouvelle en supposant que ce droit a été implicitement reconnu par les belligérants, et qu’il existe entre eux une convention tacite, les vaincus se soumettant d’avance à la servitude pour prix de la vie

sauve ; ce qui ramènerait la servitude à être une institution du jus gcntium (In IVSent., dist. 36, q. un., a. un.). Mais si Aureolus semble, ici, faire un pas en arrière, il prononce, en revanche, la parole la plus hardie qui ait encore été dite sur le sujet, quand (ibid.) il reconnaît aux esclaves maltraités le droit de secouer le joug, s’ils n’ont pas le moyen d’en appeler à une autorité supérieure : quando… nec est recursus ad alios superiores dominos, tune dico quod ser^'i possent excutere jugum sen’itutis.

La scission entre Aristote et les scolastiques parait toujours plus évidente à mesure qu’on approfondit le sujet. On vient de voir comment ils se séparent de lui sur l’origine de la servitude ; on va voir maintenant comment, sur la nature de la servitude, ils l’abandonnent tout à fait. Selon Aristote, le maître est tout pour l’esclave, et celui-ci n’a d’autre but, d’autre loi, d’autre destinée, d’autre règle du bien et du mal que la volonté du maître : il lui appartient corps et âme. Saint Thomas déclare, au contraire, qu’un homme ne peut être la lin d’un autre homme et absorber ainsi toute une créatm-e raisonnable : anus Jiumo natura sua non ordinatur ad alterum sicut ad fînem (fn IV Sent., dist. 44> q. i, a. 3, c. et ad i). Le franciscain François de Mayroxis (-7 1327) ajoute que la parité de nature ne permet pas à un homme de se faire obéir sei’vilement d’un autre homme, comme il se ferait obéir d’un être de natui’e différente, paritas naturæ arguit ut non principetur homo homini sei’iùliter, sicut jumento impari sibi, secundum naturam (Quodlib., q. xii).

Par conséquent, dit saint Thomas, le corps seul est soumis au maître ; mais les services corporels exigés de l’esclave ne doivent pas excéder les droits de la puissance patronale : l’esclave doit avoir le temps non seulement de subvenir à ses propres besoins, mais même d’exercer la charité envers autrui {Summa TlicoJ., l^ lla<^, q. 5^, a. 3, ad 13 ; a. 6, ad 1 ; q. 122, a. 4, ad 3 ; 11 » II' », q. io4, a. 5, c. ; In II Sent., dist. 44. a. 2 ; In IV Sent., dist. 36, q. i, a. 2 ; Quodlib., II, a. 7). Avant tout, doit être respectée la liljerté de conscience. Saint Thomas est sur ce point très énergique. Ni les Juifs, ni les infidèles ne peuvent être contraints à embrasser la foi chrétienne, nuUo modo sunt ad /Idem cogendi, quia credere rohuitatis est (II » 11 » ^, q. 10, a. 8 ; Quodl., iii, a. 11). Mais leurs enfants mêmes ne doivent pas être baptisés in’itis parentibus, car il y aurait ià une offense au droit paternel et par conséquent à la justice. Qu’on laisse l’enfant grandir jusqu'à l'âge où il pourra se décider librement et venir à la foi non coaciione sed persuasione ; alors seulement il sera permis de le l)aptiser même contrairement à la volonté des j)urents (11 » Ila<", q. 10, a. 12 ; Quodl., 11, q. 4 » a. 7). Saint Thomas répond ainsi à Duns Scot qui prétendra quc, sans doute, il n’est pas licite à une personne privée d’administrer le baptême à des enfants juifs contre la volonté de leurs parents, mais que cela est liciteet même méritoire aux princes, en vertu de l’autorité publi<pie qui leur est commise (In IV Sent., dist. 4, q- 9)- Les Juifs étaient, au moyen âge, considérés, au moins théoriquement, comme les esclaves ' des princes, Judæi sunt scr-i principum (lia llae, q_ 106, a. 3, ad 4) : les principes soutenus à Icurégard par saint Thomas s’appliquent é idemment à toute espèce d’esclaves, qui tous, pour eux et pour leurs enfants, ont droit à la même liberté de conscience.

Aux yeux des docteurs scolastiques, la liberté de contracter mariage, avec ou sans le consentement des maîtres, existe pour les esclaves. Ils sont très alïirmatifs sur ce point, et fort en avance sur les lois de leur temps, plus ou moins restrictives de la liberté 1499

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du mariage des serfs. Ils se montrent même plus libéraux que les conciles de Tépoque barbare, qui, on s’en souvient, exigeaient aussi le consentement des maitres au mariage de leurs esclaves. Dans la pensée des philosophes du xii, du xiii'^, du xive siècle, ce consentement des maitres n’est point nécessaire, pour deux raisons : parce que le mariage est de droit naturel, par conséquent du droit de tous les hommes : parce que le mariage a été élevé par Jésus-Christ à la dignité de sacrement, et que tous les chrétiens ont droit aux sacrements. Hugues de Saixt-Yictoh (10971141 ; Suinina Tlieol., tract, vi, 14), Albert le Grand (i 193-1254 ; In IV, dist. 36, a. 4)> Uuxs Scot (In IV Sent., dist., 36, q. un, ), Vixcext de Beauvais (i 200-1274 ; Spec. hist., A’iii, 76), Saint Thomas (In IV Sent., dist. 36, q. i, a. 2, c), Pierre Aureolus (In IV Sent., dist. 36, q. un.), François de Mayronis (In IV Sent., dist. 36), Durand de Saint-Pourçain (~ 1334 ; In IV Sent., dist. 36, q. 2, §54), disent que les esclaves peuvent se marier, même iin’itis dominis, ou, selon l’expression de saint Thomas, dominis contradicentibus et invitis : l’esclave en cette matière, ajoute Albert le Grand, habet conditionein libertatis in se ipso ; le maître, déclare Pierre Aureolus, ne pourrait, sans pécher, mettre obstacle au mariage de ses esclaves, nec pertinet ad dominum prohibere eos, quiniino dojiiiniis peccaret impediendo. Duns Scot précise en disant que l’esclave peut même épouser une femme libre, pourvu que celle-ci contracte librement et en connaissance de cause. En décidant ainsi, les représentants de la philosophie chrétienne ne faisaient, du reste, que se conformer à la discipline établie par les décrétales des papes Adrien IV (11541159 ; Corpus juris canon., c. i. De conj. sen., IV, xLix) et Alexandre III (1159-1181 ; Corp. juris canon., c. 10, De cens., III, xlix).

Tel est, succinctement mais impartialement résumé, l’enseignement des scolastiques sur la servitude. Mais les penseurs du mojen âge l’ont aussi envisagée en moralistes et en mjstiques. C’est à ce point de vue que se place Alexandre de Halès (7 1245), quand il écrit : « La condition sei’vile est une excitation continuelle à l’humilité, qui est une des vertus fondamentales de la vie chrétienne, et nous fait méditer un plus haut degré de gloire dans la vie future », quia qiianto quis despectior est in hoc sæculo propter Deum, tanto magis exaltabitur in futurn (Sununa Theol., p. III, q. ! ^S, m. 2, a. 1). Ces explications elles-mêmes ne suffisaient peut-être pas à toutes les consciences. Dès le xii*" siècle, Hugues de Saint- Victor se demande s’il est permis à un chrétien de posséder un esclave. « Il serait mieux, répond-il, de n’exiger de personne la servitude, et l’Eglise ne l’accepte pas comme un bien, mais la tolère comme un mal », nielius esset hujusmodi sen’itutem non exigere, nec Ecclesia quasi bonuin recipit, sed quasimahini tolérât (In Ep. ad Ephes., vi). Il semble que la condamnation formelle de l’esclavage, quand les circonstances la rendront possible, soit en germe dans ce mot, (Voir dans S, Talamo, Il concetto délia Schiavitù da Aristotele ai dottori scolastici, le chap. vi, p. 158-202.)

a* Le servage dans les di’erses contrées européennes. — On n’attend pas ici une étude du servage. Ce serait dépasser les bornes de cet article. J’en tracerai seulement les lignes générales, renvoyant aux ouvrages qui ont traité en détail ce sujet si complexe, et m’attachant surtout aux points qui ont quelque rapport avec l’histoii’e religieuse.

La condition des serfs subit en France l’influence de la situation politique. Elle semble, au commencement de la société féodale, avoir été, au moins pour la classe privilégiée que formaient les serfs ecclésias tiques, moins favorable qu'à lépoque caroUngienne. Telle est du moins l’impression que laissent plusieurs documents du x^ siècle, contenus dans le Cartulaire de Saint-Bertin, si on les compare au Polyptyque d’Irminon du siècle précédent. Ce^jendant la situation des serfs de l’Eglise demeure toujours enviable : on voit, au xi" siècle, un de ceux-ci, dont le père avait été frauduleusement cédé à un seigneur laïque par un abbé oublieux de ses devoirs, plaider pour rentrer dans la sujétion ecclésiastique, recourir même à la formalité encore en vigueur du duel judiciaire pour faii’e valoir son droit. On possède de nombreux exemples d’engagements contractés par des abbajes visà-vis d’hommes qui se donnaient à elles sous la condition de n'être jamais cédés à d’autres (Prou, dans Bull, de la Soc. des Antiquaires de France, 1893, p. 216-220). On voit même des serfs de seigneurs laïques se faire, à peine affranchis, serfs de l’Eglise, préférant ce servage à la liberté (Cartulaire de SaintPère, éd. Guérard, t. I, p. 189).

Sauf dans des cas de survivance locale et exceptionnelle, le servage disparut dans presque toute la France avant la fin du moyen âge. Dès le x' siècle, il n’existe plus dans une grande partie de la Bretagne (A. de CouRsoN, Cartulaire de Bedon, p. cclxxxiii ; A. delà Borderie, Du servage en Bretagne avant et depuis le ix* siècle). Au xi' siècle, il est très rare en Normandie (Léopold Delislk, Etudes sur la condition de la classe agricole et l'état de l’agriculture au moyen âge, 1849, p. 18 et suiv.) et en Touraine (Ch. de Grandmaison, Le livre des serfs de Marmoutiers) : à la même époque le nombre des « hommes francs » est considérable en Champagne (H. Sée, Etude sur les classes so-viles en Champagne aux xii*" et xiii* siècles, dans Bévue historique, noA'.-déc. 1894). On peut suivre le mouvement par de nombreuses chartes royales, princières, seigneuriales ou ecclésiastiques dans les diverses parties de la France jusqu’au xiv*^ siècle, où il est à peu près achevé : chartes inspirées par des sentiments divers, quelquefois de piété, quelquefois d’intérêt économique ou fiscal, et relatives soit à des affranchissements individuels, soit à l’affranchissement en masse des serfs d’une seigneurie, d’un évéché, d’un monastère, d’un bourg, d’une Aille ou même d’une province (Dareste de laChavannk, Histoire des classes agricoles en France, 1858, p. 220 et note 2). Par sa célèbre ordonnance de 1315, Louis le Hutin n’entendait pas donner la franchise gratuite aux serfs du domaine royal, il la leur vendait : « mais il n’en est pas moins certain, en principe, que le roi croyait devoir la leur vendre, en fait qu’ils étaient capables de l’acheter. » (Guizot, Hist. de la civilisation en France, t. IV, p. 126.)

Comme on vient de le voir, le sentiment religieux ne fut qu’un des mobiles des atfranchissements : des considérations d’un ordre différent y contribuèrent aussi. Mais dans le résultat général, le sentiment religieux cul certainement lapins grande part. « Il n’y a peut-être pas une seule charte datïranchissement qui n’y fasse au moins allusion, et qui ne présente la servitude et les droits qui la constituaient comme un des abus que la religion ordonnait de détruire. L'émancipation a été surtout prêchée, dirigée par les papes Adrien IV et Alexandre III. Les gouvernements laïques n’ont fait que suivre l’exemple qui leur était donné par le gouvernement religieux, et obéir, comme ils obéissaient alors dans la plupart de leurs actes et particulièrement de leurs réformes, à l’impulsion venue du Saint-Siège. » (Dareste de la Chavan.ve, ouvr. cité, p. 224-226.)

Depuis ce temps, la liberté fut, dans les campagnes, l'état le plus commun ; dans les parties anciennes et riches de la France, il n’y eut plus que des serfs 1501

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volontaires, c’est-à-dire qui ne cherchèrent pas à être affranchis ou à se racheter (Becgnot, Préface des Olirn, t. III). Mais en certaines provinces, soit plus pauvres soit récemment réunies au royaume, subsista la mainmorte, forme atténuée et dernier reste de servage. On la retrouve dans l’Est et dans le Centre, en Auvergne, en Berry, en Nivernais, en Bourbonnais, en Lorraine, en Franche-Comté. Pour en neutraliser les effets, certaines coutumes prévoient la vie de famille en commun, de telle sorte que, comme la famille ne meurt pas, les biens acquis par le travail collectif ne fassent jamais retour au seigneui'. Plusieurs de ces coannunautés, qui sous l’Ancien Régime furent souvent prospères, se sont continuées jusque dans le xix^ siècle. La mainmorte disparut partout en France au cours du xviii'^, soit par l’initiative généreuse des seigneurs, soit par un accord entre eux et leurs serfs, soit par le rachat : plusieurs villages de mainmorte, particulièrement en Lorraine, étaient fort riches de terres et de bois communaux, et payèrent aisément. Il y a bien de l’exagération dans le plaidoyer de Voltaire en faveur des mainmorlaljles du chapitre de Saint-Claude : celui-ci eut le tort de ne pas céder au mouvement d’opinion qui poussait à l’airranchissement, mais les réponses qu’il oppose à la requête de ses mainmortables sont parfois fort solides, soit qu’il montre comment le retour successoral avait été, à l’origine, la condition volontairement acceptée de concessions de terres faites parles seigneurs, soit qu’il insiste sur la situation exceptionnellement prospère de ses paysans. En 1771 » la mainmorte fut abolie en Lorraine moyennant le paiement annuel d’un bichet de seigle pai' les anciens mainmor’ables. En 1779. les derniers mainmortables des domaines royaux furent affranchis par un édit de Louis XVI. Un petit nombre de mainmortables, comme ceux de SaintClaude, le demeurèrent jusqu'à la Piévolution. (Voir, sur la mainmorte, Etienne Pasquieh, liecherches de la France, 1560, VIII. 24 ; Guy Coquille, Commentaire de la Coutume du yi^-emais. éd. Dupin, p. 308 ; DuNOD, Traité de la mainmorte, 1738 ; ïkoplong, Du contrat de société, t. I, préface ; Dakeste de la ChaVANXK. Hist. des classes agricoles en France, p. 2202l~j FixoT, La Mainmorte dans une terre de Vabhaye de Lu.reuil, dans Nouvelle Bauie historique de droit français et étranger, mars-avril 1880 ; Buchèhe, Un procès de mainmorte en lll’J, dans Précis des travaux de l’Académie de Rouen, 1870-1874 ; G. Demaxte, Etude historique sur les gens de condition mainmortahle en France au ^viii' siècle, 18y4)

— Le servage, très répandu dans la Grande-Bretagne au temps des rois anglo-saxons, y existait encore lors de la conquête normande. On le retrouve, sous des noms divers, dans le cadastre des terres et des personnes dresse après cette conquête et connu sous le nom de Domesday liooh : si les servi proprement dits ne formaient alors qu’un neu ième de la population, et les hommes tout à ftiit libres un quart, les hordarii et cottarii en représentaient trente-deux et les villani trente-trois pour cent, inégalement répartis selon les contrées (voir les cartes dressées d’après les indications du Domesday Jiook par Sbebohm, dans son livre sur The Knglisli Village Comniunily). Venu d’un pays où le servage n’existait pour ainsi dire plus, Gviillaume le Conquérant, par des lois nouvclles, consolida, en faveur des tenanciers, la tixité de tenure, ou même favorisa leur émancipation (voir les lois citées par BKo^v^Lo^v, Slavery and Serfdom in Eut ope, 1892. p. Ito). Sous Edouard ^^ dans la seconde moitié du xiu' siècle, une grande amélioration se produit par la faculté accordée à la pUqjart des vilains de transformer en une rente leurs

services personnels. A en croire certains historiens, la condition matérielle des j)aysans anglais ne changera plus beaucoup depuis cette époque jusqu’au commencement du xix'^ siècle (Rogers, Six Centuries of Work and Wages, p. 84)- La peste de 1849 eut même des résultats avantageux pour l’avenir des tenanciers, en rendant, i)ar les vides immenses faits dans leurs rangs, leurs services plus recherchés et mieux rétiùbués : « La peste émancipa presque ceux qui survécui’ent » (Rogers, ouvr. cité, p. 227.) La révolte des paysans, en 1381, après les prédications de Wiclef, avait mis parmi ses revendications l’abolition du servage ; mais elle paraît avoir eu peu d’action dans ce sens, les engagements pris par l’autorité royale n’ayant pas été tenus dès que celle-ci redevint la plus forte. Cependant le nombre des serfs ne cessa d’aller en diminuant. Le dernier témoignage connu de l’existence du vilenage en Angleterre est un acte d’Elisabeth, en 1674, autorisant l’affranchissement des tenanciers de la couronne dans quatre comtés. Quand l’abolition officielle du servage fut décrétée, en 1660, pour l’Angleterre, par Charles II, et en 1747- pour l’Ecosse, par Georges II, il avait depuis longtemps disparu.

« Quelle grande part les ecclésiastiques catholiques

romains eurent dans cette disparition, dit Macaulay (Ilistory of England, t. I, p. 24), nous l’apprenons par l’irrécusable témoignage de sir Thomas Smith, un des plus haljiles conseillers protestants d’Elisabeth. » Voici ce qu'écrit sur ce sujet Thomas.Smith, dans un livre intitulé Commomvealth of England, livre III, ch. X (éd. de 1633) : « Depuis que notre roj’aume a reçu la religion chrétienne, qui nous a faits tous frères dans le Christ, et par i-a^iport à Dieu et au Christ conservas, les hommes commencèrent à se faire scrupule de tenir en captivité et en une si extrême sujétion celui en qui ils devaient reconnaître leur frère et, comme nous avons coutume de l’appeler, un chrétien. Par ce scrupule, dans la suite des temps, les saints pères, moines et frères, dans la confession et. particulièrement, dans les graves et mortelles maladies, pressèrent les consciences de ceux qu’ils dirigeaient ; de sorte que les maîtres temporels, pou à peu, cédant aux terreiu"3 de la conscience, furent heureux d’affranchir tous leurs vilains. » Smith corrige, il est vrai, cet aveu en ajoutant que « les abijés et prieurs » se gardaient bien d’agir ainsi pour les serfs appartenant à leurs monastères, qu’ils ne se crojaienl pas le droit de diminuer la propriété ecclésiastique en les alfranchissant, que les évêques faisaient de même, bien que quelquefois, pour avoir de l’argent, ils leur vendissent la liberté, et qu’enlin les derniers serfs ne furent affranchis que quand les biens de l’Eglise furent devenus la pro|)riété des seigneurs laïques. Il y a probablement de l’exagération dans ces reproches, car, outre le temps du concile de Celchyth rapjielé i)lus haut IV, col. 1488). on peut citer des actes d’affrancliissemcnt par des évètpies du xiv* et du xv' siècle (Brow.nloav, ouv. cité, ]). 176). Mais ce qu’on doit ajouter, c’est que s’ils affrancliircnt les serfs des domaines ecclésiastiques que la contiscation et les donations royales mettaient entre leurs mains, les nouveaux propriétaires aggravèrent souvent leur sort en les renvoyant de leurs tenures et en les chassant du sol où leurs pères avaient vécu (Froude, Hist. of England, 1890, t. V, p. 112). L’exode d’une multitude de pajsans, joint à la suppression des aumônes que distribuaient les moines, fut, de l’aveu de tous les historiens, une des causes du paui)érisme. Henri VIII, Edouard VI, édictèrent des lois féroces pour réprimer le vagabondage qui en résulta : la dernière de ces lois, qu’on fut obligé de rapporter après deux ans, tant elle 1503

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blessa le sentiment public, alla jusqu’à adjuger les vagabonds comme esclaves à ceux qui les demanderaient.

« L’Angleterre, dit un historien, tomba au

dernier degré de la misère pendant les vingt années qui suivirent la destruction des monastères. » (Rogers, Sir Centuries of Work and Wages. p. 674.)

Divisés en plusieurs classes, auxquelles correspondaient des obligations plus ou moins étroites, les serfs paraissent avoir été assez nombreux en Allemagne entre le xi" et le xii" siècle (Biot, De l’abolition de l’esclavage ancien en Occident, p. 358). Dans les pays germaniques comme ailleurs, le sort des serfs de l’Eglise était plus doux et leur condition plus assurée (Hanauer, La constitution des campagnes de l’Alsace au moyen âge, 1865 ; Garsonnet, Hist. des locations perpétuelles, j). 501). Au xii® siècle commence le mouvement des affranchissements soit individuels, soit en masse. Le type de ces derniers est donné en 1 182 par Guillaume, archevêque de Reims, octroyant à la commune de Beaumont en Argonne une charte qui substituait les redcA-ances fixes aux exactions arbitraires : elle fut le modèle de tous les affranchissements collectifs accordés par les seigneurs en Lorraine et dans les provinces germaniques de l’est de la France (voir Mathieu, L’Ancien régime dans la province de Lorraine et Barrois, 1879, p. 272-275). La constitution en Allemagne de villes franches avec droit d’asile pour les serfs fugitifs eut, au xui’^ siècle, quelque influence sur la diminution du servage (Biot, p. 301). La liberté se répandit plus promptement qu’ailleurs dans les villes, nombreuses en pays germanique, dont la seigneurie et l’administration temporelle appartenaient aux évoques (Grandidier, LIist. de l’évêc/ié et des évêques de Strasbourg, 1777, t. II, p. 9^). Le servage, dit Janssen,

« était devenu fort rare au xv’siècle, et n’existait

plus guère que chez les paysans slaves de l’arrière Poméranie. Dans tout le reste de l’Allemagne, l’influence de l’Eglise avait fait prévaloir la loi souabe, qui dit expressément : « Nous avons dans l’Ecriture : Un homme ne doit pas appartenir à un autre homme. Nous avons encore l’axiome du droit impérial : Les hommes sont de Dieu, le cens à l’empereur. » Il ne restait qu’une attache à la glèbe fort mitigée, avec défense de quitter celle-ci, mais possession irréA’ocaI)le et transmission héréditaire en ligne directe. » (L’Allemagne et la lié forme, tr. franc., t. I, 1887, p. 267.)

Cette situation favorable ne dura pas. Dans la plupart des Etats de l’Allemagne, les paysans redescendent au servage plus strict dès le commencement du xvi° siècle, c’est-à-dire au moment où le servage s’éteignait en France et en Angleterre (Garsonnet, Hist. des locations perpétuelles, p. 502). L’histoire assigne à ce recul une double cause : la faveur avec laquelle les princes et les seigneurs accueillirent en Allemagne le droit romain, s’en autorisant pour s’altril)uer sur leurs sujets un pouvoir absolu et appliquer aux i^aysans la législation de l’esclavage ; la révolte de ceux-ci, excitée à la fois par cette tj^i’annie et par l’esprit d’indiscipline qu’avaient répandu les premières prédications de la Réforme (Janssen, t. II, p. 404, 475-477 ; t. ii, p. 492 et suiv.). Luther, qui avait d’abord reconnu la justesse partielle des revendications des paysans, et s’était posé en médiateur entre eux et les princes (ibid., t. II, p. 619), finit par se tourner tout à fait vers ceux-ci et les pousser à de A’iolentes représailles (ibid.^ t. II, p. 566, 569, bjo, 609). Le servage, dont il s’était toujours déclaré le partisan (ibid., t. II, p. 519, 609), et qu’approuvait aussi Mélanchton (ibid., t. II, p. 612), fut partout rétabli. A la fln du xviii" siècle, on le trouve en Aigueur dans tous les Etats de l’Allemagne (TocqukviLLE, L’Ancien Régime et la liéi’olution, 1860, p. 53-54,

359-360). Ce n’est qu’en 1807 que les paj’sans obtinrent en Prusse le droit de quitter leur village, et en 1850 l’accès de la propriété (Cavaignac, Revue des Deux Mondes, 15 août 1890 et i*^ novembre 1892). On trouvait encore en Meckleinbourg, dans la seconde moitié du xix’^ siècle, des restes de servage, comme la défense aux paysans de se marier ou de quitter la terre sans la permission du seigneur, et l’impossibilité pour eux d’être propriétaires (Broavnlow, Lectures on Slavery and Serfdom in Europe, p. 224).

Le servage passa, en Danemark, par les mêmes phases qu’en Allemagne, mais y fut aboli plus tôt. Il avait cessé lors de la conversion du Danemark au christianisme, au xii siècle. L’introduction du régime féodal le rétablit, et la réforme l’aggrava en sécularisant les domaines de l’Eglise, où les serfs avaient joui d’une situation privilégiée (Garsonnet, p. 305). Les historiens anglais Barthold et Allen sont d’accord pour voir dans l’appauvrissement phjsique et moral des paysans danois une conséquence de la révolution religieuse du xvi" siècle (cités par Dœllixger, L’Eglise et les Eglises). Aussi l’année danoise ne se recrutait-t-elle j)lus au xviii" siècle que de mercenaires étrangers, « vu l’état de servitude des paysans, le roi étant persuadé que ces serfs seraient de mauvais soldats ». (Williams, Hist. des gouvernements du Nord, t. II, p. 238.) Mais l’intelligente initiative du roi Frédéric V prépara, vers le milieu du siècle, la disparition du servage.

Dans les paj’s latins, où le progrès social ne fut pas contrarié par la révolution religieuse, le serA’age rural, l’attache à la glèbe, dura beaucoup moins longtemps.

Pendant les deux siècles de la domination wisigothe en Espagne, il semble qu’il n’y ait pas eu de différence légale entre le serf de la glèbe et l’esclave domestique : au moins la disposition du Code Théodosien, attachant à la glèbe l’esclave rural, n’est-elle pas reproduite dans le Forum judicum du vii « siècle. Le servage projjrement dit paraît s’être établi avec la féodalité, quand les diverses parties de l’Espagne, après avoir brisé l’une après l’autre le joug des musulmans, eurent adopté la forme de société qui prévalait au moyen âge dans toute l’Europe. Le servage, ou l’attache du paysan à la glèbe, qu’il ne peut quitter mais à laquelle on ne peut l’arracher, se rencontre désormais en Navarre, en Aragon, en Castille, en Léon, avec des conditions plus ou moins favorables selon les contrées. Dès le x’et le xi° siècle, les servos ou solariegos des royaumes de Castille et de Léon obtiennent la ûxité de tenitre et de redevance ; au xiii^ siècle, ils reçoivent le droit de marier leurs filles sans le consentement du seigneur ; au xiv’siècle, le solariego dcvient maître de disposer de ses meubles et, dans certaines conditions, d’aliéner sa teniire ; au xvi" siècle, il est devenu un A’éritable propriétaire. A la fin du xv’siècle, Ferdinand le Catholique avait supprimé les derniers restes du sefvage en Aragon, moyennant le paiement d’un cens, tout en laissant les villanos soumis à la juridiction seigneuriale et incapables d’aliéner leur tenure. On peut dire qu’au xvii’siècle le servage proprement dit n’existait plus en Espagne (Cardexas, Essayo sobra la historia de la proprietad territorial en Espana, 1875, t. I, p. 267 et suiv., 392 et suiv., 46 1 et suiv. ; t. II, p. 23 et suiv., 1 12 et suiv.).

Peu différente est l’histoire du servage en Italie. Après la chute delà domination gothique, qui priva les serfs des garanties du droit romain, se consolide au centre le pouvoir temporel des papes, favorable à la liberté, pendant qu’au nord dominent les institutions carolingiennes, dont nous avons déjà vu pour la France la bienfaisante influence, et qu’au sud se 1505

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maintient, avec la domination byzantine, le Code Justinien, relativement lil)éral. Quand la féodalité s'établit dans l’Italie septentrionale, au commencement du XI' siècle, et vers la mènie époque dans le midi par suite de la substitution de la domination normande à celle de Byzance, l’affranchissement des serfs était déjà commencé : on le constate à Gênes dès 902, et on peut le suivre dans les principales communes de l’Italie au xiii' et au xiv' siècle. Le sort des derniers serfs était fort doux, à en juger par ceux du Frioul au xiV siècle (voir sur la Seryità di jfasnada, le Xuoi’O Archh’in Veneto, 1906, fasc. 2), et par ceux de la Savoie au xvi : dans ce dernier pays, des mainmortables, satisfaits de leur sort, refusent fie se racheter : un d’eux parvient aux plus hautes dignités de l’Etal, acquiert une grande fortune, épouse une femme noble, avant d’avoir songé à demander des lettres d’affranchissement (voir GibraRio, Délia Schiavitùe del Servaggio, t. I, p. 512, 619 ; t. II, p. 22 1-255, 601-604).

Tout le monde sait que le servage, inconnu en Russie avant le règne de Boris Godonof, au xvi° siècle, fut aboli moyennant rachat par l’empereur Alexandre II en 1861. Les opinions sont encore trop divisées au sujet des résultats de cette mesure pour qvi’il soit possible de s'étendre ici sur un fait qui, s’il appartient aujourd’hui à l’histoire du passé, touche cependant de très près à l’histoire contemporaine, et dont les conséquences sociales ne se sont peut-être pas toutes produites.

VI. La renaissance de l’esclavage

i" L’Islamisme et la renaissance de l’esclavage. — Il semble que l’histoire de la servitude à l'époque chrétienne devrait s’arrêter là. Par les efforts persévérants de l’Eglise et par le progrès des mœurs dû à ces efforts, l’esclavage persomel a partout disparu dès le commencement du moyen âge ; si le servage a duré plus longtemps, il est à remarquer d’abord que cet assujettissement de l’homme à la terre s’est surtout prolongé dans les pays qui rompirent aA’ec le catholicisme, ensuite qu’il diffère trop profondément de l’esclavage pour qu’on puisse confondre avec celui-ci un état social défectueux sans doute, mais cependant compatible avec le droit naturel et avec la morale chrétienne.

Mais c’est une des douloureuses surprises de l’histoire de voir l’esclavage personnel renaître à l’heure même où on pouvait le croire détruit pour toujours. Cette renaissance ne fera, du reste, que corroborer nos précédentes observations, en montrant que tout échec subi par le christianisme, soit dans les faits soit dans les mceurs, se traduit presque inévitablement par un échec de la lil)erté des faibles. Celle-ci fut de nouveau mise en péril parla victoire de l’Islamisme, par son éta])Iissement sur trois côtés de la Méditerranée, et aussi par l’inlluence passagère que l’exemple des musulmans et les rapports soit de guerre soit de commerce, étal)lis dès lors entre eux

« l les chrétiens, eurent sur les mœurs de ces derniers.

Partout où sont victorieuses les armes des inlidèles, de nomlircux chrétiens toml)ent en esclavage : non seulement des coml)atlanls que la victoire, selon les idées du temps, mettait à la discrétion des vainqueurs, mais même des populations entières. C’est ainsi <]u’ai)rès la prise de Carlhagc, en (jg5, tous les liabilaoïts qui n’avaient pu s’embar<iiier devinrent la jircvie des marchands d’esclaves. Six siècles plus tard, le même fait se reproduit à la prise d’Antioche par Bibars : 8.000 hal)ilanls de cetteville sont enchaînés, [)our être conduits sur les marcIiés de l’Egypte. D’esclaves chrétiens se recrutent, dans ce pays, la ter rible milice des mameluks, et, en Syrie, celle des janissaires. Après la prise de Constantinople, en ilib’i, une partie de la population, réfugiée dans Sainte-Sophie, est vendue comme esclave. Pendant les huit siècles de croisades qu’il fallut à l’Espagne pour rejeter à la mer les conquérants arabes, des faits analogues se reproduisent souvent : nous Aoyons encore, à la lin du xiv' siècle, quand la domination arabe est déjà fort réduite, un roi de Grenade ravageant les petites villes de l’Andalousie et emmenant des milliers de captifs chrétiens. Encore en 15/|3, Reggio, dans les Calabres, est prise par Barberousse, et tous ses habitants emmenés en captivité, incolis omnibus seciim captivis abductis (PasTOR, Gescliichte der Papste, t. V, 1909, p. 496).

On ne s'étonnera pas que, dans lespajs en contact fréquent et prolongé avec les musulmans, les chrétiens aient suivi ces exemples. Dans les Etats éphémères fondés en Orient par les croisés, et où ils importèrent le servage, celui-ci fut beaucoup plus rigoureux qu’en Occident, parce qu’il s’exerçait principalement sur des inlidèles (voir Beugnot, Mémoire sur le régime des terres fondées en Syrie par les Francs, dans Bibl. de V Ecole des Chartes, 1854, p. 4'ï et suiv.). Mais ailleurs c’est la servitude personnelle qui se rétablit par imitation et par représailles. En Espagne, les chrétiens vainqueurs réduisaient à leur tour leurs ennemis en esclavage, non seulement des belligérants Aaincus et épargnés, mais encore des créatures inoffensives, toml)ées dans leurs mains sans avoir combattu. Après leurs victoires en Andalousie, Ferdinand et Isabelle envoient au pape Innocent VIII cent prisonniers maures, que celui-ci, après les avoir convertis, enrôla dans sa garde ; mais ils envoient aussi à la reine de Naples et à la reine de Portugal un certain nombre de belles captives (voir Rossevv-Saixt-Hilaire, Histoire d’Espagne, t. V, p. 490). Ainsi rétabli en Espagne par les victoires sur les musulmans, l’esclavage s’y perpétua par des moyens moins excusables. De mèuie que des corsaires arabes écumaient les côtes de la Méditerranée pour ramener dans leurs repaires d’Afrique des chrétiens captivés en mer ou enlevés sur les rivages, on vit des navigateurs catalans, majorquais, portugais, marchands ou pirates, importer en Espagne et en Portugal des esclaves nègres et canariens. Cervantes, dans une de ses Novcllas ejemplares, parle d’un Espagnol possédant quatre esclaves blanches et deux négresses. On poussa quelquefois la barbarie jusqu'à marquer les esclaves au visage. Disons cependant qu’en Espagne les vrais chrétiens, comme Alfonse Sanchez de Cepeda, le père de sainte Thérèse, refusaient, à la même époque, de posséder des esclaves. Et ajoutons que ceux-ci n'étaient pas toujours mal traités, témoin la louchante histoire de Juan de Pareja, l’esclave du peintre Vélasquez, qui, travaillant en cacliette, devint lui-même un artiste d’un si grand talent qu'à la vue d’un de ses tableaux le roi Philippe IV l’airranchit : Juan n’en resta pas moins, par allection, au service de Vélasquez et, après la mort de celui-ci, continua de servir sa veuve. En 1628, un édit de Philippe IV obligea tous les esclaves à embrasser le christianisme, mesure contraire sans doute à la liberté de conscience et à l’enseigiieuicnt catholique (voir plus haut, V, 2), mais qui, en établissant de force l’unité clirétienne. lit disparaître un des motifs sur lesquels s’appuyaient beaucoup de gens pour maintenir en servitude les inlidèles. La dernière allusion à l’esclavage est dans un édit de Pliilip]) ! - V. en 1712, qui, expulsant d’Espagne le peu de Maures qui y restaient, excepte de cette mesure ceux cpii servaient comme esclaves. Même situation en Italie. Cette péninsule n’eul pas. 1507

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comme l’Espagne, à chasser de son sol les musulmans ; mais, par ses ports de l’Adriatique et de laMéditerranée, elle entretint avec eux des rapports continuels. Rapports de guerre d’abord : aussi sur ses galères, celles du Pape et des chevaliers de Malte comme celles de Gênes et de Venise, rament des esclaves turcs, dont la capture ne se lait pas toujours sans de graves abus (voir JuRiE.N DE LA Gravière, La fui d’iitie grande marine, dans Revue des Deux Mondes, i"nov. 1884, p. 63-64). Gènes et Venise sont, au moyen âge, les deux grandes puissances maritimes de l’Europe. Elles prêtent aux croisades l’aide de leurs vaisseaux, mais bientôt l’esprit de lucre affaiblit dans ces cupides républiques l’esprit chrétien, elles se préoccupent de faire en Orient le commerce plus que la guerre, et parmi les marchandises qu’elles importent dans la péninsule italienne figurent les esclaves non seulement sarrasins, mais tartares, russes, circassiens, arméniens, mingréliens, bosniaques. Oublieuse de tous les devoirs d’une nation chrétienne, Venise en vend non seulement à ses compatriotes, mais encore aux Maures d’Afrique et d’Espagne. La servitude personnelle rentre ainsi dans les mœurs, à l'époque même où, en Italie, disparait le servage rural. Dante (Piirgat., xx, 80) parle des esclaves vendus par les corsaires. Non seulement dans les villes maritimes, comme Venise, Gènes, les ports du rojaume de Naples, mais dans les cités de l’intérieur, telles que Milan, Florence, Rome même, on rencontre des esclaves.

L’esclavage avait, cependant, à peu près disparu à Rome dès le commencement du xvi' siècle : lorsque Paul lil monta sur le trône ponliûcal en 1534, il constata que « dans cette Aille, qui est la tête de l’Eglise après avoir été la tête du monde, le dur joug de la servitude a été complètement éteint par respect pour la religion chrétienne », ob reyerentiam christianae religlonis asperiim servitutis jugiim penitus extinctuni. Une des causes de cette extinction fut le privilège .traditionnel dont jouissaient les Conservateurs de Rome de déclarer libres les esclaves qui venaient le leur demander. Le premier soin de Paul III fut. en 1535, de renouveler et de coniirmer ce privilège. Cependant les guerres contre les Turcs, qui durèrent pendant la plus grande partie de son pontilicat, jetèrent sur les marchés italiens de nombreux prisonniers : le peuple de Rome s'émut de ne pouvoir profiter de ces occasions de recruter à vil prix des serviteurs. Les Conservateurs se firent ses interprètes, et demandèrent au Pape le retrait total ou partiel de leur j)rivilège. Paul III avait déjà à cette époque, par des actes dont nous parlerons dans un autre chapitre (voir plus bas, VI, 3), condamné à plusieurs reprises l’esclavage : il ne répondit pas à cette demande. Une seconde délibération, plus pressante, fut prise en avril 1548 par les représentants de la commune de Rome : cette fois Paul III céda, non sans hésitation (8 novembre 1548), et, le 12 janvier 1549, les Conservateurs publièrent un hando permettant aux Romains la libre possession des esclaves. Le grand nombre des prisonniers turcs faits cette même année par le capitaine Carlo Sforza amena une recrudescence de l’esclavage à Rome. Mais dès la première année de son pontificat, 1566, saint Pie V rétablit, en faveur de tous les esclaves qui auraient reçu le baptême, l’obligation pour les Conservateurs de les faire libres et citoyens romains. Un autre édit du même pape, en 15' ; o, interdit de réduire en esclavage et particulièrement de faire ramer sur les galères papales les sujets chrétiens des Turcs qui auraient été faits prisonniers. L’esclavage ne cessa pas à Rome dès le pontificat de Pie V, car, jusqu’au xviii' siècle, on peut citer des ordonnances de ses successeurs aj’ant pour but de le réglementer et de le modérer. Mais il était.

en réalité, frappé de mort, puisqu’il suffisait à un esclave de montrer à l’un des Conservateurs son certificat de baptême pour que celui-ci dût lui poser la main sur la tête en disant : Esto liber.

Deux traits caractérisent lesclavage italien' au moyen âge et à l'époque de la Renaissance. Le premier est le petit nombre des esclaves. Une statistique montre à Gênes, en 1468, 1.188 maîtres possédant enseml)le i.51 8 esclaves. Dans les pièces de jirocédure ou dans les contrats où il est parlé d’esclaves, se trouve presque toujours en Italie cette mention :

« l’esclave », comme s’il était admis que, sauf exception, un même maître n’en possédât qu’un. Le

second trait est celui-ci : il y a parmi les esclaves beaucoup plus de femmes que d’hommes. Dans la statistique génoise citée plus havit, sur les i.518 esclaves on compte 63 hommes seulement. C'étaient, en réalité, des servantes stables et à bon marché que recherchaient les ménages italiens. Leurs mœiu-s étaient fort exposées, comme celles de toutes les personnes qui ne sont x)as libres : les lois, cependant, veillaient sur elles et punissaient avec sévérité les ravisseurs ou les séducteurs. Quant à leur condition juridique, elle ne différait guère, en théorie, de celle que faisait aux esclaves le droit romain : en fait elle paraît, sauf exception, avoir été assez douce, ressemblant beaucoup à la condition des domestiques indigènes. L’esprit chrétien, subsistant même dans cette renaissance païenne de la serA itude, rend fréquents les testaments dans lesquels on fait des legs en faveur des esclaves, plus fréquents encore ceux par lesquels on leur donne la liberté. On a vu qu'à Rome celle-ci était devenue de droit après le baptême.

L’esclavage dura en Italie jusqu'à la fin du xvii* siècle. On cite des ventes d’esclaves à Gênes en 1629, 1638, 16^7, 1677. Aussi peut-on croire que Molière n’a pas tout inventé, quand il montre des esclaves turcs, maures, mauresques, une esclave grecque, et même une esclave italienne vendue par des corsaires, dans l’Etourdi, dont la scène se passe à Messine en 1653, et dans le Sicilien, dont la scène se passe dans la même ville en 1667. (Sur l’esclavage italien, voir CiBRARio, Délia Schiavitùe del Servaggio, 1869. BoNGHi, Le Schiavi orientali in Italia. dans JS’uovu Antologia, t. II, 1868 ; Giorgi, Paolo llle la Schiavifù in Borna nelsecolo XVI. 1879 ; Zanelli, Ae Schiave orientali a Firenze nei secoli XIV eXV, 1885 ; Brandi, Il Papatoe la Schiavitii, 1903 ; Verga, Per la Storia degli schiavi orientali in Milano, dans Archivio Storico Lombardo, sept. 1906 ; Rodocanachi, Les Institutions communales de Home sous la Papauté, 1901 ; Les esclaves en Italie du xiii^ au xvi siècle, dans Bévue des Questions historiques, ayril 1906 ; Pastor, Geschichte des Pâpste, t. V, 1909, p. 721.)

2* Les ordres religieux et l’esclavage. — Il y avait des esclaves chrétiens dans tous les pays musulmans. Mais c’est surtout quand l’Afrique du Nord eut été entièrement conquise, et quand eut succombé Constantinople, que fut menacée la lil)erté des riverains de la Méditerranée, et même des riverains de toutes les eaux chrétiennes. L’Egypte, Tripoli, Tunis, Alger, le Maroc, étaient remplis d’esclaves. Les chrétiens s’occupèrent activement de la délivrance de ces frères captifs. En Espagne, des hommes d'élite, formant un corps moitié religieux moitié militaire, sont chargés de racheter les captifs des Sarrasins. Une pensée analogue n’est pas étrangère au projet de voyage de saint François d’Assise en Afrique. Les dominicains et les franciscains vont dans ces régions visiter les chrétiens esclaves. Leur délivrance est, non moins que celle des Lieux Saints, le but des deux croisades de saint Louis, et le traité signé après sa mort par Philippe 1509

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leHarili et l’émir de Tunis garantit la liberté du culte aux chrétiens, libres et esclaves, résidant en Afrique. Mais le xiii’siècle vit plus encore : la création dordres religieux spécialement consacrés à la rédemption des esclaves.

Uun de ces ordres, celui des Trixitaires, fut fondé en 1198 par saint Jeax de Matha. sur les conseils de Termite saint Félix de Valois, et approuvé par le pape Ixxocent III. Il avait alors deux maisons, et. dans une première campagne au Maroc, racheta 186 esclaves : au xvi"^ siècle, il comptait plus de 300 maisons en France, en Espagne, en Angleterre. en Ecosse, et le nombre de ses rachats était incalculable. Au xvi* et au xvii’siècle, des Trinitaires espagnols fondent à Alger plusieurs liôpitaux pour les esclaves malades, un Trinitaire construit, en 1719, un hôpital d’esclaves à Tunis. Bien que le relâchement se soit introduit dans l’ordre, et que même pendant plusieurs années du xvii’siècle il ait interrompu ses « rédemptions ». on a calculé que. dej^uis sa fondation jusqu’en 178-. il rendit la liberté à 900.000 esclaves détenus dans les pays barbaresques.

L’ordre de Notre-Dame de la Mercy. fondé au XIII* siècle à Barcelone par un autre Français, saint Pierre Nolasque. et approuvé par Hoxorius III, puis par Grj^goire IX. donna ses premiers soins aux Espagnols captifs dans les royaumes arabes de Valence et de Grenade. Plus tard il étendit aux autres pays musulmans ses travaux apostoliques. L’ordre de la Mercy se recruta bientôt en France autant qu’en Espagne. Tout en gardant son siège principal dans ce dernier pays, il eut en France un vicaire général, qui dirigeait la rédemption des captifs français. Au xvii’siècle, l’ordre fut en grande faveur près de Louis XIII. qui ordonne aux évêcpies de lever des aumônes dans tout le royaume au prolit de ses rédemptions. Les Annales de l’ordre de la Mercj- ont été tenues de 121 8 à 1682 : pendant ces quatre siècles il racheta 490-736 esclaves. Aux trois vœux ordinaires, son fondateur en avait ajouté un quatrième, que devaient faire tous ses membres : demeurer en otage aux mains des infidèles, si cela est nécessaire pour la délivrance ou le salut des esclaves chrétiens : Et in Saracenorum pntestate manebo. si necesse fuerit in redemptionem Cliristi fideliiivi. Beaucoup de Pères de la Mercy accomplirent à la lettre ce voeu, et plusieurs mêmes trouvèrent dans son accomplissement la couronne du martyre. Entraînés par leur exemple, des chrétiens étrangers à l’onb’e les imitèrent : on cite un évèqiie espagnol, captif en Afrique, qui deux fois employa à raclieter d’autres prisonniers l’argent que son diocèse lui avait envoyé pour sa rançon, et se décida enfin à demeurer esclave toute sa "ie, alin d’assister et de soutenir d’autres esclaves en danger de perdre leur foi.

Ce danger était réel, car les musulmans d’Afrique étaient animés tl’un grand esprit de prosélytisme. Ils employaient pour attirer les esclaves à la loi de Mahomet tous les moyens, depuis les traitements les plus barbares jusqu’aux attraits les plus puissants : on en vit promettre la main de leur lille à un captif s’il voulait altjurer. Cervantes, qui avait été lui-même esclave à Alger, montre, dans une scène navrante d’une de ses comédies (L’I Tratto del Arget). une famille espagnole exi)()sée sur le marché d’Alger. Le père, la mère, les deux enfants exhalent, avec les accents les plus pathétiques, leur douleur à la pensée des ventes qui ont lcsséi>arer. Les parents se préoccupent avant tout de l’àme de leurs llls : Prometsmoi, dit le père à l’un d’eux, que ni menaces, ni promesses, ni présents, ni le fouet, ni les coups ne viendront à bout de te convertir, et que tous les trésors

du monde ne t’empêcheront pas de mourir dans le Christ plutôt que d embrasser la foi de ces Maures. » Beaucoup de chrétiens esclaves demeurèrent tidèles non seulement jusqu’à la soulTrance, mais même juscpi’à la mort. On vit se reproduire, à Alger ou à Tunis, les scènes de la primitive Eglise. Des homnu’s. des femmes, des enfants sacrifient leur vie plutôt que de renier Jésus-Christ. Les uns meurent sous la bastonnade ; d’autres souffrent des tourments encore plus horribles. Une femme est foulée aux pieds et a les mamelles crevées. Un petit garçon de treize ans. originaire de Marseille, reçoit plus de mille coups de bâton, on lui déchire la chair d’un bras « comme on ferait une carbonnatle pour la mettre dans le gril ». et on allait lui donner quatre cents autres coups de bâton, si un missionnaire ne l’eût racheté. Un mousse de Saint-Tropez, âgé de quinze ans, est suspendu par les pieds, on lui donne la bastonnade en le sommant d’abjurer, on lui arraciie les ongles des orteils et on lui coule de la cire fondue sur la plante des pieds, sansvaincre sa résistance. Un jeune homme de vingt-et-un ans. dont les menaces et les promesses avaient fait un renégat, se repent, renonce publiquement à la religion de Mahomet, et est brûlé vif. Comme aux premiers siècles encore, des chrétiens esclaves périssent tout ensemble pour la foi et la chasteté. Après avoir résisté pendant un an aux sollicitations d’une impudique patronne, « etreçuplus de cinq cents coups de bâton pour les faux rapports que faisait cette louve ». un esclave de vingt ans est conduit au supplice. Un autre, sollicité par son maître de commettre un acte honteux, puis sur son refus calomnié par celui-ci, meurt par le feu.

Il y avait donc à faire autre chose encore que de racheter les esclaves : c’est ce que vit saint Vixcext de Pall, qui. pris en 1605 par des corsaires, était demeuré deux ans esclave à Tunis. Il avait connu de près les misères physiques et morales de ces malheureux : les uns contraints de ramer sur les galères musulmanes, dont l’équipage se composait souvent de plusieurs centaines d’esclaves chrétiens, — les autres, que l’on traitait comme des forçats, travaillant presque nus, et la nuit enchaînés dans les bagnes.

— les autres exposés nus au marché pour être achetés par des particuliers qui les employaient soit au service domestique soit aux travaux des champs. Dans la foule qui peinait ainsi, il n’y avait pas seulement des laïques de tout sexe et de tout âge ; nombreux aussi étaient les prêtres, les religieux, le* religieuses, trop souvent exposés à perdre l’esprit ou les mœurs de leur état. Aussi lorsque, en 1642, Louis XIII. qui avait grande pitié des esclaves chrétiens, lit appel en leur faveur à la charité de saint Vincent de Paul, celui-ci n’hésita pas à envojer dans les pays barbaresques des prêtres de la congrégation delà Mission fondée par lui quelques années auparavant. Ils y devaient concourir, avec les deux ordres déjà existant s, au radiât des esclaves, mais ils devaient, de plus, y demeurer « pour assister à toute heure, corporellement et spirituellement, ces pauvres esclaves, pour courir incessamment à tous leurs besoins, enfin pour être toujours là prêts à leur prêter la main et à leur rendre toute sorte d’assistance et de consolations dans leurs plus grandes atllictions et misères ». Aidés par les consuls français, dont plusieurs furent d’admirables chrétiens, quelquefois même investis, quoique prêtres, des fonctions consulaires, ces missionnaires lirent des prodiges ; ils gagnèrent par leur charité, et aussi par la prudente réserve rjue leur aait recommandée leur supérieur, le respect des musulmans, et purent, sans trop d’obstacles, célébrer le ser^ ice diin dans les ^ ingt-cinq bagnes d’Alger, de Tunis et de Bizerte, administrer 1511

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les sacrements aux forçats chrétiens, prêcher des retraites à bord des galères, évangéliser les travailleurs des campagnes, réconcilier avec l’Eglise des renégats, secourir des enfants dont la foi était menacée ou des fennues qui luttaient pour échapper à la servitude honteuse du harem, obtenir un traitement plus digne pour les prêtres ou les religieux esclaves, organiser un service de correspondance entre les captifs et leurs familles, soigner au péril de leur vie les esclaves atteints de maladies contagieuses : plusieurs prêtres de la mission moururent à Tunis et à Alger en assistant les pestiférés. Ils furent ainsi de véritables pères pour les cinq ou six mille chrétiens de toute nation alors esclaves à Tunis et les A’ingt mille chrétiens alors esclaves à Alger. De 1642, époque de leur installation en pays barbaresquc, jusqu’à la mort de saint Vincent de Paul, en 1C60, ils dépensèrent, tant pour le rachat de 1.200 esclaves que pour le soulagement de ceux qui demeuraient en captivité, près de 1.200.000 livres, Mais combien ils furent récompensés par leurs succès apostoliques ! Ils avaient formé l’àme de la plupart des esclaves martyrs dont nous avons parlé ; et, dans la masse de la population servile, où beaucoup, jusque là abandonnés, conduits par le désespoir à l’incrédulité et à l’immoralité, avaient vécu éloignés des sacrements depuis dix ou vingt années, ils opérèrent un relèvement moral, répandirent des sentiments de délicatesse, de dévouement, de désintéressement, d’oubli de soi-même, dont on jugera par le trait suivant : en 1657, les esclaves d’Alger se cotisèrent, et sacrifièrent leur modeste pécule, l’argent amassé pièce à pièce en vue de leur rachat futur, pour payer la rançon du consul de France qui venait d’être jeté en prison.

Parallèlement aux eftbrls des missionnaires, les gouvernements essayèrent à plusieurs reprises d’anéantir les nids de pii’ates posés sur la côte africaine de la Méditerranée, et de délivrer les esclaves chrétiens qui y gémissaient. Oran fut prise par les Espagnols, sous Ferdinand le Catholique, en iSog (l’armée était conduite par le cardinal Ximénès), Tunis en 1535 par Charles-Qlixt en personne, qui y délivra vingt mille esclaves chrétiens. La guerre entreprise contre les Turcs par l’Espagne, Venise et le Pape, et qui se termina en 1571 par la victoire de Lépante, n’avait pas seulement pour but, écrit Pie V, d’écarter de la chrétienté le péril d’invasion, mais encore « de rendre à la liberté et à l’exercice de leur religion les milliers de chrétiens qui gémissaient sous la plus dure servitude), plurima millia christ’anonim quæ suh dura tyvanuide servilein ac miserahilem vitaiu diicunt. Sous Louis XIV, du Quesne battit la flotte de Tripoli en 1682, et bombarda Alger en 1682et 1 683, Tourville bombarda de nouveau Alger en 1 688. Ces expéditions, et d’autres encore, menées par l’Espagne, par l’Angleterre, par les Etats-Unis, aboutirent à des conquêtes passagères, à la délivrance d’esclaves, à des traités presque aussi tôt violés que conclus. Si glorieuses qu’elles aient été, elles produisirent des fruits moins abondants et surtout moins durables que les paciiîques victoires des missionnaires. « Le résultat de toutes les armadas de rEsi)agne, de tous les bombardements de nos amiraux, — écrit un historien protestant, — n’égale pas l’effet moral produit l>ar le ministère de consolation, de paix, d’abnégation allant jusqu’au sacrilice de la liberté et de’^la vie, exercé par les humbles (ils de saint Jean de Matha, de saint Pierre Xolasque et de saint Vincent de Paul. Mieux que par le fracas de l’artillerie, mieux même que par des foudres d’éloquence, ils ont fait bénir le nom de leur divin Maître par leur Aertu sans tache et par leur charité sans borne. » (G, Boxet Maury, /"/Yi/ice, Christianisme et civilisation, p. 142.) C’est cette charité qui vida peu à peu les bagnes des villes musulmanes : aussi quand Alger succomba enfin, en 1830. devant la dernière expédition française, elle ne contenait plus que 122 esclaves. (V’oir Le Miroir de la charité chrétienne ou relation du voyage que les religieux de l’ordre de la Mercy du royaume de France ont fait l’année dernière en la villed’Alger…, par l’un des Pères rédempteurs du même ordre (le P. Auvry), Aix, 1662 ; Abelly, Vie de saint Vincent de Paul. éd. 1836, t. I, p. 22-31 ; t. V, p. 35-i 12 ; Les Lettres de saint Vincent de Paul, 1882 ; Conférences de saint Vincent de Paul, 1882 ; Deslandres, L’Ordre des Trinitaires pour le rachat des captifs, 1908 ; G. DuBOSc, Liouen et le Maroc, dans La Normandie, octobre 1907 ; G. Bonet-Maury, France, Christianisme et Civilisation^ 1907.)

VIL LÉ’esclavage moderne

1° La traite des nègres. — Les découvertes géographiques et les expéditions maritimes de la seconde moitié du xv siècle furent l’origine de la traite et de cette funeste extension de l’esclavage qui, chassé de l’Ancien Monde, s’étendit pendant quatre siècles sur le Nouveau.

Une pensée de foi avait d’abord inspiré dans ses entreprises africaines le Portugal, qui voulait implanter le christianisme dans les Açores, aux îles du Cap Vert, et détruire à Ccnla et à Tanger la puissance de l’Islam. Mais leurs descentes sur la côte occidentale de l’Afrique mirent les Portugais en présence de la race noire. En 1442, le Portugal s’établit en Guinée. Dès lors se développa l’importation des noirs en Europe.

La découverte du Nouveau Monde par les Espagnols en 1492, leur établissement dans les îles et sur le continent de l’Amérique, donnèrent à cette importation une direction nouA elle. La recherche de l’or, puis, dans les régions moins aurifères, la culture du sucre, du tabac et d’autres plantes exotiques, nécessitèrent l’emploi de la main-d’œuvre indigène, et furent pour les habitants de ce qu’on appelait alors les Indes occidentales, l’occasion d’une intolérable oppression. Quelques Indiens avaient été transportés en Europe pour y servir comme esclaA’es ; mais le plus grand nombre fut astreint surplace à un travail forcé au profit des conquérants. Bien qu’Isabelle la catholique, en 1502, et son mari Ferdinand, en 1512, n’aient permis de réduire en esclaA-age que les seuls cannibales, parce qu’ils seront ainsi « plus aisément convertis et attachés à notre sainte foi catholique > la même tyrannie s’étendait, en fait, sur tous sans distinction. Vainement les Dominicains établis à Saint-Domingue allaient-ils jusqu’à refuser l’absolution à quiconque retiendrait des Indiens en esclavage, le sort de ceux-ci ne s’améliorait pas, et le ti’aA’ail qui leur était imposé décimait des populations naturellement indolentes, sans procurer à leurs maîtres le profit espéré. C’est alors que vint la pensée d’importer dans le Nouveau Monde des travailleurs nègres, dont un seul, disait-on, valait quatre Indiens.

On a rendu responsables de cette pensée les religieux qui s’étaient dévoués au salut spirituel et temporel des Indiens. Les Dominicains l’auraient suggérée dès 1511, et celui qu’on a appelé l’Apôtre des Indes, l’intrépide et charitable Las Casas, y aurait insisté en 1617. Quand même un zèle trop partial leur aurait dicté un aussi funeste conseil, on ne saurait voir dans ces défenseurs imprudents de la liberté des Indiens les instigateurs de la traite. II s’agissait pour eux non d’arracher à leurs foyers les 1513

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151’indigènes africains, mais de faire venir ceux que le conjoierce si malheureusement inau< ; uré par les Portugais avait déjà transportés en Espagne (voir Aimes, A Histin-y of Shiyery in Cuba, 1907, p. 7). Le rôle même attribué à Las Casas (Robertsox, Hist. de l’Anu’iiqae, trad. franc., t. I, 1829,). 290 ; Hkfi’xk, Le Cardinal Ximi’nès,.vm. franc., iS56, p. 408) a été contesté (Grégoire, Méni. de l Acad. des sciences morales et politiques, t. IV ; Dœllinger, Hist. eccl., t. III, § 160, p. 197 ; A. Cocui.v, L’AI/olition de Vesclayage, 1861, t. I, p. 286) ; s’il l’eut vraiment, il s’en repentit presque aussitôt (Helps, The Life of Las Casas, 1868, p. xui), car on le voit, en 151 8, présenter un projet de colonisation des îles américaines, dans lequel l’importation des noirs n’a aucune place, et qui semble même l’exclure (Robertsox, ouvr. cit., t. I, p. agi-So/J).

Quoi qu’il en soit, soumise d’abord au cardinal XiMÉ.NÈs, régent de Castille après la mort de Ferdinand, la proposition d’importer les noirs en Amérique avait été rejetée avec indignation par ce grand homme d’Etat et d’Eglise, qui refusait d’admettre qu’il y eût une race née pour la servitude (Héfélé, Le Cardinal Ximénès, Y>. 408). Mais, ayant pris le gouvernement, Charles Quint, après bien des hésitations, autorisa en 1517 un premier envoi en Amérique de 4-000 Africains, accordant le privilège de cette importation à un Flamand, qui le vendit à des marchands génois. Depuis lors se multiplièrent les asientos, traités ou contrats du gouvernement espagnol avec divers particuliers ou diverses compagnies pour fournir d’esclaves noirs ses possessions d’outremer. Au xvi* siècle, ces traités sont conclus par l’Espagne avec ses nationaux, au xvii’surtout avec des Portugais ; de 1702 a 1712 une Compagnie française, autorisée par Louis XIV, en oljlient le privilège ; de 1713 à 173/1, c’est la couronne d’Angleterre qui traite directement avec la couronne d’Espagne pour la fourniture des nègres. Toutes les nations, catholiques ou protestantes, recourent à la traite dans l’intérêt de leurs propres colonies ou, comme on l’a vu. pour le service, moyennant un gros profit, de colonies étrangères. C’est par milliers que jusqu’à la lin du xviii’siècle les noirs enlevés ou achetés en Afrique furent transportés dans les îles ou sur le continent de l’Amérique. De toutes les nations qui se déshonorèrent ainsi par la traite, la plus âpre et la plus impitoyable fut l’Angleterre. On peut signaler chez les autres quelque hésitation : Louis XIII, si l’on en croit Montesquieu (Esprit des Lois, xv, 4), ne permit le commerce des noirs que « quand on lui eut bien mis dans l’esprit que c’était la voie la plus sîire pour les convertir ^ ; l’Espagne, après la condamnation de l’esclavage en 1639 par le pape Urbain VIII, semble avoir renoncé)ov quelque temps à fairedirectemenl la traile(.i.MEs, A IlistoryofSlavery in Cuba, p. 17, 19), montra toujours une tendance à la limiter (ibid., p. 31, 3’(, 4’, 43, 4’i. ^91 61), et fut longtemps sans posséder de comi)toir en Afrique pour le commerce des nègres (ibid., p. 26, 38). Mais depuis le règne d’Elisabeth jusqu’au commencement du dernier siècle, tous les souverains anglais interviennent pour encourager et réglementer cet horrible lraûc(BRowNLOv, Lectures on Sla^ery and Serfdoniin Europe, p. 187-188), menacent de guerre d’autres puissances pour en assurer le monopole à leurs pays (A. CoGHiN, L.’Abolition de l’esclaa ; >, e, t. II, p. 288), forcent même leurs colonies récalcitrantes à le subir {ibid., p. II). Comment, d’ailleurs, eussent-ils iiésité, quand on voit Cuumwell donner un exemjjle plus révoltant encore, en faisant, par haine polilirpie et religieuse, la traite des blancs, et en lransi)ortant aux Barbades, à la Jainaï((uc, en Virginie, pour y

travailler comme esclaves, des milliers d’Irlandais de tout âge et de tout sexe, arrachés à leur patrie ?(.S^averv in British colonies, dans Brownloav, Lectures on Slai’ery and Serfdoni in Europe, p. ig3-203.)

C’est seulement au commencement du xix’siècle que des hommes inspirés de l’esprit chrétien, ^^’lLBER-FORŒ, Clarkson, Grenville, Scharp, Buxton, rougirent pour l’Angleterre, et s’etforcèrent de la réhabiliter en demandant l’interdiction de la traite. Au Congrès de Vienne, en 1815, une déclaration contre la traite fut signée par l’Angleterre, l’Autriche, la Fi’ance, le Portugal, la Prusse, la Russie, l’Espagne et la Suède ; l’engagement fut renouvelé en 1818 au Congrès d’Aix-la-Chapelle, et en 1822 au Congrès de Vérone. Elle fut abolie par la France en 1817, et. peu à peu, à cause des ditlicultés pratiques d’exécution, par « toutes les grandes puissances de la chrétienté ». (Voir A. CocHiN, L’Abolition de l’esclavage, t. 11, p. 291-296.)

1" L’esclavage moderne. — La suppression de la traite n’était pas l’abolition de l’esclavage, mais seulement celle de son mode le plus cruel et le plus meurtrier de recrutement. Mais une fois la traite supprimée en partie, — car la contrebande dura toujours, — restait l’esclavage lui-mcine, <iue ni les divers Congrès ni les nombreux traités du commencement du xix’siècle n’avaient fait disparaître.

L’esclavage datait, dans les colonies françaises, de la première moitié du xvii*^ siècle : par wne conséquence inattendue, il avait même reflué surlamétropole, car deux ordonnances furent nécessaires en 1762 pour empêcher d’exporter des colonies à Paris des esclaves noirs, en violation de l’axiome qui déclarait libre tout esclave ayant touché le sol de la France. Supprimé brusquement et avec trop peu de souci des transitions par la Convention en 1794. l’esclavage colonial fut en 1802 rétabli par le Consulat, et ne disparut délinitivemenl qu’en 18^8. Le domaine colonial de la France, diminué par les guerres de la Révolution et de l’Empire, ne se composait plus alors que de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion et de la Guyane : je ne parle pas de I Algérie, à la fois ajoutée à la France et libérée de l’esclavage par la Rojauté en 1830. On verra dans l’Introduction de l’Histoire de l’esclavage de Wallon et dans le premier volume de [’Abolition de l’esclavage d’Augustin CocHiN comment, malgré la modération naturelle au caractère français, et bien qu’ayant été au début réglementée et à certains égards moralisée par le Code noir de 1685, la servitudeavait produit là ses fruits habituels d’orgueil, de paresse, de luxure, de cruauté, coriompant maîtres et esclaves. Malgré de belles et nombreuses exceptions, le clergé séculier lui-même s’amollit et se gala trop souvent à ce funeste contact ; mais les travaux des congrégations, Dominicains, Carmes, Jésuites, Pères du Saint-Esi)rit, Frères de Saint-Jean de Dieu, relevèrent le niveau moral des Indiens et des noirs : c’est en partie grâce à la formation clirélienne donnée à ceux-ci par ces admirables éducateurs que le décret du Gouvernement provisoire, préparé du reste par un puissant mouvement de l’opinion puliliquc dans les dernières années de la monarcliie de 1830, put en faire des hommes libres, sans mettre en péril ni la sécurité des colons ni la prospérité matérielle des colonies. (Voir . Cof.iiiN. t. I. p. 285-348.)

Même diminuées de la plus grande partie de l’Amérique du Nord par la fondation des Etats-Unis à la tin du xviii<^ siècle, les colonies anglaises, qui depuis cette épofpie n’ont cessé de s’accroître, représentent aujourd’iiui environ un quart du monde civilisé. Parmi ces possessions, les unes étaient, au commencement 1515

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du siècle dernier, descolonies sans esclaves, les autres des colonies à esclaves. Ces dernières, au nombre de dix-neuf, renferiuaienl près de 800.000 noirs, propriété de moins de 100.000 blancs. Le gouvernement anglais, qui venait de faire tant d’eiTorts pour l’abolition de la traite, ne pouvait logiquement conserver l’esclavage. En 1823 et en 1831 des mesures furent prises pour en préparer l’abolition, puis une loi de 1834 le supprima, consacrant 500 millions de francs à indemniser les propriétaires d’esclaves. Les délais fixés pour la libération définitive durent même, sous la pression de l’opinion publique, être abrégés, et l'œuvre d'émancipation était achevée en iSSg. « On ferait, — écrivait en 1843 le duc de Bhoglie, — trop d’honneur à la philosophie, à la philanthropie de l’Angleterre, en lui assignant le premier rôle dans cette grande entreprise. Lespliilosophes, les philanthropes, ont figuré, sans doute, glorieusement au nomijre des combattants ; mais c’est l’esprit religieux qui a porté le poids du jour et de la chaleur, et c’est à lui que revient, a^ant tout, l’honneur du succès. C’est la religion qui a vraiment affranchi les noirs dans les colonies anglaises. » (^Rapport de la commission instituée pour l’examen des questions relatives à l’esclavage, 1843, p. 1 17.)

L’esclavage fut supprimé en 18^8 dans les trois Antilles danoises ; il l’avait été dès 18^6 dans l'île suédoise de Sainl-Barthélemy. Il résista plus longtemps dans les colonies espagnoles. Malgré toutes les prohibitions, la traite se maintint à Cuba, plus ou moins ouvertement pratiquée, jusqu’en 1868 : seule la suppression de l’esclavage, à cette date, la fit disparaître. L’esclavage à Cuba, comme dans toutes les colonies sur lesquelles s'était jadis étendue la domination espagnole, fut toujours relativement doux, comporta de larges facilités de rachat total ou partiel, et se montra plus qu’ailleurs res])ectueux de la famille de lesclave (sur ce caractère plus humain et plus moral de l’esclavage dans les colonies espagnoles, voir BoEHMER-MoNOD, f.es Jésuites, 1910, p. 1-5-1-6). Cependant, là comme ailleurs, il avait exercé sa funeste influence. Dans les colonies portugaises. Cap Vert, Basse -Guinée, Mozambique, son abolition commença vers 1856, mais ne fut complète que plusieurs années après. Plus rapide fut la suppression de lesclavage dans les grandes colonies hollandaises, Java, Sumatra, Bornéo, Célèbes, les Molusques, les îles de la Sonde. Les fondateurs de cet immense empire colonial, gouverné de si loin par nn petit peuple européen, avaient d’abord travaillé à la conversion des esclaves indigènes : devenus chrétiens, un grand nombre de ceux-ci avaient été affranchis. Mais l'égoïsme reprit le dessus : on cessa de convertir les esclaves, de peur d'être amené à les émanciper. La traite, prohibée dès 1688. fut ensuite tolérée, et amena dans les îles une population noire, qui du reste ne s’y perpétua pas. Lesclavage, dans ces régions, demeura supportable ; au lieu d’y être contraints à de véritables travaux forces, les esclaves furent presque toujours employés à un service domestiqiie assez doux. Leur nombre ne cessa de décroître jusqu’en 1860, date fixée par une loi de 1854 pour l’abolition complète de l’esclavage dans les Indes néerlandaises. Mais celui-ci subsista quelques années encore, et a^ec des caractères beaucoup plus durs, dans les petites colonies de la Hollande, la Guyane et les Antilles.

Je ne dirai qu’un mot d’un des événements les plus considérables du xix' siècle, la suppression de l’esclavage dans la grande république de l’Amérique du Nord. Pour la première et la seule fois dans l’histoire du monde, c’est la guerre qui décide cette suppression. Dès 1780, les Etats-Unis se trouvaient partagés,

quant à l’esclavage, en deux moitiés à peu près égales, l’une, au nord, où il était interdit, l’autre, au sud, où il était pratiqué. La traite n’existait plus, mais la population servile se recrutait par les naissances, et, dans certains Etats, par un véritable

« élevage », avec tout ce que ce mot a de bestial.

Toute la politique intérieure des Etats-Unis se résume, pendant une partie du xix' siècle, dans la rivalité entre les Etats esclavagistes et les Etats abolitionnistes, les premiers subordonnant tout au maintien et au développement d’une institution que les progrès incessants des seconds leur montraient cependant inutile et même nuisible. En 1860, lors de l'élection de Lincoln, il y avait dans l’Union dix-sept Etats libres et quinze Etats à esclaves ; ces derniers contenaient 4 millions d’esclaves noirs. Voyant la suprématie politique dont ils jouissaient depuis de longues années, en dépit de l’infériorité numérique de leur population, menacée par l'élévation d’un abolitionniste à la présidence, et jaloux avant tout de conserver « leurs institutions particulières », c’est-à-dire l’esclavage, les quinze Etats du Sud rompirent lUnion, et se déclarèrent indépendants. C’est contre leur fédération, en réalité contre l’esclavage, son vrai motif et sa principale raison d'être, qu’eut lieu la guerre longue et acharnée qui, malgré l’héroïsme, digne d’une merveilleuse cause, déployé sur les champs de bataille par les champions du Sud, se termina en 1 865 par la victoire du Xord et l’affranchissement des esclaves : victoire à laquelle prit part un prince français, et que Montaleml)ert a célébrée en des pages remplies d’un religieux enthousiasme. Ajoutons que de grandes âmes n’avaient pas attendu cette époque pour mener une lutte active contre l’esclavage : M. Washblrne a raconté, dans un livre trop peu connu, l’histoire de cet admirable Edouard Colbs, né dans TElat esclavagiste par excellence, la Virginie, qui, « sentant, dit-il. l’impossibilité d’accorder avec sa conscience et son sentiment du devoir la pensée de prendre part à l’esclavage », quitta son pays en 1819. emmenant tous ses esclaves, qui formaient les deux tiers de sa fortune, et. arrivé aux frontières de l’Etat, les affranchit, en assurant à chacun les moyens de vivre. Devenu gouverneur de l’Illinois, il se consacra tout entier à la propagande de ses idées, et mit une indomptable énergie à empêcher cet Etat de se laisser entraîner a ers l’esclavagisme (voir Washiurne, Sketch of Edivard Cotes, second governor of Illinois, and the slavery struggle of %i ?)-?>2li, Chicago, 1883 ; cf. le résumé que j’en ai dopné dans mes Etudes d histoire et d’archéologie. 1899. p. 344-382).

De tous les pays chrétiens, le Brésil est celui où dura le plus longtemps l’esclavage. Tous les esclaves indigènes y avaient étélibérésen 1762 ; mais la traite, pendant un siècle encore, en dépit de son abolition olhcielle, le fournit d’esclaves noirs, et, au milieu du xix' siècle, ceux-ci formaient un quart de la population, 2 millions d’hommes sur 8 millions (A.Cochi.n, L’Abolition de l’esclavage, t. II, p. 236-287). Le gouvernement désirait leur liberté, attendant ie jour où une immigration suffisante de blancs les rendrait inutiles, en peuplant de travailleurs un territoire grand comme l’Europe : sous le règne de Pedro II. on aft’ranchissait tous les ans. le jour de la fête nationale, des esclaves dans l'église en présence de l’empereur et de l’impératrice. L’effet de ces bonnes intentions se fit sentir : le recensement de 1872 constate une augmentation notable de la population, et une diminution dans le nombre des esclaves, tombé de 2 millions qu’il était encore en 1852 à i. 5 10. 866 vingt ans après (Claudio Janxet, Correspondant, 25 mars 1888). Une loi de 1871 prépare l'émancipation graduelle, et assure des indemnités aux maîtres qui la 1517

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devanceraient : l’empereur, des communes, des provinces donnent l’exemple par des affranchissements en masse. En 188.">, il n’y a plus que i.i 17.000 esclaves : une nouvelle loi déclare libres tous ceux qui ont dépassé soixante ans, et, en indemnisant les maîtres, met à leur charge la nourriture deces affranchis. En même temps, nombreux deviennent les affranchissements testamentaires inspirés par des motifs de piété : de grands propriétaires donnent, de leur vivant, les plus nobles exemples, conmie la comtesse de Nova Friblrgo, rendant libres, en 1888, mille nègres de ses plantations. Les évêques, par leurs mandements et par leiu-s discours, recommandent l’affranchissement des esclaves : ils voiulraient qu’on solennisàt ainsi le jubilé du pape Li’ ; o>' XIII. Après avoir entendu.au commencement de 1888, un sermon de l’évéque de Rio Grande du Sud, l’assistance décide que les 9.000 esclaves que renfermait encore cette province seront affranchis avant la lin de l’année. L’élan est donné, et, le 10 mars 1888, la Chambre des députes du Brésil vote l’abolition immédiate de l’esclavage.

Il y a partout incompatibilité désonuais entre lacivilisation et celui-ci, et tout pas en avant fait dans les pays barbares par une nation civilisée devient une concpiète sur la servitude. Depuis que le protectorat français a été établi en Tunisie, un décret du bey y a svipprimé l’esclavage (1890), et depuis que la France possède Madagascar, l’esclavage n’y existe plus (1896).

3° L’Eglise et Vesclavage moderne. — Conclusion.

— A quelles influences faut-il attribuer la trop lente mais aujourd’hui définitive disparition de l’esclavage dans tous les pays chrétiens ? Après avoir dit que « l’esclavage des noirs s’est établi sous le règne de l’Eglise », Ernest Havet écrit en 1871 (Le Christianisme et ses origines, t. I, p. xxi) : << A l’heure qu’il est, la Papauté, qui condamne si facilement et si imprudemment tant de choses, n’a pu encore se résoudre à le condamner. » Le même historien déclare que l’esclavage et bien d’autres injustices encore

« ont continué tout le temps, de l’aveu de l’Eglise et

dans l’Eglise », et ajoute : « La philosophie lijjre n’a régné qu’un jour, à la fin du xviii siècle, et elle a tout emporté presque d’un seul coup. » Il est difTicile de rassembler plus d’erreurs en moins de mots. Voyons d’abord le rôle de « la philosophie libre ». Deux écrivains seulement, au xviii" siècle, protestent contre l’esclavage, Montesquieu, avec une âpre et généreuse ironie, dans le IX’livre de l’Esprit des Lois {’j’n8), et Rayxal dans les lourds et indigestes volumes de son Histoire philosophique et politique des étahlissements des Européens dans les deux Indes {1778) ; niais Montesquieu, malgré certaines apparences, ne peut être considéré comme un advcrsaire du christianisme, dont il reconnaît hautement l’influence moralisatrice et les bienfaits sociaux, et qu’il considère comme ayant « aboli en Europe la servitude civile « ; quant à Ilaynal, sa philanthropie n’est qu’un prétexte aux déclamations les jilus haincnscs contre la monarchie et la religion. On cite une lettre de Vor.TAUiE à un négrier de Nantes, par laquelle le philosophe se félicite d’avoir placé 50.ooo livres dans soji entreprise, et, en arrachant ainsi à la mort tant de malheureux noirs, « fait à la fois une bonne affaire et une bonne action ». (Cantu, Storia uni-ersale, 1888, t. VII. p. 182, note 13). Même si cette lettre, qui n’a pas été reproduite dans sa Correspondance, n’était ])as authcntirpu^ au moins doit-on reconnaître que Voltaire n’a jamais élevé la voix contre la traite et l’esclavage des nègres. Beaum.vhcuais, lui, a élaboré les statuts d’une nouvelle comi)agnie de marchands

de chair humaine. Mably, qui, bien qu’ayant reçu le sous-diaconat, appartient beaucoup plus à la coterie philosophique qu’à l’Eglise, dit que « les princes devraient permettre à leurs sujets d’acheter des esclaves en Afrique et de s’en servir en Europe ». (Le Droit public de l’Europe, 1790, t. II, p. 394.) Quant aux gouvernements les plus inféodés à la « philosophie », on ne les voit prendre aucune initiative contre la servitude : ni Frédéric II, l’ami de Voltaire, ni Catherine II, l’amie de Diderot, n’ont supprimé le servage dans leurs Etats, qui sont ceux, précisément, où il se perpétuera le plus longtemps. En revanche, la suppression des Jésuites dans la seconde moitié du xviii siècle, œuvre collective de gouvernements asservis aux philosophes, priva de leurs meilleurs amis les Indiens et les noirs, et les mesures prises par PoMiîAL contre les autres ordres religieux qui prêchaient l’Evangile dans les vastes colonies du Portugal ruinèrent des missions qui seraient devenues des foyers de liberté. Lorsque à son tour la Révolution française chassa tous les religieux, sans faire d’exception pour les Trinitaires, les Pères de la Merci et les Lazaristes, elle arrêta du même coupla libération des esclaves dans les pays barbaresques. Le décret par lequel la Convention, en 179^, abolit l’esclavage dans les colonies françaises eut pour inspirateur Grégoire qui, malgré ses erreurs religieuses et politiques, demeura toujours un chrétien et un prêtre. Le mouvement l)eaucoup plus puissant qui amena, dans la seconde moitié du xix" siècle, la suppression de la traite, eut également pour initiateurs des chrétiens : l’abolition de l’esclavage dans l’immense empire colonial de l’Angleterre est avant tout l’œuvre de chrétiens, anglicans comme Wilberforce, catholiques comme O’Connell. La commission qui prépara, en 1848, l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises avait pour président un athée, Schoelciier, mais elle avait pour secrétaire un fervent catholique. Wallon, choisi précisément à cause du beau lixve dans lequel il démontre la part prépondérante du christianisme dans l’abolition de l’esclavage antique. On vient de voir comment, au Brésil, ce sont les écrits, les prédications et les exemples des évêques qui poussèrent le plus efficacement à la suppression de l’esclavage. Quand je regarde tous ces faits, je cherche vainement le sens de la phrase d’Ernest Havet citée plus haut, et je me demande quelle fut la part de ce qu’il appelle « la philosophie libre » dans une œuvre due presque entière à des influences toutes différentes.

Très grande, au contraire, y fut la part de la Papauté. Si les premiers succès coloniaux des Portugais et leur établissement sur les côtes de l’Afrique occidentale avaient fait naître des espérances pour la conversion au christianisme des nègres de la Guinée et du Congo (voir une bulle de Nicolas V, 1554, citée par Paul VioLLET. Précis de l’histoire du droit français, 1884, p. 18a, note 5), les Papes ne tardèrent pas à reconnaître que, malgré l’ardeur des Franciscains à cvangéliser les noirs de leurs colonies (Pastor, I/isl. des I*apes depuis la fin du moyen âge, trad. Furcy Raynaud, t. III, 1892, p. 268), ces hardis navigateurs songeaient moins à faire des convertis que des esclaves. En même temps qu’il s’occupait du rachat des chrétiens captifs chez les Turcs (ibid.). Pie II essaya d’arrêter la traite inaugurée par les Portugais. Ecrivant, en 1462, à un évêque missionnaire qui partait poiu’la Guinée, il lui recommande la conversion des infidèles de ces lointaines régions, dénonce comme le principal obstacle à celle-ci la servitude imposée aux nègres, condamne ce crime énorme, magnum scelus, et ordonne à l’évèqne de frapper des censures ecclésiastiqnes

« les scélérats qui enlèvent les néophytes 1519

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pour les faire esclaves », nefarlos, qui neophytos in sen’itiiteni ahstrahiuit (Raynald, Annales eccles., année 1482, n^ 42). Sans doute, il n’est encore question ici que des nègres néophytes, c’est-à-dire convertis au christianisme : mais outre que ceux-ci étaient alors, dans ces régions, fort nombreux, cette assurance de la protection ecclésiastique était pour eux une invitation à se convertir et leur oifrait le moyen d’échapper ainsi aux dangers de la traite et de l’esclavage. Aux découvertes et aux conquêtes du Portugal succèdent dans une autre partie du monde celles des Espagnols : c’est à la protection des indigènes de l’Amérique, victimes de la cupidité de leurs nouveaux maîtres, que s’applique le pape Paul 111. Dans un bref du 29 mai 153^, il donne au cardinal archevêque de Tolède pleins pouvoirs pour la protection des Indiens, et déclare prendre lui-même sous sa sauvegarde leur liberté et leurs biens, même s’ils se trouvent encore en dehors de l’Eglise, frappant d’excommunication réservée au Pape ceux qui tenteraient de les dépouiller de leur propriété ou de les réduire en servitude (cité par Pastor, Gescliiclite der Papsle, t. y, p. 720). Dans une bulle du 2 juin de la même année, adressée à toute la chrétienté, il prend contre leurs opjiresseurs la défense des droits naturels des Indiens, flétrit les « instruments de Satan », les « artisans de mensonge », qui les privent de leur liberté native « et les traitent plus durement que des bêtes de somme » : il prononce la condamnation absolue de la servitude, « non seulement de celle des Indiens, mais de celle des hommes de toute race, et non seulement de ceux qui se sont convertis au christianisme, mais encore de ceux qui vivent en dehors de la foi chrétienne » : ils devront, dit le Pape, « jouir de leur liberté, rester maîtres d’eux-mêmes, et il ne sera permis à personne de les réduire en esclavage », sua libertate et dominio uti et potiri et gaiidere libère et licite passe, nec in servitutem redigi dehere. Il A-a jusqu’à

« déclarer-, en vertu de son autorité apostolique, 

nul et sans effet tout ce qui aura été fait contrairement à cette lettre », ac quidquid secus fieri contigerit, irritum et inane… auctoritate apostolica… decernimus et declaramus, ce qui revient à annuler toute vente d’esclave (Bull, Rom., t. XIV, 1868, p. 712 ; cf. Cantu, Storia universale, t. Yll, 1888, p. 128). Urbain VIII, en 1689, défend « que personne, à l’avenir, ait l’audace de réduire les Indiens en esclavage, de les vendre, acheter, échanger ou donner, de les séparer de leurs épouses et de leurs fils, de les dépouiller de leurs propriétés et de leurs biens, de les conduire en d’autres lieux, de les priver en une manière quelconque de leur liberté, de les retenir en servitude, de prêter conseil ou secours, sous aucun prétexte, à quiconque agirait de la sorte, d’enseigner la légitimité d’actes semblables ou d’y coopérer >.(/ ? » //. Rom., t. XIV, p. 718.) En 174 1, Benoit XIV écrit aux évêques du Brésil et au roi de Portugal pour se plaindre que « des hommes se disant chrétiens oublient les sentiments de charité répandus dans nos cœurs pai" le Saint-Esprit, à ce point de réduire en esclavage les malheureux Indiens, les peuples des côtes occidentales et orientales du Brésil et des autres régions ». {Bull. Benedicti XIV, const. 38, t. I, 1845, p. 123-125.) GRi’iGoiRE XVI, en 1889, voyant que « si la traite des noirs a été en partie abolie, elle est encore exercée par un grand nombre de chrétiens », envoie à tous les évêques du monde catholique une encyclique pour condamner une fois de plus cette infâme pratique. Il commence par raconter les efforts des premiers chrétiens pour adoucir et supprimer peu à peu l’esclavage ; puis il accuse, « avec une profonde douleur », les chrétiens modernes qui, « honteusement aveuglés par le désir d’un gain sordide, n’ont point hésité à réduire

en servitude, sur des terres éloignées, les Indiens, les noirs, et d’autres malheureuses races ; ou bien à aider à cet indigne forfait, en instituant et organisant le trafic de ces infortunés ». Il rappelle les efforts de ses prédécesseurs Pie II, Paul 111, Urbain VIII, Benoît XIV i)our faire cesser la servitude, et particulièrement ceux de Pie VII, au Congrès de Vienne, pour réunir toutes les grandes puissances dans une protestation unanime contre la traite. Il renouvelle les condamnations tant de fois déjà prononcées par le Saint-Siège contre une institution quinon seulement cause aux malheureux emmenés en esclavage d’horribles souft’rances, mais encore est l’occasion de guerres incessantes qui désolent le continent noir (Acta Gregorii Papæ XVI, 1901, t. II, p. 887 et sq.). Pie IX n’intervint pas directement dans la question de l’esclavage ; mais en béatifiant, le 16 juin 1800, un des pkis illustres antiesclavagistes, le jésuite catalan Pierre Claver, — cet admirable religieux qui avait ajouté, en 1622, à ses vœux de profès celui de servir Dieu sa vie durant dans la personne des esclaves, et qui signait : Pierre, esclave des esclaves à toujours, — il le loua d’avoir consacré sa vie au service spirituel et temporel des nègres, et flétrit les trafiquants

« qui, dans leur suprême scélératesse, avaient

pour coutume d’échanger contre de l’or la vie des hommes », quibus hominum viiani aura compavare per summum nefas solemne erai{Bullarium Soc. Jesu, 1894, p. 869). Quand il reçut, en 1872, une commission de l’Association antiesclavagiste anglaise, conduite par sir Bartle Frère, qui, bien que composée de protestants, avait tenu à s’incliner sous la bénédiction du vicaire de Jésus-Christ avant d’aller au Zanzibar, Pie IX s’écria : « Il est nécessaire d’al^olir l’esclavage. Les missionnaires y travaillent partout », et recommanda à l’aide fraternelle de ceux-ci.les généreux voyageurs (Piollet, Les Missions catholiques françaises au xix’^ siècle, t. V, Afrique, 1902, p. 478). LÉON XIII eut le bonheur de voir les dernières nations chrétiennes qui avaient conservé l’esclavage y renoncer. On connaît sa belle lettre sur ce sujet, résumé plein de concision et de force de tout ce qui avait été tenté par ses prédécesseurs, adressée le 5 mai 1888 aux évêques du Brésil (Léon i s XIII P. M. Acta, t. VIII, p. 169-192). Restait encore une campagne à entreprendre. La traite continuait à dévaster l’Afrique. Depuis qu’ils en avaient perdu, du vii^ au XI* siècle, toute la partie septentrionale, devenue la proie de l’Islamisme, le reste de l’Afrique avait été pour les Européens un continent fermé. Seules ses côtes avaient été visitées par les ordres religieux pour en convertir les habitants, par les aventuriers de tous les pays pour les emmener en esclavage. Les vastes établissements des Portugais au Cap Vert, en Gambie, en Guinée, au Gabon, devinrent autant de comptoirs de traite. C’est de Sierra Leone que le trop fameux trafiquant anglais Hawkins, commandité par la reine Elisabeth, enleva de 1562 à 1568 plus de 60.000 esclaves. Les dénominations géographiques ont consacré ces honteux souvenirs : à la suite de la Côte d’Ivoire et de la Côte d Or se rencontre la Côte des Esclaves, et les géographes arabes ont donné au Niger le nom de Nil des Esclaves. Maintenant, la traite ne se fait plus au profit des pays chrétiens ; mais elle continue à sévir au profit des pays musulmans. L’Afrique centrale, en grande partie habitée par des populations douces, aptes à la civilisation, est dévastée par les négriers Arabes ou par des tribus guerrières à leur solde, et demeure un véritable terrain de chasse. Un missionnaire, établi sur les bords du lac de Tanganika, écrivait encore en 1889 : « Je vois passer (aujourd’hui) sous mes yeux plus de 300 esclaves. Il n’y a pas de jour où les 1521

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bateaux n’en embarquent pour Oujiji par cenlaine. s. » Mgr Lavigerik t vahiait à 400.ooo par an les infortunés « que les traitants traînent sur les marcLés, quand ils ne les laissent pas, neuf sur dix, toml)er sur les chemins, rompus de coups ou exténués de misère. » Des contrées entières avaient été dévastées par la traite, et certaines tribus, sous la menace d’un danger incessant, étaient tombées dans une misère profonde et dans une sorte de marasme intellectuel et moral. Zanzibar devint le grand marché où, de tous les points de la côte orientale, les noirs étaient rassemblés, après avoir été capturés dans l’intérieur, traînés en longues caravanes, et embarqués siu’des boutres infects. Chaque année ils y passaient à la douane, au nombre de 50 à 60 mille, et, paj’ant une piastre par tête, constituaient le revenu le plus clair du sultan. C’est de là qu’ils étaient vendus et dispersés dans la camj)agne de Zanzibar, à Pemba, aux Comores, en Arabie, en Turquie, en Perse, en Egypte, à Tripoli, au Maroc, au Siam, au Laos. Les puissances européennes, dont les diverses possessions ou zones d’influence couvrent maintenant une partie du continent noir, France, Angleterre, Allemagne, Belgique, ont fait de grands eflorts pour entraver le fléau : mais pendant longtemps elles ne parvinrent que dans une mesure restreinte à l’empêcher d’exercer ses ravages jusque sur leurs propres territoires, trop vastes pour être partout surveillés. On peut affirmer que, sans la religion, ni leurs armes ni leur diplomatie ne seraient parvenues à le combattre etticacement. Mais les missionnaires, plus audacieux encore que les armées, ont pénétré partout, et planté sur tous les points du pays ravage par la traite les jalons d’une civilisation libératrice. Pères du Saint-Esprit, Oblats, Pères Blancs, Franciscains, Jésuites, prêtres des Missions de Lyon, ont, au Soudan, en Guinée, au Gabon, au Congo, racheté des esclaves et fondé des « villages de liberté » : on sait les merveilles opérées dans les pays des Grands Lacs par les Pèrfs Blancs, convertissant, c’est-à-dire arrachant à la fois au fétichisme et à l’esclavage, des royaumes entiers, et rendant leurs néophytes capables de supporter, avec un héroïsme et des sentiments renouvelés de la primitive Eglise, les plus cruelles persécutions.

Une grande figure se dresse ici à l’horizon de l’histoire, celle du cardinal Lavigerie, qui fut, dans la seconde partie du xix* siècle, le plus puissant adversaire de l’esclavage africain (voir Kleix, I.e Cardinal Lavigerie et ses œures d’Afrique, l’éd., 1 898). Il fonde, en 1868, la congrégation des missionnaires d’Alger, si populaires sous le nom de Pères Blancs, et dont l’action s’étend aujourd’hui jusqu’au centre de l’Afrique ; il entreprend, en 1888, une tournée de conférences anliesclavagistes à travers l’Europe ; il fonde à Paris, la môme année, la Société antiescla agiste de France ; c’est à la suite et par l’elfet de sa propagande que se réunit en 1889 la conférence de Bruxelles, d’où sort une sorte de Code international obligeant toutes les puissances ; il ouvre à Paris, en 1890, par un discours prononcé dans l’église Saint-Sulpice, en présence d’iiommes de toutes les croyances et de toutes les opinions, le Congrès antiesclavagiste, tenu par les représentants des associations de France, d’Allemagne, d’Angleterre, d’Aulriche, de Belgique, d’Italie ; il preiul, par liii-mèuic et jiar ses religieux, une grande part à la création de ces « villages de liberté » dont nous avons déjà parlé, et qui, comme l’écrit un auteur prolestant, « après avoir été de simplesasilcs d’esclaves fugi’.ifs, deviendront, avec l’aide des missionnaires, des foyers de travail agricole et de vie morale, qui portci-ont dans les pays jadis barbares les bienfaits de la civilisation ». (G. Bo xet-Maury, France, Christianisme et Civilisation, p. 24 ;.)

L’esprit pratique du cardinal Lavigerie, attentif au possible et ennemi de l’elfort inutile, ne s’était point proposé la suppression immédiate de l’esclavage domestique chez les musulmans, bien que, comme il l’a montré dans un discours prononcé à Rome en 1888, et comme il l’écrivait en 1889 au roi des Belges, cet esclavage, malgré sa douceur relative, fût quelquefois accompagné de gi-andes cruautés. Ce qu’il se proposait, c’était, comme il le dit, en 1888, dans une autre lettre à M. Keller, de faire disparaître la traite,

« la chasse à l’homme à l’intérieur de l’Afrique, le

transport et la vente des esclaves sur les marchés turcs », et d’effacer, comme il l’avait dit encore la même année en présentant à Léon XIII des noirs rachetés avec les ressources fournies par l’Œuvre de la Sainte Enfance, « ces routes impies qui sont tracées au voyageur par les ossements des nègres esclaves ». Le Pape auquel il parlait ainsi l’aida puissamment par l’envoi, en 1890, d’une lettre flétrissant « la cupidité de ceux qui, indignes du nom d’hommes, font, avec la cruauté et la ruse de barbares, commerce des nègres créés comme eux à l’image de Dieu et participant comme tous les autres de la nature humaine » {Leonis Xllf P. M. Acta,. X, 1891, p. 192-196), envoi accompagné de 300.ooo francs. Une encyclique pontificale de la même année (ibid., p. 3 1 2-3 18) flétrit, en termes plus éloquents encore, « la peste maudite de la servitude », et ordonne que chaque année, dans toutes les églises du monde catholique, une quête sera faite le jour de l’Epiphanie en faveur de l’Œuvre anticsclavagiste. Espérons que tant d’elï’orts, parmi lesquels l’initiative catholique tient incontestablement le premier rang, finiront par fermer en Afrique ce que Livingstone appelait x l’ulcère béant » de l’esclavage. Un fait récent paraît un indice de cette cicatrisation désirée : c’est l’abolition, en juin 1909, de l’esclavage dans le sultanat de Zanzibar. Déjà un édit, malheureusement à peu près inexécuté, y a^ait prononcé, en 1893, l’interdiction de la traite.

L’encyclique du 20 novembre 1890 contient une piirase qui me paraît renfermer la conclusion de tout cet article : « Gardienne attentive de la doctrine de son Fondateur, l’Eglise ju’it en main la cause négligée des esclaves, et entreprit vaillamment la revendication de leur liberté ; mais elle dut accomplir cette œuvre peu à peu, avec modération, selon que le permettaient le temps et les circonstances ». Sediila castos doctrinæ Conditoris sui, Ecclesia sitscepit neglectam servoruni caiisam, ac slrenua vindex lihertatis cxtitit, etsi proiit res et icnipora ferebant sensim rem gereret et temperate.

Paul Allard.