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Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Etat

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Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 769-780).

ÉTAT. —
I. Nature de lEtat. — II. Origine de l’Etat. — III. Fonctions de l’Etat. — IV. Fausses théories de l Etat. — V. Rapports de l Eglise et de l Etat (voyez article Libéralisme).

I. Nature de l’Etat. — 1) Définition. — 2) Fin propre. — 3) Caractères de l’Etat.

I. Définition. —

Dans la littérature contemporaine le mot Etat a reçu des acceptions très dill’érentes. Pour les uns, l’Etat est synonyme de gouvernement, pour les autres, il est composé du gouvernement et des citoyens ; d’autres encore sous-entendent plutôt la société, ou nième un organisme abstrait doué de toutes sortes de vertus. Il importe donc, afin d’éviter les ambiguïtés et les équivoques, de préciser la signification de l’Etat.

Ce mot peut être pris dans deux sens, suivant qu’il 1523

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représente ou bien la société civile ou bien le pouvoir suprême dans cette société. Ainsi quand nous disons que, dans certaines cii-constances, l’homme est tenu de sacrilier sa vie pour l’Etat, nous prenons ce mot dans le premier sens, c’est-à-dire celui de société civile ou politique. Quand nous atUrmons que l’Etat doit garantir les droits des citoj-ens, nous employons le mot Etat dans le sens d’autorité suprême ou sou-Acraine. Confondre ces deux notions, ce serait ou-Arir la porte à des abus intolérables. Si l’on identifie la société avec le gouvernement, on A^erra bientôt la A’ie nationale tout entière absorbée dans le pou-Aoir suprême, l’initiatiA-e priAée étoufTée sous le joug pesant dugouvernement, la liberté individuelle écrasée parle despotisme. Ce péril peut, du reste, exister sous toutes les formes de gouvcrnement, et la tyrannie d’une oligarchie n’est pas moins menaçante que celle d’un monarque. Considéré comme société civile ou politique. l’Etat peut se déflnir de la manière sui-Aante :

On appelle société civile ou politique, cette société complète et parfaite, qui est composée d’une multitude de familles et se propose comme but final la réalisation du bien commun naturellement nécessaire à tous les hommes. Un mot sur chacun des éléments de cette définition.

L’Etat est une société complète, c’est-à-dire que la fin qu’il poursuit est un bien général et non un bien particulier. Alors qu’une société littéraire, commerciale, scientifique, amicale, etc., ne procure à ses membres que des aA-antages d’une espèce déterminée, limités à un certain ordre, la société civile Aise au bien général des citoyens et contribue à leur perfectionnement physique, intellectuel et moral.

Parfaite, la société ciA’ile, dans la sphère de sa fin propre, est indépendante des autres sociétés. Placée au-dessus des autres sociétés particulières, elle les domine ; mais ni dans l’existence, ni dans l’exercice de ses droits, elle ne dépend de ces groupements subordonnés.

Composée d’une multitude de familles, parce que la société n’est pas le résultat de l’association d’indi-A-idus pris isolément. L’unité primordiale, la cellule fondamentale de la société civile, c’est la famille. L’Etat n’est qu’un agrégat de familles, celles-ci composent les communes qui, à leur tour, forment l’Etat. Otte conception se retrouAC dans la philosophie antique. Aristote appelle l’Etat l’union des familles et des communes, et non une multitude d’hommes pris individuellement. Le pape Li’ ; ox XIII a remis cette Aérité en pleine lumière. « Voilà donc, dit-il, la famille, c’est-à-dire la société domestique, société très petite sans doute, mais réelle et antérieure à toute société ciAÙle, à laquelle dès lors il faudra, de toute nécessité, attribuer certains droits et certains dcA-oirs absolument indépendants de l’Etat… Les fils sont quelque chose de leur père, ils sont en quelque sorteune extension de sa personne, et pour parler avcc justesse, ce n’est pas immédiatement par eux-mêmes qu’ils s’agrègent et s’incorporent à la société civile, mais par l’intermédiaire delà société domestique dans laquelle ils sont nés. » (Encycl. lierum yo’aruni, § Jura odio.)

Enfin la société civile a pour but final : la réalisation du bien commun, naturelleuietit nécessaire à tous les hommes. La fin de la société civile, en effet, est précisément ce bien qui, tout en étant indispensable à tous les hommes, ne peut être réalisé par chacun d’eux pris isolément ou par des groupements particuliers.

De la déf’inition de la société civile, il résiilte que les éléments qui la constituent sont au nombre de trois : i) une masse d’hommes constitués en familles ;

2) une autorité commune suprême ; 3) l’indépendance A-is-à-A’is des autres sociétés de même nature, en d’autres termes : la souvcraineté. On peut ajouter : un territoire propre, en faisant abstention des sociétés rudimcntaires, telles que les hordes nomades.

2. Fin propre de l’Etat. — Il est important de déterminer avec soin la fin propre de la société civile, car de cette considération dépendent la fonction, les droits et les dcA-oirs de la société et du pouvoir suprême. Qu’est-ce en définitiAC que la fonction de la société politique, sinon le moyen de tendre à sa fin propre ? Les droits de la société ? Le moyen nécessaire pour remplir sa fonction. Les dcA-oirs ? La règle et la mesure de cette fonction. D’ailleurs, comme nous le démontrons dans la suite, la fin de l’autorité suprême n’est pas différente de celle de la société.

D’après Montesquieu, les Etats ont pour fin commune, unique, leur propre conserA ation. En dehors de cela, ils ont chacun une fin particulière déterminée. " L’agrandissement, dit-il, était l’objet deRome, la guerre celui de Lacédémone. la religion celui des lois judaïques, le commerce celui de Marseille, la tranquillité pul)lique celui de la Chine, la navigation celui des Rhodiens. y ^lais on constate sans peine que Montesquieu confond la lin de l’Etat avec les différents moyens qui peuvent serA’ir à la réaliser. Passant à l’extrémité opposée, H.ller nie toute fin propre de l’Etat. « Si la société civile, dit-il, n’est autre chose qu’une addition et un engrenage d’innombrables sociétés particulières, difTérentes et aolontaires, si elle n’est pas une société une et générale, qui euvcloppe de plein droit tous les membres du groupe, la fin naturelle de l’Etat est un non-sens. » L’erreur capitale de Haller, ce qu’il n’a pas su discerner, c’est que les convcntions priA’ées qui forment les groupes particuliers ne sont point l’Etat, mais seulement la cause occasionnelledecelui-ci, elles rapprochent et groupent un certain nombre d’individus, et de ce rapprochement naît naturellement une société générale, la société civile, l’Etat, qui encadre les sociétés particulières et réunit en un tout les membres du groupe.

La fin propre de l’Etat, c’est lebien temporel commun, la prospérité publique. La fin propre de la so-. ciétécÎAile doit être le terme des tendances naturelles qui lui donnent naissance. Or les deux forces qui attirent l’homme à la aMc sociale : la bienveillance innée et l’indigence dans la loi du progrès, ont pour terme naturel et nécessaire le bien temporel commun. C’est dans ce bonum commune que se trome la fin propre de la société civile. Au Arai, la sociabilité de l’homme n’est satisfaite que dans une société supérieure aux groupements particuliers et par l’acquisition d’un bien qui dépasse et domine les biens particuliers, c’est-à-dire le bien public, le bien commun temporel. Pourqiioi les hommes cherchent-ils au-dessus de la famille et des associations particulières une union plus compacte et plus Aaste, sinon pour obtenir un bien communj un bien social auquel ne peuvcnt parvcnir, ou du moins auquel ne parviennent ([ue dilHcilcment les individus et les groupements inférieurs" ? Etant le dernier terme de la sociabilité humaine dans l’ordre naturel, la société ciA-ile a pour l>ut de compléter, d’aider les sociétés inférieures dans la poursuite du bonheur temporel, ordonné lui-même à la l)éatitude éternelle. Et donc le bien commun supplée à l’insuflisance des activités individuelles ou collcctives, s’élève au-dessus des dilTérents biens particuliers, favorise la tendance au progrès physique, intellectuel et moral de la nature humaine, et comprend l’ensemble des conditions qui rendent possibles à tous les associés le Arai bonheur, la perfection sur cette terre. 1525

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Dans des termes sinon identiques, du moins équivalents, les théologiens catholiques, saint Thomas, SuAREZ, etc. les auteurs modernes, enseignent la même doctrine sur la lin de la société civile. Léon XIII résume cet enseignement : « Par nature, dit-il, Ihonime est fait pour vivre dans la société civile. En effet, dans l’état d’isolement, il ne peut ni se procvirer les objets nécessaires au maintien de son existence, ni acquérir la perfection des facultés de l’esprit et de celles de l’àme. Aussi a-t-il été i)ourvu par la divine Pi’ovidence à ce que les hommes fussent appelés à former non seulement la société domestique, mais la société civile, laquelle seule peut fournir les moyens indispensables pour consamnier la perfection de la f/e présente. » Et dans l’Encyclique yobilissima Gallorum :

« Comme il existe sur la terre deux sociétés

suprêmes, la société civile dont la fin consiste à procurer au genre humain le bien temporel et de ce monde… »

Le bien pidilic, dont il est ici question, n’est pas la somme de la prospérité ou du bonheur temporel de tous les individus pris séparément. La prospérité i)ublique ne consiste pas à rendre immédiatement et directement cliaque famille heureuse, riche et prospère. Non, le bien social ne diffère pas des biens particuliers comme la gerbe diffère des épis, mais il les domine comme un bien supérieur, comme un bien appartenant à un ordre spécifiquement différent du Itien privé ijarticulicr. Tel est l’enseignement de Léon XIII dans l’Encyclique Reruni yavarutn : « L’expérience quotidienne, dit-il, que fait l’homme de l’exiguïté de ses forces, l’engage et le pousse à s’adjoindre une coopération étrangère. De cette propension naturelle, comme d’un même germe, naissent la société civile d’abord, puis, au sein de celle-ci, d’autres sociétés, qui, pour être restreintes et imparfaites, n’en sont pas moins des sociétés véritables. Entre ces petites sociétés et la grande il y a de profondes différences qui résultent de leur fin prochaine. La fin de la société civile embrasse universellement tous les citojens, car elle réside dans le bien commun, c’est-à-dire dans un bien auquel tous et chacun ont le droit de participer dans une mesure proportionnelle. Au contraire, les sociétés qui se constituent dans son sein, sont tenues pour pi’ivées et le sont en effet, car leur raison d’être immédiate est l’utilité particulière et exclusive de leurs mend)res. La société privée est celle qui se forme dans un but privé, comme lorsque deux ou trois s’associent pour exercer ensemble le négoce. » En résumé, d’après la doctrine du Pape, 1° toute société privée a pour fin immédiate l’utilité particulière et exclusive de ses membres ; 2° la société civile n’a pas pour fin prochaine l’utilité particulière et exclusive des citoj’cns ; 3" mais elle a pour fin un bien commun, c’est-à-dire un bien auquel tous et cliacun ont le droit de participer dans une mesure proportionnelle.

Le bien commun, qui est la fin naturelle de la société civile, comprend deux éléments : A) la tutelle juridicpie, B) l’assistance accordée à l’activité privée des citoyens.

./) /. « tutelle juridique. — Etant données les passiftns et les inclinations mamaises des hommes, il se produit fatalement parmi eux des aggressions contre les droits qu’ils tiennent de la loi nalnrelle. De là procède la nécessité de défendre, de sauvegarder ces droits essentiels, tels ((ue le droit à l’existence, à la dignité, à l’indépendance, à la vraie liberté. Mais connue les individus ne peuvent se faire justice à eux-mêmes sans tond)er dans la l)arl)ai’ie. il est nécessaire qu’ils soient soumis à une autorité chargée de protéger leurs droits et d’assurer la justice jjarmi eux. Or la société créée dans ce but n’est autre que

la société civile, l’Etat. Toutes les autres sociétés, ayant des fins particulières, seraient inaptes à réaliser ce but.

Mais les hommes n’ont pas seulement besoin que leurs droits menacés soient défendus ; il sera encore nécessaire, dans un grand nombre de cas. de définir, de déterminer le droit. Des doutes, des conflits pourront s’élever en matière de droit ; il faudra les trancher. La loi naturelle laisse indéterminés un grand nombre de droits qui, de leur nature, sont variables et contingents, elle laisse dans le vague un certain nombre de points : il faudra établir des règles fixes pour déterminer le droit dans ces modalités contingentes. Tout cela fait partie de la tutelle juridique, il est évident que sans elle les hommes ne sauraient avoir ni paix, ni stabilité, et se trouveraient ainsi dans l’impossibilité d’atteindre leur fin temporelle. D’ailleurs, comme on l’a montré plus haut, la tutelle juridique ne peut être réalisée que par une autorité supérieure à laquelle tous seront obligés de se soumettre, c’est-à-dire dans et par la société civile.

B) L’assistance aux initiatives privées. — La prospérité temporelle publique exige une certaine abondance de biens matériels et moraux mis à la disposition des citoyens, de telle façon que chacun puisse se les procurer, s’il en a le désir. Parmi ces l)iens il en est que l’on peut obtenir, sans le concours de la société civile, par la seule activité et la coopération des familles. Il n’en demeure pas moins cju’en dehors du înilieu social, ces biens ne sauraient parvenir à leur complet développement. Sans la société civile, sans la tutelle juridique qui en est la conséquence, il n’y aurait ni paix, ni sécurité, ni stabilité, et dès lors la division du travail, le progrès, la prospérité se trouveraient gravement compromis.

D’autre part, il y a des institutions qui ne sauraient être fondées sans l’initiative et la direction du pou-A’oir suprême, parce qu’elles surj^assent la capacité ordinaire des activités privées, indivitluelles ou collectives. Telles sont : la création des voies de communications nationales, certains établissements scientifiques, l’échange des correspondances par les postes et télégraphes, etc. Dans ces cas et d’autres semblables, la société civile apparaît comme un facteur nécessaire de progrès.

3) Caractères de la Société civile. — Les caractères de la société civile sont au nombre de trois : A) elle est une société nécessaire, B) organique. C) inégale.

A) Société nécessaire. — Parce que l’homme est perfectible et ne peut atteindre son perfectionnement intégral en dehors de la société civile, il est clair que la nature même de l’homme, et donc la loi naturelle, postulent cette société comme une nécessité. Toutefois cette nécessité, qui alfccte le genre humain en général, ne s’inqiose pas à chaque homme en particulier ; exceptionnellement, l’homme peut se soustraire à la société civile et vi re en ermite ou en sauvage. Que la société civile soit nécessaire au genre humain, cela résulte a posteriori du fait de son existence chez tous les peuples, dans tous les temps et dans tous les lieux, affectant les foi mes rudimentaires de la horde ou de la tribu, ouïes modalités plus parfaites des grands Etats nu)dernes.

B) Société organique. — On appelle organique une société qui n’est pas le résultat immédiat de l’union d’individualités, mais qui est constituée par le groupement de sociétés inférieures. A l’origine du genre humain, c’est la famille cpii se forme la première, puis, par suite de la multiplication des familles, celles-ci se groupent et s’unissent dans une société I)kis vaste : l’Elat. Cependant, en s’incorporant à la société civile, les familles ne perdent pas leur être 1527

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Ijropre et leur Un spéciale. Ne sont-eîles pas une institution nécessaire, destinée à la conservation et à la jiropagation du genre humain ? Pour remplir ellicacement cette mission, la famille doit conserver une certaine autonomie et des droits lirojires qu’elle ne reçoit pas de l’Etat.

La société civile est donc une société organique. C) Société inégale. — Une société inégale est celle qui se compose de personnes jiu’idiquement inégales. Ceci posé, l’inégalité juridique dans la société civile découle nécessairement du caractère organique de celle-ci. La société civile étant une union de familles qui conservent dans son sein leur être etleurs droits essentiels, il s’ensuit que les pères de famille gardent leur autorité et leurs droits de supériorité sur les mend)res de la famille. Mais si le i)ère de famille exerce ses droits dans la société civile, il est manifeste qtiecette dernière n’est pascomposée de personnes égales endroit et réciproquement indépendantes, mais bien de membres juridiquement inégaux et dépendants mutuellement : en d’autres termes, la société' civile est une société inégale.

En outre, il existe dans la société différentes classes sociales, qui se forment naturellement. C’est ainsi que la similitude de la profession et des intérêts groupe les hommes en classes professionnelles, par exemple : la classe des employeurs et des employés. Chacune de ces classes jouit de certains droits appropriés à sa nature et au but qu’elle poursuit. La conséquence de ce fait naturel, c’est que l'égalité absolue ne saurait exister dans la société. L’inégalité des fonctions sociales entraîne nécessairement l’inégalité des droits. L’harmonie et la vie de la société ne supposent-elles pas une certaine diiférenciation dans les droits de ses membres ?

Et cependant cette inégalité organique dans la société ne détruit pas l'égalité civile des citojens. L'égalité civile, c’est la reconnaissance et la défense égale des droits innés de tous les citoyens, et la possibilité égale pour tous — moyennant, bien entendu, l’exercice de leur activité — de jouir des droits acquis. Il est clair que l'égalité civile dont nous parlons n’est pas une égalité qtiantilati’e, mais uniquement qualitative. En bref : c’est l'égalité de l’inviolabilité des droits. Exemple : le droit de propriété dont jouit un pauvre siu" sa miséi-abie cabane mérite autant de respect que celui d’un riche sur son palais. L'égalité civile n’est donc pas lésée par l’inégalité organique, je veux dire par les inégalités de droit que la nature réalise soit au sein delà fauiille, soit en dehors d’elle, par la diversité des positions et des fonctions sociales. Ainsi, l’antinomie apparente entre l’inégalité organique el l’inégalité civile se résout en cette formule : égal respect de droits inégaux.

IL Origine de l’Etat. — i) Théories de l’origine contractuelle. — 2) Théories de l origine naturelle.

1) Théories de l’origine contractuelle. h) Exposé des théories de Jlobhes et de Rousseau. — B) Réfutation de ces théories.

A) Hohbes et Rousseau. — Ces deux philosophes contestent que la société humaine, sous quelque forme qu’eliese manifeste (famille, corporation. Etat, etc.), ait une origine naturelle ; ils aliirmenl au contraire qu’elle a été inventée par l’homme el établie en vertu d’un pacte. Leurs théories diffèrent en ceci : que Rousseau suppose un état extra-social, c’est-à-dire un état dans lequel l’homme était réduit à la condition des bêtes ; tandis que Hobbes place l’homme primitif dans un état antisocial, c’est-à-dire dans un étal de guerre de tous contre tous.

Thomas Hobbes (1088-1679) développa sa théorie

sociale dans un livre célèbre ayant pour litre : Elcmenta philosophica de cive. Il y dit que l’homme, dans l'état de nature, était régi par une double tendance : celle de l'égoisme et de la convoitise illimitée de tout acquérir et de jouir de tout, el celle du souci de se préserver de la mort et de se conserver. — De l'égoïsme, dans cet état de nature, est issue la guerre de tous contre tous, puisque la nature a donné à tous droit sur toutes choses. Iloino honiini lupus. Bellum omnium contra omnes. — De la crainte, ou du désir de la conservation, est née la tendance à sortir d’un pareil étal et à chercher des compagnons. En conséquence de cette conception, la société humaine, d’après Hobbes, doit être envisagée, à son origine, comme une convention de paix réciproque, provenant, non pas de la bienveillance, mais de la crainte et de la nécessité. Mais pour avoir une paix stable, il faut, d’après lui, que tous n’aient plus qu’une volonté unique, ce qui ne saurait s’obtenir à moins que chacun ne soumette la sienne à une autre Aolonté unique. De cette sorte, tout ce que cette volonté unique aura résolu en vue de la paix commune, sera tenu pour être la volonté de tous el de chacun. Hobbes attribue à cette volonté publique le même pouvoir sur tous les citoyens avant la formation de la société, c’est-à-dire un pouvoir souverain ou absolu, auquel il va même jusqu'à subordonner la conscience morale.

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) prétend, dans son Discours sur l’origine et l’inégalité parmi les hommes, et dans son Contrat social ou principes de droit politique, que l’iiomme, tel qu’il dut sortir des mains de la nature, était un animal moins fort et moins agile que les autres, quoiqu’il fût doué d’une organisation supérieure à la leur. Dans cet étal, l’homme n'était dirigé que par son seul instinct, ses fonctions étaient purement animales el ses désirs ne dépassaient pas ses besoins physiques. Aussi était-il heureux, n'éprouvant aucun des maux qui l’affligent au sein de la société.

A la suite de cette première période, dont il sérail ditlicile de fixer la durée, il y en eut une autre, qui fut celle du développement des facultés de l’homme. Quand la raison et les autres facultés de l’homme se furent insensiblement développées en vertu de son pouvoir de perfectionnement, commença la communication entre les hommes, et la parole fui inventée. C’est dans cette seconde période encore que la famille fut instituée. Chaque famille devint une petite société, dans laqueUe les liens uniques étaient l’affection réciproque et la liberté. Aussi bien, elle ne se maintenait que par une convention toujours révocal)le.

Dans une troisième ])éi’iode, les hommes s’appliquèrent davantage à cultiver leurs facultés : ils invenlèrent les arts mécaniques et acquirent la propriété ; mais comme du même coup ils développaient la variété de l’intelligence el des caractères, l’inégalité commença à apparaître parmi les hommes, qui à l’origine étaient égaux. L'égalité rompue, les plus effroyables désordres s’ensuivirent, les passions ne connurent plus de frein : les hommes devinrent avares, ambitieux, mauvais, et des conflits perpétuels surgirent entre le droit du plus fort el celui du premier occupant. Cet étal de choses fit que la société naissante dut se trouver en proie à la guerre la plus horrible. Alors les hommes, pour ne pas périr, pour obtenir la paix et la sécurité, se décidèrent à conclure un pacte social, c’est-à-dire à former une société qui défendit et protégeât, à l’aide de la force commune, la personne el les biens de chacun.

Le pacte social, considéré dans son essence, consistait donc, d’après Rousseau, en ceci : que chacun mît en commun sa personne el tout ce qu’il possédait » l.->29

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sous la direction de la A-olonté générale, et que tous réunis, formant un seul corps, reçussent chaque membre comme une portion indivisible du tout. Il substitua la justice à l’instinct, et donna aux actions de riiomme le caractère de moralité dont elles étaient auparavant dépourvues. L’homme, en vertu de ce contrat, perdit, à la vérité, la liberté naturelle et le droit illimité à tout ce qui lui plaisait et à tout ce qu’il était capable de saisir, il y gagna la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il jiossédait.

B) Réfutation des théories contractuelles. — Le système de Rousseau n’est qu’un tissu d’hjpothèses chimériques et de contradictions.

L’Iiypothèse de la sauvagerie primitive n’est qu’une fal>le. Cet homme sans parole, sans raison, libre cependant et perfectible, heureux dans son isolement et menant je ne sais quelle existence béate, c’est tout simplement un mythe.

Qu’est-ce que cet animal qui émerge peu à peu d’une demi-animalité? D’ailleurs si l'état de société est contraire à l'état primitif et heureux de nature, n’est-ce pas le droit, même le devoir de l’homme, de travailler à la dissolution de la société, pour revenir à sa condition première et naturelle ? Vanarcliie est le terme logique de la doctrine de Rousseau.

L’invention de la moralité, la nécessité d’un consentement unanime et toujours renouvelable, l’aliénation totale de soi-même à la société conduisant à un absolutisme sans limite, ce sont-là autant de rêves chimériques d’une imagination malade.

Sans doute, Rousseau déclare que chacun acquiert sur les autres le pouvoir qu’il leur donne sur luimême, qu’il reçoit l'écjuivalent de tout ce qu’il aliène, et qu’en iin de compte il n’obéit qu'à soi-même et reste aussi libre qu’auparavant. Mais c’est là une affirmation dépourvue de tout fondement.

Pour que les associés eussent un pouvoir égal les uns sur les autres, il faudrait de deux choses l’une : ou que chacun eîit acquis le droit d’obliger tous les autres par sa seule volonté, ou que l’unanimité seule des citoyens eût reçu le pouvoir de commander. Dans le premier cas, chacun pourrait tenir en échec les injonctions de ses concitoyens par des injonctions contraires ; dans le second, chacun pourrait empêcher par sa seule alislention les lois qui lui déplaisent : dans les deux cas il serait également vrai de dire que tous les citoyens ont un pouvoir égal les uns sur les autres, et surtout que chacun n’obéit qu'à soi-même. Mais dans les deux cas aussi il serait certain que le contrat social est une démarche dépourvue de sens et deffet, qui laisse subsister tout entière l’anarchie dont elle devait être le remède.

Le système de Hobbks, sujet aux mêmes inconvénients que celui de Rousseau, formule encore d’une manière i)lus absolue la théorie du despotisme. Ajoutons qu’il y a une contradiction singulière à dire que la société est contraire à la nature de l’homme, et à reconnaître ensuite qu’elle est pour ce dernier le seul moyen d’assurer sa conservation et son bonheur. Il n’est pas vrai non plus que tous les penchants de l’homme soient égoïstes : l'égoïsme est combattu en nous [lar le sentiment et par l instinct <(ui nous porte naturellement a ers nos semi)lal)Ics. Enlin il est absurde de dire que dans l'état de nature tout homme a droit à tout : il aurait droit seulement — si tant est qu’il pût y avoir un droit là où il n’y aurait de devoir |)our personne — à ce qui ne serait pas déjà approprié.

En opposition aux systèmes de Hobbes et de Rousseau, la doctrine catholique (voir les textes de Lkox XIII cités plus haut) enseigne que la société civile a une origine naturelle.

La famille est une société naturelle, une associa tion voulue par la nature et par elle pourvue d’une constitution déterminée et immuable dans ses traits essentiels. Or l’organisation politique est le développement nécessaire des familles, et par conséquent la société civile tire son origine de la nature de l’homme, moins immédiatement toutefois que la famille. Pour obtenir la prospérité temporelle à laquelle elles sont portées par une pente naturelle, l’union et la coopération des familles sont absolument nécessaires. D’autre part l’union des familles ne sera ni efficace ni durable, si elles ne consentent à se soumettre à une autorité supérieure qui puisse leur assurer la tutelle juridique. A cet instant, la société civile prend naissance.

Dire que la société civile est naturelle, c’est affirmer qu’elle a Dieu pour auteur, et Dieu est l’auteur de la société politique parce qu’il est l’auteur de la nature humaine, parce que lui-même a déposé en l’homme le germe de cette société. Ainsi, l’origine divine de la société ne jjostule pas une intervention surnaturelle ou une révélation de Dieu, elle n’amène pas à sa suite le gouvernement théocratique, elle ne supprime pas le libre exercice de l’autorité humaine dans le choix de la forme du gouvernement ou du sujet de l’autorité.

Ces épouvantails doivent être écartés, car la société civile est tout à la fois une institution divine par son principe éloigné, et un produit naturel et humain par son origine immédiate et son évolution historique. 2) Théories de l’origine naturelle. — Pour expliquer l’origine immédiate des sociétés civiles, deux théories catholiques sont en présence. Toutes deux admettent, contre Hobbes et Rousseau, que la société civile a une origine naturelle el n’est pas le résultat d’un pacte révocable à volonté. Une étude détaillée de ces deux sj’stèmes sera faite à l’article : Pouvoir (Origine du) ; on peut aussi voir, plus haut, l’article : Droit divix des rois. Nous nous bornerons ici à un exposé sommaire.

A) Théorie organique. — La première théorie, qu’on peut appeler théorie organique, explique l’origine de la société par des faits naturels, mais étrangers à la volonté et à la liberté de l’homme. Le fait principal donnant naissance à la société civile, c’est la propagation et la multiplication des familles : on peut ajouter le voisinage de territoire, le domaine territorial, le fait de la force. Ce n’est que dans certains cas et par exception que la théorie organique admet l’intervention de la volonté humaine. Des groupes de familles habitant le même territoire tendent à se rapprocher, sous l’impulsion d’un instinct raisonnable qui leur montre, dans une société plus élevée, le milieu nécessaire pour assurer leur existence et leur plein développement.

Sans doute, la volonté est cause du rapprochement, mais une fois ce rapprochement opéré, la société civile, qui seule peut le rendre salutaire et vraiment fécond, se forme, de plein droit, indépendamment de la volonté de ceux qui deviennent ses membres. Ainsi la cause e'.liciente immédiate de la société, c’est la juxtaposition, le groupement des familles, la volonté des membres n’est qu’une cause occasionnelle formant ou maintenant le groupement. Parmi les auteurs qui soutiennent cette théorie on peut citer : T.viwrelli, de Vaueilles-Sommières, de Pascal, (Lmureix, etc.

R) Théorie du consenlemeut, — La seconde théorie est celle de plusieurs grands théologiens scolasliques : SuAREZ, Bei.laumin. Luc ; o, etc.

Les hommes étant, par la tendance de leur nature, destinés à vivre dans la société civile, la vie civile et politique leur est naturelle, et non pas seulement libre, comme le prétend Rousseau. Les sociétés civiles 1531

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ne prennent pas naissance par le seul fait qu’elles résultent d’une société antérieure — la l’aniiîle i)ar exemple — ou d’un groupement ; mais par la volonté que manifestent les associés de vivre ensemble et de tendre d’un commun accord à la prospérité temporelle publique. Cette volonté sociale peut se manifester soit en termes exjirès, soit d’une manière tacite. La société politique, en effet, suppose certains liens juridiques qui rattachent l’individu au bien commun de la société, et par conséquent à l’autorité suprême qui a la charge de ce l)ien commun.

L’ensemble de ces liens juridiques forme ce qu’on appelle la justice légale, élément constitutif de la société civile. Or — ainsi raisonnent les défenseurs de cette théorie — le lien de justice légale ne peut se former que par le consentement des associés. Vivre en société, n’est-ce pas vouloir d’un accord unanime tendre au l^ien connnun temporel, et partant se soumettre aux obligations qui découlent du but social ?

Il serait souverainement injuste d’assimiler à la doctrine de Rousseau la thèse du consentement social. Les deux systèmes dilïèrent radicalement. D’après Rousseau, la société naît d’une corruption de la nature ; d’après les théologiens catholiques, elle est voulue comme une perfection de la nature. Ceuxci admettent, à la vérité, qu’un consentement explicite ou tacite est la cause prochaine et immédiatement efficace du lien social, consentement la plupart du temps indirect et commandé par des faits antécédents, mais ils professent en même temps que ce consentement n’a pas pour effet l’aliénation totale à la communauté de la personne et de tous les droits de chaque associé ; qu’il n’est point la cause des lois de la morale et de la justice, et qu’il engage, non seulement les associés primitifs, mais encore leur postérité. (Conf. SuAREz, De Legibiis, 1. III, c. 3, n. 554 ; De Opère sex dienun, 1. V, c, "j et 1. III, c. 8 ; Costa RossETTi, Institutiones etliicæ et juris naturalis, p. 54 i, i"édit.)

On comprendra mieux la théorie en l’apijliquant à la formation historique des Etats.

La première forme historique des sociétés politiques est la forme patriarcale, où la famille se trouve unie à la société politique. Elle est la résultante de la multiplication des familles descendant d’une même souche et reconnaissant comme autorité suprême un ascendant commun, ou le membre de la famille qu’il s’est substitué. Le consentement, cause prochaine de la formation de ces sociétés, se produit d’une façon tacite, en ce sens que chacun des individus se soumet aux actes de véritable autorité exercée par le patriarche. Comme il arrive dans la plupart des œuvres de la nature, le passage de la société purement domestique à la société politique est le plus souvent insensible.

Une autre forme historique de l’origine des Etats, aussi bien dans l’antiquité que dans les temps modernes, a été celle du consentement exprès. Les mêmes motifs qui ont donné naissance à l’émigration, ont produit de tout temps la séparation de groupes nombreux de familles, qui ont cherché un territoire nouveau et des moyens de subsistance. Ces groupes ont ainsi créé une nouvelle société politique, dont l’organisation était fixée par le consentement exprès de ses fondateurs.

D’autres fois, des tribus ou des populations indépendantes et voisines, mues par le besoin d’une assistance mutuelle, ont également fondé une société politique basée sur leur consentement unanime. La fondation de Rome dans les temps antiques, et celle de l’empire germanique au moyen âge, après la dissolution de la monarchie des Francs, sont des exemples de ce mode de formation.

t’inalement, il n’est jias rare de rencontrer dans l’histoire le fait de peuples vaincus et subjugués par une race conquérante, qui ont établi, sur un point inaccessible et non conquis du territoire, une petite société politique destinée à servir de base à la re construction de la société détruite. C’est ainsi qu’en Espagne, après la conquête des Maures, les débris des populations sul)juguées formèrent le rojaume des Asturieset ensuite celui d’Aragon.

Quant aux sociétés politiques créées par la force, comme sont celles qui ont pour origine la conquête, il y a même chez elles un certain consentement tacite bien que celui-ci ne soit pas complètement libre. Assurément la force ne saurait être le fondement du droit, et cependant ceux qui la subissent peuvent avoir l’obligation morale de ne pas lui résister et de lui ol)éir : ce devoir peut résulter de la justice, quand le fait de la force est juste. C’est le cas d’une guerre entreprise pour repousser l’attaque injuste d’une nation voisine, lorsqu’il n’y a pas d’autre moyen que la conquête pour réparer les torts et les dommages causés par la nation vaincue. La charité envers soimême peut aussi imposer l’obligation de ne pas i-ésisterà la force, lorsque cette résistance devrait amener déplus grands maux, et serait dès lors inutile ou impossible.

III. Fonctions de l’Etat. — i) Nature de l’autorité politique. — a) Itôle de lEtat en général. — 3) Bàle de l’Etat en particulier.

)yatnre del’auturité politique. — Jusqu’à présent, nous avons considéré l’Etat sous la forme de société ; dans ce qui suit, nous envisagerons l’Etat-pouvoir, l’autorité.

^) Définition de l autorité. — D’une manière générale, l’autorité est le droit de diriger efficacement les membres d’une société dans leur action commune pour la réalisation de la fin sociale. Un principe d’unité et de conservation, une force directrice, telle est l’autorité. Dès lors l’autorité politique n’est autre chose que le principe directeur de l’action collective des citoyens dans leur tendance au bonheur temporel. Toute société humaine est soumise à une autorité suprême, dont le droit a pour mesure l’importance de la fin et l’importance delà direction unitaire requise par les exigences de cette fin.

En toute société, l’autorité est une, bien que celle-ci puisse résider dans un sujet multiple. En effet, l’unité morale de la direction, qu’implique la poursuite rationnelle de la tin propre de la société, implique l’unité morale de l’autorité directrice. Il y a une différence essentielle entre le droit qui constitue l’autorité à exercer sur des volontés humaines, et les droits qui s’exercent sur des choses matérielles. Celles-ci ont été soumises par Dieu, d’une manière générale, à la domination de l’homme et pour le profit de l’homme : au contraire, les volontés humaines, étant naturellement indépendantes, n’ont pas été soumises à un homme déterminé, pour l’avantage personnel de celui-ci. Cette subordination ne jieut être établie formellement que par Dieu, ou par le libre consentement de celui qui la subit.

£) Nécessité de Vautorité politique. — L’auto’rité est un élément indispensable à la société politique. Comment en effet, dans un groupement nombreux, de longue durée, composé d’éléments divers, où les intérêts entrent souvent en conflit, comment le concours simultané des efforts, la variété des démarches, l’union des intelligences et des volontés, absolument nécessaires pour atteindre le but social, seraient-ils obtenus, si un pouvoir ne dirigeait efficacement les associés, orientant dans une même direction leurs efforts et leurs actions’? « Il n’y a point, dit Bossuet, 1533

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de pire état que l’anarchie : c’esl-à-dire l'état où il n’y a point de gouvernement ni d’autorité. Où tout le monde peut faire ce qu’il veut, nul ne fait ce qu’il veut ; où il n’y a point de maître, tout le monde est maître ; où tout le monde est maître, tout le monde est esclave. » (Politique tirée de VEcvituie sainte. 1. I, art. 3.)

Cette nécessité naturelle de l’autorité i)olitique a été, à plusieurs reprises, aHirniée et démontrée par le Souverain Pontife Liiox XIII. « Que dans toute communauté, dit-il, il y ait des hommes qui commandent, c’est là une nécessité, afin que la société, dépourvue de principe et de chef qui la dirige, ne tombe pas en dissolution et ne se trouve pas dans l’impossibilité d’atteindre la lin pour laquelle elle existe » (Encycl. Diuturiium, § Etsi lioino urrogantia). « Comme aucune société ne peut subsister, si elle ne possède un chef suprême, qui oriente d’une manière etlieæe et par des moyens communs tous les membres Aers le but social, voilà pourquoi l’autorité est nécessaire à la société civile pour la diriger. » (Enc. hnmoilale iJei, § ion est magni negotii.)

L’autorité est un pouvoir moi al : c’est-à-dire que l’Etat, pour diriger etïïcacement les volontés et gouverner d’une manière raisonnable, doit être armé du pouvoir de commander, du droit d’imposer l’obligation morale. Parce qu’elle est le principe directeur efficace des sociétés humaines, l’autorité doit se conformer à la nature de l’iiomme et respecter sa dignité d être raisonnable et libre. Or pour l’homme libre, la seule direction vraiment efficace et qui sauvegarde la dignité delà personne, est celle de l’obligation morale, s’exerçant par la contrainte immatérielle du devoir.

Sur ce point, les théologiens sont d’une parfaite unanimité. « Le gouvernement, dit Suarez alléguant le témoignage de l’Ecole, s’il n’est armé du pouvoir de contraindre, est inefficace et facilement exposé à la révolte. D’ailleurs le pouvoir de contraindre, sans le pouvoir d’obliger en conscience, est moralement impossible, car la contrainte, pour être juste, suppose une faute, et à tout le moins est-il très insuffisant dans un grand nombre de cas urgents » (De Legibus, 1. iii, c. 21, no 8).

2) Rôle de l’Etat en général. — Le rôle général de l’Etat consiste à diriger la société vers latin prochaine de celle-ci. Or, comme nous l’avons montré plus haut, la un prochaine de la société politique consiste à aider, dans la sécurité de l’ordre, le développement physique et moral des associés. Dès lors, à l’autorité suprême incombent l’obligation et la mission de maintenir la paix intérieure et extérieure par la protection des droits, et de contribuer positivement à la prospérité temporelle de la société. La mission générale de l’Etat se divise donc en deux attributions spéciales, à savoir : le rôle de protection et le rôle à ! assislance.

L’enseignement de la théologie catholique sur ce point a été exposé par le pape Lkon XIU : « L’autorité, dit-il, est le principe <pii dirige la société dans la poursuite de la lin pour laquelh' elle existe » (Enc. Diuturnani, ^ l-^tsi liomoarrogantia). « Le chef suprême orienlo dune manière efficace et par des mojens communs tous les nu-mbres vers le l)ut social « (l’nc. Immnrlale l)ei, i^ Non est niagni negotii). « Le bien commun est le [)rincipe créatenr, l'élément conservateur de la société humaine, d’où il suit cpie tout vr ; i citoyen doit le vouloir et le j)rocurer à tout prix. Or, de cette nécessité d’assurer le bien commun, dérive, comme de sa source jjropre et immédiate, la nécessité d’un pouvoir civil, qui, s’orientant vers le but suprême, y dirige sagenu-nt et constamment les volontés mulliples des sujets groupés en faisceau dans sa main » (Lettre du 3 mai iSija).

Dans l’Encyclique L’eram noi’arum, le pape traite ex professa du rôle de l’Etat dans la société, principalement dans l’ordre économique. « Ce que Ton demande d’abord au gouvernement, dit-il, c’est un concours d’ordi-e général, qui consiste dans l'économie tout entière des lois et des institutions. Le pouvoir doit favoriser la prospérité publique, c’est-à-dire la prospérité morale, religieuse, domestique et économique. Le concours général comprend, entre autres choses, une imposition modérée et une répartition équitable des charges publiques, le progrès de l’industrie et du connnerce, une agricultui’e llorissante et autres éléments, du même genre. « Léon XIII souhaite que la prospérité résulte spontanément de l’organisation sociale, et que « la pro’identia generalis de l’Etat produise le plus grand nombre d’avantages ». Lorsque ce souhait ne peut être immédiatement exaucé, il invoque alors en faveur des faibles, et en particulier des ouvriers, la proyidentia singitlaris de l’Etat. « Celui-ci doit faire en sorte que, de tous les biens que les travailleurs procurent à la société, il leur revienne une part convenable, comme l’habitation et le vêtement, et qu’ils puissent vivre au prix de moins de peines et de privations. » Les gouvernements sont les gardiens de l’ordre et des droits, « car ils détiennent le pouvoir, non dans leur intérêt personnel, mais dans celui de la société ». Or l’ordre demande que « la religion, les bonnes mœurs, la A’igueur corporelle soient dans un état ilorissant ; si donc ces choses sont en danger, il faut absolument appliquer, dans de certaines limites, la force et l’autorité des lois ». « Les droits, où qu’ils se trouvent, doivent être religieusement respectés. Toutefois, dans la protection des droits privés, l’Etat doit s’occuper d’une manière spéciale des faibles et des indigents. » Ainsi, d’une part, le pape recommande en termes énergiques aux gouvernants de protéger tous les droits des citoyens ; d’autre part, il rappelle au Pouvoir le devoir de contribuer à la prospérité publique, de favoriser le bien commun temporel, soit par un concours général (proyidentia generalis). soit par un concours Y>a.rliculiev(proyidentiasingularis). En d’autres termes, protéger les droits, aider les intérêts, telle est la mission complète de l’Etat, exposée dans l’Encyclique lieruni Aoarum.

3) liôle de l Etat en particulier. — A) Fonction de protection ; B) Fonction d’assistance ; C) Comparaison des deux fonctions.

A) Fond ion de protection. — La première fonction de l’Etat conq)rend ce que nous avons appelé la tutelle juridique. Cette tutelle comprend trois actes :

a) Déterminer les droits par la loi. — Le bien commun exige qu’une législation positive applique aux cas particuliers et détermine, suivant les conditionsspéciales de lasociété, les principes généraux du droit naturel, harmonisant dans une même obligation les volontés et les activités des citoyens. Tel est le rôle du pouvoir législatif.

h) Résoudre les conflits des droits. — Que l’ordre social réclame la solution des conllits(iui pourraient s'élever yiar l’exercice de droits opposés, c’est là une vérité incontestable. Les lois les plus sages, les règlements les plus utiles resteraient lettre morte sans l'établissement des tribunaux.

c) Assurer l’exercice du droit. — Un Etat dans le(piel le droit serait dépourvu de toute garantie efficace, de toute sanction, serait le théâtre d’une confusion sans issue, de l’insécurité générale, de la guerre de touscontre tous. Alors le trionq)he ap[)artiendrait au plus fort, la violence et la ruse <q)primeraient la vertu, toutes les énergies seraient paralysées, sino’ji étcmffées. Il est donc indispensable que l’Etat assure rcxcrcice dudroil, en protégeant celui-ci par la force 1535

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puljlique, en réprimant les infractions par des sanctions cllicaces. Tel est le rôle du pouvoir coercitif.

B) Fonction d’assistance. — La seconde fonction de l’Etat se rapporte à la prospérité temporelle de la société. Celte prospérité elle-même comprend deux éléments : a) la prospérité économique ou matérielle, h) la prospérité morale et inlcllcctuelle.

a) La prospérité mtitérielle ou économique consiste dans une certaine abondance de biens matériels, de richesses, nécessaire à l’existence, à la conservation, au bien-être et au perfectionnement de l’homme. Or la production de la richesse dépend principalement de l’activité privée des citoyens isolés ou associés. Par conséquent l’intervention du pouvoir civil dans la sphère des intérêts économiques doit avoir pour objectif principal d’enlever les ol)stacles qui s’opposent au développement de cette activité. Parmi ces obstacles, citons les impôts écrasants ou répartis sans équité. Entin l’Etat a le devoir d’aider et au besoin de stimuler l’initiative privée,

h) Mais tout importante qu’elle soit, la prospérité matérielle n’a de valeur qu’autant qu’elle sert au véritalile progrès, à la vraie civilisation, qui consiste principalement dans le développement moral et intellectuel de la société. Que le pouvoir civil ait la mission de promouvoir la morale piiblique et de protéger la Religion, c’est unevériléqui ressort avce évidence de la considération de l.a tin naturelle de l’Etat et de la Société. L’une et l’antre, en effet, sont des moyens donnés à l’homme poiu" l’aider à accomplir sa destinée sur la terre, c’est-à-dire à se préparer au bonlieur éternel.

Aussi bien, la prospérité matérielle, dépouillée de la grandeur morale, ne serait digne ni de l’homme, ni d’une société humaine. Celte société fondamentale, LÉON XIll n’a cessé de la rappeler en maintes occasions.

« Parmi les principaux devoirs du chef de

l’Etat, dit-il, se trouve celui de protéger et de défendre la religion, car il importe à la ijrospérité sociale que lés citoyens puissent librement et facilement tendre à leur On dernière. » (Inimorlale IJei, § /lac ralione.)

— « Ceux qui gouvernent le peuple doivent à la chose publique, non seulement de procurer les biens extérieurs, mais encore de s’occuper, par une sage législation, des biens de l’àine. Mépriser dans le gouvernement les lois divines, c’est faire dévier le pouvoir politique de son institution et de l’ordre de la natixre ^i (Encyc.Piæstantissiniam, ^Mifiores aliquanto).

— « La nature n’a pas fait l’Etat pour que l’homme y trouve sa fin, mais pour qu’il y trouve des moyens aptes à sa perfection. Par conséquent, un Etat qui ne fournirait à ses membres que les avantages extérieurs d’une vie facile et élégante, qui, dans le gouvernement de la société, laisserait décote Dieu et la loi morale, un tel Etat ne mériterait plus ce nom, il ne serait qu’un A-ain simxilacre, qu’une institution trompeuse. » (Enc3"cl. Sapientia christiana, % Qiiod autem.)

Ici deux remarques s’imposent :

La première c’est que l’Etat intervient uniquement dans l’ordre public, et nullement dans la morale et la religion pri’ées des individus. L’autorité civile, en clfet, n’a pas la mission de conduire directement les hommes à leur lin dernière, et donc la religion et la morale individuelles sont affranchies du contrôle de l’Etat.

La seconde remarque est que l’Etat, dans son rôle de protecteur de la religion publique, doit respecter les droits de l’autorité suprême de la société à laquelle appartient la vraie religion, c’est-à-dire de l’Eglise catholique.

C) Comparaison des deux fonctions de VFAat. — La tutelle juridique affecte l’existence même et assure

la conservation de la société politique. Le devoir d’assistance concerne le développement de la prospérité temporelle pvildique, dès lors il est manifeste que la mission de conserver l’ordre social prime le devoir de diriger et d’exciter les énergies sociales. En outre, la protection du droit ne peut être obtenue sans une autorité qui le définisse et l’inqjose, tandis que la prospérité temporelle publique pourrait à la rigueur et dans certains cas être réalisée sans l’intervention du pouvoir civil, ou du moins avec la plus faible ingérence de celui-ci. L’autorité publique, lorsc {u’elle protège les droits, exclut toute autre action : la paix sociale étant impossible quand chacun se fait justice par soi-même. Au contraire, quand elle vient en aide aux intérêts, l’action i^ublique ne fait que s’associer à l’action privée individuelle ou collective, ou suppléer à l’absence de celle-ci.

Il s’ensuit que le devoir de protection des droits existe toujours et que celle-ci doit nécessairement être réalisée, tandis que la contribution aux intérêts sociaux est variable et supplétive. En d’autres termes : protéger les droits, c’est la fonction pr//H « />e ; aider les intérêts, c’est la fonction secondaire de l’Etat.

Limites du pom-oir de l’Etat. — D’une manière générale, le pouvoir de l’Etat ne doit pas s’exercer directement sur le bien privé des individus, son action a pour limite le bien commun de la société. L’Etat n’a pas le droit de tout faire par lui-même, mais il doit céder le pas à l’initiative privée et se borner à un haut contrôle, toutes les fois qu’une intervention particulière n’est pas nécessaire. Ainsi l’Etat doit laisser faire lorsque l’initiative privée est sullisante, il doit aider à faire lorsque l’initiative privée se trouve insuirisante, enfin il ne doit faire par lui-même que ce qui concerne les services publics qui par leur nature dépassent les forces et les ressources privées.

En outre, l’intervention du Pouvoir dépend des conditions particulières où se trouvent les divers Etats. Il faudra tenir compte i" de la structure administrative du paj’s, suivant que domine la centralisation ou la décentralisation ; 2° du degré de civilisation et du génie national de chaque peuple ; S de la constitution politique de la société. Dans un régime politique fondé sur le sidTrage imiversel, la liberté politique est étroitement liée à la liberté du vote. Or cette dernière liberté est considérablement diminuée dans les fonctionnaires de l’Etat D’autre part, la liberté religieuse dépend de la liberté politique : la centralisation est souvent une machine de guerre contre la liberté de l’Eglise, comme on peut aisément le constater dans les conflits politicoreligieux qiù sévirent en France depuis la fin du siècle dernier.

Tous ces motifs inclinent à restreindre plutôt l’intervention de l’Etat. A un gouvernement de parti, plus soucieux de son intérêt propre que du bien social, on ne demandera que le minimum d’intervention absolument indispensable à la conservation de l’Etat.

IV. Fausses théories de l’Etat

f.’Etat païen. — La philosophie greccpie considère l’Etat comme un tout, dont les citoyens sont les parties constitutives. Mais comme la partie existe pour le tout, et non le tout pour la partie, l’Etat n’existe pas pour les citoyens ; ce sont au contraire les citoyens qui existent pour l’Etat. Les meniltres de la société n’ont de valeur et de raison d’être que par la onction qu’ils remplissent dans l’Etat ; comme hommes, ils ne comptent pas, ou plutôt ils sont absorbés par l’Etat.

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Dans la théorie de l’Etat païen, la fin particulière (les individus ne joue aucun rùle, elle n’existe pas, ou plutôt elle se fond dans l’activité collective de l’Etat. Il s’ensuit que l’Etat domine et embrasse tovite la vie des citoyens, que rien n’échappe à son action et à sa compétence, que devant lui disparaissent les droits individuels innés ou acquis. C’est le despotisme le plus absolu et le plus radical.

Sans doute, assagi par l’expérience de la vie, Pla-Tox distingue l’individu de l’Etat. Son ouvrage des Lois tient compte des inclinations de la nature humaine ; mais lorsque, dans la i ?é/ ;  ; </ ; //(/ « e, il décrivait l’organisation de la cité, Platon éliminait tous les droits naturels. La famille peut détourner le citoyen des devoirs envers sapatrie, il supprimait la famille ; la propriété individuelle abaisse à des soucis A’ulgaires, il décrétait le communisme. Sous prétexte que la vie privée, pour être saine et féconde, a besoin de discipline, le législateur pénétrera dans les maisons, y réglera jusqu’aux moindres détails domestiques et exercera partout une inquisition minutieuse et oppressive. Alors le citoyen, dirigé par les sages qui sont les pliiloso[)hes et dégagé de toute sujétion terrestre, entrera dans la cité idéale, asile de perfection morale et de bonheur parfait !

A la méthode intuitive qui avait conduit Platon à la pure utopie, Aristote substitue l’observation et l’analyse. Pour le Stagirite, l’Etat est encore à lui-même sa propre liii, les individus n’existent que pour lui, leurs droits sont entièrement à la discrétion du Pouvoir. S’il laisse subsister la famille et la propriété, c’est qu’il trouve dans ces institutions des moyens favorables à la fin de l’Etat. Par suite, le mariage, l’éducation des enfants, le travail manuel deviennent l’objet du gouvernement direct et absolu de l’Etat. Aussi, dès le commencement de la Politique, Aristote établit la nécessité sociale de l’esclavage. On le voit, l’organisation de la cité par le Philosophe grec .il)outit à l’absolutisme de l’Etat, et il importe assez peu que cet absolutisme soit plus habilement dissimulé et moins repoussant que celui du divin Platon.

Système de Locke. — Ce philosophe écossais écrivit en 16f)o un Essai sur le goin’er/iement civil où le sensualisme et la méthode enqjirique se concilient avec certaines idées de détail très élevées et une foule d’aperçus qui dénotent un rare talent d’oljservation. Le principe fondamental de sa politique est que les hommes naissent égaux, libres et indépendants les uns des autres. De là la nécessité d’un contrat social qui soumet toutes ces libertés à une loi d’ordre général pour réprimer et éviter les conflits. Naturellement, les hommes ne veulent faire au pouvoir pul)lic, dans lefjuel s’incarne ce principe d’ordre, que les sacrifices strictement nécessaires. Or, comme Locke est optimiste, il réduit ces sacrifices et les droits de l’autorité à peu de chose : la répression des délits et des abus. Ce systènu’, par son <)] » timismc et son recours au contrat social comme fondement cl mesure des droits de l’autorité, constitue une théorie du libéralisnu’i)()litique, qui a iciicontré grande fa^ cur en Angleterre.

Théorie de J.-J. lloussr.AU. — L’auteur de V Emile > est inspiré Aisiblement d(^ Locke, tout en poussant ><in système social et politi((uc dans une a oie dilFéiinte. Laissant de côté ce qui concerne le contrat sorial et hi souveraineté du peuple (voir l’article 1’ouvoiii|Ori{ ; ink di|), nous nous borncronsà la théorie de l’Etat.

D’après le philosophe de Genève, l’Etat c’est « la volonté générale », source de t<jus les droits, et à laquelle tous les citoyens doivent pleine obéissance. Malgré certains aveux très rares, où il semble admel-Ire ([ue le jugement du peuple est sujet à se tronqier

et que « si on veut toujours son bien, on ne le voit pas toujours », Rousseau regarde cette volonté générale comme infaillible ou impeccable. Il n’accorde aux supériorités naturelles et sociales que des devoirs, sans droits ni privilèges. Déjà, dans sa préface de Xarcisse (où l’on pressent l’auteur du Discours sur l inégalité), il disait que « dans un Etat bien constitué tous les hommes sont si bien égaux que nul ne peut être préféré aux autres, comme le plus savant, ni même le plus habile, mais tout au plus comme le meilleur : encore cette dernière distinction est-elle souvent dangereuse, car elle fait des fourbes et des hypocrites ». Il condamne d’une façon absolue la concurrence, dont il fait le plus sond^re tableau, et ne permet la propriété qu’en vertu d’une loi d’Etat ; mais pour en rendre les applications moins inégales, il fait appel à l’impôt progressif.

Son despotisme politique le lîorte, lui qui affecte la tolérance en philosophie, à mettre la religion entre les mains de l’Etat. Il oblige tous les citoj’ens à atlmettre une religion publique, dont il énumère les principaux dogmes : l’existence de la Divinité puissante, intelligente, prévoyante et ijourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social. Il menace de l’exil quiconque refuse de prêter serment à ces dogmes.’( Que si quelqu’un, ajoute-t-il. ayant admis cette profession de foi, se conduit après comme n’y croyant pas, qu’il soit puni de mort, il a commis le plus grand des eiùmes, il a menti devant les lois. » C’est cette idéologie féroce qui a pénétré l’école jacobine de la llé’olution française, dont Rousseau a été l’un des principaux inspirateurs.

L’Etat kantien. — Kaxt sépare la loi morale — subjective et indépendante — du droit. La morale ou l’éthique embrasse à la fois les actes intérieurs et les actes extérieurs, car le motif du devoir peut nous déterminer à accomplir les uns et les autres. Au contraire, le droit ne s’applique qu’aux actions extérieures, parce que seules elles peuvent être l’objet de la contrainte.

La condition du droit est la liberté, le but du droit est l’accord de deux libertés dans l’ordre. « Est conforme au droit toute action qui permet à la liberté de chacun de s’accorder suivant une loi générale aA ec la liberté de tous. » La notion du droit est donc limitée aux relations extérieures des hommes ; tout acte interne y échappe, et par conséquent une action, tout immorale qu’elle soit, doit être tenue pour juste — c’est-à-dire conforme au droit, — pourvu qu’elle n’empiète pas sur le domaine de la liberté d’autrui. De cette notion du droit, résulte immédiatement la notion de contrainte. Car si c’est un principe de la raison tpie la liberté de chacun doit s’accorder avec la liberté de tous, toute action qui s’oppose à une liberté est contraire au droit, c’est un acte injuste. Aussi, la contrainte employée pour l’écarter est conforme à la loi générale des libertés, donc cette contrainte est juste. « Le droit, dit Kant, et le pouvoir <le contraindre signifient une seule et même chose ; cette contrainte est tout extérieure et en général n’est possible que dans l’Etat. » {Œuvres. édit. von Ilartenstein, t. V, ^. 82.)

Ceci posé, voici comment le philosophe allemand l)asse de la théorie du droit à celle de l’Etat. « Les rapports juridiques privés, dit-il. peuvent exister entre des personnes privées, mais d’une manière provisoire et précaire. Une sécurité générale, telle ipie chacun respecte d’une manière convenable la liiierlé des autres, ne peut exister quc si, au-dessus des individus, existe une jinissance plus élevée, qui ait le pouvoir de juger des contestations et de faire exécuter par la coercition les décisions rendues. 1539

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Dans l’état de nature, il n’existe aucun droit et personne n’est iraranti contre les atteintes portées à la liberté. De là il suit que c’est une exigence absolue de la nature, qui pousse les hommes à se soumettre à une contrainte publique et légale, en d’autres termes à former la société civile. » (Op. cit., t. V. p. 144-) Comme il le dit en plusieurs endroits de ses écrits. Kant s’est inspiré pour sa conception sociale de Rousseau, auquel il emprunte la théorie de la souveraineté du peuple et le contrat primitif.

De ce principe que « le droit consiste dans la possibilité de l’accord d’une contrainte générale et réciproque avec la liberté de chacun)i, Kant est amené logiquement à réduire le plus possible le rôle de l’intervention de l’Etat au prolit de la liberté. Le minimum d’autorité et le maximum de lilierté est sa devise ; ou plutôt, comme cette formule est assez vague, puisqu’elle ne détermine pas la proportion de ces deux facteurs, il limite le rôle de l’autorité au simple ordre extérieur et aux conflits dans l’exercice extérieur des libertés humaines.

Dans la théorie kantienne, ce principe lui-même a une double raison d’être. La première est la dignité suprême de la liberté humaine, qu’il faut abandonner à elle-même, sauf le recours à la contrainte pour éviter un désordre préjudiciable à tous. La seconde est l’exigence de la moralité, qui n’admet pas le mobile de la contrainte pour déterminer un acte libre. La moralité est régie uniquement par l’impératif catégorique, loi tout intérieure que la contrainte tend à alFaiblir. La mission de l’autorité civile devient ainsi plutôt négative que positive. Son exercice est un pis-aller, qui doit se justilier par une raison de nécessité. C’est la théorie de l’Etat-gendarmel

Autonomie absolue de la raison dans Tordre moral, séparation du droit et de la morale, indépendance de l’individu, du pouvoir et de la société par rapport à Dieu, telles sont les erreurs fondamentales sur lesquelles est construite la théorie de l’Etat du philosophe de Kœnigsberg.

L’Etat hégélien. — Hegel a appliqué aux sciences politiques sa théorie du progrès indéfini, par laquelle il s’efforce d’expliquer l’évolution de l’être selon la loi d’un triple moment, ou d’une triple i)hase : la thèse, l’antithèse et la synthèse. Par exemple : l’autorité, la liberté et la compénétration des deux forces contradictoires dans un état supérieur. Hegel considère l’Etat comme une substance générale dont les individus ne sont que des accidents ou des modes passagers. L’Etat, c’est encore l’absolu. Dieu lui-même parvenu à un certain degré de son évolution, de son devenir.

D’après Schellixg, l’Etat est la « réalité de l’idée morale », — « l’être intelligent en soi et par soi », — la « fin absolue et immobile ». (Grundlinien der Philosophie des Rechts, % 208.) L’individu se doit donc tout entier à la société, puisqu’il n’est rien sans elle. La société est pour les individus, non un moyen, mais une fin. Malgré une foule d’aperçus marqués au coin d’une profonde originalité, le système de Hegel ne nous offre qu’une idéologie a priori sans valeur objective. Cette idéologie tourne à l’apothéose du despotisme politique, du succès et des pires abus de la force. Elle a puissamment contribué à développer en Allemagne la statolâtrie et le pangermanisme.

Plusieurs philosophes allemands, sans professer les théories panthéistes de Hegel, sont d’accord avec lui pour admettre que l’Etat est à lui-même sa propre fin absolue. Citons Stahl, Ahrexs, Bluntschli, Krause

Théories positi-istes. — Par réaction contre les abus des idées ou des principes absolus dans les sciences sociales et politiques, des écoles se sont

formées au xix"" siècle pour sul)stituer aux notions qu’elles estimaient trop absolues et à une méthode qu’elles jugeaient trop déductive, des notions de relativité et une méthode presque uni(iuenient inductive, méthode fondée sur l’observation des laits — malheiu-eusement isolée des princiiies qui doivent les éclairer et les expliquer.

Généralement ces nouvelles théories, que l’on nomme positivisme, historicisme. organicisme, s’accordent pour exagérer la mission de l’Etat, la puissance de la loi et du droit positif, et pour rejeter les principes absolus du droit et tie la morale.

Le positivisme a pour père Auguste Comte, l’inventeur de la sociologie, c’est-à-dire la science des sociétés fondée uniquement sur l’observation. Le vice capital du système de Comte, c’est d’avoir outré la méthode positive jusqu’à méconnaître les lois fondamentales de l’ordre moral et les propriétés essentielles de la nature humaine. Dans son dédain de la métaphysique, il ne reconnaît aux faits qu’un caractère relatif et prétend n’en avoir la certitude que par le moyen de l’observation et de l’induction qui en est le prolongement. Tout en niant l’absolu, il est déterministe, et lorsqu’il ^eut interpréter les faits économiques et sociaux, sans faire appel à la liberté, à la conscience et aux lois absolues de l’ordre juridique et moral, il se condamne à d’inévitables contradictions. La doctrine positiviste, comme la théorie opposée de Hegel, conduit à la méconnaissance des droits de la personne humaine et de l’autorité sociale, le fait accompli se justifie par lui-même, et toute loi, pourvu qii’elle imprime une direction unitaire au mouvement des libertés individuelles, doit être regardée comme une loi bonne.

h historicisme, qui est né en Allemagne comme l’école positiviste en France, semble être une réaction autant contre l’idéologie de Kant et de Hegel, que contre les excès du libéralisme classique, trop absolu dans ses aflirmations sur la constance et l’universalité des lois sociales et économiques. « Le droit, écrivait S.a.vigny, n’est pas une règle absolue comme la morale ; c’est une des forces du corps social, avec lecjuel il change et se développe d’après des lois qui sont au-dessus des caprices du jour. C’est par une action lente et un développement organique que se produit le droit. Il se crée spontanément par la coutume, par la jurispiudence, par les actes particu-^ liers de l’autorité, sous l’empire d’une raison plus haute que la raison humaine, et que celle-ci tenterait A ainement de plier à ses opinions du moment. » (De la vocation de notre temps pour la législation et la science du droit.)

Assurément, les conditions variables de la société amènent des applications juridiques nouvelles, mais ces applications doivent s’appuyer sur des principes absolus et immuables, comme la loi naturelle dont ils émanent.

HiLDEBRANP. Kmes. Roscher, Schmoller Ont employé la méthode historique dans les sciences sociales. L’ordre social et économique ne repose pas sur des principes absolus, mais il n’est qu’une phase d’une évolution historique continue. Il n’y a pas de lois sociales absolues et universelles, il n’y a que des moments variables et contingents dans les rapports des hommes entre eux et avec le monde extérieur. On le voit, ces systèmes bâtis sur le sable mouvant de la « relativité » méconnaissent les lois fondamentales et essentielles de la nature humaine.

L’organicisme. — Comte s’était plu à nommer la société « le plus vivant des êtres connus ». Les défenseurs de l’organicisme, développant cette pensée par la méthode de l’évolution, considèrent la société comme un organisme formé suivant le même principe 1541

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qu’un organisme individuel. Schæfle, Lilienfeld, etc., affiriuent que la condition sine qita non pour que la sociologie puisse être élevée au rang- d’une science positive, c’est que la société humaine soit considérée comme un organisme vivant réel, composé de cellules, à régal des organismes individuels de la nature. Dans la Cifé moderne, M. Jean Izoclet, professeur au Collège de France, exalte et dccvitV/iyperzoaire, être social qui résulte de notre association comme Lomnies. C’est l’hyperzoaire qui donne l’àme et la vie, c’est lui qui nous fait une raison et une justice, et il est à chacun de nous ce que chacun de nous, pauA re jietit métazoaiie, est aux innombrables protozoaires ou cellules primordiales dont notre être est composé et dont notre cerveau pensant est la résultante.

31. Tarde, bien qu’admirateur et disciple de Comte, fait bonne justice de ces fantaisies creuses. « Le reproche que je fais à la thèse de l’organisme social, écrit-il, dans ses Etudes de psychologie sociale, c’est d’être le déguisement positiviste de l’esprit de chimère. Stérile en vérité — car elle ne nous découvre rien que nous ne savions déjà ; et ce qu’elle prétend découvrir, elle ne fait que nous le traduire en langage obscvu- — elle est remarquablement féconde en illusions, en discours chimériques, apocalyptiques parfois, et aussi en aveuglements systématiques. »

L’Etat socialiste. — D’une manière générale, les doctrines socialistes sont caractérisées par les attributions excessives qu’elles confèrent au pouvoir de l’Etat, attributions qui amoindrissent la légitime liberté des individus. Le socialisme admet que l’Etat a pour but de procurer directement et immédiatement le bien-être particulier et individuel des citoyens. En envahissant la sphère d’action des intérêts purement individuels, l’Etat méconnaît les droits innés de l’homme, tels que le droit de l’indépendance, de la liberté individuelle, le droit de propriété. Aussi le socialisme réalisé serait le tombeau de la liberté. l’Etat socialiste établirait le despotisme absolu en haut, l’esclavage sans espoir en bas.

L’Etat syndicaliste. — Dans la nouvelle conception sociale qui s’appelle le syndicalisme, les syndicats sont présentés comme les cadres de la société future, comme les organes d’un « fédéralisme économique » qui couvrira le monde d’un vaste réseau. Alors chaque association professionnelle aura l’absolue souveraineté de la profession. Les grands services de l’Etat actuel : les postes et télégraphes, l’instruction publique, l’administration de la guerre, de la marine, des travaux publics, etc., seront transformés en syndicats autonomes et maîtres absolus de leur organisation intérieure. Ainsi l’Etat sera transformé par le syndicalisme en une « Confédération générale du travail » agrandie. Conception par trop simpliste !

On oublie la rivalité des intérêts, la question de frontières entre certaines professions, on oublie la légitime intervention, entre employeurs et employés, d’un tiers intéressé qui est le reste de la nation, la masse des consommateurs. Politi(piement, l’intérêt général peut être en contradiction avec les intérêts spéciaux des groupes, et il peut souffrir de leurs querelles ou de leurs prétentions exagérées.

Voilà pourquoi IKlal, la grande association territoriale, au sein de laquelle évoluent toutes les autres, garde sur elles l’hégémonie et demeure le grand juge des conflits particuliers.

L’Etat libéral, né des principes de la Révolution française, a pour caractéristique : la souveraineté populaire, s’exerçant par le suffrage électoral, dans laliberté de droit commun, dans l’égalité de chaque citoyen devant la loi, sans distinction ou privilège de classe, de naissance, de profession ou de culte.

L’égalité des cultes, notamment, est d’autant plus hautement proclamée et réclamée par les pouvQÎrs et par l’opinion publique, qu’ils veillent tous jalousement au maintien du caractère « laïque » de l’Etat, à son indépendance absolue vis-à-vis de toute Eglise, autorité ou profession de foi religieuses.

D’après la conception libérale, l’Etat, c’est la force collective qui protège le libre développement des facultés de chacun et qui veille à ce que personne n’usurpe le droit de personne. Dtms la cité antique, ou le regardait comme pouvant et devant tout pour le bonheur de l’homme, il avait charge d’âmes : dans la société moderne, la formule est renversée : l’individu pris en lui-même n’a rien à attendre que de ses propres efforts, l’Etat se contente d’assurer l’ordre extérieur. La loi, cette arme puissante mise aux mains de l’Etat, est uniquement l’organisation du droit individuel préexistant de légitime défense ; elle a pour objet de réaliser l’accord et l’équilibre des libertés, elle est la juste limite imposée à l’exercice extérieur de la liberté humaine à raison de la coexistence des hommes.

Tel est le droit nouveau, l’Etat libéral, l’Etat moderne dont l’origine et les désastreuses conséquences ont été décrites par Léon XIII en ces termes : « Le pernicieux et lamentable désir de nouvcautés qui se manifesta au xvi^ siècle dans les questions religieuses, pénétra bientôt par une pente naturelle dans le domaine de la philosophie, et de la philosophie dans l’ordre social et politique. C’est à cette cause qu’il faut faire remonter ces principes modernes de liberté effrénée, i-évés et promulgués parmi les grandes perturbations du siècle dernier, comme les principes et les fondements d’un droit nouveau, inconnu jusqu’alors, et sur plus d’un point en désaccord non seulement avec le droit chrétien, mais encore avec le droit naturel.

« Voici le premier de tous ces principes : tous les

hommes, dès lors qu’ils sont de même race et de même nature, sont égaux entre eux dans la pratique de la vie, chacun relève si bien de lui seul qu’il n’est en aucune façon soumis à l’autorité d’autrui ; il peut en toute liberté penser sur toutes choses ce qu’il veut, faire ce qui lui plaît ; personne n’a le droit de commander aux autres. Dans une société fondée siuces principes, l’autorité publique n’est que la volonté du peuple, lequel, ne dépendant que de lui-même, est ainsi le seul à se commander. Il choisit ses mandataires, mais de telle sorte qu’il leur délègue moins le droit que la fonction du pouvoir, pour l’exercer en son nom. La souveraineté de Dieu est passée sous silence, exactement comme si Dieu n’existait pas, ou ne s’occupait en rien delà société du genre humain, ou bien comme si les hommes, soit en particulier, soit en société, ne devaient rien à Dieu, ou si l’on pouvait imaginer une puissance quelconque dont la cause, la force et l’autorité ne résidassent pas tout entières en Dieu même.

« De cette sorte, on le voit, l’Etat n’est autre chose

que la multitude maîtresse et se gouvernant elle-même, et dès lors que le peuple est censé la source de tout droit et de tout pouvoir, il s’ensuit que l’Etat ne se croit lié à aucune obligation envers Dieu, ne professe aucune religion, n’est pas tenu de rechercher quelle est la seule vraie entre toutes, ni d’en préférer une aux autres, ni d’en favoriser une principalement, mais qu’il doit leur attribuer à toutes l’égalité en droit, à cette fin seulement de les empcclier de troubler l’ordre public. » (Encycl. Immortale Dei, § Sed pcrniciosa.)

La réfutation complète de ces erreurs, qui constituent le libéralisme, sera donnée à l’article Libéralisme.

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Ch. Antoine.