Dictionnaire de théologie catholique/ABRAHAM (Sacrifice d')

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 1.1 : AARON — APOLLINAIREp. 55-59).

II. ABRAHAM (Sacrifice d’).

Nous comparerons le sacrifice d’Isaac par Abraham aux sacrifices humains offerts aux fausses divinités dans les religions anciennes ; puis, nous en exposerons les raisons providentielles.

I. Le sacrifice d’Abraham et les sacrifices humains dans les religions anciennes.

1o Le récit biblique de ce sacrifice ne suppose pas l’existence chez les Juifs de la pratique monstrueuse des sacrifices humains. Les critiques rationalistes qui appliquent à la religion d’Israël les lois de l’évolution naturelle, prétendent que les Israélites étaient primitivement polythéistes et offraient des victimes humaines à Jahvé, leur dieu national, comme leurs contemporains, Sémites ou Chananéens, en offraient à leurs fausses divinités. La plupart des peuples avec lesquels Abraham fut en relations, croyaient en effet honorer leurs dieux et se les rendre propices en leur immolant des hommes faits ou des enfants. Pour la Babylonie et l’Assyrie, le fait est controversé. Cependant des pierres gravées (fig. 1), servant
1. — Sacrifice humain.
Cylindre babylonien. J. Menant, Recherches sur la glyptique orientale, t. i, p. 151.
de cachet ou d’amulette, de date fort ancienne et de provenance babylonienne ou chaldéenne, paraissent représenter des sacrifices humains. Voir G.-J. Ball, Glimpses of Babylonian Religion, I. Human sacrifices, dans les Proceedings of the Society of biblical Archæology, février 1892, t. xiv, p. 119-153. D’autre part, les habitants de Sepharvaim jetaient leurs enfants dans le feu en l’honneur d’Adramelech et d’Anamelech, leurs dieux. IV Reg., xvii, 31. Cf. Lenormant-Babelon, Histoire ancienne de l’Orient, 9e édit., Paris, 1887, t. v, p. 307-308. Chez les tribus chananéennes, le fait est incontestable. Les Phéniciens et les Carthaginois sont renommés pour les horribles sacrifices qu’ils offraient à leurs Baalim. Lenormant-Babelon, op. cit., Paris, 1888, t. vi, p. 577-578, 657-658 ; G. Maspero, Histoire ancienne des peuples de l’Orient, 5e édit., Paris, 1893, p. 341-343. Alésa, roi des Moabites, immola son fils aine sur la muraille afin d’obtenir la victoire. IV Reg., iii, 27. Cf. Sap., xii, 5. Dieu avait défendu aux Israélites d’offrir à Moloch des victimes humaines. Lev., xviii, 21 ; xx, 2-5. Ils n’observèrent pas toujours cette défense et imitèrent les cruels exemples des peuples, leurs voisins. IV Reg., xvi, 3 ; Ps. cv, 37-38 ; 1er., xxxii, 35 ; Ezech., xxiii, 37. Pour démontrer que ces sacrifices humains n’étaient pas en Israël des transgressions isolées et passagères de la loi divine qui n’était pas encore promulguée, mais bien des actes de culte régulièrement pratiqués et autorisés, les rationalistes en appellent au récit du sacrifice d’Abraham, rapporté dans la Genèse, xxii, 1-14. Selon Renan, Histoire du peuple d’Israël, Paris, 1887, t. i, p. 75-76, 92-93, 121, la légende représentait Abraham comme un père pacifique et humain ; elle racontait comment, ayant eu le devoir de sacrifier son fils premier-né, il lui avait substitué un chevreau, et elle montrait ainsi que les Israélites n’avaient pas été plus exempts que leurs congénères du rite odieux des sacrifices humains. Cf. Maspero, Hist. anc. des peuples de l’Orient, p. 345, note 2. Tout en maintenant au récit biblique son caractère historique, on n’y trouve pas une preuve de l’existence des sacrifices humains en l’honneur de Jéhovah. Dieu sans doute, en vertu de son droit souverain de vie et de mort, demande qu’Isaac soit immolé, mais selon l’expression du texte sacré, Gen., xxii, 1, c’est pour tenter Abraham et mettre a l’épreuve son obéissance et sa foi. L’événement, du reste, montre bien que Dieu n’exigeait pas une immolation réelle d’Isaac, puisqu’il s’y opposa Il se contenta de l’obéissance d’Abraham. L’oblation d’Isaac ne fut donc pas un sacrifice humain, mais seulement une épreuve pour Abraham. Glaire, Les Livres saints vengés, Paris, 1845, t. i, p. 163-464 ; Vigouroux, La Bible et les découvertes modernes, 6e édit., Paris, 1896, t. iv, p. 498-499.

2o Même en commandant d’immoler Isaac, Dieu n’approuve pas la coutume barbare des païens qui sacrifiaient leurs enfants aux fausses divinités, et il ne montre pas que de pareils sacrifices, offerts en son honneur, lui seraient agréables. Si, en effet, un sacrifice humain devait lui être agréable, ce ne pouvait être que celui que lui faisait un homme selon son cœur tel qu’Abraham. Or il intervient miraculeusement pour arrêter la main du sacrificateur, prête à frapper. Gen., xxii, 10-12. S. Ambroise, De virginitate, 2, ii. 6, P. L., t. xvi,, col. 267 ; F. de Hummelauer, Comment, in Genesim, Paris, 1895, p. 434. Sa volonté de ne pas se tenir honoré par l’immolation de victimes humaines, se manifestera plus tard par une loi formelle qui interdira aux descendants d’Abraham d’imiter les nations païennes et de lui offrir de pareils sacrifices. Deut., xii, 31. Cependant Dieu, qui est l’auteur de la vie et de la mort, I Reg., ii, 6, a légitimement permis à Abraham d’immoler Isaac, son fils innocent ; il a usé volontairement de son droit absolu de vie et de mort, Sap., xvi, 13, et l’ordre qu’il a donné n’a pas violé la justice. S. Thomas, Sum, theol., IIa IIæ, q. civ, a. 4, ad 2um. En obéissant au précepte divin, Abraham de son côté, n’a pas commis d’injustice et on ne peut pac dire qu’il a été homicide dans sa volonté. Id., ibid., Ia IIæ, q. xciv, a. 5, ad 2um ; q. c, a. 8, ad 3um. Du commandement donné par Dieu à Abraham d’immoler Isaac, il faut cependant conclure que l’immoralité des sacrifices humains n’est pas une immoralité intrinsèque et absolue, qui ne souffre pas d’exception ni de dispense ; car autrement Dieu qui a ordonné au patriarche l’immolation de son fils l’aurait excité et poussé au péché, ce qui répugne absolument à sa sainteté. F. de llummelauer, Comment, in libros Judicum et Ruth, Paris, 1888, p. 222 ; P. Dornstetter, Abraham, p. 51-67.

II. Raisons providentielles du sacrifice d’Abraham.

1o Dieu a voulu éprouver la foi et l’obéissance d’Abraham.

Le récit mosaïque, Gen., xxii, 1, nous apprend et saint Paul, Heb., xi, 17, répète que le Seigneur tenta son fidèle serviteur, lorsqu’il lui donna l’ordre en apparence cruel d’immoler son fils. Si le Seigneur le lui imposa, ce n’était pas pour s’assurer de sa fidèlité qui lui était connue, mais c’était pour lui fournir l’occasion de la manifester, d’acquérir les mérites attachés à un acte héroïque d’obéissance et de devenir un modèle accompli de la foi la plus vive et de la soumission la plus parfaite à la volonté divine. Les saints Pères ont admiré et loué, en termes éloquents, la vertu d’Abraham. S. Clément de Rome, I Cor., x, 7 ; Funk, Opera Patrum apostolicorum, 2e édit., Tubingue, 1887, t. i, p. 74 ; Origène, In Gen., homil. viii, P. G., t. xii, col. 203-208 ; S. Ambroise, Epist., lviii, n. 14, P. L., t. xvi, col. 1181 ; De excessu fratris sui Satyri, ii, n. 97, col. 1343 ; De officiis, i, n. 118-119, col. 5859 ; De virginitate, 2, n. 9, col. 268 ; S. Augustin, Serm., ii, P. L., t. xxxviii, col. 26-30 ; S. Pierre Chrysologue, Serm., x, P. L., t. lii, col. 216-217 ; S. Grégoire de Nysse, De deilale Filii et Spiritus Sancti, P. G., t. xlvi, col. 568-573 ; S. Jean Chrysostome, De b. Abraham, P. G., t. l, col. 738-739 ; Hom., xlviii, in Genesim. , P. G., t. liv, col. 429-432 ; S. Cyrille d’Alexandrie, Glaphyr, in Gen., iii, P. G., t. lxix, col. 144-145 ; Théodoret, Quæst. in Gen., q. lxxiii, P. G., t. lxxx, col. 181 ; Basile de Séleucie, Orat., vii, P. G., t. lxxxv, col. 101-111 ; Rupert, De Trinitate et operibus ejus, In Genes., vi, 28, P. L., t. clxvii, col. 426-427 ; Raban Maur, Comment, in Gen., iii, 3, P. L., t.cvii, col. 566-567 ; Adam Scot, Serm., xxxi, n. 9, P. L., t. cxcviii, col. 289. Les rabbins ont admiré eux aussi l’obéissance d’Abraham et lui ont attribué le mérite du salut final d’Israël. Talmud de Jérusalem, traité Taanith, ii, 4 ; traduct. Schwab, Paris, 1883, t. vi, p. 157-158. D’ailleurs, toutes les circonstances du fait sont de nature à faire ressortir la grandeur de l’épreuve imposée au saint patriarche. C’est au milieu de la prospérité, alors qu’il était fiche, estimé, allié aux habitants du pas, parvenu au comble de ses vœux par la naissance d’un fils de Sara, que Dieu lui demande le renoncement le plus sensible à son cœur paternel. Il lui ordonne d’immoler son propre fils, son fils unique dans la lignée patriarcale, le seul héritier des promesses, d’autant plus cber qu’il avait été plus ardemment désiré et plus longtemps attendu. Le précepte divin exige un holocauste réel et extérieur ; il commande un sacrifice horrible et en apparence contradictoire avec les promesses. Gen., xxii, 2. L’auteur de la Genèse ne nous révèle rien de la surprise et des combats intérieurs d’Abraham ; il se contente de raconter sa foi inébranlable et sa prompte obéissance. Avec une admirable simplicité, sans consulter la chair et le sang, imposant même silence à la raison qui aurait pu discuter le commandement divin, Abraham s’occupa aussitôt des préparatifs de l’holocauste. Gen., xxii, 3. Il considérait, dit saint Paul, Hebr., xi, 19, que Dieu a assez de puissance pour ressusciter Isaac d’entre les morts et tenir par ce miracle sa parole jurée. Cf. S. Augustin, De civitate Dei, xvi, 32, P. L., t. xli, col. 510. Quand après trois jours de marche il approcha de la montagne que Dieu lui avait désignée, il laissa ses serviteurs et chargea le bois du sacrifice sur les épaules d’Isaac. Lui-même, comme sacrificateur, portait le feu et le couteau. Tout en cheminant, l’enfant, qui ignorait encore le sort qui l’attendait, s’enquit naïvement quelle était la victime destinée à l’holocauste. Ébranlé sans doute par cette question jusqu’au fond de ses entrailles et dominant par la foi les mouvements les plus violents de la nature, Abraham se borna à répondre : « Dieu y pourvoira. » Parvenu à l’endroit indiqué, il érigea un autel et disposa le bois. Après avoir évidemment fait connaître à Isaac les ordres de Dieu, il lia la victime résignée pour empêcher toute résistance même involontaire, et sans exprimer une plainte ni pousser un soupir, il levait déjà sa main armée du glaive pour frapper, quand Dieu, satisfait du sacrifice intérieur du père et du fils, envoya son ange empêcher le parricide. Par son obéissance portée au point de ne pas épargner même son fils unique, Abraham avait montré jusqu’où allait sa crainte de Dieu ou sa religion. À la voix de l’ange, il leva les yeux et aperçut derrière lui un bélier qui s’était embarrassé par les cornes dans le hallier ; il le saisit et l’immola à la place de son fils. Gen., xxii, 4-13. Abraham, immolant Isaac au Seigneur, a été présenté par Adam Scot, De ordine et habitu canonic. præmonst., Serm., v, n. 3. P. L., t. cxcviii, col. 480-481, comme le modèle du prémontré qui consacre sa vie à la prière et aux œuvres du zèle.

2o Dieu a voulu préfigurer le sacrifice de son propre Fils.

Bien que le dessein immédiat de Dieu, en ordonnant à Abraham de lui offrir Isaac, ait été de mettre à l’épreuve la foi et l’obéissance de son serviteur, le Seigneur cependant avait encore une intention prophétique.

1. Saint Paul l’a entrevue et l’a indiquée, lorsqu’il dit qu’Abraham recouvra son fils ἐν παραϐολῇ. Hebr., xi, 19. Des diverses interprétations de ce passage, celle qui paraît la plus conforme à la pensée de l’apôtre, c’est que le sacrifice d’Isaac, terminé par la substitution du bélier à la première victime, fut non seulement un thème fécond en enseignements moraux, mais bien un symbole, un type, une figure du sacrifice de Jésus par son Père. Drach, Épîtres de saint Paul, 2e édit., Paris, 1896, p. 778 ; F. X. Patrizi, Institutio de interpretatione Bibliorum, 2e édit., Home, 1876, p. 170. On a vu aussi, dans cette parole de saint Paul que Dieu « n’a pas épargné même son propre Fils », Rom., viii, 32, une allusion à celle de l’ange à Abraham. Gen., xxii, 12. Fillion, La Sainte Bible, Paris, 1888, t. i, p. 89.

2. Les Pères et les écrivains ecclésiastiques ont développé l’indication fournie par saint Paul. La première des figures de la passion que Tertullien, Adversité Judœos, 10, P. L., t. ii, col. 626, découvre dans l’Ancien Testament, est Isaac conduit par son père comme une victime à l’immolation et portant le bois de son sacrifice. Il préfigurait le Christ, octroyé par son Père comme victime d’expiation et portant lui-même sa croix. Pour saint Irénée, Cont. hær., iv, 5, no 4, P. G., t. vii, col. 986, Abraham que sa foi poussait à obéir à l’ordre du Verbe de Dieu, offrit généreusement son fils unique et bienaimé en sacrifice à Dieu, pour que Dieu à son tour lui accordât le bienfait de sacrifier son Fils unique et bienaimépourla rédemption de toute sa postérité. Saint Méliton de Sardes dans un fragment, reproduit, P. G., t.v, col. 1216-1217, compare Isaac et le bélier, qui lui est substitué, à Jésus-Christ, offert par son Père et immolé sur la Croix. Origène, In Gen., homil. viii, n. 8, P. G., t. xii, col. 208, rapproche la parole de l’ange, Gen., xxii, 12, de celle de saint Paul, Rom., viii, 32, et montre comment Dieu a lutté en libéralité avec Abraham. Ce patriarche a offert à Dieu son fils mortel qui ne devait pas mourir, et Dieu a livré à la mort pour tous les hommes son Fils immortel. Que rendrons-nous donc au Seigneur pour tout ce qu’il nous a accordé ? Dieu le Père n’a pas épargné son propre Fils à cause de nous. Saint Ambroise a exposé plusieurs fois le caractère figuratif du sacrifice d’Abraham. Non seulement ce sacrifice indique les qualités, la promptitude, la continuité et la foi, qui rendront nos propres sacrifices agréables au Seigneur, De Caïn et Abel, i, 8, P. L., t. xiv, col. 331-332, mais il représente encore le sacrifice de Jésus-Christ sur la croix. Abraham accompagnait son fils, comme Dieu le Père, le Christ sur la voie du Calvaire. Dans le bélier suspendu par les cornes, Abraham vit le Christ pendu à la croix et considéra sa passion. De Abraham, i, 8, ibid., col. 447, 449. L’abolition des anciens sacrifices et la consécration du nouveau sont exprimées par l’oblation qu’Abraham a faite de son fils et par l’immolation du bélier. N’ont-elles pas montré que la chair de l’homme qui lui est commune avec tous les animaux de la terre, et non la divinité du Fils unique de Dieu, devait être soumise aux plaies de la passion ? In Ps. xxxix enarrat., n. 12, ibid., col. 1061. Abraham a vu la véritable passion du corps du Seigneur dans l’immolation du bélier. Epist., lxxii, n. 1, P. L., t. xvi, col. 1244. Il a vu que Dieu voulait livrer pour nous son Fils à la mort ; il a connu ce mystère de notre salut qui devait s’opérer sur le bois de la croix et il n’a pas ignoré que dans un seul et même sacrifice, autre était celui qui semblait être offert, autre celui qui pouvait être immolé, De excessu fratris sui Satyri, ii, n. 98, ibid., col. 1343. Saint Augustin, Serm., ii, P. L., t. xxxviii, col. 27 ; Serm., xix, col. 133, a reconnu Jésus en croix dans le bélier substitué à Isaac. Pour saint Jean Chrysostome, In Gen., homil. xlvii, n. 3, P. G., t. liv, col. 432-133, l’événement tout entier était figuratif de la croix. C’est pourquoi le Christ a dit aux Juifs que leur père Abraham avait désiré voir son jour, l’avait vu et s’en était réjoui. Joa., viii, 56. Comment l’a-t-il vu tant d’années à l’avance ? En ombre et en figure. Le bélier offert à la place d’Isaac représentait l’agneau raisonnable offert pour le monde. L’offrande elle-même d’Isaac préfigurait la réalité. Des deux côtés, un fils unique et bien-aimé, offert par un père qui n’épargnait pas son propre enfant. Mais la réalité a surpassé la figure ; le sacrifice du Fils de Dieu a été accompli pour le genre humain tout entier. Saint Cyrille d’Alexandrie, Glaphyr. in Genes., iii, P. G., t. lxix, col. 140-144, reconnaît dans l’histoire du sacrifice d’Isaac le mystère du Sauveur et il le développe assez longuement. En résumé, Abraham représente Dieu le Père qui livre son Fils unique ; les deux esclaves qui l’accompagnent, les deux peuples, Israël et Juda le voyage durant trois jours, l’observation de la loi par ces deux peuples jusqu’au temps de Jésus-Christ ; la séparation d’Abraham et de ses serviteurs, la séparation temporaire de Dieu et d’Israël ; Isaac, le Christ. Pour Théodoret, Quæst. in Genes., q. lxxiii, P. G., t. lxxx, col. 181-184, Dieu n’a commandé à Abraham d’immoler son fils qu’en raison du caractère figuratif de l’événement. Dieu le Père a offert son Fils pour le monde. Isaac était le type de la divinité, le bélier celui de l’humanité du Sauveur. Basile de Séleucie, Orat., P. G., t. lxxxv, col. 112, met cette dernière idée dans la bouche de Dieu qui crie à Abraham : « Mon Fils unique livrera à la mort l’agneau dont il aura pris la nature. Que le glaive ne touche pas ton fds unique ; que la croix ne touche pas la divinité de mon fds unique ! Le bélier sera immolé ; la passion atteindra la chair du Verbe incarné. Que le bélier et la chair soient frappés pour que tu ne livres pas à la mort celui qui a la même nature que toi ! Périsse le bélier qui est l’image du Christ suspendu à la croix ! » Pour Théophylacte, Enarrat. in Ev. Joannis, viii, P. G., t. cxxiv, col. 37, comme pour saint Chrysostome, Abraham a vu le jour du Christ, c’est-à-dire sa croix, car il préfigurait lui-même cette croix dans l’offrande d’Isaac et l’immolation du bélier. En Jésus-Christ, la divinité n’a pas souffert, seule la nature humaine a subi la passion. Saint Éphrem, In Genesim, Opera, Rome, 1737, t. i, p. 77, a reconnu dans le bélier, attaché au buisson et substitué à Isaac, une figure de l’agneau, suspendu à la croix et mourant pour le monde entier. Si nous revenons aux écrivains de l’Eglise latine, nous retrouvons des enseignements analogues à ceux des Pères grecs, et suivant l’auteur du Liber de promissionibus et prædictionibus Dei, i, 17, P. L., t. li, col. 746-747, Abraham a vu la passion du Christ dans le sacrifice d’Isaac. Le patriarche représentait Dieu qui n’a pas épargné son propre Fils et ne s’est pas opposé à sa mort ; Isaac, Jésus portant le bois de son supplice ; le bélier, le Christ couronné d’épines ; Isaac survivant, le Sauveur ressuscité. D’après saint Maxime de Turin, Hom., lv, P. L., t. lvii, col. 356, le Seigneur Jésus a été offert figurativement par Abraham, lorsque ce pieux parricide a substitué à son fils unique qu’il allait immoler, le bélier embarrassé dans les épines. Aux yeux de saint Paulin de Nole, Epist., xxix, P. L., t. lxi, col. 318, la substitution du bélier à Isaac annonçait le mystère qui devait s’accomplir dans le Christ, celui-ci étant l’agneau qui devait être immolé pour le salut du monde. Saint Isidore de Séville, Allegoriæ, n. 20, P. L., t. lxxxiii, col. 104, a reconnu dans Abraham le type de Dieu le Père qui a livre son fils à l’immolation pour sauver les hommes. Raban Maur, Comment. in Genes., iii, P. L., t, cvii, col. 568-569, a développé la même idée. Abraham représente Dieu le Père ; Isaac, Jésus-Christ ; les deux esclaves, les Juifs, dont les sentiments charnels et serviles ne leur permettaient pas de comprendre l’humilité du Christ et qui ne sont pas allés au lieu du sacrifice, parce qu’ils n’entendaient rien à la passion. Ils étaient deux pour figurer les deux fractions du peuple, Israël et Juda. L’âne signifiait la folie insensée des Juifs, qui portaient les mystères sans les comprendre. Leur éloignement du lieu du sacrifice indique leur aveuglement ; ils n’y viendront qu’après que les peuples païens y auront adoré. Les trois jours du voyage représentent les trois âges du monde, avant la loi, sous la loi, sous la grâce. Le sacrifice a été accompli au troisième âge, sous la grâce. Isaac est le Christ. Pourquoi le bélier lui a-t-il été substitué ? Parce que le Christ est une brebis, l’agneau de Dieu, fils par l’origine divine, bélier par l’immolation. Le bélier, retenu par les cornes dans les épines, figurait Jésus crucifié par les Juifs et couronné d’épines. Pour saint Brunon d’Asti, Expositio in Genes., P. L., t. clxiv, col. 199, Abraham représente allégoriquement Dieu le Père ; Isaac, Jésus obéissant à son Père jusqu’à la mort de la croix ; l’autel, la croix ; le bélier, la chair du Christ. Le Christ, qui est à la fois Dieu et homme, est impassible et immortel comme Dieu ; il est passible et mortel comme homme. Sur la croix, seule la chair du Christ est crucifiée. Le bélier, dont les cornes sont embarrassées dans les épines, représente Jésus couronné d’épines. L’abbé Rupert, De Trinitate et operibus ejus, In Genes., vi, 30, 31, P. L., t. clxvii, col. 128-430, expose un peu diversement les mêmes idées. Notons seulement les particularités de l’exposition. Les deux serviteurs qui accompagnent Abraham sont les deux Testaments qui célèbrent d’un commun accord la passion de Jésus. A l’heure de la crucifixion, les Écritures se taisent pour ne pas retarder le supplice de la croix, si utile au genre humain. Le feu, c’est l’Esprit-Saint par qui le Fils de Dieu s’est offert lui-même ; le glaive, c’est non seulement la mort, mais aussi la puissance impériale. Abraham le portait, parce qu’il n’a pas été en la puissance des Juifs de faire mourir Jésus-Christ ; c’est Dieu le Père qui a fixé le lieu, le temps et le genre de mort de son Fils. Dieu a lié son Fils sur l’autel du sacrifice, non par un lien fragile, mais par le précepte de l’amour, pour qu’il n’écarte pas avec dédain le calice de la passion. Cf. Rupert, De glorificatione Trinitatis et processione S. Spiritus, v, 5, P. L., t. clxix, col. 101, et Allegoriæ in Vetus Testamentum, attribué à Hugues de Saint-Victor, ii, 7, P. L., t. clxxv, col. 617.

3° La liturgie romaine a rapproché le sacrifice d’Abraham du sacrifice eucharistique. Dans une préface du Sacramentaire léonien, P. L., t. lv, col. 148, le prêtre chantait : « Abraham a célébré la figure de l’hostie de louange que nous immolons à Dieu tous les jours. » Au canon de la messe, nous supplions le Seigneur d’agréer favorablement le sacrifice que nous lui offrons, comme il a eu pour agréables les sacrifices d’Abel, d’Abraham et de Melchisédech. A la messe du saint-sacrement, dans la prose Lauda Sion, saint Thomas nous fait chanter de l’eucharistie : In figuris præsignatur, cum Isaac immolatur.

4° L’art chrétien vient compléter le témoignage de la liturgie et des Pères et à la suite de la tradition patristique nous pouvons invoquer en faveur du caractère figuratif du sacrifice d’Abraham une tradition monumentale antique et continue. Les peintures des catacombes représentent ce sacrifice comme figure de l’eucharistie. Dans le cubiculum A3 de la première area du cimetière de Calliste, qui a été construit avant la fin du iie siècle, Abraham est peint au moment ou il va immoler Isaac (fig. 2).
2. — Abraham offrant Isaac et le bélier.
Peinture du cimetière de Calliste. G. B. de Rossi, La Roma sotterranea cristiana, t. ii, tav. xvi, n. 3.
Le père et le fils sont tous deux en prière, les bras étendus vers le ciel dans l’attitude. propre aux orantes. Le bélier lui-même élève sa tête, comme pour s’offrir. Un fagot de bois, appuyé contre un arbre, rappelle les circonstances historiques du sacrifice et ne permet pas de douter de la signification de la scène. Becker, Die Darstellung Jesu Christi unter dem Bilde des Fisches, Breslau, 1806, p. 118, a prétendu qu’elle représentait le sacrifice sanglant de Jésus sur la croix, sacrifice offert par Dieu le Père. Mais sa place au milieu des cubicula dits des sacrements et à côté d’autres symboles de l’eucharistie, oblige à reconnaître une représentation figurée du sacrifice non sanglant. Elle fait, en effet, pendant à la peinture du prêtre consacrant sur l’autel, « remplissant l’office du Christ, dit saint Cyprien, Epist., lxiii, n. 14, P. L., t. iv, col. 386, imitant ce que le Christ a fait, offrant un vrai et parfait sacrifice au nom de l’Église à Dieu le Père. » G. B. De Rossi, La Roma sotterranea cristiana, Rome, 1867, t. ii, p. 342-343. Cf. P. Allard, Rome souterraine, 2e édit., Paris, 1877, p. 386-387, 396-397. Dans l’hypogée anonyme qui est contigu au cimetière de Soteris, on a retrouvé les restes d’une peinture du sacrifice d’Isaac, du IVe siècle. Abraham tient la main gauche sur la tête d’Isaac, nu et à genoux ; la main droite levait sans doute le glaive pour frapper. On voit le bélier à droite, et à gauche un bûcher allumé. De Rossi, op. cit., 1877, t. iii, p. 346, et tav. xvii, n. 5. Des vestiges d’une autre peinture du cimetière de Generosa laissent reconnaître une autre représentation du même sacrifice. On voit encore un agneau et un homme vêtu d’une tunique. Les lettres AbrAHAM indiquent partiellement le nom du personnage. De Rossi, ibid., p. 669. L’abbé Martigny, Dictionnaire des antiquités chrétiennes, 2e édit., Paris, 1877, p. 4-6, a décrit ou reproduit un certain nombre de représentations de ce sacrifice. Au second concile de Nicée, tenu en 787, on a cité dans l’action quatrième, Mansi, Concil., Florence, 1767, t. xiii, col. 10, un passage d’un sermon de saint Grégoire de Nysse, De deitate Filii et Spiritus Sancti, P. G., t. xlvi, col.572.Le saint évêque raconte avoir jeté bien souvent les yeux sur une image, qui lui faisait toujours verser des larmes. On y voyait Isaac à genoux sur l’autel et les mains liées derrière le dos. Abraham, debout derrière son fils, posait sa main gauche sur la tête d’Isaac et dirigeait vers la victime la pointe du glaive qu’il tenait de la main droite. Cette citation, faite comme se rapportant à une image de la passion de Jésus, servit à réfuter les iconoclastes. Le même sujet était représenté dans quelques anciennes mosaïques et sur des carreaux de terre cuite. L’une de ces briques a été trouvée en 1893 dans les ruines d’une basilique à Hoad’jeb-el-Aïsun. M. Le Blant croit pouvoir l’assigner à une époque voisine du vie siècle. Voir Bulletin critique, 1893, t. xiv, p. 399. Un des médaillons de la patène de verre, trouvée à Cologne en 1864 et conservée au Vatican, reproduit le sacrifice d’Abraham. P. Allard, Rome souterraine, p. 422. Sur ces objets divers aussi bien que sur le sarcophage de Junius Bassus et sur celui qui est gardé dans la basilique de Sainte-Marie-Majeure, ces représentations font partie d’un cycle symbolique de sujets bibliques. Elles figurent ordinairement le Christ qui s’offre lui-même en holocauste sur le Calvaire. Cependant dans les mosaïques de Saint-Vital de Ravenno, qui sont du vie siècle, ainsi que sur différents objets d’une époque postérieure, elles sont unies aux sacrifices d’Abel et de Melchisédech et symbolisent manifestement le sacrifice eucharistique. Grimouard de Saint-Laurent, Guide de l’art chrétien, Paris, 1874, t. iv, p. 30-31, 53-55. Dans les verrières du moyen âge, le symbolisme du sacrifice d’Abraham est indiqué par ce vers latin : Signantem Christum puerum pater immolat islumtt. Une plaque niellée du xiie siècle rappelle que le bélier représente l’humanité du Sauveur : Hoc aries prefert quod homo Deus hostia defert. X. Barbier de Montault, Traité d’iconographie chrétienne, Paris, 1890, t. ii, p. 51, 91, 96. Cf. Dictionnaire d’archéologie chrétienne, t. i, col. 111-119. C’est ainsi que s’est transmis jusqu’à nous par la parole et par l’image l’enseignement de la double signification mystique du sacrifice d’Abraham, qui représente à la fois le sacrifice sanglant de Jésus-Christ sur la croix et son oblation non sanglante dans l’eucharistie. Cf. card. Meignan, L’Ancien Testament dans ses rapports avec le Nouveau. De l’Eden à Moïse, Paris, 1895, p. 341-350.

E. Mangenot.