Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Anacréon

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ANACRÉON, poëte grec, natif de Téos, ville d’Ionie (A), florissait au temps que Polycrate régnait à Samos (B) et qu’Hipparchus jouissait à Athènes de la domination que son père Pisistrate y avait usurpée. C’est de quoi l’on ne peut douter lorsque l’on consulte les livres de Platon et ceux d’Hérodote ; car l’on y voit qu’Hipparchus fit venir Anacréon à Athènes [a] (C), et qu’Anacréon était dans la chambre de Polycrate durant l’audience qui fut donnée à un envoyé d’Orètes, gouverneur de Sardes [b] (D). Cambyse était alors roi de Perse : ce que je remarque, afin que tous mes lecteurs puissent se représenter avec plus de facilité le temps auquel Anacréon a vécu. Ce poëte avait l’esprit délicat, et il y a des grâces et des charmes inexprimables dans ses poésies ; mais il aimait trop les plaisirs : il était d’un tempérament si amoureux, qu’il lui fallait et des garçons et des filles (E) ; et d’ailleurs il aimait le vin. Ce dernier défaut se fit sans doute remarquer excessivement à Athènes, puisque la statue qu’on y voyait d’Anacréon le représentait comme un homme ivre qui chante [c]. Si nous avions tous ses poëmes, nous y verrions une infinité de traits de son humeur voluptueuse (F) : mais le peu qui nous en reste nous la fait assez connaître. On y trouve la passion dont il brûlait pour Bathyllus (G) ; et si, à cause que l’on n’attachait point alors à cette espèce d’amour une note d’infamie, comme on le fait en pays de chrétienté, il ne mérite pas toute l’horreur que l’on aurait d’un poëte chrétien en pareil cas, il faut que l’endurcissement de son siècle paie pour lui : je veux dire que l’indignation des lecteurs doit tomber sur ce temps-là, selon tout ce en quoi elle ne se décharge point sur chaque particulier. Les débauches d’Anacréon ne l’empêchèrent pas de vivre quatre-vingt-cinq ans, si nous en croyons Lucien, qui l’a mis au nombre des personnes de longue vie. On dit qu’il soutenait sa langueur dans cette grande vieillesse en mangeant des raisins séchés, et qu’un pepin qui s’arrêta à son gosier l’étrangla. Valère Maxime attribue une fin si douce à une faveur particulière des dieux (H). Personne, que je sache, n’a marqué le lieu ni le temps de sa mort (I), ni décidé comment s’appelait son père (K). On a plusieurs traductions de ses poésies (L) ; mais il y a des critiques qui ne croient pas que tous les vers qui courent aujourd’hui sous son nom soient de lui [d]. Ceux qui ont parlé de ses amours pour Sapho n’ont point consulté la chronologie, comme nous le ferons voir dans l’article de cette femme. On dit qu’un présent que Polycrate lui avait fait en argent l’embarrassa de telle sorte, qu’il fut quelques nuits sans pouvoir dormir, et qu’il alla le rendre à ce prince. Cela n’est guère vraisemblable, quoique Stobée nous en ait donné Aristote pour garant. Giraldi ne cite pour cela que les recueils grecs d’Arsémius [e].

  1. Plato, in Hipparcho. Æliani Var. Hist. lib. VIII, cap. II.
  2. Herod., lib. III, cap. CXXI. Voyez aussi Pausanias, liv. I, pag. 2.
  3. Pausan, lib. I, pag. 23
  4. Tanaq. Fab. Not. in Anacr. Mademoiselle le Fèvre sa fille, n’est pas en cela toujours d’accord avec lui. Voyez sa préface sur Anacréon.
  5. Gyrald. Histor. Poët. Dialog. IX, pag. 471.

(A) Il était natif de Téos, ville d’Ionie. ] Je réfute, dans l’article Téos, ceux qui ont dit qu’Anacréon était de Téium sur le Pont-Euxin.

(B) Il florissait au temps que Polycrate régnait à Samos. ] Je n’ai point marqué d’olympiade, car, pour un homme qui a vécu quatre-vingt-cinq ans, il me semble que l’on ne doit point s’enfermer dans des bornes si étroites. Aussi voit-on que ceux qui le font s’éloignent beaucoup les uns des autres. Eusèbe [1], qui a choisi la 62e. olympiade, n’a pu empêcher que Suidas n’ait mieux aimé la 52e., et que M. le Fèvre de Saumur n’ait mieux aimé la 72e. [2]. Mais ne décidons rien sur Suidas : son texte est assurément corrompu ; et il n’est point pardonnable à ses traducteurs d’avoir laissé passer l’épouvantable bévue qui s’y trouve. On y lit qu’Anacréon à vécu du temps de Polycrate, tyran de Samos, dans la 52e. olympiade ; ou, selon d’autres, du temps de Cyrus et de Cambyse, dans l’olympiade 25e. Il paraît, par Hérodote, que Polycrate et Cambyse moururent environ en même temps [3]. Eusèbe les fait contemporains sous la 63e. olympiade, et il a raison : il n’est donc point vrai qu’il faille mettre entre eux deux 27 olympiades, ni faire remonter Cyrus de la 55e. olympiade, où l’on met ordinairement l’époque de la monarchie des Perses à la 25e. Vossius fait dire à Suidas qu’Anacréon a vécu dans la 61e. ou la 62e. olympiade [4] ; c’est ce qu’on ne trouve point dans le Suidas imprimé. Quant à M. le Fèvre, qui a choisi la 72e. olympiade pour le temps précis de la vie d’Anacréon, il est plus facile de ruiner ses preuves que de montrer que ce poëte n’a pas vécu en ce temps-là. M. le Fèvre raisonne ainsi : Anacréon vint à Athènes du temps d’Hipparchus : celui-ci avait un frère nommé Hippias, qui sollicita Darius, fils d’Hystaspes, d’entreprendre le voyage qu’il fit contre les Athéniens. Cela étant, dit-il, vous voyez précisément l’année 489 avant Jésus-Christ, et l’olympiade 72. J’avoue que l’expédition des Perses contre les Athéniens, de laquelle il s’agit ici, et où Darius ne se trouva point en personne, quoique la phrase de M. le Fèvre le signifie, regarde la 72e. olympiade, et l’an 489 avant Jésus-Christ [5] ; mais il faut savoir que ce prétendu voyage de Darius ne fut fait que vingt ans après qu’Hippias eut été chassé d’Athènes [6], et qu’il en fut chassé la quatrième année après la mort d’Hipparchus, et la dix-huitième après la mort de Pisistrate, d’où il faut conclure qu’Hipparchus avait dominé quatorze ou quinze ans. Il est donc très-possible, 1°. qu’il ait fait venir Anacréon à Athènes trente ans avant que Darius, fils d’Hystaspes, suivît les instigations d’Hippias contre les Athéniens ; 2°. que la mort d’Anacréon ait précédé de quelques années la 72e. olympiade, et l’année 489 avant Jésus-Christ, marquée si précisément par M. le Fèvre, comme le temps précis où Anacréon a vécu. Voici une autre remarque. Il écrivit ses poëtes grecs en 1659 [7]. Or, dans son Anacréon, imprimé en 1660, il fait fleurir ce poëte cinq cent cinquante-cinq ans avant Jésus-Christ, plus ou moins, et il accorde à Suidas qu’Anacréon a pu vivre en la 52e. olympiade, puisqu’il a vécu familièrement, dit-il, avec Polycrate, qui florissait au même temps qu’Amasis régnait en Égypte. M. le Fèvre a été donc un peu trop flottant sur la chronologie d’Anacréon. On ne dira jamais, sans se tromper, d’un homme qui a pu fleurir dans la 52e. olympiade, que la 72e. olympiade est le temps précis où il a vécu. D’ailleurs, c’est mal prouver qu’un homme a pu vivre dans la 52e. olympiade, que de le prouver par la raison qu’il a été bon ami de Polycrate, contemporain d’Amasis ; car ces deux princes sont morts, celui-ci à la fin de la 64e. olympiade, et celui-là deux ans après [8].

(C) Hipparchus le fit venir à Athènes. ] Je ne prétends pas critiquer M. le Fèvre de ce qu’il a dit qu’Hipparchus, fils de Pisistrate [9], envoya à Téos un vaisseau à cinquante rames, avec des lettres fort civiles et fort obligeantes, par lesquelles il conjurait Anacréon de passer la mer Égée, et de faire un voyage à Athènes, l’assurant que sa vertu trouverait là des admirateurs qui ne connaissaient pas mal le prix des belles compositions et le mérite des personnes rares : je n’ai garde de critiquer cela, ni sous prétexte que je ne trouve dans Platon autre chose que ceci, Ἐπ᾽ Ἀνακρέοντα τὸν Τήϊον πεντηκόντορον ςείλας ἐκόμισεν εἰς τὴν πόλιν [10] ; Il fit venir dans notre ville Anacréon, natif de Téos, en lui envoyant un vaisseau de cinquante rames : ni sous prétexte qu’Élien se renferme dans la même généralité [11] : car, outre que M. le Févre pouvait avoir appris dans des livres qui ne me sont point connus les particularités qu’il rapporte, les lois de la vraisemblance veulent qu’Hipparchus ait écrit ou ait fait écrire obligeamment à Anacréon ; et ainsi l’on peut supposer tout ce que M. le Fèvre suppose : on le peut, dis-je, supposer avec d’autant moins de scrupule, que la plupart du temps une narration serait trop sèche et trop dégoûtante si l’on ne faisait qu’une version littérale des originaux. Mais, quand il nous donne Platon pour son auteur, j’avoue que je ne saurais m’empêcher de le reprendre.

(D) Il était dans la chambre de Polycrate lors de l’audience donnée à un envoyé de Sardes. ] C’est tout ce que nous en apprend Hérodote : cependant je suis fort sûr que M. le Fèvre a pu dire, comme il a fait, que Polycrate, tyran de Samos, tint Anacréon d’ordinaire près de sa personne, et voulut qu’il eût part en ses affaires et en ses plaisirs ; car, étant certain d’un côté qu’Anacréon a été chéri de Polycrate [12], et de l’autre que les principales affaires de ce tyran n’étaient que de se bien divertir [13], on ne risque pas beaucoup en croyant tout ce que je viens de citer de M. le Fèvre. Vous le savez, ajoute-t-il ; car il n’y a pas encore deux ans qu’on lisoit Hérodote à la table de monsieur votre père. C’est cela qui ne me paraît point exact, vu qu’il n’y a rien dans Hérodote d’où l’on puisse raisonnablement inférer qu’Anacréon ait eu part dans les affaires de Polycrate. Je suis fâché que des gens de beaucoup d’esprit et de beaucoup d’érudition aient cru, sans l’examiner, que Platon et qu’Hérodote ont dit tout ce que ce savant critique leur prête. Il fallait mieux distinguer le texte d’avec la brodure de celui qui cite.

(E) Il était d’un tempérament si amoureux, qu’il lui fallait des garçons et des filles. ] Outre Bathyllus et Smerdias, dont il sera parlé ci-dessous [14], il aima le beau Cléobulus. Il avait pensé le tuer entre les bras de sa nourrice, en le choquant rudement, comme il marchait de travers un jour qu’il avait trop bu ; et non content de cela, il dit des injures à cet enfant [15]. La nourrice lui souhaita qu’un jour il le louât plus qu’il ne l’avait blâmé alors. Son vœu fut exaucé : Cléobulus devint très-beau ; Anacréon l’aima, et fit bien des vers pour lui [16]. Voilà une belle punition, et une nourrice bien vengée.

(F) Si l’on avait tous ses poëmes, on aurait une infinité de traits de son humeur voluptueuse. ] Voici quelques passages recueillis entre plusieurs autres, où il est parlé du contenu de ses poésies : Ἄτοπος ὁ Ἀνακρέων ὁ πᾶσαν αὑτοῦ τὴν ποίησιν ἐξαρτήσας μέθης. [17]. Ineptus Anacreon qui totam suam poësin ebrietatis mentione contexuerit. Ἀνακρέων ὁ Τήϊος μετὰ Σαπϕῶ τὴν Λεσϐίαν τὰ πολλὰ ὧν ἔγραψεν ἐρωτικὰ ποιήσας [18]. Anacreon Teïus, qui primus post Lesbiam Sapho magnam carminum suorum partum in exprimendis amoribus consumpsit. Voici comment Horace a parlé des amours d’Anacréon :

Non aliter Samio dicunt arsisse Bathyllo
Anacreonta Teïum,
Qui persæpé cavâ testudine flevit amorem [19].


Voyez aussi Cicéron au IVe. livre des Tusculanes, et Suidas.

(G) On voit dans ses vers la passion dont il brûlait pour Bathyllus. ] Cet exemple réfute l’excessive charité d’Elien, qui ne peut souffrir que l’on forme de mauvais soupçons sur l’amitié de notre poëte pour Smerdias, l’un des mignons de Polycrate [20]. Ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est qu’Élien se fonde sur cette raison générale, que personne ne doit accuser Anacréon d’incontinence et d’intempérance : Μὴ γάρ τις ἡμῖν διαϐαλλέτω πρὸς Θεῶν τὸν Ποιητὴν τὸν Τήϊον, μὴ δ᾽ ἀκόλαςον εἶναι λεγέτω [21]. Nemo enim per Deus hanc calumniam impingat Teio poëta, neque eum intemperantiæ aut incontinentiæ arguat. Polycrate devint furieusement jaloux quand il s’aperçut que ce poëte s’était insinué fort avant dans les bonnes grâces de Smerdias, par les vers flatteurs qu’il avait composés pour lui. La jalousie le porta à faire raser ce garçon [22]. Le rival, qui comprit bien ce que cela voulait dire, usa de souplesse et fit des vers là-dessus, où il ménagea adroitement Polycrate. Ceux qui se souviendront de ces quatre vers de Pétrone, C. 109,

Quod solum formæ decus est, cecidêre capilli,
Vernantesque comas tristis abegit hyems.
Nunc umbrâ nudata suâ jam tempora mœrent,
Areaque attritis ridet adusta pilis ;


concluront de l’action de Polycrate qu’il aimait mieux que son mignon perdit sa beauté, que de le voir infidèle. Strabon remarque qu’Anacréon a fourré partout dans ses poésies ce tyran de Samos : Τούτῳ συνεϐίωσεν Ἀνακρέων ὁ μελοποιὸς καὶ δὴ καὶ πᾶσα ἡ ποίησις πλήρης ἐςὶ τῆς περὶ αὐτοῦ μνήμης [23] ; cum hoc vixit Anacreon Lyricus et mentione ejus opplevit sua carmina ; d’où Vossius a eu raison de conclure qu’il ne faut pas être surpris qu’il en fût aimé. Polycrati, dit-il [24], carus fuit. Quod mirum ! cùm versibus suis eum celebraret. Il fallait imprimer, Quid mirum, cùm versibus suis eum celebraret ! Nous verrons dans l’article de Bathyllus comment M. le Fèvre a justifié les amours d’Anacréon.

(H) Un pepin... l’étrangla. Valère Maxime attribue une fin si douce à une faveur particulière des dieux. ] Voici ses paroles : Cui quidem (Pindaro) crediderìm eâdem benignitate deorum et tantum poëticæ facundiæ, et tam placidum vitæ finem attributum ; sicut Anacreonti quoque, quamvis statum humanæ vitæ modum supergresso, quem uvæ passæ succo tenues et exiles virium reliquias foventem unius grani pertinacior in aridis faucibus humor absumpsit [25].

(I) Personne n’a marqué le lieu ni le temps de sa mort. ] Suidas dit bien qu’Anacréon, chassé de Téos à cause de la révolte d’Histieus, se retira à Abdère dans la Thrace ; mais ce n’est point dire qu’il y mourut : c’est seulement nous fournir de quoi le conjecturer avec quelque vraisemblance. En effet, Anacréon devait être fort âgé en ce temps-là, vu que les victoires remportées par les Perses sur les fauteurs de la révolte d’Histieus sont de beaucoup postérieures à la mort d’Hipparchus, et tombent dans la 71e. olympiade. Au reste, l’on peut conjecturer de ce passage de Suidas qu’Anacréon s’était retiré à Téos en sortant d’Athènes, où Hipparchus l’avait fait venir ; ce qui rend assez vraisemblable qu’il s’était aussi retiré à Téos après la ruine de Polycrate, et que ce fut là qu’Hipparchus lui envoya le vaisseau à cinquante rames, comme M. le Fèvre l’assure. Il ne faut pas s’étonner qu’Anacréon ait choisi Abdère pour son asile ; car c’était une ville que ceux de Téos avaient bâtie après avoir abandonné leurs maisons, lorsqu’Harpagus, lieutenant de Cyrus, se rendit maître de l’Ionie [26]. Strabon ne désigne point ainsi leur transmigration : il se contente de dire que, du temps d’Anacréon, les Téiens, ne pouvant souffrir les injures des Perses, se retirèrent à Abdère [27]. Cela peut être réduit à l’événement dont Hérodote a parlé ; car l’invasion de l’Ionie par Harpagus se fit dans la 59e. olympiade, temps auquel Anacréon faisait figure.

(K) Personne n’a décidé comment s’appelait son père. ] Suidas nomme quatre personnes qui ont passé pour le père d’Anacréon. Si c’est un diminutif de l’honneur rendu à Homère, dont plusieurs villes différentes ont passé pour la patrie, il faut avouer que c’en est un bien petit diminutif : car, au fond, cela témoigne pour l’obscurité de sa famille plus que pour toute autre chose. Si son père avait été un homme de beaucoup de distinction dans Téos, les auteurs l’eussent moins perdu de vue, et l’auraient moins confondu avec d’autres gens. Je vois néanmoins que mademoiselle le Fèvre cite Platon, pour prouver qu’Anacréon était de grande naissance, et parent de Solon, dont le père était de l’ancienne famille du roi Codrus, et la mère cousine germaine de la mère de Pisistrate [28]. Elle prétend prouver cela par un passage du Dialogue de la tempérance, où elle a trouvé que le père de Charmides descendait de l’ancienne famille de Dropidas, d’Anacréon et de Solon, qui s’était toujours distinguée des autres par sa beauté, par sa vertu et par ses richesses. Persuadé comme je le suis de l’érudition de cette dame, je me vois réduit à penser l’une de ces trois choses : 1°. ou que son Platon est fort différent du mien ; 2°. ou qu’elle a pris ce passage hors de son original ; 3°. ou qu’elle a suivi trop bonnement la mauvaise version de Jean de Serres. Je ne trouve dans mon Platon, si ce n’est que la famille paternelle de Charmides avait été louée par Solon, par Anacréon, et par plusieurs autres poëtes, comme ayant possédé avec distinction les avantages de la beauté, de la vertu, etc. Ἥ τε γὰρ πατρῷα ὑμῖν ωἰκία ἡ Κριτίου τοῦ Δρωπίδου καὶ ὑπὸ Ἀνακρέοντος καὶ ὑπὸ Σόλωνος καὶ ὑπ᾿ ἄλλων πολλῶν ποιητῶν, ἐγκεκοσμιασμένη παραδέδοται ἡμῖν ὡς διαϕέρουσα κάλλεί τε καὶ ἀρετῇ καὶ τῇ ἀλλῇ λεγομένῃ εὐδαιμονίᾳ. Voilà le passage selon l’édition de Francfort de 1602. Celle de Serranus n’en diffère qu’à l’égard du mot ἐγκεκοσμιασμένη, qui, par la faute des imprimeurs de Francfort, a été mis au lieu de l’ἐγκεκωμιασμένη de l’édition de Serranus ; mais la version de Ficin est beaucoup meilleure, quoiqu’elle soit peut-être inférieure à celle qui suit : Nam quæ paternum vobis genus est, domus Critiæ filii Dropidæ, tum ab Anacreonte, tum à Solone, multisque aliis poëtis laudata, nobis tradita fuit ut præcellens formâ, virtute, cæterisque quæ felicitatis nomine veniunt. Voici la version de Serranus : Nam paternum quidem genus quod cum isto Critiâ commune habes à Dropidâ et Anacreonte et Solone et aliis multis celeberrimis poëtis deducitur, et vobis traditur veluti et robore et virtute et alio omni genere felicitatis instructissimum. Je passe sous silence qu’on pourrait être descendu de Solon et d’Anacréon, du côté paternel, sans que Solon et Anacréon fussent parens. Chaque personne a deux sortes de parens paternels, la famille de son aïeul paternel, et celle de son aïeule paternelle.

(L) On a plusieurs traductions de ses poésies. ] Voici celles que mademoiselle le Fèvre marque. Mon lecteur sera bien aise de savoir le jugement qu’elle en fait. Il y a long-temps, dit-elle, qu’Anacréon a été traduit en français par Remi Belleau ; mais outre que sa traduction est en vers, et par conséquent peu fidèle, elle est en si vieux langage, qu’il est impossible d’y trouver aucun agrément. On l’a aussi traduit en italien depuis quelques années, et le traducteur ne s’est pas plus attaché au grec que Remi Belleau : sa version ne laisse pas néanmoins d’être assez agréable, quoiqu’il s’éloigne fort souvent du sens d’Anacréon, et qu’il prenne même à tous momens des libertés qui doivent la faire passer plutôt pour une paraphrase que pour une version. La traduction latine, dont une partie a été faite par Henri Étienne, et l’autre par Elias Andreas, et qui est celle dont on se sert ordinairement, me paraît la meilleure : elle n’est pourtant pas sans défauts ; et comme elle est aussi en vers, elle est souvent fort obscure, et dit en beaucoup d’endroits ce qu’Anacréon n’a jamais pensé. C’est ainsi que parle mademoiselle le Fèvre dans la préface de son Anacréon. Elle le publia à Paris, l’an 1681, avec le texte grec d’un côté, et sa version en prose française de l’autre. Elle a fait des remarques sur chaque poëme d’Anacréon. J’ajouterai quelque chose au passage que j’ai cité. La traduction de Remi Belleau parut l’an 1556. On a débité que Daurat était le véritable auteur de la version qu’Henri Étienne s’attribua. M. Colomiés témoigne qu’Isaac Vossius lui avait dit qu’il avait possédé un Anacréon où Scaliger avait marqué de sa main qu’Henri Étienne n’était pas l’auteur de la version latine des odes de ce poëte, mais Jehan Dorat [29]. La version italienne dont mademoiselle le Fèvre parle est celle de Barthélemi Corsini, que M. Regnier des Marais fit imprimer à Paris l’an 1672 [30]. Je ne m’étonne pas que mademoiselle le Fèvre n’ait point parlé de la traduction d’Anacréon faite par un enfant qui est devenu depuis extraordinairement célèbre sous le nom d’abbé de la Trappe ; car je ne crois pas que cette version ait jamais été imprimée. M. Baillet nous apprendra bien des choses là-dessus. Il sceut si bien, dit-il [31] en parlant d’Armand Bouthillier de Rancé, coopérer avec ses maîtres par l’assiduité et l’application qu’il apporta à l’étude, qu’à l’âge de dix ans il savoit fort bien les poëtes grecs, et Homère sur tous les autres ; et qu’à peine avoit-il douze ou treize ans, lorsqu’il publia une nouvelle édition des poésies d’Anacréon, avec des remarques en grec, qui furent admirées des savans. Cette édition parut in-8o, à Paris, en 1639 ; et le temps n’a rien diminué jusqu’icy de l’étonnement que ces remarques donnent encore tous les jours à ceux qui les confèrent avec la tendresse de l’âge où étoit alors leur auteur. Je ne vous parle pas d’une traduction françoise qu’il fit alors du même poëte, quoiqu’elle se trouvât fort au goût de ceux qui travailloient en ce temps à la perfection de notre langue, et qu’elle fit voir qu’il n’avoit pas moins de politesse pour elle, que d’exercice et d’habitude pour la grecque et la latine. M. Baillet, n’ajoutant pas le lieu ni l’année de l’impression, et ne disant pas même en général que cet ouvrage ait été publié, me fait croire qu’on n’en a vu que des copies manuscrites : et je me confirme dans cette pensée, lorsque je vois que M. de Louge-Pierre ne dit pas un mot de cette version ; lui qui remarque qu’Henri Étienne avait mis en vers français les mêmes odes d’Anacréon, qu’il rendit ensuite latines. Il remarque aussi que Ronsard en a traduit un bon nombre. C’est dans la préface de sa version qu’il dit cela. Son ouvrage vit le jour l’an 1684. Le grec est d’un côté ; sa traduction en vers français est de l’autre : on trouve des observations critiques à la fin de chaque pièce [32]. M. Regnier des Marais, secrétaire perpétuel de l’académie française, donna en 1693 une traduction d’Anacréon en vers italiens, avec des remarques.

Voici une fort belle addition. Je l’emprunte mot à mot d’une lettre que j’ai reçue de M. de la Monnoie : « On n’a pas eu de soin jusqu’ici de recueillir, et d’examiner plusieurs particularités curieuses, touchant les poésies qui nous restent d’Anacréon. L’on a bien dit que Henri Étienne les a déterrées le premier ; mais peu de personnes savent où, et comment. Ce fut sur la couverture d’un livre ancien qu’il trouva l’ode Λέγουσιν αἱ γυναῖκες, au rapport de Victorius, qui l’a insérée au XVIIe. chap. du XXe. livre de ses diverses leçons. Jusque-là, on n’avait rien vu d’Anacréon, que ce qu’Aulu-Gelle et l’Anthologie en avaient conservé. Le hasard fit tomber entre les mains du même Henri Étienne deux manuscrits, contenans diverses pièces de ce poëte. Il eut l’obligation du premier à Jean Clément, Anglais, domestique de Thomas Morus, et apporta le second d’Italie en France, après un long voyage. Ayant conféré soigneusement l’un avec l’autre, il en forma l’édition qu’il publia pour la première fois à Paris, l’an 1554. Ce livre fut reçu diversement. La plupart des savans le regardèrent comme une heureuse découverte. Quelques-uns s’en défièrent. Robortel, dans sa dissertation de l’art de corriger les livres, ne reconnut pas celui-ci pour légitime. Fulvius Ursinus, dans son édition des lyriques grecs, n’y fit entrer des poésies d’Anacréon, que celles dont il trouva des vestiges dans les anciens auteurs, comme s’il avait tenu toutes les autres pour suspectes. Il serait à souhaiter que les deux manuscrits dont nous avons parlé, et qui sont les seuls qu’on ait vus, eussent été conservés. Henri Étienne, par malheur étant tombé dans une espèce d’aliénation d’esprit sur la fin de ses jours, les laissa périr avec beaucoup d’autres, qu’il ne communiquait à personne, pas même à son gendre Casaubon. Il avait traduit en vers français les mêmes odes d’Anacréon qu’il a mises en vers latins. Eas Anacreontis odas, dit-il dans la préface de ses Annotations sur Anacréon de l’édition de Paris, in-4o. en 1554, quas jam antè gallicas feceram, in aliquot amicorum gratiam latinè quoque aggressus sum vertere. Ce qu’on rapporte d’Isaac Vossius, qui disait avoir possédé un Anacréon où Scaliger avait marqué de sa main que Jean Dorat était auteur de la traduction latine de ce poëte, attribuée à Henri Étienne, doit être compté pour rien. Ou Vossius se trompait, ou Scaliger avait été mal informé. Henri Étienne, qui d’ailleurs n’était point plagiaire, était très-capable d’une version telle que celle-là ; et Dorat, si elle avait été de lui, n’aurait pas manqué de la réclamer. C’est sur elle que Remi Belleau fit la sienne en vers français, qui parut peut-être si belle à Henri Étienne, qu’après l’avoir lue il n’osa publier celle qu’il avait faite en la même langue. Richard Renvoisy, maître des enfans de chœur de la sainte chapelle de Dijon, fit, selon le témoignage d’Antoine du Verdier, page 34 de sa Bibliothéque, une autre traduction française des odes d’Anacréon. En quoi du Verdier apparemment s’est mépris. C’est, comme il est à présumer, la traduction de Belleau, que Renvoisy mit en musique l’an 1558 ou 59 ; et du Verdier même le donne assez à entendre, lorsqu’à la page 1222 il cite ce Renvoisy simplement comme musicien [* 1]. À l’égard de la traduction française du même poëte, faite par M. Bouthillier de Rancé à l’âge de douze à treize ans, elle n’a jamais été imprimée [* 2] ; et il est vraisemblable, s’il y en a eu une, qu’elle était en prose, quoique ceux qui en ont parlé ne l’aient pas dit positivement [* 3]. »

  1. * Leclerc observe que le président Rouhier croyait que la traduction attribuée mal à propos par du Verdier à Renvoisy n’est pas de Boileau, mais du président Bégat.
  2. * Joly confirme que cette traduction n’est pas imprimée, et il prend de là occasion de donner quelques détails sur l’édition d’Anacréon donnée par Rancé. On trouve sur cet objet une note bien plus curieuse, tome Ier., pages 144-195, des Mélanges de critique et de philologie par Chardon Larochette, Paris, 1812, 3 vol. in-8o.
  3. * Tout ce que Chaufepié ajoute à cet article roule sur l’édition d’Anacréon donnée à Utrecht avec des notes de M. de Pauw, 1732, in-4o., et sur une traduction italienne de ses odes, qui est de différentes mains.
  1. Calvisius lui fait dire qu’Anacréon a fleuri dans la 25e. olympiade. Je ne trouve point cela dans l’Eusèbe de Scaliger.
  2. Vies des Poëtes grecs.
  3. Herod., lib. III, cap. CXX, et seqq.
  4. Vossius de Poët. Græc., pag. 22. Hofman le copie ; mais Moréri, son autre copiste, a mis 60 au lieu de 61.
  5. Voyez Calvisius.
  6. Petavii Rationarium Temporum, part. I, lib. III, cap. II ; et part. II, lib. III, cap. IX.
  7. Voyez la fin de la préface.
  8. Voyez Calvisius.
  9. Moréri et Hofman disent Philostrate.
  10. Plato in Hipparcho.
  11. Ælian. Var. Hist., lib. VIII, cap. II.
  12. Pausanias, lib. I, pag. 2 Ælian. Var Histor., lib. IX, cap. IV. Strabo, lib. XIV.
  13. Athen., lib. XII, cap. IX, X.
  14. Dans la remarque (G).
  15. Maximus Tyrius, Orat. XI, circa initium.
  16. Dion Chrysostome en rapporte quelques-uns.
  17. Athen., lib. X, cap. VII, pag. 429.
  18. Pausanius, lib. I, pag. 23.
  19. Horat. Epod. XIV, vs. 9.
  20. Ælian. Var. Hist., lib. IX, cap. IV.
  21. Idem, ibid.
  22. Idem. ibid. Voyez aussi Athenée, liv. XII, chap. IX.
  23. Strabo, lib. XIV.
  24. Vossius, de Poët. Græcis, pag. 22.
  25. Valer. Maximus, lib. IX, cap. XII. Voyez aussi Pline, liv. VII, chap. VII.
  26. Herod., lib. I. cap. CLXVIII.
  27. Strabo, lib. XIV.
  28. Vie d’Anacréon.
  29. Colomiés, Opuscules, pag. 108.
  30. Voyez le Journal de Leipsick de l’an 1693, pag. 236.
  31. Baillet, Enfans célèbres, pag. 359.
  32. Voyez les Nouvelles de la République des Lettres, novembre 1684, article VIII.

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