Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Aragon 2

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ARAGON (Jeanne d’), femme d’Ascagne Colonna, prince de Tagliacozzi, a été une dame très-illustre dans le XVIe. siècle. Elle était de Naples, et descendait des rois d’Aragon. Les beaux esprits de son temps firent sonner ses éloges d’une façon extraordinaire (A). Le philosophe Augustin Niphus ne fut pas des moins empressés à lui rendre des hommages. Il la représenta si belle, et il particularisa de telle sorte les perfections de son corps (B), qu’il s’est trouvé des auteurs qui ont dit qu’il l’avait flattée, et que l’amour l’avait jeté dans les hyperboles (C). On a même prétendu que sa qualité de médecin lui avait donné des priviléges qui l’avaient enflammé d’amour (D). Ces pensées me paraissent fades [a]. Ce ne fut point seulement par sa beauté qu’elle se fit admirer : le courage, la prudence et la capacité des grandes affaires la distinguèrent extrêmement des autres femmes de qualité [b]. Sous le pontificat de Paul IV, elle eut part aux résolutions qui furent prises par les Colonnes contre les intérêts de ce pape. On l’aurait emprisonnée, si l’on n’avait eu quelques considérations pour son sexe ; mais en cette considération, on se contenta de lui défendre de sortir de Rome. Elle ne laissa pas d’en sortir bien adroitement [c] (E), afin d’être plus en état de seconder les entreprises de son fils, qui était ce Marc-Antoine Colonne, qui acquit dans la suite tant de gloire à la bataille de Lépante. Il ne paraît pas qu’en ce temps-là elle fût bien avec son mari ; car elle était entièrement dans les intérêts de son fils : or il y avait une mésintelligence si outrée entre le père et le fils (F), que celui-ci contribua à l’emprisonnement de l’autre pour crime d’état. Chose fâcheuse, qu’une dame d’un si grand mérite fût d’ailleurs en mauvais ménage avec son mari ! Cela n’est point aussi rare qu’il devrait l’être parmi les personnes de son sexe qui ont de si grandes qualités. Elle témoigna beaucoup de constance, lorsqu’en 1551 elle perdit son fils aîné. Ce que l’Arétin lui écrivit là-dessus est assaisonné de grands éloges. Voyez le VIe. livre de ses lettres, au feuillet 5 [d]. Elle avait une sœur, qui fut fort belle jusque dans sa vieillesse, et qui eut une bru illustre (G).

Il n’y a guère de remarques dans son article qui ne puissent être allongées. C’est pourquoi j’ajouterai ici, dans cette nouvelle édition, comme un supplément à ce que j’ai déjà dit de sa déification [e], que peu après que son temple eut été construit par les soins de Jerôme Ruscelli, il y eut un galant auteur qui y consacra plusieurs images (H). La vie du duc d’Albe me fournira de nouvelles particularités concernant les brouilleries qui obligèrent cette dame à s’enfuir de Rome, l’an 1556 [f] (I). Elle était déjà fort âgée, à ce que dit l’historien du duc d’Albe. Il faut donc qu’elle ait joui d’une longue vie ; car elle mourut au mois d’octobre 1577 [g]. Elle avait donné en 1575 aux capucines du Saint-Sacrement le lieu où l’on fit bâtir le monastère qu’elles ont à Rome [h]. Elle fut fort libérale envers les jésuites, puisqu’elle fit rebâtir l’église de Saint-André, que l’évêque de Tivoli leur donna l’an 1566 [i]. Jusqu’ici, je n’ai rien dit de sa généalogie : il est bien temps que j’observe qu’elle était fille de Ferdinand d’Aragon, duc de Montalto (K), troisième fils naturel de Ferdinand Ier., roi de Naples.

  1. Voyez la remarque (C).
  2. Voyez la remarque (E).
  3. En 1556. Voyez la Vie du duc d’Albe, et ci-dessous la remarque (I).
  4. De l’édition de Paris, en 1609, in-8o.
  5. Ci-après dans la remarque (A).
  6. Voyez les remarques (E) et (F).
  7. Tomaso Costo, Compendio dell’ Istoria di Napoli, parte III, folio 168.
  8. Voyez le Ritratto di Roma Moderna, pag. 541, édition de Rome, en 1653.
  9. Là même, pag. 540.

(A) Les beaux esprits de son temps firent sonner ses éloges d’une façon extraordinaire. ] Je n’ai point vu de dictionnaire où l’article de cette dame se trouve : c’est un péché d’omission très-digne d’être censuré ; car jamais peut-être il n’y avait eu ni homme ni femme dans le monde, dont le mérite eût été loué, ni par autant de beaux esprits, ni en autant de langues que le fut au XVIe. siècle celui de Jeanne d’Aragon. Les poésies, qui furent faites à sa louange, ont été recueillies par Jérôme Ruscelli, et publiées à Venise, en 1555, sous le titre de Tempio alla Divina Signora Donna Giovanna d’Aragona, fabricato da tutti i più gentili Spiriti, e in tutie le lingue principali del mondo. L’apothéose poétique de cette dame se fit à peu près comme la canonisation des saints. D’abord plusieurs beaux esprits s’avisèrent, de leur propre mouvement, de témoigner leur dévotion à cette divinité, et de lui préparer un temple ; et ensuite l’affaire passa en décret, l’an 1551, à Venise, dans l’académie de Dubbiosi. Après plusieurs délibérations et consultations sur un incident qui se présenta, savoir si ce temple appartiendrait conjointement à la Donna Giovanna d’Aragon, et à la marquise du Guast sa sœur, le décret porta que, vu les oppositions qui furent faites anciennement de la part des pontifes à Marcellus, lorsqu’il voulut dédier un même temple à la Gloire et à la Vertu, la marquise du Guast ne pourrait avoir sa part au temple de sa sœur, qu’au moyen de quelques interprétations particulières. Non-seulement les poëtes dont Ruscelli recueillit les vers, mais lui aussi, dans la prose de son épître dédicatoire au cardinal de Trente, et dans celle de la préface, se servent des termes d’adoration, et de divin : il est vrai qu’il y ajoute ce correctif, que l’adoration de cette dame serait relative au Souverain Être, qui lui avait conféré tant de perfections. Voici ses paroles : Questa conoscenza… ha fatto questi anni a dietro che conoscendosi in universale ed in particolare da ogni più raro giudicio, i gran meriti, ed il sommo valore e la bellezza infinita di corpo et d’animo della illustrissima ed eccellentissima Signora donna Giovanna d’Aragona, si sieno tuiti i più begli spiriti di commune consentimento posti a sucrarle un tempio, come a donna interamente divina, e la quale, come nobilissima fattura e sembianza del sommo Iddio, meriti veramente d’esser con la lingua e col cuore aderata per immenso honore del fattor suo ; potendosi degnamente da ciascuno far giudicio, quanto sia infinito il sapere, il potere, e l’amor verso di noi di chi così (alla capacità della mente nostra) infinitamente bella e perfetta, e degna d’esser’ adorata creatura habbia potuto, saputo, et degnatosi di voler fare in questa età nostra. Il dit dans la préface, que le précis de toutes les pièces de son recueil est, che questa gran donna, come perfettissima di corpo e d’animo, e come particolarissima fattura del sommo Iddio, meriti d’essere adorata ad honore del fattor suo. Overo che ciascuno partitamente l’offerisce il suo voto, a la purità dell’ affetto suo. Les langues les moins flexibles à la poésie, et les moins connues, furent employées à la construction de ce temple, comme vous diriez la sclavonne, la polonaise, la hongroise, l’hébraïque, et la chaldaïque ; et ce n’est peut-être qu’en faveur de M. de Peiresc [1], qu’un pareil, ou même qu’un plus grand concours de langues, a été mis en usage.

(B) Niphus particularisa trop les perfections du corps de cette dame. ] Niphus a dédié à cette dame son traité du Beau ; et pour réfuter les anciens philosophes, qui ont soutenu qu’il n’y a point de beauté parfaite dans l’univers, il leur allègue, dans le Ve. chapitre, l’exemple de Jeanne d’Aragon. Il entre dans un détail si exact, en faisant le portrait de cette belle, qu’assurément on n’a rien vu de si bien particularisé parmi ce grand nombre de portraits, que les romans de mademoiselle de Scudéri mirent à la mode il y a trente ou quarante ans [2]. Il ne se contente pas de décrire les beautés visibles à tout le monde, il passe jusqu’à celles quas sinus abscondit, et jusqu’à la proportion qui régnait entre la cuisse et la jambe, et entre la jambe et le bras. Ventre sub pectore decenti, et latere cui secretiora correspondeant. Amplis atque perrotundis coxendicibus, coxâ ad tibiam et tibiâ ad brachium sesquialterâ proportione se habente [3]. On voit, à la tête de ce traité, une lettre du cardinal Pompée Colonne à Augustin Niphus, laquelle rend témoignage à l’excellente beauté, et aux autres grandes qualités de Jeanne d’Aragon. Or personne n’ignore combien un cardinal de qualité est juge compétent en ces matières, et même fin connaisseur, quàm elesans formarum spectator fiet. Voici les termes de cette lettre : Non vulgò speciosissima quæque exponit natura : nostro tamen ævo parens officiosa ac liberalis veluti divinitatis æmula, ut perfectum admirandumque aliquid, diisque immortalibus quàm simillimum gentibus proferret, Joannam Aragoniam Columnam procreavit, atque ab incunabulis ad hanc usque ætatem, in quâ est florentissima per omnes pulchritudinis et venustatis numeros provexit, ut facilè principem locum inter formosissimas vindicârit. Animum prætereà singularibus et dotibus et virtutibus insignivit, etc.

(C) Quelques auteurs ont dit que Niphus l’avait flattée. ] Louis Guyon ne saurait se persuader que toutes les beautés qu’Augustin Niphus attribue à la princesse Jeanne d’Aragon, de l’illustre maison des Colonnes, fussent en elle : mais je cuide, dit-il [4], qu’il en fut amoureux, attiré à son amour pour l’avoir vu toucher, palper nuement en plusieurs parties de son corps malade, comme les médecins font coutumièrement, par le privilége que leur donne leur art ; et que passionné pour acquérir ses bonnes grâces, a mis ce livre en lumière qu’il lui a dédié, d’autant qu’il n’y a rien qui attire plus une femme ou fille à aimer quelqu’un, que de lui faire accroire que sa beauté l’a attiré à son amour. Après quoi il remarque, que si ainsi est, ce médecin n’a pas observé le serment qu’on lui fit faire prenant ses degrés de médecin, entre autres préceptes de ne convoiter les filles et femmes qu’il traitera. Dans la table des matières, il dit positivement, que Niphus, médecin, devint amoureux, pour avoir traité la princesse Jeanne d’Aragon. C’est aller un peu bien vite : il en fallait demeurer à la conjecture, pour le plus. J’avoue que Niphus, qui était l’un des meilleurs philosophes du dernier siècle, était de complexion fort amoureuse ; de sorte que ni la vieillesse, ni la goutte ne purent le détacher de cette chaîne, sous laquelle il jouait quelquefois un personnage très-honteux, jusqu’à danser au son de la flûte : Susceptis liberis, et senescente uxore, septuagenarius senex puellæ citra libidinem impotenti amore correptus est usque ad insaniam ; ità ut plerique philosophum senem atque podagricum ad tibiæ modos saltantem miserabili cum pudore conspexerint [5]. J’avoue aussi, qu’ayant été amoureux d’une demoiselle d’honneur de Jeanne d’Aragon [6], il a pu voir de près cette belle dame, et se chauffer de près à ce grand feu ; mais il n’est pas certain qu’il se soit oublié jusqu’à porter ses vues si haut. D’ailleurs, comme il ne pratiquait point la médecine [7], encore qu’il y eût été gradué, il n’y a point d’apparence qu’il ait été le médecin de cette duchesse ; car les personnes de cette qualité se fient plus dans leurs maladies à un médecin d’expérience, qu’à un médecin de spéculation, qui fait son fort, comme faisait Niphus, de la profession de philosophie. Ainsi j’aimerais mieux dire, que le jugement n’ayant pas été sa partie dominante, il s’est émancipé de parler de choses qu’il n’avait point vues, et d’y appliquer ses idées. Ce que Louis Guyon remarque, que cette princesse était de la maison des Colonnes, pourrait être vrai du côté maternel, et néanmoins il ne se serait pas bien exprimé. Nous avons vu que le cardinal Pompée Colonne l’appelle Joannam Aragoniam Columnam : c’est apparemment à cause qu’elle était mariée à Ascanio Colonna. On aurait peut-être critiqué avec plus de fondement Augustin Niphus sur le chapitre LXVIII du traité de Pulchro, où, après avoir dit qu’il n’y avait que Jeanne d’Aragon en ce temps-là qui méritât le nom d’heureuse, vu qu’elle possédait les deux parties de la félicité des femmes, savoir, la beauté et la chasteté, il parle tout aussitôt de Victoire Colonne, marquise de Pescaire, comme d’un exemple éclatant de la jonction de la beauté avec la pudicité.

(D) On a dit de Niphus, que sa qualité de médecin lui avait donné auprès de Jeanne d’Aragon des priviléges qui l’avaient enflammé d’amour. ] Il y a long-temps que les poëtes, et bien d’autres aussi, font des réflexions sur ce privilége des médecins. Voici comment Ovide fait parler l’amoureux Aconce :

Me miserum ! quòd non medicorum jussa ministro,
Astringoque manus, insideoque toro.
Et rursùs miserum ! quòd me procul indè remoto,
Quem minimè vellem, forsitan alter adest.
Ille manus istas astringit, et assidet ægræ,
Invisus superis, cum superisque mihi.
Dumque suo tentat salientem pollice venam,
Candida per causam brachia sæpè tenet,
Contrectatque sinus, et, forsitan oscula jungit,
Officio merces plenior ista suo est [* 1].


Rémi Belleau, dans son Commentaire sur le IIe. livre des Amours de Ronsard, prétend que le sonnet XLVI a été pris de cette épître d’Ovide. Voici les paroles de Ronsard :

Ha ! que je porte et de haine et d’envie
Au médecin qui vient soir et matin,
Sans nul propos, tastonner le tétin,
Le sein, le ventre, et les flancs de m’amie.
Las ! il n’est pas si soigneux de ma vie
Comme elle pense ; il est méchant et fin :
Cent fois le jour il la visite, afin
De voir son sein, qui d’aimer le convie.


Mais il fallait observer cette différence, que celui dont Aconce se plaint était fiancé avec la malade. Sans cela, elle n’aurait pas osé avouer, en répondant à Aconce, que ce rival ne la baisait que quelquefois, oscula rara accipit. Brantome cite en quelque endroit de ses mémoires ce sonnet de Ronsard, et en dit de bonnes à cette occasion.

(E) On...... lui défendit de sortir de Rome. Elle ne laissa pas d’en sortir bien adroitement. ] Le passage que je vais citer d’Antoine-Marie Gratiani, contient en beaux termes la preuve dont j’ai besoin : Joanna Arragonia, Marci Antonii mater, virilis audaciæ femina, quæ virorum quoque consiliis apud filium habitis interfuerat, continere se domi, neque pedem indè efferre fuerat jussa ; id enim sic indulserat dignitati ejus pontifex, ne in carcerem duceretur. Ea cùm rem spectare ad arma bellumque, et primum pontificiorum impetum in oppida filii fore intelligeret, vestibus manè summo commutatis, cum filiâ et nuru, corruptis aut deceptis portæ custodibus, egressa Urbe, conscensis quos ad id præparaverat equis, protinùs Neapolim aufugit. Pontifex, quanquàm deceptum se delusumque à feminâ graviter ferebat, acerbiùs tamen Hispanis, quorum ea consiliis administrarentur, irascebatur [8]. Ce fut en conséquence de cette évasion, et des autres sujets de colère qui aigrirent l’esprit du pape contre les Colonnes, qu’il « adressa [9] un Monitoire à Jeanne d’Aragon, par lequel il lui défendait de marier pas une de ses filles, sans sa permission ; faute de quoi, le mariage, même après la consommation, serait nul [10]. »

(F) Elle était mal avec son mari, qui était aussi en une mésintelligence outrée avec son fils. ] Le cardinal Palavicin remarque qu’Ascagne Colonne avait fait tant de violences à ses créanciers, que le procureur fiscal le fit citer pour lui faire rendre compte de sa conduite. Comme Ascagne ne comparut point, on le condamna par contumace, et en lui confisqua ses terres. Marc-Antoine son fils, brouillé avec lui depuis long-temps, prit cette occasion de dépouiller son propre père, en s’emparant des biens confisqués, dont il chassa les ministres de la justice, peu avant la mort de Jules III : In ipsâ rei confectione Marcus Antonius ejus filius, cui cum parente veteres et nunquàm satis compositæ controversiæ intercedebant, vim interposuit, eodemque tempore patrem oppidis spoliavit, ab eisque fisci ministros procul habuit [11]. Il était sorti de Rome contre la défense de Paul IV. Cette désobéissance, jointe aux griefs précédens, obligea ce pape à publier des monitoires contre le père et contre le fils. Le père s’excusa sur la prison où il était détenu à Naples, pour avoir tâché d’exciter un soulèvement ; le fils allégua qu’il avait mis en sequestre les terres entre les mains de Mendoza, qui ne pouvait s’en dessaisir sans l’ordre de l’empereur. Palavicin ne parle point de la femme d’Ascagne Colonne : j’en suis surpris ; mais comme nous savons d’ailleurs qu’elle fut mêlée à Rome dans les intrigues de son fils, et que son fils était mal avec son père, nous pouvons hardiment penser qu’elle n’était pas trop bien avec son mari. Gratiani parle plus positivement de la conduite très-odieuse de Marc Antoine envers son père : Ante omnes, dit-il [12], Colonniorum familia, magna in civitate pollensque pro illo (Cæsare) stabat, cujus princeps Marcus Antonius cùm paulò antè Ascanium patrem à quo hostili odio dissidebat insimulatum majestatis in custodiam tradendum Neapoli curâsset, aliquot oppidis intra fines romanæ ecclesiæ haud longè ab Urbe imperitabat.

(G) Elle avait une sœur qui fut fort belle jusque dans sa vieillesse, et qui eut une bru illustre. ] Voici comme un auteur espagnol parle de ces trois dames : Que cosas no podrian decirse en laude y exaltacion de la hermosissima duquesa de Tallacoza, donna Joana de Aragon, muger de sangre real, y en summo grado casta, y buena ? Y ansi de donna Maria su hermana, marguesa del Vasto ? Y de donna Isabel de Gonzaga, su nuera [13] ? Donna Maria d’Aragon, sœur de Jeanne, était femme d’Alphonse d’Avalos, marquis du Guast, l’un des meilleurs capitaines de Charles-Quint. Sorbière la nomme marquise de Vasco, et la met parmi les femmes savantes [14]. Brantome, qui l’a fort louée, la mise entre les beautés qui durent long-temps ; car après avoir rapporté les douceurs dont le grand-prieur de France la régala dans une nombreuse compagnie : Que son automne surpassoit tous les printemps et étez qui étoient en cette salle, il ajoute, Comme de vray, elle se montroit encore une très-belle dame et fort aimable ; voire plus que ses deux filles, toutes belles et jeunes qu’elles étoient : si avoit-elle bien alors près de soixante bonnes années [15]. Le grand-prieur [16] en fut aussitôt épris ; mais, quoiqu’il aimât fort la mère, il prit pour sa maîtresse la fille aînée, por adombrar la cosa. Au bout de six ans ou plus, Brantome, étant retourné à Naples, ne la trouva que fort peu changée, et encore aussi belle qu’elle eust bien fait, dit-il, commettre un péché mortel, ou de fait, ou de volonté. Elle mourut à Chiaia, dans la maison de don Garzias de Tolède, le 9 de novembre 1568 [17]. Je ne me souviens point d’avoir remarqué que Brantome ait jamais fait mention de la sœur de celle-ci. Il est vrai qu’il parle quelque part de la femme d’un Ascanio Colonne, qui passait pour la plus grande beauté d’Italie, et que barberousse tâcha d’enlever, pour en faire présent au grand-seigneur ; mais il la nomme la signora Livia [18] Gonzaga [19]. Ce n’est dont point celle dont il s’agit en cet article, quoique la manière dont Augustin Niphus a parlé de sa beauté puisse faire juger qu’elle n’était pas moins propre que l’autre à s’attirer une semblable algarade de Barberousse. M. de Thou a parlé de cette Marie d’Aragon : il a dit que l’île d’Ischia était principalement considérable pour avoir été le lieu de retraite de cette dame : Dragutes.…. Ænariam insulam arce munitissimâ, quæ inter duas terras saxo imposita est, sed maximè Mariæ Aragoniæ Alfonsi Avali Vastii viduæ secessu nobilem petit [20].

Le même Jérôme Ruscelli, dont j’ai parlé ci-dessus, qui s’employa avec tant de zèle à immortaliser Jeanne d’Aragon, se mit en grands frais pour faire que les louanges de Marie retentissent de toutes parts. Il ne se contenta pas de se servir des expressions les plus fortes que son imagination lui pût suggérer, pour peindre les perfections de cette dame : il recueillit encore plusieurs pièces de poésies où elle avait été encensée par les plus beaux esprits du temps ; et il les fit imprimer à la fin de son Commentaire sur un sonnet de Jean-Baptiste d’Azzia, marquis della Terza. Ce sonnet fut composé à la louange de l’illustrissima ed eccellentissima signora la signora donna Maria d’Aragona, marchesa del Vasto. Ce Commentaire de Ruscelli fut imprimé à Venise, l’an 1552, in-4o., per Giovan Griffio, et contient 73 feuillets. La marquise y est représentée comme la Beauté archétype, et le Criterium Formæ : de sorte qu’au dire du commentateur, le vrai moyen de connaître si les autres femmes sont plus belles les unes que les autres, est de voir si elles ressemblent plus ou moins à celle-là : Secondo che in altre vedrà le fatezze del volto e di tutto il corpo che abbian somiglianza, o s’avicino poco o molto a quelle di lei, così giudicare che le bellezze di quelle tali sieno più o meno perfette, come del Paragon dell’ oro abbiam detto. E da tale essempio, o idea, o più tosto vero archetipo qui in terra della vera bellezza corporale, formar poi le regole, le ragioni, de misure, i gradi, e le proportioni della bellezza intera e perfetta [21]. Il ne l’a fait pas moins belle quant à l’âme que quant au corps, et il dit que le Giraldi ayant eu l’honneur de la voir et de l’entendre parler, demeura tout interdit pendant quelque temps, et incertain si elle était plus aimable à cause de sa beauté, qu’adorable à cause de son esprit : Al cospetto di questa divinissima signora condottosi gia il signor Giovan Battista Giraldi Cinthio, e contemplando attentissimamente l’una e l’altra bellezza che a gli occhi del corpo e a quei della mente gli si rappresentavano, della vera bellezza del volto dallo splendor de gli occhi, dalla soavità della favella, dalla leggiadria e maestà del sembiante, e dalla maraviglia de’ modi e delle maniere veramente angeliche, stette lunga pezza tra se stesso attonito, e stupefatto, e dalla somma bellezza del corpo, che primieramente s’offeriva a gli occhi suoi, dovea tosto resolversi, che questa fosse da lui da amarsi sopra ogn’altra cosa mortale. Poi passando subito col pensiero a quella dell’ animo, che gli si rappresentava per quei modi e per quelle maniere gia dette, si mutava di opinione, et risolveasi, che quella sola bellezza dell’ animo dovesse, come cosa divina e celeste, con intera humiltà e divozione adorarsi [22]. Le madrigal qu’il composa sur ce problème se trouve à la suite de ce passage.

(H) Un galant auteur... consacra plusieurs images à son temple. ] Ce fut Giuseppe Betussi. Il publia à Florence, en 1566, un dialogue intitulé le Imagini del Tempio della Signora Donna Giovanna Aragona. C’est un livre de 121 pages, où les éloges de plusieurs personnes du beau sexe sont mêlés adroitement avec ceux de la déesse du temple.

(D) Voici de nouvelles particularités des brouilleries qui l’obligèrent à s’enfuir de Rome, l’an 1556. ] Voici ce que je trouve dans l’histoire du duc d’Albe, imprimée en latin à Salamanque, l’an 1669, et en français, à Paris, l’an 1699. « Jeanne d’Aragon, mère de Marc-Antoine Colonne, duchesse douairière de Palliane,... était restée à Rome ; et les Caraffes, qui la gardaient à vue, la retenaient, s’il faut ainsi dire, pour otage. Comme la trêve les rendit moins soupçonneux, et que les chemins demeurèrent libres, la duchesse sortit de Rome, avec ses deux filles, à pied, feignant de s’aller divertir dans une vigne située à quelque distance des remparts. Quoiqu’elle fût déjà fort âgée, elle continua de marcher à pied, jusqu’à ce qu’elle fût hors de la vue de la garde de la porte, et de la sentinelle ; après quoi, elle monta à cheval, et y fit monter ses deux filles, que deux cavaliers montés en trousse tenaient embrassées. Dans cet équipage, indigne d’elle, mais fort convenable à sa fortune présente, elle se réfugia au camp. Le duc d’Albe l’y reçut avec une joie indicible. Comme le grand âge de cette dame ne laissait aucun soupçon, il l’embrassa, et se contenta de saluer ses deux filles, qui se découvrirent par respect. Il me semble, lui dit-il en l’abordant, que je vois cette fameuse Clélie, qui fuit, non du camp des ennemis, dans sa ville, poussée à cela par le seul amour de sa patrie ; mais de la ville dans le camp, portée à cette fuite par la force de l’amour maternel... La duchesse de Palliane fut charmée de l’honnêteté du général espagnol, et elle le lui témoigna par mille remercîmens : néanmoins elle ne put se résoudre à demeurer au camp, l’âge de ses filles ne le permettant point. Le duc y consentit : elle se retira dans la Campanie, accompagnée de son fils, et escortée par un escadron de cavalerie, que le vice-roi lui donna par honneur, et nullement par besoin [23], »

Il faut dire quelque chose des malheurs de son mari. Il était prisonnier dans le Château-Neuf de Naples, accusé, par son propre fils d’hérésie et de conspiration contre sa majesté catholique [24] ; et lorsque le duc d’Albe arriva à Naples, l’an 1556, il le fut voir dans sa prison [25], et l’écouta tant qu’il eut quelque chose à lui dire,... consola ce bon vieillard autant qu’il lui fut possible, lui donna le château pour prison, ayant été jusqu’alors renfermé dans une tour assez étroite, soulagea la misère à laquelle il était réduit, tant de l’argent de sa bourse, que lui assignant une bonne pension sur les biens de son fils.... Il ne lui rendit pas néanmoins la liberté : ses accusations se soutenaient par un trop grand nombre d’apparences, et bien des gens les croyaient très-bien fondées. D’ailleurs, il n’aurait point obligé Philippe, qui tint Ascagne dans la prison le reste de ses jours, sans néanmoins lui avoir ôté les agrémens que le duc avait eu la bonté de lui accorder.

L’historien remarque que ce fait [26] n’a jamais été bien approfondi ; et il blâme Noël le Comte, qui accuse le duc d’Albe d’avoir exercé beaucoup de rigueur contre le père de Marc-Antoine Colonne.

(K) Elle était fille de Ferdinand d’Aragon, duc de Montalto. ] Antoine, son fils, lui succéda à la duché de Montalto, et épousa Hippolyte della Rovere, et puis Antoinette de Cardona, et fut père d’un autre Antoine. Celui-ci, quatrième duc de Montalto, fut marié à Marie de la Cerda, fille du duc de Médina Celi, et puis à M. Louise de Luna. Il eut plusieurs enfans, qui moururent jeunes, excepté une fille, nommée Marie, qui fut héritière de la duché de Montalto, et mariée en Sicile à don Francois de Moncade, prince de Paterno [27].

  1. (*) Ovid., Heroïd. Epist. XX, vs. 133.
  1. Voyez la remarque (C) de son article.
  2. On écrit ceci en 1692.
  3. Niphus, pag. 213 Opusculor., edit. Paris., an. 1645.
  4. Guyon, Diverses leçons, vol. III, liv. III, chap. XII.
  5. Jovius, Elogior. cap. XCII.
  6. Naudæus, in Judicio de August. Nipho.
  7. Medicinam licet circitoris instar aut periodeutæ nunquàm exercuerit, optimè tamen callebat. Naudæus, in Judicio de Nipho.
  8. Gratianus, de Casibus Virorum illustrium, pag. 322.
  9. Le 2 janvier 1556.
  10. Fra-Paolo, Hist. du Concile de Trente, pag. 723 de la traduction d’Amelot, édition d’Amsterdam, en 1686.
  11. Pallavic., Histor. Concil. Trident., lib. XIII, cap. XIV, num. 9.
  12. Gratian., de Casibus Viror. illustrium, pag. 320.
  13. Joan. de Spinosa, Dialogo en laude de las Mugeres, folio 98 verso.
  14. Sorbière, Lettre XV, pag. 73.
  15. Brantome, Dames galantes, tom. II, pag. 243, 245.
  16. C’était François de Lorraine, général des galères, fils de Claude, premier duc de Guise. Ce voyage de Naples se fit l’an 1559.
  17. Tomaso Costo, Compendio dell’ Istoria del Regno di Napoli, part. III, folio 59.
  18. Il devait dire Julie. Nous en parlerons sous le mot Gonzague.
  19. Brantome, Dames illustres, pag. 283.
  20. Thuan., Historiar. lib. XI, ad ann. 1552, pag. 222.
  21. Rascelli, Lettura sopra un Sonetto dell’ illustriss. Signor Marchese della Terza alla divina Signora Marchesa del Vasto, folio 57.
  22. Ruscelli, là même.
  23. Vie du Duc d’Albe, liv. IV, chap. XIX, pag. 381, à l’année 1556.
  24. Là même, chap. II, pag. 341.
  25. Là même, pag. 342.
  26. C’est-à-dire, l’accusation d’Ascanio Colonna.
  27. Tiré d’un Mémoire communiqué par M. Minutoli.

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