Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Archélaüs 2

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ARCHÉLAÜS, philosophe grec, disciple d’Anaxagoras, était d’Athènes, selon quelques-uns, ou de Milet, selon quelques autres [a]. Ce qu’il y a de bien sûr, est qu’il enseigna dans Athènes. On dit même qu’il fut le premier qui y transporta la philosophie (A). Il fit peu de changemens à la doctrine d’Anaxagoras [b] : il admit, aussi-bien que lui, les parties similaires, pour le principe matériel de toutes choses, et l’entendement divin, pour la cause de l’arrangement des corps ; et il enseigna comme lui que les animaux, sans en excepter les hommes, furent produits d’une matière terrestre, chaude et humide (B). Il s’attacha principalement à la physique, comme ses prédécesseurs, mais il se mêla de la morale un peu plus qu’ils n’avaient fait. Il n’y fut guère orthodoxe, puisqu’il soutint que les lois humaines étaient la source du bien moral et du mal moral : c’est-à-dire qu’il n’admettait pas le droit naturel, mais seulement le droit positif ; et par conséquent, qu’il croyait que toutes sortes d’actions sont indifférentes de leur nature, et qu’elles deviennent bonnes ou mauvaises, selon qu’il a plu aux hommes d’établir certaines lois [c]. Il composa un ouvrage de physique, à ce que dit Suidas, et il passa pour l’auteur de certaines élégies destinées à consoler Cimon fort affligé de la mort de son épouse [d]. Socrate, le plus illustre de ses disciples, fut son successeur [e]. Il faudra dire quelque chose d’un poëte qui se nommait Archélaüs (C). Diogène Laërce en parle ; mais il s’est contenté de nous conserver le titre d’un ouvrage de sa composition.

  1. Diogen. Laërtius, lib. II, num. 16.
  2. Voyez la remarque (C).
  3. Τὸ δίκαιον εἶναι καὶ τὸ ἀισχρὸν οὐ ϕύσει ἀλλὰ νόμῳ. Justum et turpe non naturâ constare, sed lege. Diogen. Laërtius, lib. II, num. 16.
  4. Plut., in Cimone, pag. 481.
  5. Cicero, Tusculan., lib. V. Diog. Laërtius, lib. II, num. 16. Clem. Alexandr. Strom., lib I, pag. 301. August., de Civit. Dei, lib. VIII, cap. II.

(A) On dit qu’il fut le premier qui transporta à Athènes la philosophie. ] Plusieurs critiques ont observé là-dessus l’opposition qui se rencontre entre Diogène Laërce et Clément Alexandrin. L’un attribue cette première translation à Archélaüs, l’autre à Anaxagoras. ῟Ουτος (Ἀρχέλαος) πρῶτος ἐκ τῆς Ἰωνίας τὴν ϕυσικὴν ϕιλοσοϕίαν μετήγαγεν Ἀθήναζε [1]. Primus hic (Archélaüs) ex Ioniâ physicam philosophiam Athenas invexit. Ce sont les paroles de Diogène Laërce ; et voici celles de Clément Alexandrin : Ουτος (Ἀναξαγόρας) μετήγαγεν ἀπὸ τῆς Ἰωνίας Ἀθήναζε τὴν διατριϐήν [2]. Hic (Anaxagoras ) ex Ioniâ scholam traduxit Athenas. Personne, que je sache, n’a cherché les voies de concilier ces deux sentimens, ou l’origine de cette diversité d’opinions. Il me semble néanmoins qu’il était aisé de s’apercevoir de ce que je m’en vais vous dire. Anaxagoras vint fort jeune philosopher à Athènes, et y demeura trente ans [3]. Il n’est pas impossible que son maître Anaximènes ait continué de philosopher dans l’Ionie pendant une partie de cet intervalle [4]. On pourrait même supposer que Diogène, son autre disciple, lui succéda. Or, si la chaire de Thalès ne fut point vacante dans l’Ionie, pendant qu’Anaxagoras philosophait à Athènes, il est faux qu’il ait transporté en cette ville l’école de Thalès. Un pareil transport suppose que la succession manqua par le voyage d’Anaxagoras. Il serait seulement vrai qu’avant que ce philosophe eût fait des leçons dans Athènes, aucun élève de la secte d’lonie n’avait enseigné parmi les Athéniens. Peut-être que Clément Alexandrin, et les auteurs qu’il a suivis, n’ont voulu dire autre chose, et qu’ils ne se sont pas mis en peine de s’exprimer plus exactement. Quoi qu’il en soit, n’en déplaise à Casaubon [5], il me semble que Diogène Laërce a parlé avec plus d’exactitude ; car il faut savoir qu’Anaxagoras en sortant d’Athènes se retira à Lampsaque, où il enseigna jusque sa mort. Sa chaire fut remplie dans Lampsaque même, par Archélaüs, son disciple [6], qui vint ensuite philosopher à Athènes [7]. Ce fut donc proprement Archélaüs qui transporta d’Ionie dans Athènes l’école de Thalès : ce fut là une vraie transplantation ; mais auparavant ce n’en était pas une véritable, puisque peut-être cette école ne fut jamais vide dans le temps qui s’écoula entre le voyage d’Anaxagoras à Athènes et sa retraite à Lampsaque, ou que si elle souffrit quelque interruption, cela fut bientôt réparé par le retour de ce philosophe en Ionie. Ce serait en vain qu’on n’objecterait qu’il ne nous reste aucun écrivain qui ait assuré que Diogène fut le successeur d’Anaximènes ; car je puis répondre : 1°. Que nous n’avons rien d’exact sur l’histoire des anciens philosophes ; et par conséquent, que ce silence n’ôte pas le droit de supposer ce que je suppose ; 2°. qu’Anaxagoras ayant été plus illustre que Diogène, et ayant eu un disciple qui continua la succession ; ayant même, comme il est assez vraisemblable, survécu à Diogène ; c’est par lui, plutôt que par ce dernier, que l’on a marqué les successions de la secte d’Ionie. Il y a beaucoup d’apparence que Sidonius Apollinaris associe ces deux disciples d’Anaximènes, comme deux collègues qui furent l’appui de cette école :

Quartus Anaxagoras Thaletica dogmata servat :
Sed divinum animum sentit, qui fecerit orbem.
Junior huic junctus residet collega, sed idem
Materiam cunctis creaturis aëra credens
Judicat indè Deum, faceret quo cuncta [8], tulisse [9].

Voici d’autres conjectures. Nos plus savans humanistes [10] prennent pour le fondement le plus assuré de l’âge d’Anaxagoras ce que Diogène Laërce rapporte qu’au temps de l’expédition de Xerxès, ce philosophe avait vingt ans. C’est de là qu’ils prennent droit d’inférer que, puisqu’il vécut soixante-douze ans, il mourut dans la 88e. olympiade. Je ne veux rien contester là-dessus ; mais j’ai à faire des difficultés contre ce que dit le même Laërce, qu’Anaxagoras fit le voyage d’Athènes à l’âge de vingt ans, et qu’il séjourna trente années dans cette ville. Il me paraît peu vraisemblable qu’il ait choisi pour ce voyage le temps de l’expédition de Xerxès, sous laquelle les Asiatiques ne doutaient pas que la république d’Athènes ne fût écrasée. N’insistons point sur cela : passons à d’autres instances beaucoup plus fortes. Si Diogène Laërce a raison, il faut dire qu’Anaxagoras ne demeura dans Athènes que jusqu’à la deuxième année de la 82e. olympiade ; car l’expédition de Xerxès tomba sur les derniers mois de la 74e. olympiade, et sur les premiers de l’olympiade 73 ; mais Diodore de Sicile n’assure-t-il pas que ce philosophe fut accusé d’impiété à Athènes, l’an deux de la 87e. olympiade [11] ? Il ruine donc le narré de Diogène Laërce : ce n’est point sans s’embarrasser d’un autre côté ; car que deviendra ce que l’on rapporte, que Socrate, après la condamnation d’Anaxagoras, devint disciple d’Archélaüs [12] ; que deviendra ce que d’autres ont débité, qu’Euripide quitta l’étude de la physique, et s’attacha au théâtre, à cause du procès d’Anaxagoras [13] ? Socrate, âgé de près de quarante ans lors de ce procès, selon la chronique de Diodore de Sicile, aurait-il eu encore besoin d’étudier sous un autre maître ? et notez que, selon Porphyre, il se rangea auprès du philosophe Archélaüs [14], environ à l’âge de dix-sept ans. Euripide, qui, au temps du même procès, avait plus de cinquante ans, attendit-il jusqu’à ce temps-là à faire des tragédies ? Il usa si peu de ce grand délai, qu’il en fit une à l’âge de dix-huit ans [15]. Pour dissiper un peu ce chaos, et pour trouver quelque méthode de lier ensemble ces narrations, il faut revenir à Diogène Laërce, et abandonner Diodore de Sicile ; car, en supposant qu’Anaxagoras fut accusé dans l’olympiade 82, nous trouverons très-possible ce que l’on prétend que ce procès produisit par rapport à Euripide et à Socrate. Nous pourrons présupposer que ce poëte ayant uni l’étude de la physique avec la composition des tragédies, jusqu’au temps qu’il vit le péril d’Anaxagoras, ne s’appliqua plus qu’au théâtre depuis ce temps-là. Mais que ferons-nous d’Eusèbe, qui nous a dit qu’Archélaüs fut successeur d’Anaxagoras dans Lampsaque, avant que de venir philosopher à Athènes ? Cela ne peut être vrai si Anaxagoras a vécu jusqu’à l’olympiade 88 : temps où Socrate, plus grand maître encore qu’Archélaüs, n’avait pas besoin de se mettre sous sa discipline. Il faudrait supposer, peut-être, 1°. qu’Archélaüs, ayant étudié quelques années sous Anaxagoras dans Athènes, y prit la place de professeur dès que son maître se fut retiré ; 2°. qu’au bout de quelque temps il fut le rejoindre à Lampsaque, et y fut son successeur, d’où ensuite il retourna à Athènes, et y transplanta tout-à-fait la chaire de Thalès. Peut-être aussi qu’il serait bon de supposer qu’Anaxagoras fut accusé plus d’une fois à Athènes, et que, s’étant retiré en Ionie au temps du premier procès, il fut rappelé au bout de quelques années par Périclès, et accusé tout de nouveau, après un séjour de quelques années. Nous avons vu [16] que certains auteurs ont dit qu’il fut accusé par Thucydide, l’adversaire de Périclès, et condamné à la mort par contumace. Or, depuis le bannissement de ce Thucydide, l’autorité fut entre les mains de Périclès pendant quinze ans [17] : ce qui signifie que Thucydide fut chassé quinze ans avant la mort de Périclès. Il s’ensuivrait de là qu’Anaxagoras aurait été condamné par contumace quinze ou seize ans pour le moins avant que Périclès mourût ; mais, selon Diodore de Sicile [18] et Plutarque [19], il fut accusé un peu avant le commencement de la guerre du Péloponnèse, c’est-à-dire, deux ou trois ans avant la mort de Périclès. On pourrait donc s’imaginer qu’il fut accusé deux fois, et mettre son retour en Ionie, et son second retour à Athènes, dans l’intervalle de ces deux accusations : et, par-là, on résoudrait une assez grande difficulté. Socrate n’a point été l’un des disciples d’Anaxagoras, quoique Diogène Laërce l’assure [20] : je l’ai prouvé [21] par une raison très-forte ; et je puis la confirmer, non-seulement par le silence que Platon et Xénophon gardent là-dessus, lorsque les circonstances du sujet les engageaient à ne se point taire ; mais aussi par le silence des accusateurs de Socrate, et par la réponse que leur fit Socrate. Eussent-ils manqué de lui reprocher qu’il avait été instruit par un philosophe que l’on avait condamné comme un impie ? Cela n’était-il pas propre à le rendre plus suspect ? Eussent-ils oublié cet adminicule ? Se fussent-ils contentés de lui reprocher en général qu’il philosophait comme cet impie ? et s’il l’eût eu pour maître, aurait-il osé répondre ce qu’il répondit [22] ? Concluons qu’il n’a pas été disciple d’Anaxagoras. Mais comment comprendrons-nous qu’il ne le fut point, si nous supposons qu’Anaxagoras ne sortit d’Athènes qu’au temps que Diodore de Sicile et Plutarque ont désigné ? En ce cas-là, Anaxagoras n’eût-il point fleuri dans Athènes lorsque Socrate était le plus en état de le choisir pour son professeur ? et, cela étant, peut-on bien se figurer que Socrate n’alla point aux leçons de ce philosophe ; mais qu’il fut à celles d’Archélaüs ? Est-il probable que celui-ci dressa une école dans Athènes, pendant qu’Anaxagoras florissait dans la même ville, ou que s’il le fit, ses leçons furent préférées par Socrate à celles d’Anaxagoras ? Ce sont des difficultés que l’on peut résoudre, si l’on suppose que ce dernier fut chassé deux fois, et que, dans le temps qui s’écoula entre ces deux condamnations, Archélaüs philosopha dans Athènes.

Il me reste à faire une observation contre Plutarque. Il ne faut pas s’imaginer qu’il ait cru qu’Anaxagoras mourut dans la 88e. olympiade ; car lorsqu’il raconte les prodiges qui précédèrent la défaite des Athéniens, à la rivière de la Chèvre [23], il dit que, selon les prédictions de ce philosophe, il tomba du ciel une grosse pierre. Ce malheur des Athéniens arriva l’an 4 de la 93e. olympiade. Il serait absurde de supposer que Plutarque a prétendu qu’Anaxagoras avait prédit cette chute d’une pierre vingt ans auparavant : il a donc cru que ce philosophe vécut jusqu’à la 93e. olympiade. Or, c’est une grande erreur. Il m’est fort suspect d’anachronisme, en ce qu’il pose la chute de cette pierre sous la 93e. olympiade. Pline, Eusèbe, et les Marbres d’Arundel réfutent cela. Ils placent cet événement sous la 78e. [24].

Voilà l’état pitoyable où les anciens, que l’on vante tant, ont laissé l’histoire des philosophes. Mille contradictions partout, mille faits incompatibles, mille fausses dates. Notez que je n’ai vu aucun moderne qui réfute ceux qui mettent la mort d’Anaxagoras dans la 78e. olympiade [25] ; qui les réfute, dis-je, par Diodore de Sicile et par Plutarque, qui assurent que ce philosophe fut accusé un peu avant la première année de la guerre du Péloponnèse [26].

(B) Il enseigna que les animaux, sans en excepter les hommes, furent produits d’une matière terrestre, chaude et humide. ] Ce qui nous reste de ses sentimens, dans les auteurs qui les rapportent, est si concis qu’on a de la peine à s’en former une idée bien distincte : Γεννᾶσθαι δέ ϕησι τὰ ζῶα ἐκ ϑερμῆς τῆς γής, καὶ ἰλὺν παραπλησίαν γάλακτι, οἷον τροϕὴν, ἀνἰείσης. Οὓτω δὲ καὶ τοὺς ἀνθρώπους ποιῆσαι [27]. Gigni verò animalia ex terræ calore, quæ limum lacti simillimum velut escam eliquaverit. Sic et homines natos. C’est ainsi que Diogènc Laërce s’est exprimé. Il venait de dire que, selon ce philosophe, les deux causes des générations étaient la chaleur et l’humidité [28]. Il venait aussi de rapporter comment l’eau, l’air, la terre, le feu, étaient sortis de ces deux principes ; mais j’avoue que ne comprenant quoi que ce soit dans ses paroles, je ne veux point prendre la peine de les copier. M. Ménage, qui les a insérées dans son Commentaire, sans y joindre aucune note, ignorait apparemment quelle en est la signification. Les autres commentateurs n’ont pas été plus heureux. Ils les ont abandonnées à leur obscurité : faisons-en autant, et recourons à Plutarque, qui a dit que, selon Archélaüs, l’air infini, la condensation et la raréfaction de l’air, l’une le feu, l’autre l’eau, étaient les principes de toutes choses [29]. Justin Martyr lui attribue la même opinion à peu près [30]. Cela signifie, ce me semble, qu’il admettait l’air pour la matière première, et le feu et l’eau pour les élémens : mais ce n’était point son opinion, si l’on en croit saint Augustin ; car ce père lui attribue le dogme d’Anaxagoras touchant les homœoméries, et touchant l’intelligence qui les avait assemblées : Anaxagoræ successit auditor ejus Archelaüs : etiam ipse de particulis inter se dissimilibus, quibus singula quæque fierent ità omnia constare putavit, ul inesse etiam mentem diceret quæ corpora dissimilia, id est illas particulas conjungendo et dissipando ageret omnia [31]. Je crois que saint Augustin a raison ; car Simplicius observe qu’Archelaüs, tâchant d’apporter quelque explication qui lui fût particulière, ne laisse pas de donner les mêmes principes qu’Anaxagoras, savoir une infinité de particules semblables [32]. Il y a beaucoup d’apparence qu’à l’égard de la première formation des animaux, ils suivirent la même hypothèse. Nous avons vu quel était le sentiment d’Archélaüs, et voici le dogme d’Anaxagoras : ζῶα γενέσθαι ἐξ ὑγροῦ καὶ ϑερμοῦ καὶ γεώδους· ὓςερον δὲ ἐξ ἀλλήλων [33]. Animantes primo ex humore et calore, terrâque manâsse, posteà ex invicem natos esse. Puisqu’ils admettaient une intelligence qui tira les homœoméries de la confusion où elles étaient, à faut croire qu’ils la firent présider à la production des animaux ; car s’il y a quelque créature dont la formation ait besoin d’être dirigée par un esprit, c’est assurément la machine des animaux. S’ils ont fait ce que je suppose, ils n’ont rien dit là-dessus que l’on ne puisse concilier avec l’Écriture Sainte ; mais s’ils ont cru, comme tant d’autres, qu’au commencement les hommes sont nés de la terre, par la seule force de l’humidité et de la chaleur, etc., ils ont dit une sottise la plus ridicule du monde, et ils n’auraient su se tirer de la question pourquoi, dans la suite des temps, on n’a jamais vu naître des hommes de cette manière. Cette question ne les aurait pas embarrassés dans l’autre cas, puisqu’ils auraient pu répondre, comme feraient les chrétiens, que l’intelligence ayant une fois formé des animaux doués des moules ou des parties nécessaires à la propagation, n’en produisait plus elle-même, la conservation des espèces étant assez en sûreté par l’inclination à s’accoupler qui est dans les mâles et dans les femelles.

(C) Voici quelque chose touchant un poëte qui se nommait Archélaüs. ] Il fit un ouvrage sur la nature particulière des choses, c’est-à-dire, sur leurs singularités, ou sur les propriétés qui les distinguent. Ce que l’on en cite ne nous permet pas de douter que ce ne fût là le vrai caractère de cet écrit. Diogène Laërce l’a désigné par ces paroles : ὁ τὰ ἰδιοϕυῆ ποιήσας [34] qui quæ cuique rei naturâ sunt propria versu prodidit. Casaubon ne devait pas censurer cette traduction latine, sous prétexte que, selon le témoignage d’Antigonus Carystius, ce livre d’Archélaüs était un recueil d’épigrammes où l’on rapportait les qualités extraordinaires et merveilleuses des choses : Τὰ παράδοξα, τὰ θαυμάσια [35] ; car cela peut convenir au titre rapporté par Diogène Laërce : et, en tout cas, le traducteur n’a point dû donner à ce titre une signification moins générale que celle du terme grec. Vossius n’était point du goût de Casaubon, puisqu’il a traduit les paroles de Diogène Laërce par qui carmen fecit de propriâ cujusque rei naturâ [36]. Le sens qu’il donne à ces paroles me paraît fort juste : il entend par-là qu’Archélaüs avait recherché les choses dont la nature était singulière : quæ propriæ ac singularis naturæ sunt, comme que les chèvres ne sont jamais sans fièvre, et qu’elles respirent par les oreilles, et non par les narines : Auribus capras spirare, non naribus, nec unquàm febri carere, Archelaus auctor est [37]. Athénée a cité un Archélaüs ἐν τοῖς ἰδιοϕυέσσιν, et lui a donné le surnom de Chersonésien [38]. Dalechamp a traduit très-mal ce grec par suâ propriâque stirpe genitis [39] ; et je m’étonne que Vossius n’ait pas employé pour cet endroit-là les mêmes paroles qu’à l’égard de Diogène Laërce : il s’est servi de celles-ci de proprietate naturæ [40] : et néanmoins il estime qu’Athénée et Diogène Laërce ont parlé du même auteur. Cela est fort apparent, quoique Antigonus Carystius donne l’Égypte pour patrie à Archélaüs, qui composa des épigrammes sur les singularités merveilleuses de certaines choses, et qui les adressa à Ptolomée. Il est fort possible qu’un Archélaüs, natif de la Chersonèse, ait passé pour Égyptien : il suffit pour cela qu’il ait fait un long séjour en Égypte [41]. M. Ménage, qui prétend qu’au lieu d’ἰδιοϕυῆ, il faut lire dans Diogène Laërce διϕυῆ [42], ne me semble point avoir raison. Il se fonde sur ce que le scoliaste de Nicauder cite Archélaüs ἐν τοῖς Διϕυέσι, c’est-à-dire, in libro de iis qui sunt ancipitis naturæ. Ce fondement n’est point solide ; car comme l’ouvrage d’Archélaüs n’était point borné à cette sorte de singularités qui distinguent les animaux amphibies, ou les animaux qui naissent de l’accouplement d’un mâle et d’une femelle de diverse espèce, il serait déraisonnable de supposer que l’auteur employa un titre déterminé à cela. Il vaut beaucoup mieux, ou corriger le scoliaste par Diogène Laërce, ou dire qu’Archélaüs, ayant divisé son ouvrage en plusieurs traités, donna un titre particulier à chaque traité ; celui de διϕυῆ par exemple, aux épigrammes où il parlait des amphibies. Sur ce pied-là, on pourrait croire que ceux qui citent Archélaüs, lib. 1. περὶ ποταμῶν, de fluviis [43], lib. 1, περὶ λίθων, de lapidibus [44], citent des parties de l’ouvrage dont le titre général était ἰδιοϕυῆ ; mais j’aimerais mieux dire qu’il s’agit là d’un tout autre Archélaüs. Je ne fais pas un semblable jugement sur les citations d’Artémidore [45] : Je crois qu’elles concernent l’auteur des ἰδιοϕυῆ.

Admirons ici les inconstances de la mémoire. Vossius, dans son ouvrage des historiens grecs, parla doctement de cet auteur : il rapporta ce qui s’en trouve dans Varron, dans Pline, dans Athénée, dans Artémidore, dans Antigonus Carystius, etc. ; mais il ne se souvint plus de cela lorsqu’il fit ensuite son traité des Poëtes grecs. On y lit ceci : Idem (Archelaus physicus), ut ait Suidas, συνέταξε ϕυσιολογίαν [* 1]. Id sic Lilius Gyraldus vertit in m°. Dialogo de poëtis [* 2] : quæ naturæ propria sunt, multis versibus collegit. Itaque et Archelaum inter poëtas recenset. Sed addit poëtam physicum esse alium ab Socratis magistro. At undè id adstruat non video. Nam Suidas clarè ait ϕυσιολογίαν conscriptam ab Archelao physico, Socratis magistro. Imò nec video, undè colligat, quempiam Archelaum carmine scripsisse de rerum naturâ. Saltem ex verbo συντάττειν, quo Suidas utitur, id colligi nequit. Et Laërtius, cùm dicat tres prætereà Archelaos fuisse, non tamen poëtam in iis memorat [46]. Voilà un très-savant homme, qui s’imagine, 1o. que le Giraldi avait en vue les paroles grecques de Suidas, et non celles-ci de Diogène Laërce : ὁ τὰ ἰδιοϕυῆ ποιήσας [47] ; 2o. qu’on n’a point eu de raison de reconnaître un poëte Archélaüs différent du physicien ; 3o. ni de supposer qu’un Archélaüs ait fait des vers sur la nature des choses ; 4o. que Diogène Laërce ne fait aucune mention d’un Archélaüs qui ait composé des vers. Tout cela nous devrait surprendre, si nous le considérions absolument ; mais c’est bien pis, quand on le compare avec la page 329 du livre de Historicis græcis. M. Colomiés a relevé la première de ces quatre fautes de Vossius, et a débité outre cela de bonnes choses [48] ; mais il s’est trompé en supposant que les paroles de Plutarque, dans la Vie de Cimon, concernent Archélaüs le poëte : elles concernent le physicien, dont Socrate fut disciple. Il aurait pu critiquer Gyraldus, qui a cru qu’Archélaüs, auteur des ἰδιοϕυῆ, était philosophe. M. Moréri le dit aussi. C’est sans aucun fondement : car un faiseur de recueils des propriétés singulières et merveilleuses des animaux ou des métaux, etc., peut bien être appelé naturaliste, historien de la nature ; mais non pas physicien ou philosophe, à moins qu’il ne joignît aux faits la raison des faits, et la discussion des causes. C’est ce qu’on ne trouve pas que le poëte Archélaüs ait pratiqué. M. Moréri assure que Diogène Laërce le cite souvent. Dites plutôt qu’il ne le cite jamais.

  1. (*) Composuit Philosophiam.
  2. (*) Pag. 108.
  1. Diogen. Laërtius, lib. II, 89, num. 16.
  2. Clem. Alexandr. Stromat., lib. II, pag. 301.
  3. Diogen. Laërtius, lib. II, num. 7.
  4. Ce que Diogène Laërce rapporte, liv. II, num. 2, touchant le temps de la mort d’Anaximènes, est ridicule.
  5. Casaub. sur cet endroit de Diog. Laërce, le censure et se déclare pour Clément Alexandrin. M. Ménage fait la même chose.
  6. Euseb. Præparat., lib. X, cap. ult., pag. 504.
  7. Idem, ibid.
  8. Cela comparé avec ce que Cicéron, de Naturâ Deorum, lib. I, cap. XI, et seq., et saint Augustin, de Civit. Dei, lib. VIII, cap. II, disent de Diogène d’Apollonie, fait voir qu’il s’agit ici de ce Diogène.
  9. Sidon. Apollinar, carm. XV, vs. 89.
  10. Scalig., in Euseb., num. 1554, pag. 103 ; Petavius, Rationar. Temporis, part. I, lib. III, cap. VIII, pag. 140 ; Vossius, de Scientiis Mathem., cap. XXXIII, num. 4, pag. 148.
  11. Diod. Siculus, lib. XII, cap. XXXIX, pag. 433.
  12. Diog. Laërtius, lib II, num. 19.
  13. Voyez l’article d’Euripide, au texte.
  14. Voyez la Vie de Socrate, écrite par M. Charpentier, pag. 5.
  15. Aulus Gellius, lib. XV, cap. XX.
  16. Ci-dessus, citation (147) de l’article d’Anaxagoras.
  17. Plutarch., in Pericle, pag. 161, E.
  18. Lib. XII, cap. XXXIX, pag. 433.
  19. Plutarch., in Pericle, pag. 169.
  20. Diog. Laërt., in Socrate, lib. II, num. 19 et 45.
  21. Ci-dessus, à la fin de la remarque (R) de l’article d’Anaxagoras.
  22. Voyez la citation (29) de l’article d’Anaxagoras.
  23. Voyez la citation (136) de l’article d’Anaxagoras.
  24. Pline, à l’an 2 : Voyez ci-dessus la citation (138) de l’article d’Anaxagoras ; Eusèbe, à l’an 4 ; les Marbres d’Arundel, à l’an 1. Voyez Hardouin sur Pline, tom. I, pag. 275.
  25. Diog. Laërce, liv. II, num. 7, le fait. Eusèbe la met à l’an 4 de la 79e. olympiade.
  26. C’est-à-dire, l’an 2 de la 87e. Olympiade.
  27. Diog. Laërtius, lib. II, p. 90, num. 17.
  28. Au lieu de ψυχρὸν frigidum, il faut lire ὑγρὸν, humidum. Voyez M. Ménage sur cet endroit. Mais notez qu’Hermias, in Philosophorum Derisione, pag. 157, assure qu’Archélaüs donnait pour les principes de toutes choses θερμὸν καὶ ψυχρὸν, le chaud et le froid.
  29. Plutarch., de Placit. Philos., lib. I, cap. III, pag. 876.
  30. Just. Martyr. Admonit, ad Græcos, pag. 4.
  31. August., de Civitate Dei, lib. VIII, cap. II. Voyez aussi Clement Alexandr., in Protr., pag. 43.
  32. Simpl., in Ium. librum Physic. Aristot.
  33. Diog. Laërt., lib. II, p. 85, num. 9.
  34. Diog. Laërt., lib. II, num. 17, p. 90.
  35. Casaub., in Diogen. Laërt., lib. II, num. 17.
  36. Vossius, de Historicis græcis, lib. III, pag. 329.
  37. Plin., lib. VIII, cap. L.
  38. Athen., lib. IX, cap. ult., pag. 409.
  39. Dalechamp, Annotat., in Athen., pag. 766. Le père Hardouin, dans son Index Autor. Plinii, pag. 97, traduit les paroles d’Athénée par de rebus quæ singulis in locis propria gignuntur.
  40. Vossius, de Historicis græcis, lib. III, pag. 319.
  41. On a des exemples de pareilles choses. Voyez Strabon, liv. XIV, pag. 451.
  42. Menag., in Diogen. Laërt., lib. II, num. 17.
  43. Stobée le fait Serm. I, de Morbis et molestiarum in eis solutione. Plutarque, de Flumin., pag. 1148, cite le XIIIe. liv. d’Archélaüs περὶ ποταμῶν.
  44. Plutarque le fait, de Flumin., pag. 1153.
  45. Artemidor., de Somn., lib. IV, cap. XXIV.
  46. Voss., de Poët. græcis, pag. 34.
  47. Le Giraldi les a traduites, quæ naturæ propria sunt, multis versibus collegit. Cette version n’est point meilleure que celles qu’on a vues ci-dessus, citation (39).
  48. Colomesius, Not. in Girald., de Poëtis, pag. 147, edit. Operum Gyraldi, an. 1696.

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