Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Index alphabétique/F

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Dictionnaire philosophique
1764





F.

FABLE[1].

Il est vraisemblable que les fables dans le goût de celles qu’on attribue à Ésope, et qui sont plus anciennes que lui, furent inventées en Asie par les premiers peuples subjugués ; des hommes libres n’auraient pas eu toujours besoin de déguiser la vérité ; on ne peut guère parler à un tyran qu’en paraboles, encore ce détour même est-il dangereux.

Il se peut très-bien aussi que, les hommes aimant naturellement les images et les contes, les gens d’esprit se soient amusés à leur en faire sans aucune autre vue. Quoi qu’il en soit, telle est la nature de l’homme que la fable est plus ancienne que l’histoire.

Chez les Juifs, qui sont une peuplade toute nouvelle[2] en comparaison de la Chaldée et de Tyr ses voisines, mais fort ancienne par rapport à nous, on voit des fables toutes semblables à celles d’Ésope dès le temps des Juges, c’est-à-dire mille deux cent trente-trois ans avant notre ère, si on peut compter sur de telles supputations.

Il est donc dit dans les Juges que Gédéon avait soixante et dix fils, qui étaient « sortis de lui parce qu’il avait plusieurs femmes », et qu’il eut d’une servante un autre fils nommé Abimélech.

Or cet Abimélech écrasa sous une même pierre soixante et neuf de ses frères, selon la coutume ; et les Juifs, pleins de respect et d’admiration pour Abimélech, allèrent le couronner roi sous un chêne auprès de la ville de Mello, qui d’ailleurs est peu connue dans l’histoire.

Joatham, le plus jeune des frères, échappé seul au carnage (comme il arrive toujours dans les anciennes histoires), harangua les Juifs ; il leur dit que les arbres allèrent un jour se choisir un roi. On ne voit pas trop comment les arbres marchent ; mais s’ils parlaient, ils pouvaient bien marcher. Ils s’adressèrent d’abord à l’olivier, et lui dirent: « Règne. » L’olivier répondit : « Je ne quitterai pas le soin de mon huile pour régner sur vous. » Le figuier dit qu’il aimait mieux ses figues que l’embarras du pouvoir suprême. La vigne donna la préférence à ses raisins. Enfin les arbres s’adressèrent au buisson ; le buisson répondit : « Je régnerai sur vous, je vous offre mon ombre ; et si vous n’en voulez pas, le feu sortira du buisson et vous dévorera. »

Il est vrai que la fable pèche par le fond, parce que le feu ne sort point d’un buisson ; mais elle montre l’antiquité de l’usage des fables.

Celle de l’estomac et des membres, qui servit à calmer une sédition dans Rome, il y a environ deux mille trois cents ans, est ingénieuse et sans défaut. Plus les fables sont anciennes, plus elles sont allégoriques.

L’ancienne fable de Vénus, telle qu’elle est rapportée dans Hésiode, n’est-elle pas une allégorie de la nature entière ? Les parties de la génération sont tombées de l’Éther sur le rivage de la mer : Vénus naît de cette écume précieuse ; son premier nom est celui d’Amante de l’organe de la génération, Philometès : y a-t-il une image plus sensible ?

Cette Vénus est la déesse de la beauté ; la beauté cesse d’être aimable si elle marche sans les grâces ; la beauté fait naître l’amour ; l’amour a des traits qui percent les cœurs ; il porte un bandeau qui cache les défauts de ce qu’on aime ; il a des ailes, il vient vite et fuit de même.

La sagesse est conçue dans le cerveau du maître des dieux sous le nom de Minerve ; l’âme de l’homme est un feu divin que Minerve montre à Prométhée, qui se sert de ce feu divin pour animer l’homme.

Il est impossible de ne pas reconnaître dans ces fables une peinture vivante de la nature entière. La plupart des autres fables sont, ou la corruption des histoires anciennes, ou le caprice de l’imagination. Il en est des anciennes fables comme de nos contes modernes : il y en a de moraux, qui sont charmants ; il en est qui sont insipides[3].

Les fables des anciens peuples ingénieux ont été grossièrement imitées par des peuples grossiers : témoin celles de Bacchus, d’Hercule, de Prométhée, de Pandore, et tant d’autres ; elles étaient l’amusement de l’ancien monde. Les barbares qui en entendirent parler confusément les firent entrer dans leur mythologie sauvage ; et ensuite ils osèrent dire : C’est nous qui les avons inventées. Hélas ! pauvres peuples ignorés et ignorants, qui n’avez connu aucun art ni agréable ni utile, chez qui même le nom de géométrie ne parvint jamais, pouvez-vous dire que vous avez inventé quelque chose ? Vous n’avez su ni trouver des vérités, ni mentir habilement.

[4] La plus belle fable des Grecs est celle de Psyché. La plus plaisante fut celle de la matrone d’Éphèse.

La plus jolie parmi les modernes fut celle de la Folie, qui, ayant crevé les yeux à l’Amour, est condamnée à lui servir de guide[5].

Les fables attribuées à Ésope sont toutes des emblèmes, des instructions aux faibles, pour se garantir des forts autant qu’ils le peuvent. Toutes les nations un peu savantes les ont adoptées, La Fontaine est celui qui les a traitées avec le plus d’agrément : il y en a environ quatre-vingts qui sont des chefs-d’œuvre de naïveté, de grâce, de finesse, quelquefois même de poésie ; c’est encore un des avantages du siècle de Louis XIV d’avoir produit un La Fontaine. Il a trouvé si bien le secret de se faire lire, sans presque le chercher, qu’il a eu en France plus de réputation que l’inventeur même.

Boileau ne l’a jamais compté parmi ceux qui faisaient honneur à ce grand siècle : sa raison ou son prétexte était qu’il n’avait jamais rien inventé. Ce qui pouvait encore excuser Boileau, c’était le grand nombre de fautes contre la langue et contre la correction du style : fautes que La Fontaine aurait pu éviter, et que ce sévère critique ne pouvait pardonner. C’était la cigale[6], qui, « ayant chanté tout l’été, s’en alla crier famine chez la fourmi sa voisine » ; qui lui dit « qu’elle la payera avant l’août, foi d’animal, intérêt et principal » ; et à qui la fourmi répond : « Vous chantiez ? j’en suis fort aise ; eh bien ! dansez maintenant. »

C’était le loup[7], qui, voyant la marque du collier du chien, lui dit : « Je ne voudrais pas même à ce prix un trésor ; » comme si les trésors étaient à l’usage des loups.

C’était la « race escarbots[8], qui est en quartier d’hiver comme la marmotte ».

C’était l’astrologue qui se laissa choir[9], et à qui on dit : « Pauvre bête, penses-tu lire au-dessus de ta tête ? » En effet, Copernic, Galilée, Cassini, Halley, ont très-bien lu au-dessus de leur tête ; et le meilleur des astronomes peut se laisser tomber sans être une pauvre bête.

L’astrologie judiciaire est à la vérité une charlatanerie très-ridicule ; mais ce ridicule ne consistait pas à regarder le ciel : il consistait à croire ou à vouloir faire croire qu’on y lit ce qu’on n’y lit point. Plusieurs de ces fables, ou mal choisies, ou mal écrites, pouvaient mériter en effet la censure de Boileau.

Rien n’est plus insipide que la femme noyée[10] dont on dit qu’il faut chercher le corps en remontant le cours de la rivière, parce que cette femme avait été contredisante.

Le tribut des animaux envoyé au roi Alexandre[11] est une fable qui, pour être ancienne, n’en est pas meilleure. Les animaux n’envoient point d’argent à un roi ; et un lion ne s’avise pas de voler de l’argent.

Un satyre qui reçoit chez lui un passant[12] ne doit point le renvoyer sur ce qu’il souffle d’abord dans ses doigts parce qu’il a trop froid, et qu’ensuite, en prenant l’écuelle aux dents, il souffle sur son potage, qui est trop chaud. L’homme avait très-grande raison, et le satyre était un sot. D’ailleurs on ne prend point l’écuelle avec les dents.

Mère écrevisse, qui reproche à sa fille de ne pas aller droit[13]et la fille qui lui répond que sa mère va tortu, n’a point paru une fable agréable.

Le buisson et le canard en société avec une chauve-souris[14] pour des marchandises, « ayant des comptoirs, des facteurs, des agents, payant le principal et les intérêts, et ayant des sergents à leur porte », n’a ni vérité, ni naturel, ni agrément.

Un buisson qui sort de son pays avec une chauve-souris pour aller trafiquer est une de ces imaginations froides et hors de la nature, que La Fontaine ne devait pas adopter.

Un logis plein de chiens et de chats, « vivant entre eux comme cousins[15] et se brouillant pour un pot de potage », semble bien indigne d’un homme de goût.

La pie-margot-caquet-bon-bec[16] est encore pire ; l’aigle lui dit qu’elle n’a que faire de sa compagnie, parce qu’elle parle trop. Sur quoi La Fontaine remarque qu’il faut à la cour porter habit de deux paroisses.

Que signifie un milan présenté par un oiseleur à un roi, auquel il prend le bout du nez avec ses griffes[17] ?

Un singe qui avait épousé une fille parisienne[18] et qui la battait est un très-mauvais conte qu’on avait fait à La Fontaine, et qu’il eut le malheur de mettre en vers.

De telles fables et quelques autres pourraient sans doute justifier Boileau : il se pouvait même que La Fontaine ne sût pas distinguer ses mauvaises fables des bonnes.

Mme  de La Sablière appelait La Fontaine un fablier, qui portait naturellement des fables, comme un prunier des prunes. Il est vrai qu’il n’avait qu’un style, et qu’il écrivait un opéra de ce même style dont il parlait de Janot Lapin et de Rominagrobis. Il dit dans l’opéra de Daphné :

J’ai vu le temps qu’une jeune fillette
Pouvait sans peur aller au bois seulette :

Maintenant, maintenant les bergers sont loups.
Je vous dis, je vous dis: Filles, gardez-vous[19].

Jupiter vous vaut bien ;
Je ris aussi quand l’Amour veut qu’il pleure :
Vous autres dieux, n’attaquez rien,
Qui, sans vous étonner, s’ose défendre une heure.
Que vous êtes reprenante.
Gouvernante[20] !

Malgré tout cela, Boileau devait rendre justice au mérite singulier du bonhomme (c’est ainsi qu’il l’appelait), et être enchanté avec tout le public du style de ses bonnes fables.

La Fontaine n’était pas né inventeur ; ce n’était pas un écrivain sublime, un homme d’un goût toujours sûr, un des premiers génies du grand siècle ; et c’est encore un défaut très-remarquable dans lui de ne pas parler correctement sa langue : il est dans cette partie très-inférieur à Phèdre ; mais c’est un homme unique dans les excellents morceaux qu’il nous a laissés : ils sont dans la bouche de tous ceux qui ont été élevés honnêtement ; ils contribuent même à leur éducation ; ils iront à la dernière postérité ; ils conviennent à tous les hommes, à tous les âges ; et ceux de Boileau ne conviennent guère qu’aux gens de lettres[21].


DE QUELQUES FANATIQUES QUI ONT VOULU PROSCRIRE LES ANCIENNES FABLES.

Il y eut parmi ceux qu’on nomme jansénistes une petite secte de cerveaux durs et creux, qui voulurent proscrire les belles fables de l’antiquité, substituer saint Prosper à Ovide, et Santeul à Horace. Si on les avait crus, les peintres n’auraient plus représenté Iris sur l’arc-en-ciel, ni Minerve avec son égide : mais Nicole et Arnauld combattant contre des jésuites et contre des protestants ; Mme  Perrier guérie d’un mal aux yeux par une épine de la couronne de Jésus-Christ, arrivée de Jérusalem à Port-Royal ; le conseiller Carré de Montgeron, présentant à Louis XV le Recueil des convulsions de saint Médard, et saint Ovide ressuscitant des petits garçons.

Aux yeux de ces sages austères, Fénelon n’était qu’un idolâtre qui introduisait l’enfant Cupidon chez la nymphe Eucharis, à l’exemple du poëme impie de l’Énéide.

Pluche, à la fin de sa fable du ciel, intitulée Histoire, fait une longue dissertation pour prouver qu’il est honteux d’avoir dans ses tapisseries des figures prises des Métamorphoses d’Ovide ; et que Zéphyre et Flore, Vertumne et Pomone, devraient être bannis des jardins de Versailles[22]. Il exhorte l’Académie des belles-lettres à s’opposer à ce mauvais goût ; et il dit qu’elle seule est capable de rétablir les belles-lettres.

Voici une petite apologie de la fable que nous présentons à notre cher lecteur pour le prémunir contre la mauvaise humeur de ces ennemis des beaux-arts[23].

D’autres rigoristes, plus sévères que sages, ont voulu proscrire depuis peu l’ancienne mythologie comme un recueil de contes puérils, indignes de la gravité reconnue de nos mœurs. Il serait triste pourtant de brûler Ovide, Homère, Hésiode, et toutes nos belles tapisseries, et nos tableaux, et nos opéras : beaucoup de fables, après tout, sont plus philosophiques que ces messieurs ne sont philosophes. S’ils font grâce aux contes familiers d’Ésope, pourquoi faire main-basse sur ces fables sublimes qui ont été respectées du genre humain, dont elles ont fait l’instruction ? Elles sont mêlées de beaucoup d’insipidité, car quelle chose est sans mélange ? Mais tous les siècles adopteront la boîte de Pandore, au fond de laquelle se trouve la consolation du genre humain ; les deux tonneaux de Jupiter, qui versent sans cesse le bien et le mal ; la nue embrassée par Ixion, emblème et châtiment d’un ambitieux ; et la mort de Narcisse, qui est la punition de l’amour-propre. Y a-t-il rien de plus sublime que Minerve, la divinité de la sagesse, formée dans la tête du maître des dieux ? Y a-t-il rien de plus vrai et de plus agréable que la déesse de la beauté, obligée de n’être jamais sans les grâces ? Les déesses des arts, toutes filles de la Mémoire, ne nous avertissent-elles pas aussi bien que Locke que nous ne pouvons sans mémoire avoir le moindre jugement, la moindre étincelle d’esprit ? Les flèches de l’Amour, son bandeau, son enfance, Flore caressée par Zéphyre, etc., ne sont-ils pas les emblèmes sensibles de la nature entière ? Ces fables ont survécu aux religions qui les consacraient ; les temples des dieux d’Égypte, de la Grèce, de Rome, ne sont plus, et Ovide subsiste. On peut détruire les objets de la crédulité, mais non ceux du plaisir ; nous aimerons à jamais ces images vraies et riantes. Lucrèce ne croyait pas à ces dieux de la fable ; mais il célébrait la nature sous le nom de Vénus.

Alma Venus, cœli subter labentia signa
Quæ mare navigerum, quæ terras frugiferentes
Concelebras, perte quoniam genus omne animantum
Concipitur, visitque exortum lumina solis, etc.

(Lucr., I, 2-5.)

[24] Tendre Vénus, âme de l’univers,
Par qui tout naît, tout respire et tout aime ;
Toi dont les feux brûlent au fond des mers.
Toi qui régis la terre et le ciel même, etc.

Si l’antiquité dans ses ténèbres s’était bornée à reconnaître la Divinité dans ces images, aurait-on beaucoup de reproches à lui faire ? L’âme productrice du monde était adorée par les sages ; elle gouvernait les mers sous le nom de Neptune, les airs sous l’emblème de Junon, les campagnes sous celui de Pan. Elle était la divinité des armées sous le nom de Mars ; on animait tous ses attributs : Jupiter était le seul dieu. La chaîne d’or avec laquelle il enlevait les dieux inférieurs et les hommes était une image frappante de l’unité d’un être souverain. Le peuple s’y trompait ; mais que nous importe le peuple ?

On demande tous les jours pourquoi les magistrats grecs et romains permettaient qu’on tournât en ridicule sur le théâtre ces mêmes divinités qu’on adorait dans les temples ? On fait là une supposition fausse : on ne se moquait point des dieux sur le théâtre, mais des sottises attribuées à ces dieux par ceux qui avaient corrompu l’ancienne mythologie. Les consuls et les préteurs trouvaient bon qu’on traitât gaiement sur la scène l’aventure des deux Sosies ; mais ils n’auraient pas souffert qu’on eût attaqué devant le peuple le culte de Jupiter et de Mercure. C’est ainsi que mille choses, qui paraissent contradictoires, ne le sont point. J’ai vu sur le théâtre d’une nation savante et spirituelle des aventures tirées de la Légende dorée : dira-t-on pour cela que cette nation permet qu’on insulte aux objets de la religion ? Il n’est pas à craindre qu’on devienne païen pour avoir entendu à Paris l’opéra de Proserpine[25], ou pour avoir vu à Rome les noces de Psyché peintes dans un palais du pape par Raphaël. La fable forme le goût, et ne rend personne idolâtre.

Les belles fables de l’antiquité ont encore ce grand avantage sur l’histoire, qu’elles présentent une morale sensible : ce sont des leçons de vertu, et presque toute l’histoire est le succès des crimes. Jupiter, dans la fable, descend sur la terre pour punir Tantale et Lycaon ; mais, dans l’histoire, nos Tantales et nos Lycaons sont les dieux de la terre. Baucis et Philémon obtiennent que leur cabane soit changée en un temple ; nos Baucis et nos Philémons voient vendre par le collecteur des tailles leurs marmites, que les dieux changent en vases d’or dans Ovide.

Je sais combien l’histoire peut nous instruire, je sais combien elle est nécessaire ; mais en vérité il faut lui aider beaucoup pour en tirer des règles de conduite. Que ceux qui ne connaissent la politique que dans les livres se souviennent toujours de ces vers de Corneille :

Ces exemples récents suffiraient pour m’instruire.
Si par l’exemple seul on se devait conduire ;...
Quelquefois l’un se brise où l’autre s’est sauvé,
Et par où l’un périt, un autre est conservé.

(Cinna, acte II, scène i.)

Henri VIII, tyran de ses parlements, de ses ministres, de ses femmes, des consciences et des bourses, vit et meurt paisible : le bon, le brave Charles Ier périt sur un échafaud. Notre admirable héroïne Marguerite d’Anjou donne en vain douze batailles en personne contre les Anglais, sujets de son mari : Guillaume III chasse Jacques II d’Angleterre sans donner bataille. Nous avons vu de nos jours la famille impériale de Perse égorgée, et des étrangers sur son trône. Pour qui ne regarde qu’aux événements, l’histoire semble accuser la Providence, et les belles fables morales la justifient. Il est clair qu’on trouve dans elles l’utile et l’agréable : ceux qui dans ce monde ne sont ni l’un ni l’autre crient contre elles. Laissons-les dire, et lisons Homère et Ovide, aussi bien que Tite-Live et Rapin-Thoiras. Le goût donne des préférences, le fanatisme donne les exclusions.

Tous les arts sont amis, ainsi qu’ils sont divins :
Qui veut les séparer est loin de les connaître.
L’histoire nous apprend ce que sont les humains,
La fable ce qu’ils doivent être.


FACILE[26].

(grammaire.)

Facile ne signifie pas seulement une chose aisément faite, mais encore qui paraît l’être. Le pinceau du Corrége est facile. Le style de Quinault est beaucoup plus facile que celui de Despréaux, comme le style d’Ovide l’emporte en facilité sur celui de Perse.

Cette facilité en peinture, en musique, en éloquence, en poésie, consiste dans un naturel heureux, qui n’admet aucun tour de recherche, et qui peut se passer de force et de profondeur. Ainsi les tableaux de Paul Véronèse ont un air plus facile et moins fini que ceux de Michel-Ange. Les symphonies de Rameau sont supérieures à celles de Lulli, et semblent moins faciles. Bossuet est plus véritablement éloquent et plus facile que Fléchier. Rousseau, dans ses épîtres, n’a pas, à beaucoup près, la facilité et la vérité de Despréaux.

Le commentateur de Despréaux dit que ce poëte exact et laborieux avait appris à l’illustre Racine à faire difficilement des vers, et que ceux qui paraissent faciles sont ceux qui ont été faits avec le plus de difficulté.

Il est très-vrai qu’il en coûte souvent pour s’exprimer avec clarté : il est vrai qu’on peut arriver au naturel par des efforts ; mais il est vrai aussi qu’un heureux génie produit souvent des beautés faciles sans aucune peine, et que l’enthousiasme va plus loin que l’art.

La plupart des morceaux passionnés de nos bons poëtes sont sortis achevés de leur plume, et paraissent d’autant plus faciles qu’ils ont en effet été composés sans travail ; l’imagination alors conçoit et enfante aisément. Il n’en est pas ainsi dans les ouvrages didactiques : c’est là qu’on a besoin d’art pour paraître facile. Il y a, par exemple, beaucoup moins de facilité que de profondeur dans l’admirable Essai sur l’homme de Pope.

On peut faire facilement de très-mauvais ouvrages qui n’auront rien de gêné, qui paraîtront faciles ; et c’est le partage de ceux qui ont, sans génie, la malheureuse habitude de composer. C’est en ce sens qu’un personnage de l’ancienne comédie, qu’on nomme italienne, dit à un autre :

Tu fais de méchants vers admirablement bien.

Le terme facile est une injure pour une femme, et est quelquefois dans la société une louange pour un homme ; c’est souvent un défaut dans un homme d’État, Les mœurs d’Atticus étaient faciles ; c’était le plus aimable des Romains. La facile Cléopâtre se donna à Antoine aussi aisément qu’à César. Le facile Claude se laissait gouverner par Agrippine. Facile n’est là par rapport à Claude qu’un adoucissement ; le mot propre est faible.

Un homme facile est en général un esprit qui se rend aisément à la raison, aux remontrances, un cœur qui se laisse fléchir aux prières ; et faible est celui qui laisse prendre sur lui trop d’autorité.


FACTION[27].

De ce qu’on entend par ce mot.

Le mot faction venant du latin facere, on l’emploie pour signifier l’état d’un soldat à son poste, en faction ; les quadrilles ou les troupes des combattants dans le cirque ; les factions vertes, bleues, rouges, et blanches.

La principale acception de ce terme signifie un parti séditieux dans un État. Le terme de parti par lui-même n’a rien d’odieux, celui de faction l’est toujours.

Un grand homme et un médiocre peuvent avoir aisément un parti à la cour, dans l’armée, à la ville, dans la littérature.

On peut avoir un parti par son mérite, par la chaleur et le nombre de ses amis, sans être chef de parti.

Le maréchal de Catinat, peu considéré à la cour, s’était fait un grand parti dans l’armée sans y prétendre.

Un chef de parti est toujours un chef de faction ; tels ont été le cardinal de Retz, Henri duc de Guise, et tant d’autres.

Un parti séditieux, quand il est encore faible, quand il ne partage pas tout l’État, n’est qu’une faction.

La faction de César devint bientôt un parti dominant qui engloutit la république.

Quand l’empereur Charles VI disputait l’Espagne à Philippe V, il avait un parti dans ce royaume, et enfin il n’y eut plus qu’une faction. Cependant on peut dire toujours le parti de Charles VI.

Il n’en est pas ainsi des hommes privés. Descartes eut longtemps un parti en France ; on ne peut dire qu’il eut une faction.

C’est ainsi qu’il y a des mots synonymes en plusieurs cas, qui cessent de l’être dans d’autres.


FACULTÉ[28].

Toutes les puissances du corps et de l’entendement ne sont-elles pas des facultés, et, qui pis est, des facultés très-ignorées, de franches qualités occultes, à commencer par le mouvement, dont personne n’a découvert l’origine ?

Quand le président de la faculté de médecine, dans le Malade imaginaire, demande à Thomas Diafoirus[29] « quare opium facit dormire », Thomas répond très-pertinemment « quia est in eo virtus dormitiva, cujus est natura sensus assoupire », parce qu’il y a dans l’opium une faculté soporative qui fait dormir. Les plus grands physiciens ne peuvent guère mieux dire.

Le sincère chevalier de Jaucourt avoue, à l’article Sommeil, qu’on ne peut former sur la cause du sommeil que de simples conjectures. Un autre Thomas[30], plus révéré que Diafoirus, n’a pas répondu autrement que ce bachelier de comédie à toutes les questions qu’il propose dans ses volumes immenses.

Il est dit à l’article Faculté du grand Dictionnaire encyclopédique[31] « que la faculté vitale une fois établie dans le principe intelligent qui nous anime, on conçoit aisément que cette faculté, excitée par les impressions que le sensorium vital transmet à la partie du sensorium commun, détermine l’influx alternatif du suc nerveux dans les fibres motrices des organes vitaux, pour faire contracter alternativement ces organes ».

Cela revient précisément à la réponse du jeune médecin Thomas, « quia est in eo virtus alternativa quæ facit alternare ». Et ce Thomas Diafoirus a du moins le mérite d’être plus court.

La faculté de remuer le pied quand on le veut, celle de se ressouvenir du passé, celle d’user de ses cinq sens, toutes nos facultés, en un mot, ne sont-elles pas à la Diafoirus ?

Mais la pensée ! nous disent les gens qui savent le secret ; la pensée, qui distingue l’homme du reste des animaux !

Sanctius his animal, mentisque capacius altæ.

(Ovid., Met., I, 76.)

Cet animal si saint, plein d’un esprit sublime.

Si saint qu’il vous plaira ; c’est ici que Diafoirus triomphe plus que jamais. Tout le monde au fond répond « quia est in eo virtus pensativaquæ facit pensare ». Personne ne saura jamais par quel mystère il pense.

Cette question s’étend donc à tout dans la nature entière. Je ne sais s’il n’y aurait pas dans cet abîme même une preuve de l’existence de l’Être suprême. Il y a un secret dans tous les premiers ressorts de tous les êtres, à commencer par un galet des bords de la mer, et à finir par l’anneau de Saturne et par la voie lactée. Or comment ce secret sans que personne le sût ? il faut bien qu’il y ait un être qui soit au fait.

Des savants, pour éclairer notre ignorance, nous disent qu’il faut faire des systèmes, qu’à la fin nous trouverons le secret ; mais nous avons tant cherché sans rien trouver qu’à la fin on se dégoûte. C’est la philosophie paresseuse, nous crient-ils. — Non, c’est le repos raisonnable de gens qui ont couru en vain ; et après tout, philosophie paresseuse vaut mieux que théologie turbulente et chimères métaphysiques.


FAIBLE[32].

Foible, qu’on prononce faible, et que plusieurs écrivent ainsi, est le contraire de fort, et non de dur et de solide. Il peut se dire de presque tous les êtres. Il reçoit souvent l’article de : le fort et le faible d’une épée ; faible de reins ; armée faible de cavalerie ; ouvrage philosophique faible de raisonnement, etc.

Le faible du cœur n’est point le faible de l’esprit ; le faible de l’âme n’est point celui du cœur. Une âme faible est sans ressort et sans action ; elle se laisse aller à ceux qui la gouvernent.

Un cœur faible s’amollit aisément, change facilement d’inclinations, ne résiste point à la séduction, à l’ascendant qu’on veut prendre sur lui, et peut subsister avec un esprit fort : car on peut penser fortement et agir faiblement. L’esprit faible reçoit les impressions sans les combattre, embrasse les opinions sans examen, s’effraye sans cause, tombe naturellement dans la superstition.

Un ouvrage peut être faible par les pensées ou par le style : par les pensées, quand elles sont trop communes, ou lorsque, étant justes, elles ne sont pas assez approfondies ; par le style, quand il est dépourvu d’images, de tours, de figures, qui réveillent l’attention. Les oraisons funèbres de Mascaron sont faibles, et son style n’a point de vie, en comparaison de Bossuet.

Toute harangue est faible quand elle n’est pas relevée par des tours ingénieux et par des expressions énergiques ; mais un plaidoyer est faible quand, avec tout le secours de l’éloquence et toute la véhémence de l’action, il manque de raison. Nul ouvrage philosophique n’est faible, malgré la faiblesse d’un style lâche, quand le raisonnement est juste et profond. Une tragédie est faible, quoique le style en soit fort, quand l’intérêt n’est pas soutenu. La comédie la mieux écrite est faible si elle manque de ce que les Latins appelaient vis comica, la force comique : c’est ce que César reproche à Térence :

Lenibus atque ulinam scriptis adjuncta foret vis Comica[33] !

C’est surtout en quoi a péché souvent la comédie nommée larmoyante[34]. Les vers faibles ne sont pas ceux qui pèchent contre les règles, mais contre le génie ; qui, dans leur mécanique, sont sans variété, sans choix de termes, sans heureuses inversions, et qui, dans leur poésie, conservent trop la simplicité de la prose. On ne peut mieux sentir cette différence qu’en comparant les endroits que Racine et Campistron son imitateur ont traités.


FANATISME.

SECTION PREMIÈRE[35].

C’est l’effet d’une fausse conscience qui asservit la religion aux caprices de l’imagination et aux dérèglements des passions.

En général, il vient de ce que les législateurs ont eu des vues trop étroites, ou de ce qu’on a passé les bornes qu’ils se prescrivaient. Leurs lois n’étaient faites que pour une société choisie. Étendues par le zèle à tout un peuple, et transportées par l’ambition d’un climat à l’autre, elles devaient changer et s’accommoder aux circonstances des lieux et des personnes. Mais qu’est-il arrivé ? c’est que certains esprits d’un caractère plus proportionné à celui du petit troupeau pour lequel elles avaient été faites, les ont reçues avec la même chaleur, en sont devenus les apôtres et même les martyrs, plutôt que de démordre d’un seul iota. Les autres, au contraire, moins ardents, ou plus attachés à leurs préjugés d’éducation, ont lutté contre le nouveau joug, et n’ont consenti à l’embrasser qu’avec des adoucissements ; et de là le schisme entre les rigoristes et les mitigés, qui les rend tous furieux, les uns pour la servitude et les autres pour la liberté.

Imaginons une immense rotonde[36] un panthéon à mille autels ; et, placés au milieu du dôme, figurons-nous un dévot de chaque secte, éteinte ou subsistante, aux pieds de la divinité qu’il honore à sa façon, sous toutes les formes bizarres que l’imagination a pu créer. À droite, c’est un contemplatif étendu sur une natte, qui attend, le nombril en l’air, que la lumière céleste vienne investir son âme. À gauche, c’est un énergumène prosterné qui frappe du front contre la terre, pour en faire sortir l’abondance. Là, c’est un saltimbanque qui danse sur la tombe de celui qu’il invoque. Ici, c’est un pénitent immobile et muet comme la statue devant laquelle il s’humilie. L’un étale ce que la pudeur cache, parce que Dieu ne rougit pas de sa ressemblance ; l’autre voile jusqu’à son visage, comme si l’ouvrier avait horreur de son ouvrage. Un autre tourne le dos au midi, parce que c’est là le vent du démon ; un autre tend les bras vers l’orient, où Dieu montre sa face rayonnante. De jeunes filles en pleurs meurtrissent leur chair encore innocente pour apaiser le démon de la concupiscence, par des moyens capables de l’irriter ; d’autres, dans une posture tout opposée, sollicitent les approches de la Divinité. Un jeune homme, pour amortir l’instrument de la virilité, y attache des anneaux de fer d’un poids proportionné à ses forces ; un autre arrête la tentation dès sa source, par une amputation tout à fait inhumaine, et suspend à l’autel les dépouilles de son sacrifice.

Voyons-les tous sortir du temple, et, pleins du dieu qui les agite, répandre la frayeur et l’illusion sur la face de la terre. Ils se partagent le monde, et bientôt le feu s’allume aux quatre extrémités ; les peuples écoutent, et les rois tremblent. Cet empire que l’enthousiasme d’un seul exerce sur la multitude qui le voit ou l’entend, la chaleur que les esprits rassemblés se communiquent, tous ces mouvements tumultueux, augmentés par le trouble de chaque particulier, rendent en peu de temps le vertige général. C’est assez d’un peuple enchanté à la suite de quelques imposteurs, la séduction multipliera les prodiges, et voilà tout le monde à jamais égaré. L’esprit humain, une fois sorti des routes lumineuses de la nature, n’y rentre plus ; il erre autour de la vérité sans en rencontrer autre chose que des lueurs, qui, se mêlant aux fausses clartés dont la superstition l’environne, achèvent de l’enfoncer dans les ténèbres.

Il est affreux de voir comment l’opinion d’apaiser le ciel par le massacre, une fois introduite, s’est universellement répandue dans presque toutes les religions, et combien on a multiplié les raisons de ce sacrifice, afin que personne ne pût échapper au couteau. Tantôt ce sont des ennemis qu’il faut immoler à Mars exterminateur, les Scythes égorgent à ses autels le centième de leurs prisonniers, et par cet usage de la victoire on peut juger de la justice de la guerre ; aussi chez d’autres peuples ne la faisait-on que pour avoir de quoi fournir aux sacrifices ; de sorte qu’ayant d’abord été institués, ce semble, pour en expier les horreurs, ils servirent enfin à les justifier.

Tantôt ce sont des hommes justes qu’un Dieu barbare demande pour victimes : les Gètes se disputent l’honneur d’aller porter à Zamolxis les vœux de la patrie. Celui qu’un heureux sort destine au sacrifice est lancé à force de bras sur des javelots dressés : s’il reçoit un coup mortel en tombant sur les piques, c’est de bon augure pour le succès de la négociation et pour le mérite du député ; mais s’il survit à sa blessure, c’est un méchant dont le dieu n’a point affaire.

Tantôt ce sont des enfants à qui les dieux redemandent une vie qu’ils viennent de leur donner : justice affamée du sang de l’innocence, dit Montaigne[37]. Tantôt c’est le sang le plus cher : les Carthaginois immolaient leurs propres fils à Saturne, comme si le temps ne les dévorait pas assez tôt. Tantôt c’est le sang le plus beau : cette même Amestris qui avait fait enfuir douze hommes vivants dans la terre pour obtenir de Pluton, par cette offrande, une plus longue vie, cette Amestris sacrifie encore à cette insatiable divinité quatorze jeunes enfants des premières maisons de la Perse, parce que les sacrificateurs ont toujours fait entendre aux hommes qu’ils devaient offrir à l’autel ce qu’ils avaient de plus précieux. C’est sur ce principe que, chez quelques nations, on immolait les premiers-nés, et que chez d’autres on les rachetait par des offrandes plus utiles aux ministres du sacrifice. C’est ce qui autorisa sans doute en Europe la pratique de quelques siècles, de vouer les enfants au célibat dès l’âge de cinq ans, et d’emprisonner dans le cloître les frères du prince héritier, comme on les égorge en Asie.

Tantôt c’est le sang le plus pur : n’y a-t-il pas des Indiens qui exercent l’hospitalité envers tous les hommes, et qui se font un mérite de tuer tout étranger vertueux et savant qui passera chez eux, afin que ses vertus et ses talents leur demeurent ? Tantôt c’est le sang le plus sacré : chez la plupart des idolâtres, ce sont les prêtres qui font la fonction des bourreaux à l’autel ; et chez les Sibériens on tue les prêtres pour les envoyer prier dans l’autre monde à l’intention du peuple.

Mais voici d’autres fureurs et d’autres spectacles. Toute l’Europe passe en Asie par un chemin inondé du sang des Juifs, qui s’égorgent de leurs propres mains pour ne pas tomber sous le fer de leurs ennemis. Cette épidémie dépeuple la moitié du monde habité : rois, pontifes, femmes, enfants et vieillards, tout cède au vertige sacré qui fait égorger pendant deux siècles des nations innombrables sur le tombeau d’un Dieu de paix. C’est alors qu’on vit des oracles menteurs, des ermites guerriers ; les monarques dans les chaires, et les prélats dans les camps ; tous les états se perdre dans une populace insensée ; les montagnes et les mers franchies ; de légitimes possessions abandonnées pour voler à des conquêtes qui n’étaient plus la terre promise ; les mœurs se corrompre sous un ciel étranger ; des princes, après avoir dépouillé leurs royaumes pour racheter un pays qui ne leur avait jamais appartenu, achever de les ruiner pour leur rançon personnelle ; des milliers de soldats égarés sous plusieurs chefs, n’en reconnaître aucun, hâter leur défaite par la défection ; et cette maladie ne finir que pour faire place à une contagion encore plus horrible.

Le même esprit de fanatisme entretenait la fureur des conquêtes éloignées : à peine l’Europe avait réparé ses pertes que la découverte d’un nouveau monde hâta la ruine du nôtre. À ce terrible mot : Allez et forcez, l’Amérique fut désolée et ses habitants exterminés ; l’Afrique et l’Europe s’épuisèrent en vain pour la repeupler ; le poison de l’or et du plaisir ayant énervé l’espèce, le monde se trouva désert, et fut menacé de le devenir tous les jours davantage par les guerres continuelles qu’alluma sur notre continent l’ambition de s’étendre dans ces îles étrangères.

Comptons maintenant les milliers d’esclaves que le fanatisme a faits, soit en Asie, où l’incirconcision était une tache d’infamie ; soit en Afrique, où le nom de chrétien était un crime ; soit en Amérique, où le prétexte du baptême étouffa l’humanité. Comptons les milliers d’hommes que l’on a vus périr ou sur les échafauds dans les siècles de persécution, ou dans les guerres civiles par la main de leurs concitoyens, ou de leurs propres mains par des macérations excessives. Parcourons la surface de la terre, et après avoir vu d’un coup d’œil tant d’étendards déployés au nom de la religion, en Espagne contre les Maures, en France contre les Turcs, en Hongrie contre les Tartares ; tant d’ordres militaires fondés pour convertir les infidèles à coups d’épée, s’entr’égorger au pied de l’autel qu’ils devaient défendre, détournons nos regards de ce tribunal affreux élevé sur le corps des innocents et des malheureux pour juger les vivants comme Dieu jugera les morts, mais avec une balance bien différente.

En un mot, toutes les horreurs de quinze siècles renouvelées plusieurs fois dans un seul, des peuples sans défense égorgés au pied des autels, des rois poignardés ou empoisonnés, un vaste État réduit à sa moitié par ses propres citoyens, la nation la plus belliqueuse et la plus pacifique divisée d’avec elle-même, le glaive tiré entre le fils et le père, des usurpateurs, des tyrans, des bourreaux, des parricides et des sacriléges, violant toutes les conventions divines et humaines par esprit de religion : voilà l’histoire du fanatisme et ses exploits.


SECTION II[38].

Si cette expression tient encore à son origine, ce n’est que par un filet bien mince.

Fanaticus était un titre honorable ; il signifiait desservant ou bienfaiteur d’un temple. Les antiquaires, comme le dit le Dictionnaire de Trévoux, ont retrouvé des inscriptions dans lesquelles des Romains considérables prenaient ce titre de fanaticus.

Dans la harangue de Cicéron pro domo sua, il y a un passage où le mot fanaticus me paraît difficile à expliquer. Le séditieux et débauché Clodius, qui avait fait exiler Cicéron pour avoir sauvé la république, non-seulement avait pillé et démoli les maisons de ce grand homme ; mais, afin que Cicéron ne pût jamais rentrer dans sa maison de Rome, il en avait consacré le terrain, et les prêtres y avaient bâti un temple à la Liberté, ou plutôt à l’esclavage dans lequel César, Pompée, Crassus et Clodius, tenaient alors la république : tant la religion, dans tous les temps, a servi à persécuter les grands hommes !

Lorsque enfin, dans un temps plus heureux, Cicéron fut rappelé, il plaida devant le peuple pour obtenir que le terrain de sa maison lui fût rendu, et qu’on la rebâtît aux frais du peuple romain. Voici comme il s’exprime dans son plaidoyer contre Clodius (Oratio pro domo sua, cap, xl) :

« Adspicite, adspicite, pontifices, hominem religiosum, et,.... monete eum, modum quemdam esse religionis : nimium esse superstitiosum non oportere. Quid tibi necesse fuit anili superstitione, homo fanatice, sacrificium, quod alienæ domi fieret, invisere ? »

Le mot fanaticus signifie-t-il en cette place insensé fanatique, impitoyable fanatique, abominable fanatique, comme on l’entend aujourd’hui ? ou bien signifie-t-il pieux, consécrateur, homme religieux, dévot zélateur des temples ? ce mot est-il ici une injure ou une louange ironique ? Je n’en sais pas assez pour décider, mais je vais traduire :

« Regardez, pontifes, regardez cet homme religieux ; avertissez-le que la religion même a ses bornes, qu’il ne faut pas être si scrupuleux. Quel besoin, vous consécrateur, vous fanatique, quel besoin avez-vous de recourir à des superstitions de vieille pour assister à un sacrifice qui se faisait dans une maison étrangère ? »

Cicéron fait ici allusion aux mystères de la bonne déesse, que Clodius avait profanés en se glissant déguisé en femme avec une vieille, pour entrer dans la maison de César et pour y coucher avec sa femme : c’est donc ici évidemment une ironie.

Cicéron appelle Clodius homme religieux ; l’ironie doit donc être soutenue dans tout ce passage. Il se sert de termes honorables pour mieux faire sentir la honte de Clodius. Il me paraît donc qu’il emploie le mot fanatique comme un mot honorable, comme un mot qui emporte avec lui l’idée de consécrateur, de pieux, de zélé desservant d’un temple.

On put depuis donner ce nom à ceux qui se crurent inspirés par les dieux.

Les dieux à leur interprète
Ont fait un étrange don :
Ne peut-on être prophète
Sans qu’on perde la raison ?

Le même Dictionnaire de Trévoux dit que les anciennes chroniques de France appellent Clovis fanatique et païen. Le lecteur désirerait qu’on nous eût désigné ces chroniques. Je n’ai point trouvé cette épithète de Clovis dans le peu de livres que j’ai vers le mont Krapack, où je demeure.

On entend aujourd’hui par fanatisme une folie religieuse, sombre et cruelle. C’est une maladie de l’esprit qui se gagne comme la petite-vérole. Les livres la communiquent beaucoup moins que les assemblées et les discours. On s’échauffe rarement en lisant : car alors on peut avoir le sens rassis. Mais quand un homme ardent et d’une imagination forte parle à des imaginations faibles, ses yeux sont en feu, et ce feu se communique ; ses tons, ses gestes, ébranlent tous les nerfs des auditeurs. Il crie : Dieu vous regarde, sacrifiez ce qui n’est qu’humain ; combattez les combats du Seigneur[39] ; et on va combattre.

[40] Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère.

Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances : il pourra bientôt tuer pour l’amour de Dieu.

Barthélemy Diaz fut un fanatique profès. Il avait à Nuremberg un frère, Jean Diaz, qui n’était encore qu’enthousiaste luthérien, vivement convaincu que le pape est l’antechrist, ayant le signe de la bête. Barthélemy, encore plus vivement persuadé que le pape est Dieu en terre, part de Rome pour aller convertir ou tuer son frère : il l’assassine ; voilà du parfait, et nous avons ailleurs rendu justice à ce Diaz[41].

Polyeucte, qui va au temple, dans un jour de solennité, renverser et casser les statues et les ornements, est un fanatique moins horrible que Diaz, mais non moins sot. Les assassins du duc François de Guise, de Guillaume prince d’Orange, du roi Henri III, du roi Henri IV, et de tant d’autres, étaient des énergumènes malades de la même rage que Diaz.

Le plus grand exemple[42] de fanatisme est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy, leurs concitoyens qui n’allaient point à la messe.[43] Guyon, Patouillet, Chaudon, Nonotte, l’ex-jésuite Paulian[44], ne sont que des fanatiques du coin de la rue, des misérables à qui on ne prend pas garde ; mais un jour de Saint-Barthélemy ils feraient de grandes choses.

Il y a des fanatiques de sang-froid : ce sont les juges qui condamnent à la mort ceux qui n’ont d’autre crime que de ne pas penser comme eux ; et ces juges-là sont d’autant plus coupables, d’autant plus dignes de l’exécration du genre humain, que, n’étant pas dans un accès de fureur comme les Clément, les Chastel, les Ravaillac, les Damiens, il semble qu’ils pourraient écouter la raison[45].

Il n’est d’autre remède à cette maladie épidémique que l’esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les mœurs des hommes, et qui prévient les accès du mal : car dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir et attendre que l’air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent pas contre la peste des âmes ; la religion, loin d’être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. Ces misérables ont sans cesse présent à l’esprit l’exemple d’Aod, qui assassine le roi Églon ; de Judith, qui coupe la tête d’Holopherne en couchant avec lui ; de Samuel, qui hache en morceaux le roi Agag ; du prêtre Joad, qui assassine sa reine à la porte aux chevaux, etc., etc., etc. Ils ne voient pas que ces exemples, qui sont respectables dans l’antiquité, sont abominables dans le temps présent : ils puisent leurs fureurs dans la religion même qui les condamne.

Les lois sont encore très-impuissantes contre ces accès de rage : c’est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l’esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu’ils doivent entendre.

Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ?

[46] Lorsqu’une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. J’ai vu des convulsionnaires qui, en parlant des miracles de saint Pâris, s’échauffaient par degrés parmi eux ; leurs yeux s’enflammaient, tout leur corps tremblait, la fureur défigurait leur visage, et ils auraient tué quiconque les eût contredits.

Oui, je les ai vus ces convulsionnaires, je les ai vus tordre leurs membres et écumer. Ils criaient : Il faut du sang. Ils sont parvenus à faire assassiner leur roi par un laquais[47], et ils ont fini par ne crier que contre les philosophes.

Ce sont presque toujours[48] les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains ; ils ressemblent à ce Vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu’ils iraient assassiner tous ceux qu’il leur nommerait. Il n’y a eu qu’une seule religion dans le monde qui n’ait pas été souillée par le fanatisme, c’est celle des lettrés de la Chine. Les sectes des philosophes étaient non-seulement exemples de cette peste, mais elles en étaient le remède : car l’effet de la philosophie est de rendre l’âme tranquille, et le fanatisme est incompatible avec la tranquillité. Si notre sainte religion a été si souvent corrompue par cette fureur infernale, c’est à la folie des hommes qu’il faut s’en prendre.

Ainsi du plumage qu’il eut
Icare pervertit l’usage :
Il le reçut pour son salut,
Il s’en servit pour son dommage.

(Bertaud, évêque de Séez.)

SECTION III[49].

Les fanatiques ne combattent pas toujours les combats du Seigneur[50]. ils n’assassinent pas toujours des rois et des princes. Il y a parmi eux des tigres, mais on y voit encore plus de renards.

Quel tissu de fourberies, de calomnies, de larcins, tramé par les fanatiques de la cour de Rome contre les fanatiques de la cour de Calvin ; des jésuites contre les jansénistes, et vicissim ! et si vous remontez plus haut, l’histoire ecclésiastique, qui est l’école des vertus, est aussi celle des scélératesses employées par toutes les sectes les unes contre les autres. Elles ont toutes le même bandeau sur les yeux, soit quand il faut incendier les villes et les bourgs de leurs adversaires, égorger les habitants, les condamner aux supplices, soit quand il faut simplement tromper, s’enrichir et dominer. Le même fanatisme les aveugle ; elles croient bien faire : tout fanatique est fripon en conscience, comme il est meurtrier de bonne foi pour la bonne cause.

Lisez, si vous pouvez, les cinq ou six mille volumes de reproches que les jansénistes et les molinistes se sont faits pendant cent ans sur leurs friponneries, et voyez si Scapin et Trivelin en approchent.

[51] Une des bonnes friponneries théologiques qu’on ait faites est, à mon gré, celle d’un petit évêque (on nous assure dans la relation que c’était un évêque biscayen ; nous trouverons bien un jour son nom et son évêché) ; son diocèse était partie en Biscaye et partie en France.

Il y avait dans la partie de France une paroisse qui fut habitée autrefois par quelques Maures de Maroc. Le seigneur de la paroisse n’est point mahométan ; il est très-bon catholique comme tout l’univers doit l’être, attendu que le mot catholique veut dire universel.

M. l’évêque soupçonna ce pauvre seigneur, qui n’était occupé qu’à faire du bien, d’avoir eu de mauvaises pensées, de mauvais sentiments dans le fond de son cœur, je ne sais quoi qui sentait l’hérésie. Il l’accusa même d’avoir dit en plaisantant qu’il y avait d’honnêtes gens à Maroc comme en Biscaye, et qu’un honnête Marocain pouvait à toute force n’être pas le mortel ennemi de l’Être suprême, qui est le père de tous les hommes.

Notre fanatique écrivit une grande lettre au roi de France, seigneur suzerain de ce pauvre petit seigneur de paroisse. Il pria dans sa lettre le seigneur suzerain de transférer le manoir de cette ouaille infidèle en Basse-Bretagne ou en Basse-Normandie, selon le bon plaisir de Sa Majesté, afin qu’il n’infectât plus les Basques de ses mauvaises plaisanteries.

Le roi de France et son conseil se moquèrent, comme de raison, de cet extravagant.

Notre pasteur biscayen, ayant appris quelque temps après que sa brebis française était malade, défendit au porte-Dieu du canton de la communier, à moins qu’elle ne donnât un billet de confession par lequel il devait apparaître que le mourant n’était point circoncis, qu’il condamnait de tout son cœur l’hérésie de Mahomet, et toute autre hérésie dans ce goût, comme le calvinisme et le jansénisme, et qu’il pensait en tout comme lui évêque biscayen.

Les billets de confession étaient alors fort à la mode. Le mourant fit venir chez lui son curé, qui était un ivrogne imbécile, et le menaça de le faire pendre par le parlement de Bordeaux s’il ne lui donnait pas tout à l’heure le viatique, dont lui mourant se sentait un extrême besoin. Le curé eut peur ; il administra mon homme, lequel, après la cérémonie, déclara hautement devant témoins que le pasteur biscayen l’avait faussement accusé auprès du roi d’avoir du goût pour la religion musulmane, qu’il était bon chrétien, et que le Biscayen était un calomniateur. Il signa cet écrit par-devant notaire[52] ; tout fut en règle : il s’en porta mieux, et le repos de la bonne conscience le guérit bientôt entièrement.

Le petit Biscayen, outré qu’un vieux moribond se fût moqué de lui, résolut de s’en venger ; et voici comme il s’y prit.

Il fit fabriquer en son patois, au bout de quinze jours, une prétendue profession de foi que le curé prétendit avoir entendue. On la fit signer par le curé et par trois ou quatre paysans qui n’avaient point assisté à la cérémonie. Ensuite on fit contrôler cet acte de faussaire, comme si ce contrôle l’avait rendu authentique[53].

Un acte non signé par la partie seule intéressée, un acte signé par des inconnus, quinze jours après l’événement, un acte désavoué par des témoins véritables, était visiblement un crime de faux ; et comme il s’agissait de matière de foi, ce crime menait visiblement le curé avec ses faux témoins aux galères dans ce monde, et en enfer dans l’autre.

Le petit seigneur châtelain, qui était goguenard et point méchant, eut pitié de l’âme et du corps de ces misérables ; il ne voulut point les traduire devant la justice humaine, et se contenta de les traduire en ridicule. Mais il a déclaré que dès qu’il serait mort, il se donnerait le plaisir de faire imprimer toute cette manœuvre de son Biscayen avec les preuves, pour amuser le petit nombre de lecteurs qui aiment ces anecdotes, et point du tout pour instruire l’univers : car il y a tant d’auteurs qui parlent à l’univers, qui s’imaginent rendre l’univers attentif, qui croient l’univers occupé d’eux, que celui-ci ne croit pas être lu d’une douzaine de personnes dans l’univers entier. Revenons au fanatisme.

C’est cette rage de prosélytisme, cette fureur d’amener les autres à boire de son vin, qui amena le jésuite Castel et le jésuite Routh auprès du célèbre Montesquieu lorsqu’il se mourait. Ces deux énergumènes voulaient se vanter de lui avoir persuadé les mérites de l’attrition et de la grâce suffisante. Nous l’avons converti, disaient-ils ; c’était dans le fond une bonne âme ; il aimait fort la compagnie de Jésus. Nous avons eu un peu de peine à le faire convenir de certaines vérités fondamentales ; mais comme dans ces moments-là on a toujours l’esprit plus net, nous l’avons bientôt convaincu.

Ce fanatisme de convertisseur est si fort que le moine le plus débauché quitterait sa maîtresse pour aller convertir une âme à l’autre bout de la ville.

Nous avons vu le P. Poisson, cordelier à Paris, qui ruina son couvent pour payer ses filles de joie, et qui fut enfermé pour ses mœurs dépravées : c’était un des prédicateurs de Paris les plus courus, et un des convertisseurs les plus acharnés.

Tel était le célèbre curé de Versailles Fantin. Cette liste pourrait être longue ; mais il ne faut pas révéler les fredaines de certaines personnes constituées en certaines places. Vous savez ce qui arriva à Cham pour avoir révélé la turpitude de son père ; il devint noir comme du charbon.

Prions Dieu seulement, en nous levant et en nous couchant, qu’il nous délivre des fanatiques, comme les pèlerins de la Mecque prient Dieu de ne point rencontrer de visages tristes sur leur chemin.


SECTION IV.[54]

Ludlow, enthousiaste de la liberté plutôt que fanatique de religion, ce brave homme qui avait plus de haine pour Cromwell que pour Charles Ier rapporte que les milices du parlement étaient toujours battues par les troupes du roi, dans le commencement de la guerre civile, comme le régiment des portes-cochères ne tenait pas, du temps de la Fronde, contre le grand Condé. Cromwell dit au général Fairfax : « Comment voulez-vous que des portefaix de Londres et des garçons de boutique indisciplinés résistent à une noblesse animée par le fantôme de l’honneur ? Présentons-leur un plus grand fantôme, le fanatisme. Nos ennemis ne combattent que pour le roi ; persuadons à nos gens qu’ils font la guerre pour Dieu. Donnez-moi une patente, je vais lever un régiment de frères meurtriers, et je vous réponds que j’en ferai des fanatiques invincibles. »

Il n’y manqua pas, il composa son régiment des frères rouges de fous mélancoliques ; il en fit des tigres obéissants. Mahomet n’avait pas été mieux servi par ses soldats.

Mais pour inspirer ce fanatisme, il faut que l’esprit du temps vous seconde. Un parlement de France essayerait en vain aujourd’hui de lever un régiment de portes-cochères ; il n’ameuterait pas seulement dix femmes de la halle.

Il n’appartient qu’aux habiles de faire des fanatiques et de les conduire ; mais ce n’est pas assez d’être fourbe et hardi, nous avons déjà vu que tout dépend de venir au monde à propos[55].

SECTION V[56].

La géométrie ne rend donc pas toujours l’esprit juste. Dans quel précipice ne tombe-t-on pas encore avec ces lisières de la raison ? Un fameux protestant[57], que l’on comptait entre les premiers mathématiciens de nos jours et qui marchait sur les traces des Newton, des Leibnitz, des Bernouilli, s’avisa, au commencement de ce siècle, de tirer des corollaires assez singuliers. Il est dit[58] qu’avec un grain de foi on transportera des montagnes ; et lui, par une analyse toute géométrique, se dit à lui-même : J’ai beaucoup de grains de foi, donc je ferai plus que transporter des montagnes. Ce fut lui qu’on vit à Londres, en l’année 1707, accompagné de quelques savants, et même de savants qui avaient de l’esprit, annoncer publiquement qu’ils ressusciteraient un mort dans tel cimetière que l’on voudrait. Leurs raisonnements étaient toujours conduits par la synthèse. Ils disaient : Les vrais disciples doivent faire des miracles ; nous sommes les vrais disciples, nous ferons donc tout ce qu’il nous plaira. Des impies saints de l’Église romaine, qui n’étaient point géomètres, ont ressuscité beaucoup d’honnêtes gens : donc, à plus forte raison, nous, qui avons réformé les réformés, nous ressusciterons qui nous voudrons.

Il n’y a rien à répliquer à ces arguments ; ils sont dans la meilleure forme du monde. Voilà ce qui a inondé l’antiquité de prodiges ; voilà pourquoi les temples d’Esculape à Épidaure, et dans d’autres villes, étaient pleins d’ex-voto ; les voûtes étaient ornées de cuisses redressées, de bras remis, de petits enfants d’argent : tout était miracle.

Enfin le fameux protestant géomètre dont je parle était de si bonne foi, il assura si positivement qu’il ressusciterait les morts, et cette proposition plausible fit tant d’impression sur le peuple, que la reine Anne fut obligée de lui donner un jour, une heure et un cimetière à son choix, pour faire son miracle loyalement et en présence de la justice. Le saint géomètre choisit l’église cathédrale de Saint-Paul pour faire sa démonstration : le peuple se rangea en haie ; des soldats furent placés pour contenir les vivants et les morts dans le respect ; les magistrats prirent leurs places ; le greffier écrivit tout sur les registres publics ; on ne peut trop constater les nouveaux miracles. On déterra un corps au choix du saint ; il pria, il se jeta à genoux, il fit de très-pieuses contorsions ; ses compagnons l’imitèrent : le mort ne donna aucun signe de vie ; on le reporta dans son trou, et on punit légèrement le ressusciteur et ses adhérents. J’ai vu depuis un de ces pauvres gens ; il m’a avoué qu’un d’eux était en péché véniel, et que le mort en pâtit, sans quoi la résurrection était infaillible.

S’il était permis de révéler la turpitude de gens à qui l’on doit le plus sincère respect, je dirais ici que Newton, le grand Newton, a trouvé dans l’Apocalypse que le pape est l’antechrist, et bien d’autres choses de cette nature ; je dirais qu’il était arien très-sérieusement. Je sais que cet écart de Newton est à celui de mon autre géomètre comme l’unité est à l’infini : il n’y a point de comparaison à faire. Mais quelle pauvre espèce que le genre humain, si le grand Newton a cru trouver dans l’Apocalypse l’histoire présente de l’Europe !

Il semble que la superstition soit une maladie épidémique dont les âmes les plus fortes ne sont pas toujours exemptes. Il y a en Turquie des gens de très-bon sens, qui se feraient empaler pour certains sentiments d’Abubeker. Ces principes une fois admis, ils raisonnent très-conséquemment ; les navariciens, les radaristes, les jabaristes, se damnent chez eux réciproquement avec des arguments très-subtils ; ils tirent tous des conséquences plausibles, mais ils n’osent jamais examiner les principes.

Quelqu’un répand dans le monde qu’il y a un géant haut de soixante et dix pieds ; bientôt après tous les docteurs examinent de quelle couleur doivent être ses cheveux, de quelle grandeur est son pouce, quelles dimensions ont ses ongles : on crie, on cabale, on se bat ; ceux qui soutiennent que le petit doigt du géant n’a que quinze lignes de diamètre font brûler ceux qui affirment que le petit doigt a un pied d’épaisseur. « Mais, messieurs, votre géant existe-t-il ? dit modestement un passant. — Quel doute horrible ! s’écrient tous ces disputants ; quel blasphème ! quelle absurdité ! » Alors ils font tous une petite trêve pour lapider le passant ; et après l’avoir assassiné en cérémonie, de la manière la plus édifiante, ils se battent entre eux comme de coutume au sujet du petit doigt et des ongles.

FANTAISIE[59].

Fantaisie signifiait autrefois l’imagination, et on ne se servait guère de ce mot que pour exprimer cette faculté de l’âme qui reçoit les objets sensibles.

Descartes, Gassendi, et tous les philosophes de leur temps, disent que les espèces, les images des choses, se peignent en la fantaisie ; et c’est de là que vient le mot fantôme. Mais la plupart des termes abstraits sont reçus à la longue dans un sens différent de leur origine, comme des instruments que l’industrie emploie à des usages nouveaux.

Fantaisie veut dire aujourd’hui un désir singulier, un goût passager : il a eu la fantaisie d’aller à la Chine ; la fantaisie du jeu, du bal, lui a passé.

Un peintre fait un portrait de fantaisie, qui n’est d’après aucun modèle. Avoir des fantaisies, c’est avoir des goûts extraordinaires qui ne sont pas de durée. Fantaisie en ce sens est moins que bizarrerie et que caprice.

Le caprice peut signifier un dégoût subit et déraisonnable : il a eu la fantaisie de la musique, et il s’en est dégoûté par caprice.

La bizarrerie donne une idée d’inconséquence et de mauvais goût que la fantaisie n’exprime pas : il a eu la fantaisie de bâtir, mais il a construit sa maison dans un goût bizarre.

Il y a encore des nuances entre avoir des fantaisies et être fantasque : le fantasque approche beaucoup plus du bizarre.

Ce mot désigne un caractère inégal et brusque. L’idée d’agrément est exclue du mot fantasque, au lieu qu’il y a des fantaisies agréables.

On dit quelquefois, en conversation familière, des fantaisies musquées ; mais jamais on n’a entendu par ce mot, des bizarreries d’hommes d’un rang supérieur qu’on n’ose condamner, comme le dit le Dictionnaire de Trévoux : au contraire, c’est en les condamnant qu’on s’exprime ainsi ; et musquée, en cette occasion, est une explétive qui ajoute à la force du mot, comme on dit sottise pommée, folie fieffée, pour dire sottise et folie complète.


FASTE[60].

Des différentes significations de ce mot.

Faste vient originairement du latin fasti, jours de fête ; c’est en ce sens qu’Ovide l’entend dans son poëme intitulé les Fastes.

Godeau a fait sur ce modèle les Fastes de l’Église, mais avec moins de succès : la religion des Romains païens était plus propre à la poésie que celle des chrétiens ; à quoi on peut ajouter qu’Ovide était un meilleur poëte que Godeau.

Les fastes consulaires n’étaient que la liste des consuls.

Les fastes des magistrats étaient les jours où il était permis de plaider ; et ceux auxquels on ne plaidait pas s’appelaient néfastes, nefasti, parce qu’alors on ne pouvait parler, fari, en justice.

Ce mot nefastus, en ce sens, ne signifiait pas malheureux ; au contraire nefastus et nefandus furent l’attribut des jours infortunés en un autre sens, qui signifiait jours dont on ne doit point parler, jours dignes de l’oubli ; ille nefasto te posuit die. (Hor., ode xiii, liv. II, vers 1.)

Il y avait chez les Romains d’autres fastes encore, fasti urbis, fasti rustici : c’était un calendrier de l’usage de la ville et de la campagne.

On a toujours cherché dans ces jours de solennité à étaler quelque appareil dans ses vêtements, dans sa suite, dans ses festins. Cet appareil étalé dans d’autres jours s’est appelé faste. Il n’exprime que la magnificence dans ceux qui, par leur état, doivent représenter ; il exprime la vanité dans les autres.

Quoique le mot de faste ne soit pas toujours injurieux, fastueux l’est toujours. Un religieux qui fait parade de sa vertu met du faste jusque dans l’humilité même.


FAUSSETÉ[61].

Fausseté est le contraire de la vérité. Ce n’est pas proprement le mensonge, dans lequel il entre toujours du dessein.

On dit qu’il y a eu cent mille hommes écrasés dans le tremblement de terre de Lisbonne : ce n’est pas un mensonge, c’est une fausseté.

La fausseté est presque toujours encore plus qu’erreur ; la fausseté tombe plus sur les faits, l’erreur sur les opinions.

C’est une erreur de croire que le soleil tourne autour de la terre ; c’est une fausseté d’avancer que Louis XIV dicta le testament de Charles II.

La fausseté d’un acte est un crime plus grand que le simple mensonge ; elle désigne une imposture juridique, un larcin fait avec la plume.

Un homme a de la fausseté dans l’esprit quand il prend presque toujours à gauche ; quand, ne considérant pas l’objet entier, il attribue à un côté de l’objet ce qui appartient à l’autre, et que ce vice de jugement est tourné chez lui en habitude.

Il y a de la fausseté dans le cœur quand on s’est accoutumé à flatter et à se parer de sentiments qu’on n’a pas ; cette fausseté est pire que la dissimulation, et c’est ce que les Latins appelaient simulatio.

Il y a beaucoup de faussetés dans les historiens, des erreurs chez les philosophes, des mensonges dans presque tous les écrits polémiques, et encore plus dans les satiriques.

Les esprits faux sont insupportables, et les cœurs faux sont en horreur.


FAUSSETÉ DES VERTUS HUMAINES[62].

Quand le duc de La Rochefoucauld eut écrit ses pensées sur l’amour-propre, et qu’il eut mis à découvert ce ressort de l’homme, un monsieur Esprit, de l’Oratoire, écrivit un livre captieux, intitulé De la Fausseté des vertus humaines[63]. Cet Esprit dit qu’il n’y a point de vertu ; mais par grâce il termine chaque chapitre en renvoyant à la charité chrétienne. Aussi, selon le sieur Esprit, ni Caton, ni Aristide, ni Marc-Aurèle, ni Épictète, n’étaient des gens de bien : mais on n’en peut trouver que chez les chrétiens. Parmi les chrétiens, il n’y a de vertu que chez les catholiques ; parmi les catholiques, il fallait encore en excepter les jésuites, ennemis des oratoriens : partant, la vertu ne se trouvait guère que chez les ennemis des jésuites.

Ce monsieur Esprit commence par dire que la prudence n’est pas une vertu ; et sa raison est qu’elle est souvent trompée. C’est comme si on disait que César n’était pas un grand capitaine parce qu’il fut battu à Dirrachium.

Si monsieur Esprit avait été philosophe, il n’aurait pas examiné la prudence comme une vertu, mais comme un talent, comme une qualité utile, heureuse ; car un scélérat peut être très-prudent, et j’en ai connu de cette espèce. Ô la rage de prétendre que

Nul n’aura de vertu que nous et nos amis[64] !

Qu’est-ce que la vertu, mon ami ? c’est de faire du bien : fais-nous-en, et cela suffit. Alors nous te ferons grâce du motif. Quoi ! selon toi il n’y aura nulle différence entre le président de Thou et Ravaillac ? entre Cicéron et ce Popilius auquel il avait sauvé la vie, et qui lui coupa la tête pour de l’argent ? et tu déclareras Épictète et Porphyre des coquins, pour n’avoir pas suivi nos dogmes ? Une telle insolence révolte. Je n’en dirai pas davantage, car je me mettrais en colère.


FAVEUR[65].

De ce qu’on entend par ce mot.

Faveur, du mot latin favor, suppose plutôt un bienfait qu’une récompense.

On brigue sourdement la faveur ; on mérite et on demande hautement des récompenses.

Le dieu Faveur, chez les mythologistes romains, était fils de la Beauté et de la Fortune.

Toute faveur porte l’idée de quelque chose de gratuit ; il m’a fait la faveur de m’introduire, de me présenter, de recommander mon ami, de corriger mon ouvrage.

La faveur des princes est l’effet de leur goût et de la complaisance assidue ; la faveur du peuple suppose quelquefois du mérite, et plus souvent un hasard heureux.

Faveur diffère beaucoup de grâce. Cet homme est en faveur auprès du roi, et cependant il n’en a point encore obtenu de grâces.

On dit : Il a été reçu en grâce ; on ne dit point : Il a été reçu en faveur, quoiqu’on dise être en faveur ; c’est que la faveur suppose un goût habituel, et que faire grâce, recevoir en grâce, c’est pardonner, c’est moins que donner sa faveur.

Obtenir grâce est l’effet d’un moment ; obtenir la faveur est l’effet du temps. Cependant on dit également : Faites-moi la grâce, faites-moi la faveur de recommander mon ami.

Des lettres de recommandation s’appelaient autrefois des lettres de faveur. Sévère dit dans la tragédie de Polyeucte (acte II, scène i) :

Car je voudrais mourir plutôt que d’abuser
Des lettres de faveur que j’ai pour l’épouser.

On a la faveur, la bienveillance, non la grâce du prince et du public. On obtient la faveur de son auditoire par la modestie ; mais il ne vous fait pas grâce si vous êtes trop long.

Les mois des gradués, avril et octobre, dans lesquels un collateur peut donner un bénéfice simple au gradué le moins ancien, sont des mois de faveur et de grâce.

Cette expression faveur signifiant une bienveillance gratuite qu’on cherche à obtenir du prince ou du public, la galanterie l’a étendue à la complaisance des femmes ; et quoiqu’on ne dise point : Il a eu des faveurs du roi, on dit : Il a eu les faveurs d’une dame.

L’équivalent de cette expression n’est point connu en Asie, où les femmes sont moins reines.

On appelait autrefois faveurs, des rubans, des gants, des boucles, des nœuds d’épée, donnés par une dame.

Le comte d’Essex portait à son chapeau un gant de la reine Élisabeth, qu’il appelait faveur de la reine.

Enfin l’ironie se servit de ce mot pour signifier les suites fâcheuses d’un commerce hasardé : faveurs de Vénus, faveurs cuisantes.


FAVORI ET FAVORITE[66].

De ce qu’on entend par ces mots.

Ces mots ont un sens tantôt plus resserré, tantôt plus étendu. Quelquefois favori emporte l’idée de puissance, quelquefois seulement il signifie un homme qui plaît à son maître.

Henri III eut des favoris qui n’étaient que des mignons ; il en eut qui gouvernèrent l’État, comme les ducs de Joyeuse et d’Épernon. On peut comparer un favori à une pièce d’or, qui vaut ce que veut le prince.

Un ancien a dit : « Qui doit être le favori d’un roi ? C’est le peuple[67]. » On appelle les bons poëtes les favoris des muses, comme les gens heureux les favoris de la fortune, parce qu’on suppose que les uns et les autres ont reçu ces dons sans travail. C’est ainsi qu’on appelle un terrain fertile et bien situé le favori de la nature.

La femme qui plaît le plus au sultan s’appelle parmi nous la sultane favorite : on a fait l’histoire des favorites[68], c’est-à-dire des maîtresses des plus grands princes.

Plusieurs princes en Allemagne ont des maisons de campagne qu’on appelle la favorite.

Favori d’une dame ne se trouve plus que dans les romans et les historiettes du siècle passé.


FÉCOND[69].

Fécond est le synonyme de fertile, quand il s’agit de la culture des terres. On peut dire également un terrain fécond et fertile, fertiliser et féconder un champ.

La maxime, qu’il n’y a point de synonymes, veut dire seulement qu’on ne peut se servir dans toutes les occasions des mêmes mots : ainsi, une femelle, de quelque espèce qu’elle soit, n’est point fertile, elle est féconde.

On féconde des œufs, on ne les fertilise pas ; la nature n’est pas fertile, elle est féconde. Ces deux expressions sont quelquefois également employées au figuré et au propre : un esprit est fertile ou fécond en grandes idées.

Cependant les nuances sont si délicates qu’on dit un orateur fécond, et non pas un orateur fertile ; fécondité, et non fertilité de paroles ; cette méthode, ce principe, ce sujet est d’une grande fécondité, et non pas d’une grande fertilité ; la raison en est qu’un principe, un sujet, une méthode, produisent des idées qui naissent les unes des autres, comme des êtres successivement enfantés ; ce qui a rapport à la génération.

Bienheureux Scudéry dont la fertile plume...

(Boileau, sat. II, 77.)

Le mot fertile est là bien placé, parce que cette plume s’exerçait, se répandait sur toutes sortes de sujets.

Le mot fécond convient plus au génie qu’à la plume.

Il y a des temps féconds en crimes, et non pas fertiles en crimes.

L’usage enseigne toutes ces petites différences.


FÉLICITÉ[70].

Des différents usages de ce terme.

Félicité est l’état permanent, du moins pour quelque temps, d’une âme contente ; et cet état est bien rare.

Le bonheur vient du dehors : c’est originairement une bonne heure ; un bonheur vient, on a un bonheur ; mais on ne peut dire : Il m’est venu une félicité, j’ai eu une félicité ; et quand on dit : Cet homme jouit d’une félicité parfaite, une alors n’est pas pris numériquement, et signifie seulement qu’on croit que sa félicité est parfaite.

On peut avoir un bonheur sans être heureux : un homme a eu le bonheur d’échapper à un piége, et n’en est quelquefois que plus malheureux ; on ne peut pas dire de lui qu’il a éprouvé la félicité.

Il y a encore de la différence entre un bonheur et le bonheur, différence que le mot félicité n’admet point.

Un bonheur est un événement heureux : le bonheur, pris indécisivement, signifie une suite de ces événements.

Le plaisir est un sentiment agréable et passager : le bonheur, considéré comme sentiment, est une suite de plaisirs ; la prospérité, une suite d’heureux événements ; la félicité, une jouissance intime de sa prospérité.

L’auteur des Synonymes dit que « le bonheur est pour les riches, la félicité pour les sages, la béatitude pour les pauvres d’esprit » ; mais le bonheur paraît plutôt le partage des riches qu’il ne l’est en effet, et la félicité est un état dont on parle plus qu’on ne l’éprouve.

Ce mot ne se dit guère en prose au pluriel, par la raison que c’est un état de l’âme, comme tranquillité, sagesse, repos ; cependant la poésie, qui s’élève au-dessus de la prose, permet qu’on dise dans Polyeucte :

Où leurs félicités doivent être infinies.

(Acte IV, scène v.)

Que vos félicités, s’il se peut, soient parfaites !

(Zaïre, I, i.)

Les mots, en passant du substantif au verbe, ont rarement la même signification. Féliciter, qu’on emploie au lieu de congratuler, ne veut pas dire rendre heureux ; il ne dit pas même se réjouir avec quelqu’un de sa félicité : il veut dire simplement faire compliment sur un succès, sur un événement agréable ; il a pris la place de congratuler, parce qu’il est d’une prononciation plus douce et plus sonore.


FEMME[71].
Physique et morale.

En général elle est bien moins forte que l’homme, moins grande, moins capable de longs travaux ; son sang est plus aqueux, sa chair moins compacte, ses cheveux plus longs, ses membres plus arrondis, les bras moins musculeux, la bouche plus petite, les fesses plus relevées, les hanches plus écartées, le ventre plus large. Ces caractères distinguent les femmes dans toute la terre, chez toutes les espèces, depuis la Laponie jusqu’à la côte de Guinée, en Amérique comme à la Chine.

Plutarque, dans son troisième livre des Propos de table, prétend que le vin ne les enivre pas aussi aisément que les hommes ; et voici la raison qu’il apporte de ce qui n’est pas vrai. Je me sers de la traduction d’Amyot[72].

« La naturelle température des femmes est fort humide, ce qui leur rend la charnure ainsi molle, lissée et luisante, avec leurs purgations menstruelles. Quand donc le vin vient à tomber en une si grande humidité, alors, se trouvant vaincu, il perd sa couleur et sa force, et devient décoloré et éveux ; et en peut-on tirer quelque chose des paroles mêmes d’Aristote : car il dit que ceux qui boivent à grands traits sans reprendre haleine, ce que les anciens appelaient amusizein, ne s’enivrent pas si facilement parce que le vin ne leur demeure guère dedans le corps ; ainsi étant pressé et poussé à force, il passe tout outre à travers. Or le plus communément nous voyons que les femmes boivent ainsi, et si est vraisemblable que leur corps, à cause de la continuelle attraction qui se fait des humeurs par contre-bas pour leurs purgations menstruelles, est plein de plusieurs conduits, et percé de plusieurs tuyaux et écheneaux, desquels le vin venant à tomber en sort vilement et facilement sans se pouvoir attacher aux parties nobles et principales, lesquelles étant troublées, l’ivresse s’en ensuit. »

Cette physique est tout à fait digne des anciens.

Les femmes vivent un peu plus que les hommes, c’est-à-dire qu’en une génération on trouve plus de vieilles que de vieillards. C’est ce qu’ont pu observer en Europe tous ceux qui ont fait des relevés exacts des naissances et des morts. Il est à croire qu’il en est ainsi dans l’Asie et chez les négresses, les rouges, les cendrées, comme chez les blanches. Natura est semper sibi consona.

Nous avons rapporté ailleurs[73] un extrait d’un journal de la Chine, qui porte qu’en l’année 1725 la femme de l’empereur Yong-tching ayant fait des libéralités aux pauvres femmes de la Chine qui passaient soixante et dix ans[74] on compta dans la seule province de Kanton, parmi celles qui reçurent ces présents, 98,222 femmes de soixante et dix ans passés, 40,893 âgées de plus de quatre-vingts ans, et 3,453 d’environ cent années. Ceux qui aiment les causes finales disent que la nature leur accorde une plus longue vie qu’aux hommes pour les récompenser de la peine qu’elles prennent de porter neuf mois des enfants, de les mettre au monde, et de les nourrir. Il n’est pas à croire que la nature donne des récompenses ; mais il est probable que le sang des femmes étant plus doux, leurs fibres s’endurcissent moins vite.

Aucun anatomiste, aucun physicien n’a jamais pu connaître la manière dont elles conçoivent. Sanchez a eu beau assurer « Mariam et Spiritum sanctum emisisse semen in copulatione, et ex semine amborum natum esse Jesum », cette abominable impertinence de Sanchez, d’ailleurs très-savant, n’est adoptée aujourd’hui par aucun naturaliste.

[75] Les émissions périodiques de sang qui affaiblissent toujours les femmes pendant cette époque, les maladies qui naissent de la suppression, les temps de grossesse, la nécessité d’allaiter les enfants et de veiller continuellement sur eux, la délicatesse de leurs membres, les rendent peu propres aux fatigues de la guerre et à la fureur des combats. Il est vrai, comme nous l’avons dit, qu’on a vu dans tous les temps et presque dans tous les pays des femmes à qui la nature donna un courage et des forces extraordinaires, qui combattirent avec les hommes, et qui soutinrent de prodigieux travaux ; mais, après tout, ces exemples sont rares. Nous renvoyons à l’article Amazones.

Le physique gouverne toujours le moral. Les femmes étant plus faibles de corps que nous ; ayant plus d’adresse dans leurs doigts, beaucoup plus souples que les nôtres ; ne pouvant guère travailler aux ouvrages pénibles de la maçonnerie, de la charpente, de la métallurgie, de la charrue ; étant nécessairement chargées des petits travaux plus légers de l’intérieur de la maison, et surtout du soin des enfants ; menant une vie plus sédentaire ; elles doivent avoir plus de douceur dans le caractère que la race masculine ; elles doivent moins connaître les grands crimes : et cela est si vrai que, dans tous les pays policés, il y a toujours cinquante hommes au moins exécutés à mort contre une seule femme[76].

Montesquieu, dans son Esprit des lois[77], en promettant de parler de la condition des femmes dans les divers gouvernements, avance que « chez les Grecs les femmes n’étaient pas regardées comme dignes d’avoir part au véritable amour, et que l’amour n’avait chez eux qu’une forme qu’on n’ose dire. » Il cite Plutarque pour son garant.

C’est une méprise qui n’est guère pardonnable qu’à un esprit tel que Montesquieu, toujours entraîné par la rapidité de ses idées, souvent incohérentes.

Plutarque, dans son chapitre de l’amour, introduit plusieurs interlocuteurs ; et lui-même, sous le nom de Daphneus, réfute avec la plus grande force les discours que tient Protogènes en faveur de la débauche des garçons.

C’est dans ce même dialogue qu’il va jusqu’à dire qu’il y a dans l’amour des femmes quelque chose de divin ; il compare cet amour au soleil, qui anime la nature ; il met le plus grand bonheur dans l’amour conjugal, et il finit par le magnifique éloge de la vertu d’Éponine.

Cette mémorable aventure s’était passée sous les yeux mêmes de Plutarque, qui vécut quelque temps dans la maison de Vespasien. Cette héroïne, apprenant que son mari Sabinus, vaincu par les troupes de l’empereur, s’était caché dans une profonde caverne entre la Franche-Comté et la Champagne, s’y enferma seule avec lui, le servit, le nourrit pendant plusieurs années, en eut des enfants. Enfin, étant prise avec son mari et présentée à Vespasien, étonné de la grandeur de son courage, elle lui dit : « J’ai vécu plus heureuse sous la terre dans les ténèbres, que toi à la lumière du soleil au faîte de la puissance. » Plutarque affirme donc précisément le contraire de ce que Montesquieu lui fait dire ; il s’énonce même en faveur des femmes avec un enthousiasme très-touchant.

Il n’est pas étonnant qu’en tout pays l’homme se soit rendu le maître de la femme, tout étant fondé sur la force. Il a d’ordinaire beaucoup de supériorité par celle du corps et même de l’esprit.

On a vu des femmes très-savantes comme il en fut de guerrières ; mais il n’y en a jamais eu d’inventrices.

L’esprit de société et d’agrément est communément leur partage. Il semble, généralement parlant, qu’elles soient faites pour adoucir les mœurs des hommes.

Dans aucune république elles n’eurent jamais la moindre part au gouvernement ; elles n’ont jamais régné dans les empires purement électifs ; mais elles règnent dans presque tous les royaumes héréditaires de l’Europe, en Espagne, à Naples, en Angleterre, dans plusieurs États du Nord, dans plusieurs grands fiefs qu’on appelle féminins.

La coutume qu’on appelle loi salique les a exclues du royaume de France ; et ce n’est pas, comme le dit Mézerai, qu’elles fussent incapables de gouverner, puisqu’on leur a presque toujours accordé la régence.

On prétend que le cardinal Mazarin avouait que plusieurs femmes étaient dignes de régir un royaume, et qu’il ajoutait qu’il était toujours à craindre qu’elles ne se laissassent subjuguer par des amants incapables de gouverner douze poules. Cependant Isabelle en Castille, Élisabeth en Angleterre, Marie-Thérèse en Hongrie, ont bien démenti ce prétendu bon mot attribué au cardinal Mazarin. Et aujourd’hui nous voyons dans le Nord une législatrice[78] aussi respectée que le souverain de la Grèce, de l’Asie Mineure, de la Syrie et de l’Égypte est peu estimé.

L’ignorance a prétendu longtemps que les femmes sont esclaves pendant leur vie chez les mahométans, et qu’après leur mort elles n’entrent point dans le paradis. Ce sont deux grandes erreurs, telles qu’on en a débité toujours sur le mahométisme. Les épouses ne sont point du tout esclaves. Le sura ou chapitre iv du Koran leur assigne un douaire. Une fille doit avoir la moitié du bien dont hérite son frère. S’il n’y a que des filles, elles partagent entre elles les deux tiers de la succession, et le reste appartient aux parents du mort ; chacune des deux lignes en aura la sixième partie ; et la mère du mort a aussi un droit dans la succession. Les épouses sont si peu esclaves qu’elles ont permission de demander le divorce, qui leur est accordé quand leurs plaintes sont jugées légitimes.

Il n’est pas permis aux musulmans d’épouser leur belle-sœur, leur nièce, leur sœur de lait, leur belle-fille élevée sous la garde de leur femme ; il n’est pas permis d’épouser les deux sœurs. En cela ils sont bien plus sévères que les chrétiens, qui tous les jours achètent à Rome le droit de contracter de tels mariages, qu’ils pourraient faire gratis.


POLYGAMIE.

Mahomet a réduit le nombre illimité des épouses à quatre. Mais comme il faut être extrêmement riche pour entretenir quatre femmes selon leur condition, il n’y a que les plus grands seigneurs qui puissent user d’un tel privilége. Ainsi la pluralité des femmes ne fait point aux États musulmans le tort que nous leur reprochons si souvent, et ne les dépeuple pas, comme on le répète tous les jours dans tant de livres écrits au hasard.

Les Juifs, par un ancien usage établi selon leurs livres depuis Lamech, ont toujours eu la liberté d’avoir à la fois plusieurs femmes. David en eut dix-huit ; et c’est depuis ce temps que les rabbins déterminèrent à ce nombre la polygamie des rois, quoiqu’il soit dit que Salomon en eut jusqu’à sept cents[79].

Les mahométans n’accordent pas publiquement aujourd’hui aux Juifs la pluralité des femmes : ils ne les croient pas dignes de cet avantage ; mais l’argent, toujours plus fort que la loi, donne quelquefois en Orient et en Afrique, aux Juifs qui sont riches, la permission que la loi leur refuse.

On a rapporté sérieusement que Lélius Cinna, tribun du peuple, publia, après la mort de César, que ce dictateur avait voulu promulguer une loi qui donnait aux femmes le droit de prendre autant de maris qu’elles voudraient. Quel homme sensé ne voit que c’est là un conte populaire et ridicule, inventé pour rendre César odieux ? Il ressemble à cet autre conte, qu’un sénateur romain avait proposé en plein sénat de donner permission à César de coucher avec toutes les femmes qu’il voudrait. De pareilles inepties déshonorent l’histoire, et font tort à l’esprit de ceux qui les croient. Il est triste que Montesquieu ait ajouté foi à cette fable.

Il n’en est pas de même de l’empereur Valentinien Ier, qui, se disant chrétien, épousa Justine du vivant de Severa sa première femme, mère de l’empereur Gratien. Il était assez riche pour entretenir plusieurs femmes.

Dans la première race des rois francs, Gontran, Cherebert, Sigebert, Chilpéric, eurent plusieurs femmes à la fois. Gontran eut dans son palais Venerande, Mercatrude et Ostregile, reconnues pour femmes légitimes. Cherebert eut Meroflède, Marcovèse et Théodogile.

Il est difficile de concevoir comment l’ex-jésuite Nonotte a pu, dans son ignorance, pousser la hardiesse jusqu’à nier ces faits, jusqu’à dire que les rois de cette première race n’usèrent point de la polygamie, et jusqu’à défigurer dans un libelle en deux volumes[80] plus de cent vérités historiques, avec la confiance d’un régent qui dicte des leçons dans un collége. Des livres dans ce goût ne laissent pas de se vendre quelque temps dans les provinces où les jésuites ont encore un parti ; ils séduisent quelques personnes peu instruites.

Le P. Daniel, plus savant, plus judicieux, avoue la polygamie des rois francs sans aucune difficulté ; il ne nie pas les trois femmes de Dagobert Ier ; il dit expressément que Théodebert épousa Deuterie, quoiqu’il eût une autre femme nommée Visigalde, et quoique Deuterie eût un mari. Il ajoute qu’en cela il imita son oncle Clotaire, lequel épousa la veuve de Clodomir son frère, quoiqu’il eût déjà trois femmes.

Tous les historiens font les mêmes aveux. Comment, après tous ces témoignages, souffrir l’impudence d’un ignorant qui parle en maître, et qui ose dire, en débitant de si énormes sottises, que c’est pour la défense de la religion ; comme s’il s’agissait, dans un point d’histoire, de notre religion vénérable et sacrée, que des calomniateurs méprisables font servir à leurs ineptes impostures !


De la polygamie permise par quelques papes et par quelques réformateurs.

L’abbé de Fleury, auteur de l’Histoire ecclésiastique, rend plus de justice à la vérité dans tout ce qui concerne les lois et les usages de l’Église. Il avoue que Boniface, apôtre de la basse Allemagne, ayant consulté, l’an 726, le pape Grégoire II pour savoir en quel cas un mari peut avoir deux femmes, Grégoire II lui répondit, le 22 novembre de la même année, ces propres mots : « Si une femme est attaquée d’une maladie qui la rende peu propre au devoir conjugal, le mari peut se marier à une autre ; mais il doit donner à la femme malade les secours nécessaires. » Cette décision paraît conforme à la raison et à la politique ; elle favorise la population, qui est l’objet du mariage.

Mais ce qui ne paraît ni selon la raison, ni selon la politique, ni selon la nature, c’est la loi qui porte qu’une femme séparée de corps et de biens de son mari ne peut avoir un autre époux, ni le mari prendre une autre femme. Il est évident que voilà une race perdue pour la peuplade, et que si cet époux et cette épouse séparés ont tous deux un tempérament indomptable, ils sont nécessairement exposés et forcés à des péchés continuels dont les législateurs doivent être responsables devant Dieu si...

Les décrétales des papes n’ont pas toujours eu pour objet ce qui est convenable au bien des États et à celui des particuliers. Cette même décrétale du pape Grégoire II, qui permet en certains cas la bigamie, prive à jamais de la société conjugale les garçons et les filles que leurs parents auront voués à l’Église dans leur plus tendre enfance. Cette loi semble aussi barbare qu’injuste : c’est anéantir à la fois des familles ; c’est forcer la volonté des hommes avant qu’ils aient une volonté ; c’est rendre à jamais les enfants esclaves d’un vœu qu’ils n’ont point fait ; c’est détruire la liberté naturelle ; c’est offenser Dieu et le genre humain.

La polygamie de Philippe, landgrave de Hesse, dans la communion luthérienne, en 1539, est assez publique[81]. J’ai connu un des souverains dans l’empire d’Allemagne, dont le père, ayant épousé une luthérienne, eut permission du pape de se marier à une catholique, et qui garda ses deux femmes.

Il est public en Angleterre, et on voudrait le nier en vain, que le chancelier Cowper épousa deux femmes qui vécurent ensemble dans sa maison avec une concorde singulière qui fit honneur à tous trois. Plusieurs curieux ont encore le petit livre que ce chancelier composa en faveur de la polygamie.

Il faut se défier des auteurs qui rapportent que dans quelques pays les lois permettent aux femmes d’avoir plusieurs maris. Les hommes, qui partout ont fait les lois, sont nés avec trop d’amour-propre, sont trop jaloux de leur autorité, ont communément un tempérament trop ardent en comparaison de celui des femmes, pour avoir imaginé une telle jurisprudence. Ce qui n’est pas conforme au train ordinaire de la nature est rarement vrai. Mais ce qui est fort ordinaire, surtout dans les anciens voyageurs, c’est d’avoir pris un abus pour une loi.

L’auteur de l’Esprit des lois prétend[82] que sur la côte de Malabar, dans la caste des Naïres, les hommes ne peuvent avoir qu’une femme, et qu’une femme au contraire peut avoir plusieurs maris ; il cite des auteurs suspects, et surtout Pirard. On ne devrait parler de ces coutumes étranges qu’en cas qu’on eût été longtemps témoin oculaire. Si on en fait mention, ce doit être en doutant : mais quel est l’esprit vif qui sache douter ?

« La lubricité des femmes, dit-il[83] est si grande à Patane que les hommes sont contraints de se faire certaines garnitures pour se mettre à l’abri de leurs entreprises. »

Le président de Montesquieu n’alla jamais à Patane. M. Linguet ne remarque-t-il pas très-judicieusement que ceux qui imprimèrent ce conte étaient des voyageurs qui se trompaient ou qui voulaient se moquer de leurs lecteurs ? Soyons juste, aimons le vrai, ne nous laissons pas séduire, jugeons par les choses et non par les noms.


Suite des réflexions sur la polygamie[84].

Il semble que le pouvoir, et non la convention, ait fait toutes les lois, surtout en Orient. C’est là qu’on voit les premiers esclaves, les premiers eunuques, le trésor du prince composé de ce qu’on a pris au peuple.

Qui peut vêtir, nourrir et amuser plusieurs femmes, les a dans sa ménagerie, et leur commande despotiquement.

Ben-Aboul-Kiba, dans son Miroir des fidèles, rapporte qu’un des vizirs du grand Soliman tint ce discours à un agent du grand Charles-Quint :

« Chien de chrétien, pour qui j’ai d’ailleurs une estime toute particulière, peux-tu bien me reprocher d’avoir quatre femmes selon nos saintes lois, tandis que tu vides douze quartauts par an, et que je ne bois pas un verre de vin ? Quel bien fais-tu au monde en passant plus d’heures à table que je n’en passe au lit ? Je peux donner quatre enfants chaque année pour le service de mon auguste maître ; à peine en peux-tu fournir un. Et qu’est-ce que l’enfant d’un ivrogne ? Sa cervelle sera offusquée des vapeurs du vin qu’aura bu son père. Que veux-tu d’ailleurs que je devienne quand deux de mes femmes sont en couches ? Ne faut-il pas que j’en serve deux autres, ainsi que ma loi me le commande ? Que deviens-tu, quel rôle joues-tu dans les derniers mois de la grossesse de ton unique femme, et pendant ses couches, et pendant ses maladies ? Il faut que tu restes dans une oisiveté honteuse, ou que tu cherches une autre femme. Te voilà nécessairement entre deux péchés mortels, qui te feront tomber tout raide, après ta mort, du pont aigu au fond de l’enfer.

« Je suppose que dans nos guerres contre les chiens de chrétiens nous perdions cent mille soldats : voilà près de cent mille filles à pourvoir. N’est-ce pas aux riches à prendre soin d’elles ? Malheur à tout musulman assez tiède pour ne pas donner retraite chez lui à quatre jolies filles en qualité de ses légitimes épouses, et pour ne pas les traiter selon leurs mérites !

« Comment donc sont faits dans ton pays la trompette du jour, que tu appelles coq, l’honnête bélier, prince des troupeaux, le taureau, souverain des vaches ? Chacun d’eux n’a-t-il pas son sérail ? Il te sied bien vraiment de me reprocher mes quatre femmes, tandis que notre grand prophète en a eu dix-huit, David le Juif autant, et Salomon le Juif sept cents de compte fait, avec trois cents concubines ! Tu vois combien je suis modeste. Cesse de reprocher la gourmandise à un sage qui fait de si médiocres repas. Je te permets de boire ; permets-moi d’aimer. Tu changes de vins, souffre que je change de femmes. Que chacun laisse vivre les autres à la mode de leur pays. Ton chapeau n’est point fait pour donner des lois à mon turban ; ta fraise et ton petit manteau ne doivent point commander à mon doliman. Achève de prendre ton café avec moi, et vas-t’en caresser ton Allemande, puisque tu es réduit à elle seule. »


Réponse de l’Allemand.

« Chien de musulman, pour qui je conserve une vénération profonde, avant d’achever mon café je veux confondre tes propos. Qui possède quatre femmes possède quatre harpies, toujours prêtes à se calomnier, à se nuire, à se battre : le logis est l’antre de la Discorde. Aucune d’elles ne peut t’aimer : chacune n’a qu’un quart de ta personne, et ne pourrait tout au plus te donner que le quart de son cœur. Aucune ne peut te rendre la vie agréable : ce sont des prisonnières qui, n’ayant jamais rien vu, n’ont rien à te dire. Elles ne connaissent que toi : par conséquent tu les ennuies. Tu es leur maître absolu : donc elles te haïssent. Tu es obligé de les faire garder par un eunuque, qui leur donne le fouet quand elles ont fait trop de bruit. Tu oses te comparer à un coq ! mais jamais un coq n’a fait fouetter ses poules par un chapon. Prends tes exemples chez les animaux ; ressemble-leur tant que tu voudras : moi, je veux aimer en homme ; je veux donner tout mon cœur, et qu’on me donne le sien. Je rendrai compte de cet entretien ce soir à ma femme, et j’espère qu’elle

en sera contente. À l’égard du vin que tu me reproches, apprends que s’il est mal d’en boire en Arabie, c’est une habitude très-louable en Allemagne. Adieu. »
FERMETÉ[85].

Fermeté vient de ferme, et signifie autre chose que solidité et dureté : une toile serrée, un sable battu, ont de la fermeté sans être durs ni solides.

Il faut toujours se souvenir que les modifications de l’âme ne peuvent s’exprimer que par des images physiques : on dit la fermeté de l’âme, de l’esprit ; ce qui ne signifie pas plus solidité ou dureté qu’au propre.

La fermeté est l’exercice du courage de l’esprit ; elle suppose une résolution éclairée : l’opiniâtreté au contraire suppose de l’aveuglement.

Ceux qui ont loué la fermeté du style de Tacite n’ont pas tant de tort que le prétend le P. Bouhours : c’est un terme hasardé, mais placé, qui exprime l’énergie et la force des pensées et du style.

On peut dire que La Bruyère a un style ferme, et que d’autres écrivains n’ont qu’un style dur.


FERRARE[86].

Ce que nous avons à dire ici de Ferrare n’a aucun rapport à la littérature, principal objet de nos questions ; mais il en a un très-grand avec la justice, qui est plus nécessaire que les belles-lettres, et bien moins cultivée, surtout en Italie.

[87] Ferrare était constamment un fief de l’empire, ainsi que Parme et Plaisance. Le pape Clément VIII en dépouilla César d’Este à main armée, en 1597. Le prétexte de cette tyrannie était bien singulier pour un homme qui se dit l’humble vicaire de Jésus-Christ.

Le duc Alfonse d’Este, premier du nom, souverain de Ferrare, de Modène, d’Este, de Carpi, de Rovigno, avait épousé une simple citoyenne de Ferrare, nommée Laura Eustochia, dont il avait eu trois enfants avant son mariage, reconnus par lui solennellement en face d’Église. Il ne manqua à cette reconnaissance aucune des formalités prescrites par les lois. Son successeur Alfonse d’Este fut reconnu duc de Ferrare. Il épousa Julie d’Urbin, fille de François duc d’Urbin, dont il eut cet infortuné César d’Este, héritier incontestable de tous les biens de la maison, et déclaré héritier par le dernier duc, mort le 27 octobre 1597. Le pape Clément VIII, du nom d’Aldobrandin, originaire d’une famille de négociants de Florence, osa prétexter que la grand’mère de César d’Este n’était pas assez noble, et que les enfants qu’elle avait mis au monde devaient être regardés comme des bâtards. La première raison est ridicule et scandaleuse dans un évêque ; la seconde est insoutenable dans tous les tribunaux de l’Europe : car si le duc n’était pas légitime, il devait perdre Modène et ses autres États ; et s’il n’y avait point de vice dans sa naissance, il devait garder Ferrare comme Modène.

L’acquisition de Ferrare était trop belle pour que le pape ne fît pas valoir toutes les décrétales et toutes les décisions des braves théologiens qui assurent que le pape peut rendre juste ce qui est injuste. En conséquence, il excommunia d’abord César d’Este ; et comme l’excommunication prive nécessairement un homme de tous ses biens, le père commun des fidèles leva des troupes contre l’excommunié pour lui ravir son héritage au nom de l’Église. Ces troupes furent battues ; mais le duc de Modène et de Ferrare vit bientôt ses finances épuisées et ses amis refroidis.

Ce qu’il y eut de plus déplorable, c’est que le roi de France Henri IV se crut obligé de prendre le parti du pape, pour balancer le crédit de Philippe II à la cour de Rome, C’est ainsi que le bon roi Louis XII, moins excusable, s’était déshonoré en s’unissant avec le monstre Alexandre VI et son exécrable bâtard le duc Borgia. Il fallut céder : alors le pape fit envahir Ferrare par le cardinal Aldobrandin, qui entra dans cette florissante ville avec mille chevaux et cinq mille fantassins.

Il est bien triste qu’un homme tel que Henri IV ait descendu à cette indignité, qu’on appelle politique. Les Caton, les Métellus, les Scipion, les Fabricius, n’auraient point ainsi trahi la justice pour plaire à un prêtre ? et à quel prêtre !

Depuis ce temps, Ferrare devint déserte ; son terroir inculte se couvrit de marais croupissants. Ce pays avait été, sous la maison d’Este, un des plus beaux de l’Italie ; le peuple regretta toujours ses anciens maîtres. Il est vrai que le duc fut dédommagé : on lui donna la nomination à un évêché et à une cure, et on lui fournit même quelques minots de sel des magasins de Cervia. Mais il n’est pas moins vrai que la maison de Modène a des droits incontestables et imprescriptibles sur ce duché de Ferrare, dont elle est si indignement dépouillée.

Maintenant, mon cher lecteur, supposons que cette scène se fût passée du temps où Jésus-Christ, ressuscité, apparaissait à ses apôtres, et que Simon Barjone, surnommé Pierre, eût voulu s’emparer des États de ce pauvre duc de Ferrare. Imaginons que le duc va demander justice en Béthanie au Seigneur Jésus ; n’entendez-vous pas notre Seigneur qui envoie chercher sur-le-champ Simon, et qui lui dit : « Simon, fils de Jone, je t’ai donné les clefs du royaume des cieux : on sait comme ces clefs sont faites ; mais je ne t’ai pas donné celles de la terre. Si on t’a dit que le ciel entoure le globe et que le contenu est dans le contenant, t’es-tu imaginé que les royaumes d’ici-bas t’appartiennent, et que tu n’as qu’à t’emparer de tout ce qui te convient ? Je t’ai déjà défendu de dégainer. Tu me parais un composé fort bizarre ; tantôt tu coupes, à ce qu’on dit, une oreille à Malchus ; tantôt tu me renies : sois plus doux et plus honnête ; ne prends ni le bien ni les oreilles de personne, de peur qu’on ne te donne sur les tiennes. »


FERTILISATION[88].

SECTION PREMIÈRE.

1° Je propose des vues générales sur la fertilisation. Il ne s’agit pas ici de savoir en quel temps il faut semer des navets vers les Pyrénées et vers Dunkerque ; il n’y a point de paysan qui ne connaisse ces détails mieux que tous les maîtres et tous les livres. Je n’examine point les vingt et une manières de parvenir à la multiplication du blé, parmi lesquelles il n’y en a pas une de vraie, car la multiplication des germes dépend de la préparation des terres, et non de celle des grains. Il en est du blé comme de tous les autres fruits : vous aurez beau mettre un noyau de pêche dans de la saumure ou de la lessive, vous n’aurez de bonnes pêches qu’avec des abris et un sol convenable.

2° Il y a dans toute la zone tempérée de bons, de médiocres et de mauvais terroirs. Le seul moyen, peut-être, de rendre les bons encore meilleurs, de fertiliser les médiocres, et de tirer parti des mauvais, est que les seigneurs des terres les habitent.

Les médiocres terrains, et surtout les mauvais, ne pourront jamais être amendés par des fermiers ; ils n’en ont ni la faculté ni la volonté ; ils afferment à vil prix, font très-peu de profit, et laissent la terre en plus mauvais état qu’ils ne l’ont prise.

3° Il faut de grandes avances pour améliorer de vastes champs. Celui qui écrit ces réflexions a trouvé dans un très-mauvais pays un vaste terrain inculte qui appartenait à des colons. Il leur a dit : Je pourrais le cultiver à mon profit par le droit de déshérence ; je vais le défricher pour vous et pour moi à mes dépens. Quand j’aurai changé ces bruyères en pâturages, nous y engraisserons des bestiaux : ce petit canton sera plus riche et plus peuplé.

Il en est de même des marais, qui étendent sur tant de contrées la stérilité et la mortalité. Il n’y a que les seigneurs qui puissent détruire ces ennemis du genre humain. Et si ces marais sont trop vastes, le gouvernement seul est assez puissant pour faire de telles entreprises ; il y a plus à gagner que dans une guerre.

4° Les seigneurs seuls seront longtemps en état d’employer le semoir. Cet instrument est coûteux ; il faut souvent le rétablir ; nul ouvrier de campagne n’est en état de le construire ; aucun colon ne s’en chargera ; et si vous lui en donnez un, il épargnera trop la semence, et fera de médiocres récoltes.

Cependant cet instrument, employé à propos, doit épargner environ le tiers de la semence, et par conséquent enrichir le pays d’un tiers ; voilà la vraie multiplication. Il est donc très-important de le rendre d’usage, et de longtemps il n’y aura que les riches qui pourront s’en servir.

5° Les seigneurs peuvent faire la dépense du van cribleur, qui, quand il est bien conditionné, épargne beaucoup de bras et de temps. En un mot, il est clair que si la terre ne rend pas ce qu’elle peut donner, c’est que les simples cultivateurs ne sont pas en état de faire les avances. La culture de la terre est une vraie manufacture : il faut pour que la manufacture fleurisse que l’entrepreneur soit riche.

6° La prétendue égalité des hommes, que quelques sophistes mettent à la mode, est une chimère pernicieuse. S’il n’y avait pas trente manœuvres pour un maître, la terre ne serait pas cultivée. Quiconque possède une charrue a besoin de deux valets et de plusieurs hommes de journée. Plus il y aura d’hommes qui n’auront que leurs bras pour toute fortune, plus les terres seront en valeur. Mais pour employer utilement ces bras, il faut que les seigneurs soient sur les lieux[89].

7° Il ne faut pas qu’un seigneur s’attende, en faisant cultiver sa terre sous ses yeux, à faire la fortune d’un entrepreneur des hôpitaux ou des fourrages de l’armée ; mais il vivra dans la plus honorable abondance[90].

8º S’il fait la dépense d’un étalon, il aura en quatre ans de beaux chevaux qui ne lui coûteront rien ; il y gagnera, et l’État aussi.

Si le fermier est malheureusement obligé de vendre tous les veaux et toutes les génisses pour être en état de payer le roi et son maître, le même seigneur fait élever ces génisses et quelques veaux. Il a au bout de trois ans des troupeaux considérables sans frais. Tous ces détails produisent l’agréable et l’utile. Le goût de ces occupations augmente chaque jour ; le temps affaiblit presque toutes les autres.

9º S’il y a de mauvaises récoltes, des dommages, des pertes, le seigneur est en état de les réparer. Le fermier et le métayer ne peuvent même les supporter. Il est donc essentiel à l’État que les possesseurs habitent souvent leurs domaines.

10º Les évêques qui résident font du bien aux villes. Si les abbés commendataires résidaient, ils feraient du bien aux campagnes : leur absence est préjudiciable.

11° Il est d’autant plus nécessaire de songer aux richesses de la terre que les autres peuvent aisément nous échapper ; la balance du commerce peut ne nous être plus favorable ; nos espèces peuvent passer chez l’étranger, les biens fictifs peuvent se perdre, la terre reste.

12° Nos nouveaux besoins nous imposent la nécessité d’avoir de nouvelles ressources. Les Français et les autres peuples n’avaient point imaginé, du temps de Henri IV, d’infecter leurs nez d’une poudre noire et puante, et de porter dans leurs poches des linges remplis d’ordure, qui auraient inspiré autrefois l’horreur et le dégoût. Cet article seul coûte au moins à la France six millions par an. Le déjeuner de leurs pères n’était pas préparé par les quatre parties du monde ; ils se passaient de l’herbe et de la terre de la Chine, des roseaux qui croissent en Amérique, et des fèves de l’Arabie. Ces nouvelles denrées, et beaucoup d’autres, que nous payons argent comptant, peuvent nous épuiser. Une compagnie de négociants qui n’a jamais pu en quarante années donner un sou de dividende à ses actionnaires sur le produit de son commerce, et qui ne les paye que d’une partie du revenu du roi, peut être à charge à la longue. L’agriculture est donc la ressource indispensable.

13° Plusieurs branches de cette ressource sont négligées. Il y a, par exemple, trop peu de ruches, tandis qu’on fait une prodigieuse consommation de bougies. Il n’y a point de maison un peu forte où l’on n’en brûle pour deux ou trois écus par jour. Cette seule dépense entretiendrait une famille économe. Nous consommons cinq ou six fois plus de bois de chauffage que nos pères ; nous devons donc avoir plus d’attention à planter et à entretenir nos plants : c’est ce que le fermier n’est pas même en droit de faire ; c’est ce que le seigneur ne fera que lorsqu’il gouvernera lui-même ses possessions.

14° Lorsque les possesseurs des terres sur les frontières y résident, les manœuvres, les ouvriers étrangers, viennent s’y établir ; le pays se peuple insensiblement ; il se forme des races d’hommes vigoureux. La plupart des manufactures corrompent la taille des ouvriers ; leur race s’affaiblit. Ceux qui travaillent aux métaux abrégent leurs jours. Les travaux de la campagne, au contraire, fortifient et produisent des générations robustes, pourvu que la débauche des jours de fêtes n’altère pas le bien que font le travail et la sobriété.

15° On sait assez quelles sont les funestes suites de l’oisive intempérance attachée à ces jours qu’on croit consacrés à la religion, et qui ne le sont qu’aux cabarets. On sait quelle supériorité le retranchement de ces jours dangereux a donnée aux protestants sur nous. Notre raison commence enfin à se développer au point de nous faire sentir confusément que l’oisiveté et la débauche ne sont pas si précieuses devant Dieu qu’on le croyait. Plus d’un évêque a rendu à la terre, pendant quarante jours de l’année ou environ, des hommes qu’elle demandait pour la cultiver. Mais sur les frontières, où beaucoup de nos domaines se trouvent dans l’évêché d’un étranger, il arrive trop souvent, soit par contradiction, soit par une infâme politique, que ces étrangers se plaisent à nous accabler d’un fardeau que les plus sages de nos prélats ont ôté à nos cultivateurs, à l’exemple du pape. Le gouvernement peut aisément nous délivrer de ce très-grand mal que ces étrangers nous font. Ils sont en droit d’obliger nos colons à entendre une messe le jour de Saint-Roch ; mais au fond, ils ne sont pas en droit d’empêcher les sujets du roi de cultiver après la messe une terre qui appartient au roi, et dont il partage les fruits. Et ils doivent savoir qu’on ne peut mieux s’acquitter de son devoir envers Dieu qu’en le priant le matin, et en obéissant le reste du jour à la loi qu’il nous a imposée de travailler.

16º Plusieurs personnes ont établi des écoles dans leurs terres, j’en ai établi moi-même, mais je les crains. Je crois convenable que quelques enfants apprennent à lire, à écrire, à chiffrer ; mais que le grand nombre, surtout les enfants des manœuvres, ne sachent que cultiver, parce qu’on n’a besoin que d’une plume pour deux ou trois cents bras. La culture de la terre ne demande qu’une intelligence très-commune ; la nature a rendu faciles tous les travaux auxquels elle a destiné l’homme : il faut donc employer le plus d’hommes qu’on peut à ces travaux faciles, et les leur rendre nécessaires[91].

17° Le seul encouragement des cultivateurs est le commerce des denrées. Empêcher les blés de sortir du royaume, c’est dire aux étrangers que nous en manquons, et que nous sommes de mauvais économes. Il y a quelquefois cherté en France, mais rarement disette. Nous fournissons les cours de l’Europe de danseurs et de perruquiers ; il vaudrait mieux les fournir de froment. Mais c’est à la prudence du gouvernement d’étendre ou de resserrer ce grand objet de commerce. Il n’appartient pas à un particulier qui ne voit que son canton de proposer des vues à ceux qui voient et qui embrassent le bien général du royaume.

18° La réparation et l’entretien des chemins de traverse est un objet important. Le gouvernement s’est signalé par la confection des voies publiques, qui font à la fois l’avantage et l’ornement de la France. Il a aussi donné des ordres très-utiles pour les chemins de traverse ; mais ces ordres ne sont pas si bien exécutés que ceux qui regardent les grands chemins. Le même colon qui voiturerait ses denrées de son village au marché voisin en une heure de temps avec un cheval, y parvient à peine avec deux chevaux en trois heures, parce qu’il ne prend pas le soin de donner un écoulement aux eaux, de combler une ornière, de porter un peu de gravier ; et ce peu de peine qu’il s’est épargnée lui cause à la fin de très-grandes peines et de grands dommages.

19° Le nombre des mendiants est prodigieux, et malgré les lois, on laisse cette vermine se multiplier. Je demanderais qu’il fût permis à tous les seigneurs de retenir et faire travailler à un prix raisonnable tous les mendiants robustes, hommes et femmes, qui mendieront sur leurs terres.

20° S’il m’était permis d’entrer dans des vues plus générales, je répéterais ici combien le célibat est pernicieux. Je ne sais s’il ne serait point à propos d’augmenter d’un tiers la taille et la capitation de quiconque ne serait pas marié à vingt-cinq ans[92]. Je ne sais s’il ne serait pas utile d’exempter d’impôts quiconque aurait sept enfants mâles, tant que le père et les sept enfants vivraient ensemble. M. Colbert exempta tous ceux qui auraient douze enfants ; mais ce cas arrive si rarement que la loi était inutile.

21° On a fait des volumes sur tous les avantages qu’on peut retirer de la campagne, sur les améliorations, sur les blés, les légumes, les pâturages, les animaux domestiques, et sur mille secrets presque tous chimériques[93]. Le meilleur secret est de veiller soi-même à son domaine.


SECTION II[94].

Pourquoi certaines terres sont mal cultivées.

Je passai un jour par de belles campagnes, bordées d’un côté d’une forêt adossée à des montagnes, et de l’autre par une vaste étendue d’eau saine et claire qui nourrit d’excellents poissons. C’est le plus bel aspect de la nature ; il termine les frontières de plusieurs États ; la terre y est couverte de bétail, et elle le serait de fleurs et de fruits toute l’année, sans les vents et les grêles qui désolent souvent cette contrée délicieuse, et qui la changent en Sibérie.

Je vis à l’entrée de cette petite province une maison bien bâtie, où demeuraient sept ou huit hommes bien faits et vigoureux. Je leur dis : « Vous cultivez sans doute un héritage fertile dans ce beau séjour ? — Nous, monsieur, nous avilir à rendre féconde la terre qui doit nourrir l’homme ! nous ne sommes pas faits pour cet indigne métier. Nous poursuivons les cultivateurs qui portent le fruit de leurs travaux d’un pays dans un autre ; nous les chargeons de fers : notre emploi est celui des héros. Sachez que, dans ce pays de deux lieues sur six, nous avons quatorze maisons aussi respectables que celle-ci, consacrées à cet usage. La dignité dont nous sommes revêtus nous distingue des autres citoyens ; et nous ne payons aucune contribution, parce que nous ne travaillons à rien qu’à faire trembler ceux qui travaillent. »

Je m’avançai tout confus vers une autre maison ; je vis dans un jardin bien tenu un homme entouré d’une nombreuse famille : je croyais qu’il daignait cultiver son jardin ; j’appris qu’il était revêtu de la charge de contrôleur du grenier à sel.

Plus loin demeurait le directeur de ce grenier, dont les revenus étaient établis sur les avanies faites à ceux qui viennent acheter de quoi donner un peu de goût à leur bouillon. Il y avait des juges de ce grenier, où se conserve l’eau de la mer réduite en figures irrégulières ; des élus dont la dignité consistait à écrire les noms des citoyens, et ce qu’ils doivent au fisc ; des agents qui partageaient avec les receveurs de ce fisc ; des hommes revêtus d’offices de toute espèce, les uns conseillers du roi n’ayant jamais donné de conseil, les autres secrétaires du roi n’ayant jamais su le moindre de ses secrets. Dans cette multitude de gens qui se pavanaient de par le roi, il y en avait un assez grand nombre revêtus d’un habit ridicule, et chargés d’un grand sac qu’ils se faisaient remplir de la part de Dieu.

Il y en avait d’autres plus proprement vêtus, et qui avaient des appointements plus réglés pour ne rien faire. Ils étaient originairement payés pour chanter de grand matin ; et depuis plusieurs siècles ils ne chantaient qu’à table.

Enfin, je vis dans le lointain quelques spectres à demi nus, qui écorchaient, avec des bœufs aussi décharnés qu’eux, un sol encore plus amaigri ; je compris pourquoi la terre n’était pas aussi fertile qu’elle pouvait l’être.



FÊTES.
SECTION PREMIÈRE[95].

Un pauvre gentilhomme du pays d’Haguenau cultivait sa petite terre, et sainte Ragonde ou Radegonde était la patronne de sa paroisse. Or il arriva que le jour de la fête de sainte Ragonde, il fallut donner une façon à un champ de ce pauvre gentilhomme, sans quoi tout était perdu. Le maître, après avoir assisté dévotement à la messe avec tout son monde, alla labourer sa terre, dont dépendait le maintien de sa famille ; et le curé et les autres paroissiens allèrent boire, selon l’usage.

Le curé, en buvant, apprit l’énorme scandale qu’on osait donner dans sa paroisse, par un travail profane : il alla, tout rouge de colère et de vin, trouver le cultivateur, et lui dit : « Monsieur, vous êtes bien insolent et bien impie d’oser labourer votre champ au lieu d’aller au cabaret comme les autres. — Je conviens, monsieur, dit le gentilhomme, qu’il faut boire à l’honneur de la sainte ; mais il faut aussi manger, et ma famille mourrait de faim si je ne labourais pas. — Buvez et mourez, lui dit le curé. — Dans quelle loi, dans quel concile cela est-il écrit ? dit le cultivateur. — Dans Ovide, dit le curé. — J’en appelle comme d’abus, dit le gentilhomme. Dans quel endroit d’Ovide avez-vous lu que je dois aller au cabaret plutôt que de labourer mon champ le jour de sainte Ragonde ? »

Vous remarquerez que le gentilhomme et le pasteur avaient très-bien fait leurs études. « Lisez la métamorphose des filles de Minée, dit le curé. — Je l’ai lue, dit l’autre, et je soutiens que cela n’a nul rapport à ma charrue. — Comment, impie ! vous ne vous souvenez pas que les filles de Minée furent changées en chauves-souris pour avoir filé un jour de fête ? — Le cas est bien différent, répliqua le gentilhomme : ces demoiselles n’avaient rendu aucun honneur à Bacchus ; et moi, j’ai été à la messe de sainte Ragonde ; vous n’avez rien à me dire : vous ne me changerez point en chauve-souris. — Je ferai pis, dit le prêtre ; je vous ferai mettre à l’amende. » Il n’y manqua pas. Le pauvre gentilhomme fut ruiné ; il quitta le pays avec sa famille et ses valets, passa chez l’étranger, se fit luthérien, et sa terre resta inculte plusieurs années.

On conta cette aventure à un magistrat de bon sens et de beaucoup de piété. Voici les réflexions qu’il fit à propos de sainte Ragonde.

« Ce sont, disait-il, les cabaretiers sans doute qui ont inventé ce prodigieux nombre de fêtes : la religion des paysans et des artisans consiste à s’enivrer le jour d’un saint qu’ils ne connaissent que par ce culte : c’est dans ces jours d’oisiveté et de débauche que se commettent tous les crimes : ce sont les fêtes qui remplissent les prisons, et qui font vivre les archers, les greffiers, les lieutenants criminels, et les bourreaux ; voilà parmi nous la seule excuse des fêtes : les champs catholiques restent à peine cultivés, tandis que les campagnes hérétiques, labourées tous les jours, produisent de riches moissons.

« À la bonne heure, que les cordonniers aillent le matin à la messe de saint Crépin, parce que crepido signifie empeigne ; que les faiseurs de vergettes fêtent sainte Barbe, leur patronne ; que ceux qui ont mal aux yeux entendent la messe de sainte Claire ; qu’on célèbre saint V.. dans plusieurs provinces ; mais qu’après avoir rendu ses devoirs aux saints on rende service aux hommes, qu’on aille de l’autel à la charrue : c’est l’excès d’une barbarie et d’un esclavage insupportable de consacrer ses jours à la nonchalance et au vice. Prêtres, commandez, s’il est nécessaire, qu’on prie Roch, Eustache et Fiacre le matin ; magistrats, ordonnez qu’on laboure vos champs le jour de Fiacre, d’Eustache et de Roch. C’est le travail qui est nécessaire ; il y a plus, c’est lui qui sanctifie. »


SECTION II[96].

Lettre d’un ouvrier de Lyon à messeigneurs de la commission établie à Paris pour la réformation des ordres religieux, imprimée dans les papiers publics en 1766.


Messeigneurs,

Je suis ouvrier en soie, et je travaille à Lyon depuis dix-neuf ans. Mes journées ont augmenté insensiblement, et aujourd’hui je gagne trente-cinq sous. Ma femme, qui travaille en passements, en gagnerait quinze s’il lui était possible d’y donner tout son temps ; mais comme les soins du ménage, les maladies de couches ou autres, la détournent étrangement, je réduis son profit à dix sous, ce qui fait quarante-cinq sous journellement que nous apportons au ménage. Si l’on déduit de l’année quatre-vingt-deux jours de dimanches ou de fêtes, l’on aura deux cent quatre-vingt-quatre jours profitables, qui, à quarante-cinq sous, font six cent trente-neuf livres. Voilà mon revenu.

Voici les charges :

J’ai huit enfants vivants, et ma femme est sur le point d’accoucher du onzième, car j’en ai perdu deux. Il y a quinze ans que je suis marié. Ainsi je puis compter annuellement vingt-quatre livres pour les frais de couches et de baptême, cent huit livres pour l’année de deux nourrices, ayant communément deux enfants en nourrice, quelquefois même trois. Je paye de loyer, à un quatrième, cinquante-sept livres, et d’imposition quatorze livres. Mon profit se trouve donc réduit à quatre cent trente-six livres, ou à vingt-cinq sous trois deniers par jour, avec lesquels il faut se vêtir, se meubler, acheter le bois, la chandelle, et faire vivre ma femme et six enfants.

Je ne vois qu’avec effroi arriver des jours de fête. Il s’en faut très-peu, je vous en fais ma confession, que je ne maudisse leur institution. Elles ne peuvent avoir été instituées, disais-je, que par les commis des aides, par les cabaretiers, et par ceux qui tiennent les guinguettes.

Mon père m’a fait étudier jusqu’à ma seconde, et voulait à toute force que je fusse moine, me faisant entrevoir dans cet état un asile assuré contre le besoin ; mais j’ai toujours pensé que chaque homme doit son tribut à la société, et que les moines sont des guêpes inutiles qui mangent le travail des abeilles. Je vous avoue pourtant que quand je vois Jean C***, avec lequel j’ai étudié, et qui était le garçon le plus paresseux du collége, posséder les premières places chez les prémontrés, je ne puis m’empêcher d’avoir quelques regrets de n’avoir pas écouté les avis de mon père.

Je suis à la troisième fête de Noël, j’ai engagé le peu de meubles que j’avais, je me suis fait avancer une semaine par mon bourgeois, je manque de pain, comment passer la quatrième fête ? Ce n’est pas tout ; j’en entrevois encore quatre autres dans la semaine prochaine. Grand Dieu ! huit fêtes dans quinze jours ! est-ce vous qui l’ordonnez ?

Il y a un an que l’on me fait espérer que les loyers vont diminuer, par la suppression d’une des maisons des capucins et des cordeliers. Que de maisons inutiles dans le centre d’une ville comme Lyon ! les jacobins, les dames de Saint-Pierre, etc. : pourquoi ne pas les écarter dans les faubourgs, si on les juge nécessaires ? que d’habitants plus nécessaires encore tiendraient leurs places !

Toutes ces réflexions m’ont engagé à m’adresser à vous, messeigneurs, qui avez été choisis par le roi pour détruire des abus. Je ne suis pas le seul qui pense ainsi ; combien d’ouvriers dans Lyon et ailleurs, combien de laboureurs dans le royaume, sont réduits à la même nécessité que moi ! Il est visible que chaque jour de fête coûte à l’État plusieurs millions. Ces considérations vous porteront à prendre à cœur les intérêts du peuple, qu’on dédaigne un peu trop.

J’ai l’honneur d’être, etc.

Bocen

Nous avons cru que cette requête, qui a été réellement présentée, pourrait figurer dans un ouvrage utile.


SECTION III[97].

On connaît assez les fêtes que Jules César et les empereurs qui lui succédèrent donnèrent au peuple romain. La fête des vingt-deux mille tables, servies par vingt-deux mille maîtres d’hôtel, les combats de vaisseaux sur des lacs qui se formaient tout d’un coup, etc., n’ont pas été imités par les seigneurs hérules, lombards ou francs, qui ont voulu aussi qu’on parlât d’eux.

Un Welche nommé Cahusac n’a pas manqué de faire un long article sur ces fêtes dans le grand Dictionnaire encyclopédique. Il dit que « le ballet de Cassandre fut donné à Louis XIV par le cardinal Mazarin, qui avait de la gaieté dans l’esprit, du goût pour les plaisirs dans le cœur, et dans l’imagination moins de faste que de galanterie ; que le roi dansa dans ce ballet à l’âge de treize ans, avec les proportions marquées et les attitudes dont la nature l’avait embelli ». Ce Louis XIV, né avec des attitudes, et ce faste de l’imagination du cardinal Mazarin, sont dignes du beau style qui est aujourd’hui à la mode. Notre Cahusac finit par décrire une fête charmante, d’un genre neuf et élégant, donnée à la reine Marie Leczinska. Cette fête finit par le discours ingénieux d’un Allemand ivre, qui dit : « Est-ce la peine de faire tant de dépense en bougie pour ne faire voir que de l’eau ! » À quoi un Gascon répondit : « Eh sandis ! je meurs de faim ; on vit donc de l’air à la cour des rois de France ! »

Il est triste d’avoir inséré de pareilles platitudes dans un Dictionnaire des Arts et des Sciences.



FEU.

SECTION PREMIÈRE[98].

Le feu est-il autre chose qu’un élément qui nous éclaire, qui nous échauffe, et qui nous brûle ?

La lumière n’est-elle pas toujours du feu, quoique le feu ne soit pas toujours lumière ; et Boerhaave n’a-t-il pas raison ?

Le feu le plus pur, tiré de nos matières combustibles, n’est-il pas toujours grossier, toujours chargé des corps qu’il embrase, et très-différent du feu élémentaire ?

Comment le feu est-il répandu dans toute la nature, dont il est l’âme ?

Ignis ubique latet, naturam amplectitur omnem ;
Cuncta parit, renovat, dividit, unit, alit[99].

Quel homme peut concevoir comment un morceau de cire s’enflamme, et comment il n’en reste rien à nos yeux, quoique rien ne se soit perdu ?

Pourquoi Newton dit-il toujours, en parlant des rayons de la lumière, « de natura radiorum lucis, utrum corpora sint necne non disputans », n’examinant point si les rayons de lumière sont des corps ou non ?

N’en parlait-il qu’en géomètre ? en ce cas ce doute était inutile. Il est évident qu’il doutait de la nature du feu élémentaire, et qu’il doutait avec raison.

Le feu élémentaire est-il un corps à la manière des autres, comme l’eau et la terre ? Si c’était un corps de cette espèce, ne graviterait-il pas comme toute matière ? s’échapperait-il en tous sens du corps lumineux en droite ligne ? aurait-il une progression uniforme ? Et pourquoi jamais la lumière ne se meut-elle en ligne courbe quand elle est libre dans son cours rapide ?

Le feu élémentaire ne pourrait-il pas avoir des propriétés de la matière à nous si peu connue, et d’autres propriétés de substances à nous entièrement inconnues ?

Ne pourrait-il pas être un milieu entre la matière et des substances d’un autre genre ? et qui nous a dit qu’il n’y a pas un millier de ces substances ? Je ne dis pas que cela soit, mais je dis qu’il n’est point prouvé que cela ne puisse pas être.

J’avais eu autrefois[100] un scrupule en voyant un point bleu et un point rouge sur une toile blanche, tous deux sur une même ligne, tous deux à une égale distance de mes yeux, tous deux également exposés à la lumière, tous deux me réfléchissant la même quantité de rayons, et faisant le même effet sur les yeux de cinq cent mille hommes. Il faut nécessairement que tous ces rayons se croisent en venant à nous. Comment pourraient-ils cheminer sans se croiser ? et s’ils se croisent, comment puis-je voir ? Ma solution était qu’ils passaient les uns sur les autres. On a adopté ma difficulté et ma solution dans le Dictionnaire encyclopédique, à l’article Lumière. Mais je ne suis point du tout content de ma solution, car je suis toujours en droit de supposer que les rayons se croisent tous à moitié chemin, que par conséquent ils doivent tous se réfléchir, ou qu’ils sont pénétrables. Je suis donc fondé à soupçonner que les rayons de lumière se pénètrent, et qu’en ce cas ils ont quelque chose qui ne tient point du tout de la matière. Ce soupçon m’effraye, j’en conviens ; ce n’est pas sans un prodigieux remords que j’admettrais un être qui aurait tant d’autres propriétés des corps, et qui serait pénétrable. Mais aussi je ne vois point comment on peut répondre bien nettement à ma difficulté. Je ne la propose donc que comme un doute et comme une ignorance.

Il était très-difficile de croire, il y a environ cent ans, que les corps agissaient les uns sur les autres, non-seulement sans se toucher et sans aucune émission, mais à des distances effrayantes ; cependant cela s’est trouvé vrai, et on n’en doute plus. Il est difficile aujourd’hui de croire que les rayons du soleil se pénètrent ; mais qui sait ce qui arrivera ?

Quoi qu’il en soit, je ris de mon doute ; et je voudrais, pour la rareté du fait, que cette incompréhensible pénétration pût être admise. La lumière a quelque chose de si divin qu’on serait tenté d’en faire un degré pour monter à des substances encore plus pures.

À mon secours, Empédocle ; à moi, Démocrite ; venez admirer les merveilles de l’électricité ; voyez si ces étincelles qui traversent mille corps en un clin d’œil sont de la matière ordinaire ; jugez si le feu élémentaire ne fait pas contracter le cœur et ne lui communique pas cette chaleur qui donne la vie ; jugez si cet être n’est pas la source de toutes les sensations, et si ces sensations ne sont pas l’unique origine de toutes nos chétives pensées, quoique des pédants ignorants et insolents aient condamné cette proposition comme on condamne un plaideur à l’amende.

Dites-moi si l’Être suprême qui préside à toute la nature ne peut pas conserver à jamais ces monades élémentaires auxquelles il a fait des dons si précieux.

Igneus est ollis vigor et celestis origo[101].

Le célèbre Le Cat appelle ce fluide vivifiant[102] « un être amphibie, affecté par son auteur d’une nuance supérieure, qui le lie avec l’être immatériel, et par là l’ennoblit et l’élève à la nature mitoyenne qui le caractérise et fait la source de toutes ses propriétés ».

Vous êtes de l’avis de Le Cat ; j’en serais aussi si j’osais, mais il y a tant de sots et tant de méchants que je n’ose pas. Je ne puis que penser tout bas à ma façon au mont Krapack : les autres penseront comme ils pourront, soit à Salamanque, soit à Bergame.


SECTION II[103].

De ce qu’on entend par cette expression au moral.

Le feu, surtout en poésie, signifie souvent l’amour, et on l’emploie plus élégamment au pluriel qu’au singulier. Corneille dit souvent un beau feu, pour un amour vertueux et noble. Un homme a du feu dans la conversation, cela ne veut pas dire qu’il a des idées brillantes et lumineuses, mais des expressions vives animées par les gestes.

Le feu dans les écrits ne suppose pas non plus nécessairement de la lumière et de la beauté, mais de la vivacité, des figures multipliées, des idées pressées.

Le feu n’est un mérite dans les discours et dans les ouvrages que quand il est bien conduit.

On a dit que les poëtes étaient animés d’un feu divin quand ils étaient sublimes : on n’a point de génie sans feu, mais on peut avoir du feu sans génie.



FICTION[104].

 

Une fiction qui annonce des vérités intéressantes et neuves n’est-elle pas une belle chose ? N’aimez-vous pas le conte arabe du sultan qui ne voulait pas croire qu’un peu de temps pût paraître très-long, et qui disputait sur la nature du temps avec son derviche ? Celui-ci le prie, pour s’en éclaircir, de plonger seulement la tête un moment dans le bassin où il se lavait. Aussitôt le sultan se trouve transporté dans un désert affreux ; il est obligé de travailler pour gagner sa vie. Il se marie, il a des enfants qui deviennent grands et qui le battent. Enfin il revient dans son pays et dans son palais ; il y retrouve son derviche, qui lui a fait souffrir tant de maux pendant vingt-cinq ans. Il veut le tuer. Il ne s’apaise que quand il sait que tout cela s’est passé dans l’instant qu’il s’est lavé le visage en fermant les yeux.

Vous aimez mieux la fiction des amours de Didon et d’Énée, qui rendent raison de la haine immortelle de Carthage contre Rome, et celle qui développe dans l’Élysée les grandes destinées de l’empire romain.

Mais n’aimez-vous pas aussi dans l’Arioste cette Alcine qui a la taille de Minerve et la beauté de Vénus, qui est si charmante aux yeux de ses amants, qui les enivre de voluptés si ravissantes, qui réunit tous les charmes et toutes les grâces ? Quand elle est enfin réduite à elle-même, et que l’enchantement est passé, ce n’est plus qu’une petite vieille ratatinée et dégoûtante.

Pour les fictions qui ne figurent rien, qui n’enseignent rien, dont il ne résulte rien, sont-elles autre chose que des mensonges ? Et si elles sont incohérentes, entassées sans choix, comme il y en a tant, sont-elles autre chose que des rêves ?

Vous m’assurez pourtant qu’il y a de vieilles fictions très-incohérentes, fort peu ingénieuses, et assez absurdes, qu’on admire encore. Mais prenez garde si ce ne sont pas les grandes images répandues dans ces fictions qu’on admire, plutôt que les inventions qui amènent ces images. Je ne veux pas disputer ; mais voulez-vous être sifflé de toute l’Europe, et ensuite oublié pour jamais ? donnez-nous des fictions semblables à celles que vous admirez.



FIERTÉ[105].
 

Fierté est une des expressions qui, n’ayant d’abord été employées que dans un sens odieux, ont été ensuite détournées à un sens favorable.

C’est un crime quand ce mot signifie la vanité hautaine, altière, orgueilleuse, dédaigneuse ; c’est presque une louange quand il signifie la hauteur d’une âme noble.

C’est un juste éloge dans un général qui marche avec fierté à l’ennemi. Les écrivains ont loué la fierté de la démarche de Louis XIV : ils auraient dû se contenter d’en remarquer la noblesse.

La fierté de l’âme, sans hauteur, est un mérite compatible avec la modestie. Il n’y a que la fierté dans l’air et dans les manières qui choque : elle déplaît dans les rois mêmes.

La fierté dans l’extérieur, dans la société, est l’expression de l’orgueil ; la fierté dans l’âme est de la grandeur.

Les nuances sont si délicates qu’esprit fier est un blâme ; âme fière, une louange : c’est que par esprit fier on entend un homme qui pense avantageusement de soi-même, et par âme fière on entend des sentiments élevés.

La fierté annoncée par l’extérieur est tellement un défaut que les petits qui louent bassement les grands de ce défaut sont obligés de l’adoucir, ou plutôt de le relever par une épithète : cette noble fierté. Elle n’est pas simplement la vanité, qui consiste à se faire valoir par les petites choses ; elle n’est pas la présomption, qui se croit capable des grandes ; elle n’est pas le dédain, qui ajoute encore le mépris des autres à l’air de la grande opinion de soi- même ; mais elle s’allie intimement avec tous ces défauts.

On s’est servi de ce mot dans les romans et dans les vers, surtout dans les opéras, pour exprimer la sévérité de la pudeur : on y rencontre partout vaine fierté, rigoureuse fierté.

Les poëtes ont eu peut-être plus de raison qu’ils ne pensaient. La fierté d’une femme n’est pas simplement la pudeur sévère, l’amour du devoir, mais le haut prix que son amour-propre met à sa beauté.

On a dit quelquefois la fierté du pinceau, pour signifier des touches libres et hardies.



FIÈVRE[106].
 

Ce n’est pas en qualité de médecin, mais de malade, que je veux dire un mot de la fièvre. Il faut quelquefois parler de ses ennemis : celui-là m’a attaqué pendant plus de vingt ans. Fréron n’a jamais été plus acharné.

Je demande pardon à Sydenham, qui définit la fièvre « un effort de la nature, qui travaille de tout son pouvoir à chasser la matière peccante ». On pourrait définir ainsi la petite-vérole, la rougeole, la diarrhée, les vomissements, les éruptions de la peau, et vingt autres maladies. Mais si ce médecin définissait mal, il agissait bien. Il guérissait, parce qu’il avait de l’expérience, et qu’il savait attendre.

Boerhaave, dans ses Aphorismes dit : « La contraction plus fréquente, et la résistance augmentée vers les vaisseaux capillaires, donnent une idée absolue de toute fièvre aiguë. »

C’est un grand maître qui parle ; mais il commence par avouer que la nature de la fièvre est très-cachée.

Il ne nous dit point quel est ce principe secret qui se développe à des heures réglées dans des fièvres intermittentes ; quel est ce poison interne qui se renouvelle après un jour de relâche ; où est ce foyer qui s’éteint et se rallume à des moments marqués. Il semble que toutes les causes soient faites pour être ignorées.

On sait à peu près qu’on aura la fièvre après des excès, ou dans l’intempérie des saisons ; on sait que le quinquina pris à propos la guérira : c’est bien assez : on ignore le comment. J’ai lu quelque part ces petits vers, qui me paraissent d’une plaisanterie assez philosophique :

Dieu mûrit à Moka, dans le sable arabique,
Ce café nécessaire aux pays des frimas :

Il met la fièvre en nos climats,
Et le remède en Amérique[107].

Tout animal qui ne meurt pas de mort subite périt par la fièvre. Cette fièvre paraît l’effet inévitable des liqueurs qui composent le sang, ou ce qui tient lieu de sang. C’est pourquoi les métaux, les minéraux, les marbres durent si long-temps, et les hommes si peu. La structure de tout animal prouve aux physiciens qu’il a dû, de tout temps, jouir d’une très-courte vie. Les théologiens ont eu ou ont étalé d’autres sentiments. Ce n’est pas à nous d’examiner cette question. Les physiciens, les médecins, ont raison in sensu humano ; et des théologiens ont raison in sensu divino. Il est dit au Deutéronome (chap. xxviii, v. 22) que « si les Juifs n’observent pas la loi, ils tomberont dans la pauvreté, ils souffriront le froid et le chaud, et ils auront la fièvre ». Il n’y a jamais eu que le Deutéronome et le Médecin malgré lui (acte II, sc. v) qui aient menacé les gens de leur donner la fièvre.

Il paraît impossible que la fièvre ne soit pas un accident naturel à un corps animé, dans lequel circulent tant de liqueurs, comme il est impossible que ce corps animé ne soit point écrasé par la chute d’un rocher.

Le sang fait la vie. C’est lui qui fournit à chaque viscère, à chaque membre, à la peau, à l’extrémité des poils et des ongles, les liqueurs, les humeurs, qui leur sont propres.

Ce sang, par lequel l’animal est en vie, est formé par le chyle. Ce chyle est envoyé de la mère à l’enfant dans la grossesse. Le lait de la nourrice produit ce même chyle dès que l’enfant est né. Plus il se nourrit ensuite de différents aliments, plus ce chyle est sujet à s’aigrir. Lui seul formant le sang, et ce sang étant composé de tant d’humeurs différentes si sujettes à se corrompre, ce sang circulant dans tout le corps humain plus de cinq cent cinquante fois en vingt-quatre heures avec la rapidité d’un torrent, il est étonnant que l’homme n’ait pas plus souvent la fièvre ; il est étonnant qu’il vive. À chaque articulation, à chaque glande, à chaque passage, il y a un danger de mort ; mais aussi il y a autant de secours que de dangers. Presque toute membrane s’élargit et se resserre selon le besoin. Toutes les veines ont des écluses qui s’ouvrent et qui se ferment, qui donnent passage au sang, et qui s’opposent à un retour par lequel la machine serait détruite. Le sang, gonflé dans tous ses canaux, s’épure de lui même : c’est un fleuve qui entraîne mille immondices ; il s’en décharge par la transpiration, par les sueurs, par toutes les sécrétions, par toutes les évacuations. La fièvre est elle-même un secours : elle est une guérison, quand elle ne tue pas.

L’homme, par sa raison, accélère la cure, avec des amers et surtout du régime. Il prévient le retour des accès. Cette raison est un aviron avec lequel il peut courir quelque temps la mer de ce monde, quand la maladie ne l’engloutit pas.

On demande comment la nature a pu abandonner les animaux, son ouvrage, à tant d’horribles maladies dont la fièvre est presque toujours la compagne ; comment et pourquoi tant de désordre avec tant d’ordre, la destruction partout à côté de la formation. Cette difficulté me donne souvent la fièvre ; mais je vous prie de lire les Lettres de Memmius[108] : peut-être vous soupçonnerez alors que l’incompréhensible artisan des mondes, des animaux, des végétaux, ayant tout fait pour le mieux, n’a pu faire mieux.



FIGURE[109].

Si on veut s’instruire, il faut lire attentivement tous les articles du grand Dictionnaire de l’Encyclopédie, au mot Figure.

Figure de la terre, par M. d’Alembert : ouvrage aussi clair que profond, et dans lequel on trouve tout ce qu’on peut savoir sur cette matière.

Figure de rhétorique, par César Dumarsais : instruction qui apprend à penser et à écrire, et qui fait regretter, comme bien d’autres articles, que les jeunes gens ne soient pas à portée de lire commodément des choses si utiles. Ces trésors, cachés dans un Dictionnaire de vingt-deux volumes in-folio, d’un prix excessif, devraient être entre les mains de tous les étudiants pour trente sous.

Figure humaine, par rapport à la peinture et à la sculpture : excellente leçon donnée par M. Watelet à tous les artistes.

Figure, en physiologie : article très-ingénieux, par M. d’Abbés de Caberoles.

Figure, en arithmétique et en algèbre, par M. Mallet.

Figure, en logique, en métaphysique et belles-lettres, par M. le chevalier de Jaucourt, homme au-dessus des philosophes de l’antiquité, en ce qu’il a préféré la retraite, la vraie philosophie, le travail infatigable, à tous les avantages que pouvait lui procurer sa naissance, dans un pays où l’on préfère cet avantage à tout le reste, excepté à l’argent.


FIGURE OU FORME DE LA TERRE.

Comment Platon, Aristote, Ératosthènes, Posidonius, et tous les géomètres de l’Asie, de l’Égypte et de la Grèce, ayant reconnu la sphéricité de notre globe, arriva-t-il que nous crûmes si longtemps la terre plus longue que large d’un tiers, et que de là nous vinrent les degrés de longitude et de latitude : dénomination qui atteste continuellement notre ancienne ignorance ?

Le juste respect pour la Bible, qui nous enseigne tant de vérités plus nécessaires et plus sublimes, fut la cause de cette erreur universelle parmi nous.

On avait trouvé dans le psaume ciii que Dieu a étendu le ciel sur la terre comme une peau ; et de ce qu’une peau a d’ordinaire plus de longueur que de largeur, on en avait conclu autant pour la terre.

Saint Athanase s’exprime avec autant de chaleur contre les bons astronomes que contre les partisans d’Arius et d’Eusèbe. « Fermons, dit-il, la bouche à ces barbares, qui, parlant sans preuve, osent avancer que le ciel s’étend aussi sous la terre. » Les Pères regardaient la terre comme un grand vaisseau entouré d’eau ; la proue était à l’orient, et la poupe à l’occident.

On voit encore dans Cosmas, moine du ive siècle, une espèce de carte géographique où la terre a cette figure.

Tostato, évêque d’Avila, sur la fin du xve siècle, déclare, dans son Commentaire sur la Genèse, que la foi chrétienne est ébranlée pour peu qu’on croie la terre ronde.

Colombo, Vespuce et Magellan, ne craignirent point l’excommunication de ce savant évêque, et la terre reprit sa rondeur malgré lui.

Alors on courut d’une extrémité à l’autre ; la terre passa pour une sphère parfaite. Mais l’erreur de la sphère parfaite était une méprise de philosophes, et l’erreur d’une terre plate et longue était une sottise d’idiots[110].

[Dès qu’on commença à bien savoir que notre globe tourne sur lui-même en vingt-quatre heures, on aurait pu juger de cela seul qu’une forme véritablement ronde ne saurait lui appartenir. Non-seulement la force centrifuge élève considérablement les eaux dans la région de l’équateur, par le mouvement de la rotation en vingt-quatre heures ; mais elles y sont encore élevées d’environ vingt-cinq pieds deux fois par jour par les marées. Il serait donc impossible que les terres vers l’équateur ne fussent perpétuellement inondées ; or elles ne le sont pas : donc la région de l’équateur est beaucoup plus élevée à proportion que le reste de la terre ; donc la terre est un sphéroïde élevé à l’équateur, et ne peut être une sphère parfaite. Cette preuve si simple avait échappé aux plus grands génies, parce qu’un préjugé universel permet rarement l’examen.

On sait qu’en 1672, Richer, dans un voyage à la Cayenne près de la ligne, entrepris par l’ordre de Louis XIV sous les auspices de Colbert, le père de tous les arts ; Richer, dis-je, parmi beaucoup d’observations trouva que le pendule de son horloge ne faisait plus ses oscillations, ses vibrations aussi fréquentes que dans la latitude de Paris, et qu’il fallait absolument raccourcir le pendule d’une ligne et de plus d’un quart. La physique et la géométrie n’étaient pas alors à beaucoup près si cultivées qu’elles le sont aujourd’hui ; quel homme eût pu croire que de cette remarque si petite en apparence, et que d’une ligne de plus ou de moins, pussent sortir les plus grandes vérités physiques ? On trouva d’abord qu’il fallait nécessairement que la pesanteur fût moindre sous l’équateur que dans notre latitude, puisque la seule pesanteur fait l’oscillation d’un pendule. Par conséquent, puisque la pesanteur des corps est d’autant moins forte que ces corps sont plus éloignés du centre de la terre, il fallait absolument que la région de l’équateur fût beaucoup plus élevée que la nôtre, plus éloignée du centre : ainsi la terre ne pouvait être une vraie sphère.

Beaucoup de philosophes firent, à propos de ces découvertes, ce que font tous les hommes quand il faut changer son opinion : on disputa sur l’expérience de Richer ; on prétendit que nos pendules ne faisaient leurs vibrations moins promptes vers l’équateur que parce que la chaleur allongeait ce métal ; mais on vit que la chaleur du plus brûlant été l’allonge d’une ligne sur trente pieds de longueur ; et il s’agissait ici d’une ligne et un quart, d’une ligne et demie, ou même de deux lignes, sur une verge de fer longue de trois pieds huit lignes.

Quelques années après, MM. Varin, Deshayes, Feuillée, Couplet, répétèrent vers l’équateur la même expérience du pendule : il le fallut toujours raccourcir, quoique la chaleur fût très-souvent moins grande sous la ligne même qu’à quinze ou vingt degrés de l’équateur. Cette expérience a été confirmée de nouveau par les académiciens que Louis XV a envoyés au Pérou, qui ont été obligés vers Quito, sur des montagnes où il gelait, de raccourcir le pendule à secondes d’environ deux lignes[111].

À peu près au même temps, les académiciens qui ont été mesurer un arc du méridien au nord ont trouvé qu’à Pello, par-delà le cercle polaire, il faut allonger le pendule pour avoir les mêmes oscillations qu’à Paris. Par conséquent la pesanteur est plus grande au cercle polaire que dans les climats de la France, comme elle est plus grande dans nos climats que vers l’équateur. Si la pesanteur est plus grande au nord, le nord est donc plus près du centre de la terre que l’équateur : la terre est donc aplatie vers les pôles.

Jamais l’expérience et le raisonnement ne concoururent avec tant d’accord à prouver une vérité. Le célèbre Huygens, par le calcul des forces centrifuges, avait prouvé que la diminution dans la pesanteur qui en résulte pour une sphère n’était pas assez grande pour expliquer les phénomènes, et que par conséquent la terre devait être un sphéroïde aplati aux pôles. Newton, par les principes de l’attraction, avait trouvé les mêmes rapports à peu de chose près : il faut seulement observer qu’Huygens croyait que cette force inhérente aux corps qui les détermine vers le centre du globe, cette gravité primitive est partout la même. Il n’avait pas encore vu les découvertes de Newton ; il ne considérait donc la diminution de la pesanteur que par la théorie des forces centrifuges. L’effet des forces centrifuges diminue la gravité primitive sous l’équateur. Plus les cercles dans lesquels cette force centrifuge s’exerce deviennent petits, plus cette force cède à celle de la gravité : ainsi sous le pôle même, la force centrifuge, qui est nulle, doit laisser à la gravité primitive toute son action. Mais ce principe d’une gravité toujours égale tombe en ruine par la découverte que Newton a faite, et dont nous avons tant parlé ailleurs[112], qu’un corps transporté, par exemple, à dix diamètres du centre de la terre, pèse cent fois moins qu’à un diamètre.

C’est donc par les lois de la gravitation, combinées avec celles de la force centrifuge, qu’on fait voir véritablement quelle figure la terre doit avoir. Newton et Grégori ont été si sûrs de cette théorie qu’ils n’ont pas hésité d’avancer que les expériences sur la pesanteur étaient plus sûres pour faire connaître la figure de la terre qu’aucune mesure géographique.

Louis XIV avait signalé son règne par cette méridienne qui traverse la France ; l’illustre Dominique Cassini l’avait commencée avec son fils ; il avait, en 1701, tiré du pied des Pyrénées à l’Observatoire une ligne aussi droite qu’on le pouvait, à travers les obstacles presque insurmontables que les hauteurs des montagnes, les changements de la réfraction dans l’air, et les altérations des instruments, opposaient sans cesse à cette vaste et délicate entreprise ; il avait donc, en 1701, mesuré six degrés dix-huit minutes de cette méridienne. Mais, de quelque endroit que vînt l’erreur, il avait trouvé les degrés vers Paris, c’est-à-dire vers le nord, plus petits que ceux qui allaient aux Pyrénées vers le midi : cette mesure démentait et celle de Norvood, et la nouvelle théorie de la terre aplatie aux pôles. Cependant cette nouvelle théorie commençait à être tellement reçue que le secrétaire de l’Académie n’hésita point, dans son histoire de 1701, à dire que les mesures nouvelles prises en France prouvaient que la terre est un sphéroïde dont les pôles sont aplatis. Les mesures de Dominique Cassini entraînaient à la vérité une conclusion toute contraire ; mais comme la figure de la terre ne faisait pas encore en France une question, personne ne releva pour lors cette conclusion fausse. Les degrés du méridien, de Collioure à Paris, passèrent pour exactement mesurés, et le pôle, qui par ces mesures devait nécessairement être allongé, passa pour aplati.

Un ingénieur nommé M. des Roubais, étonné de la conclusion, démontra que, par les mesures prises en France, la terre devait être un sphéroïde oblong, dont le méridien qui va d’un pôle à l’autre est plus long que l’équateur, et dont les pôles sont allongés[113]. Mais de tous les physiciens à qui il adressa sa dissertation, aucun ne voulut la faire imprimer, parce qu’il semblait que l’Académie eût prononcé, et qu’il paraissait trop hardi à un particulier de réclamer. Quelque temps après, l’erreur de 1701 fut reconnue ; on se dédit, et la terre fut allongée par une juste conclusion tirée d’un faux principe. La méridienne fut continuée sur ce principe de Paris à Dunkerque; on trouva toujours les degrés du méridien plus petits en allant vers le nord. On se trompa toujours sur la figure de la terre, comme on s’était trompé sur la nature de la lumière. Environ ce temps-là, des mathématiciens qui faisaient les mêmes opérations à la Chine furent étonnés de voir de la différence entre leurs degrés, qu’ils pensaient devoir être égaux, et de les trouver, après plusieurs vérifications, plus petits vers le nord que vers le midi. C’était encore une puissante raison pour croire le sphéroïde oblong, que cet accord des mathématiciens de France et de ceux de la Chine. On fit plus encore en France, on mesura des parallèles à l’équateur. Il est aisé de comprendre que sur un sphéroïde oblong nos degrés de longitude doivent être plus petits que sur une sphère. M. de Cassini trouva le parallèle qui passe par Saint-Malo plus court de mille trente-sept toises qu’il n’aurait dû être dans l’hypothèse d’une terre sphérique. Ce degré était donc incomparablement plus court qu’il n’eût été sur un sphéroïde à pôles aplatis.

Toutes ces fausses mesures prouvèrent qu’on avait trouvé les degrés comme on avait voulu les trouver : elles renversèrent pour un temps en France la démonstration de Newton et d’Huygens, et on ne douta pas que les pôles ne fussent d’une figure tout opposée à celle dont ont les avait crus d’abord ; on ne savait où l’on en était.

Enfin les nouveaux académiciens qui allèrent au cercle polaire en 1736, ayant vu, par d’autres mesures, que le degré était dans ces climats plus long qu’en France, on douta entre eux et MM. Cassini. Mais bientôt après on ne douta plus : car les mêmes astronomes qui revenaient du pôle examinèrent encore le degré mesuré en 1677 par Picard au nord de Paris ; ils vérifièrent que ce degré est de cent vingt-trois toises plus long que Picard ne l’avait déterminé. Si donc Picard, avec ses précautions, avait fait son degré de cent vingt-trois toises trop court, il était fort vraisemblable qu’on eût ensuite trouvé les degrés vers le midi plus longs qu’ils ne devaient être. Ainsi la première erreur de Picard, qui servait de fondement aux mesures de la méridienne, servait aussi d’excuse aux erreurs presque inévitables que de très-bons astronomes avaient pu commettre dans ces opérations.]

Malheureusement d’autres mesureurs trouvèrent, au cap de Bonne-Espérance, que les degrés du méridien ne s’accordaient pas avec les nôtres. D’autres mesures prises en Italie contredirent aussi nos mesures françaises. Elles étaient toutes démenties par celles de la Chine. On se remit donc à douter, et on soupçonna très-raisonnablement, à mon avis, que la terre était bosselée[114].

Pour les Anglais, quoiqu’ils aiment à voyager, ils s’épargnèrent cette fatigue, et s’en tinrent à leur théorie.

[115] La différence d’un axe à l’autre n’est guère que de cinq de nos lieues : différence immense pour ceux qui prennent parti, mais insensible pour ceux qui ne considèrent les mesures du globe que par les usages utiles qui en résultent. Un géographe ne pourrait guère dans une carte faire apercevoir cette différence, ni aucun pilote savoir s’il fait route sur un sphéroïde ou sur une sphère.

Cependant on osa avancer que la vie des navigateurs dépendait de cette question. Ô charlatanisme ! entrerez-vous jusque dans les degrés du méridien ?


FIGURÉ, EXPRIMÉ EN FIGURE[116].

On dit : un ballet figuré, qui représente ou qu’on croit représenter une action, une passion, une saison, ou qui simplement forme des figures par l’arrangement des danseurs deux à deux, quatre à quatre ; copie figurée, parce qu’elle exprime précisément l’ordre et la disposition de l’original ; vérité figurée par une fable, par une parabole : l’Église figurée parla, jeune épouse du Cantique des cantiques ; l’ancienne Rome figurée par Babylone ; style figuré, par les expressions métaphoriques qui figurent les choses dont on parle, et qui les défigurent quand les métaphores ne sont pas justes.

L’imagination ardente, la passion, le désir, souvent trompés, produisent le style figuré. Nous ne l’admettons point dans l’histoire, car trop de métaphores nuisent à la clarté ; elles nuisent même à la vérité, en disant plus ou moins que la chose même.

Les ouvrages didactiques réprouvent ce style. Il est bien moins à sa place dans un sermon que dans une oraison funèbre : parce que le sermon est une instruction dans laquelle on annonce la vérité ; l’oraison funèbre, une déclamation dans laquelle on exagère.

La poésie d’enthousiasme, comme l’épopée, l’ode, est le genre qui reçoit le plus ce style. On le prodigue moins dans la tragédie, où le dialogue doit être aussi naturel qu’élevé ; encore moins dans la comédie, dont le style doit être plus simple.

C’est le goût qui fixe les bornes qu’on doit donner au style figuré dans chaque genre. Balthasar Gratian dit que « les pensées partent des vastes côtes de la mémoire, s’embarquent sur la mer de l’imagination, arrivent au port de l’esprit, pour être enregistrées à la douane de l’entendement ». C’est précisément le style d’Arlequin. Il dit à son maître : « La balle de vos commandements a rebondi sur la raquette de mon obéissance. » Avouons que c’est là souvent le style oriental qu’on tâche d’admirer.

Un autre défaut du style figuré est l’entassement des figures incohérentes. Un poëte, en parlant de quelques philosophes, les a appelés[117]

D’ambitieux pygmées
Qui, sur leurs pieds vainement redressés,
Et sur des monts d’arguments entassés[118],
De jour en jour, superbes Encelades,
Vont redoublant leurs folles escalades.

Quand on écrit contre les philosophes, il faudrait mieux écrire. Comment des pygmées ambitieux, redressés sur leurs pieds sur des montagnes d’arguments, continuent-ils des escalades ? Quelle image fausse et ridicule ! quelle platitude recherchée !

Dans une allégorie du même auteur, intitulée la Liturgie de Cithère, vous trouvez ces vers-ci :

De toutes parts, autour de l’inconnue
Il voit tomber comme grêle menue

Moissons de cœurs sur la terre jonchés,
Et des dieux même à son char attachés...
Oh ! par Vénus nous verrons cette affaire.
Si s’en retourne aux cieux dans son sérail,
En ruminant comment il pourra faire
Pour attirer la brebis au bercail.

« Des moissons de cœurs jonchés sur la terre comme de la grêle menue ; et parmi ces cœurs palpitants à terre, des dieux attachés au char de l’inconnue ; l’Amour qui va de parvenus ruminer dans son sérail au ciel comment il pourra faire pour attirer au bercail cette brebis entourée de cœurs jonchés ! » Tout cela forme une figure si fausse, si puérile à la fois et si grossière, si incohérente, si dégoûtante, si extravagante, si platement exprimée, qu’on est étonné qu’un homme qui faisait bien des vers dans un autre genre, et qui avait du goût, ait pu écrire quelque chose de si mauvais.

On est encore plus surpris que ce style appelé marotique ait eu pendant quelque temps des approbateurs. Mais on cesse d’être surpris quand on lit les épîtres en vers de cet auteur ; elles sont presque toutes hérissées de ces figures peu naturelles, et contraires les unes aux autres.

Il y a une épître à Marot qui commence ainsi :

Ami Marot, honneur de mon pupitre,
Mon premier maître, acceptez cette épître
Que vous écrit un humble nourrisson
Qui sur Parnasse a pris votre écusson,
Et qui jadis en maint genre d’escrime
Vint chez vous seul étudier la rime.

Boileau avait dit dans son épître à Molière :

Dans les combats d’esprit savant maître d’escrime.

(Sat. ii, 6.)

Du moins la figure était juste. On s’escrime dans un combat ; mais on n’étudie point la rime en s’escrimant. On n’est point l’honneur du pupitre d’un homme qui s’escrime. On ne prend point sur le Parnasse un écusson pour rimer à nourrisson. Tout cela est incompatible, tout cela jure.

Une figure beaucoup plus vicieuse est celle-ci :

Au demeurant assez haut de stature,
Large de croupe, épais de fourniture,

Flanqué de chair, gabionné de lard,
Tel en un mot que la nature et l’art,
En maronnant les remparts de son âme,
Songèrent plus au fourreau qu’à la lame.

(Rousseau, allégorie intitulée Midas.)

« La nature et l’art qui maçonnent les remparts d’une âme, ces remparts maçonnés qui se trouvent être une fourniture de chair et un gabion de lard », sont assurément le comble de l’impertinence. Le plus vil faquin travaillant pour la foire Saint-Germain aurait fait des vers plus raisonnables. Mais quand ceux qui sont un peu au fait se souviennent que ce ramas de sottises fut écrit contre un des premiers hommes de la France par sa naissance, par ses places et par son génie, qui avait été le protecteur de ce rimeur, qui l’avait secouru de son crédit et de son argent, et qui avait beaucoup plus d’esprit, d’éloquence et de science que son détracteur : alors on est saisi d’indignation contre le misérable arrangeur de vieux mots impropres rimés richement ; et en louant ce qu’il a de bon, l’on déteste cet horrible abus du talent.

Voici une figure du même auteur non moins fausse et non moins composée d’images qui se détruisent l’une l’autre :

Incontinent vous l’allez voir s’enfler
De tout le vent que peut faire souffler,
Dans les fourneaux d’une tête échauffée,
Fatuité sur sottise greffée.

(Rousseau, Épître au P. Brumoy.)

Le lecteur sent assez que la fatuité, devenue un arbre greffé sur l’arbre de la sottise, ne peut être un soufflet, et que la tête ne peut être un fourneau. Toutes ces contorsions d’un homme qui s’écarte ainsi du naturel ne ressemblent point assurément à la marche décente, aisée et mesurée de Boileau. Ce n’est pas là l’Art poétique.

Y a-t-il un amas de figures plus incohérentes, plus disparates, que cet autre passage du même poëte :

... Tout auteur qui veut, sans perdre haleine,
Boire à longs traits aux sources d’Hippocrène,
Doit s’imposer l’indispensable loi
De s’éprouver, de descendre chez soi,
Et d’y chercher ces semences de flamme
Dont le vrai seul doit embraser notre âme,

Sans quoi jamais le plus fier écrivain
Ne peut atteindre à cet essor divin.

(Épître au baron de Breteuil.)

Quoi ! pour boire à longs traits il faut descendre dans soi, et y chercher des semences de feu dont le vrai embrase, sans quoi le plus fier écrivain n’atteindra point à un essor ? Quel monstrueux assemblage ! quel inconcevable galimatias !

On peut dans une allégorie ne point employer les figures, les métaphores, dire avec simplicité ce qu’on a inventé avec imagination. Platon a plus d’allégories encore que de figures ; il les exprime souvent avec élégance et sans faste.

Presque toutes les maximes des anciens Orientaux et des Grecs sont dans un style figuré. Toutes ces sentences sont des métaphores, de courtes allégories, et c’est là que le style figuré fait un très-grand effet, en ébranlant l’imagination et en se gravant dans la mémoire.

Nous avons vu[119] que Pythagore dit : Dans la tempête adorez l’écho, pour signifier : « Dans les troubles civils retirez-vous à la campagne » ; N’attisez pas le feu avec l’épée, pour dire : « N’irritez pas les esprits échauffés. »

Il y a dans toutes les langues beaucoup de proverbes communs qui sont dans le style figuré.


FIGURE, EN THÉOLOGIE.

Il est très-certain, et les hommes les plus pieux en conviennent, que les figures et les allégories ont été poussées trop loin. On ne peut nier que le morceau de drap rouge mis par la courtisane Rahab à sa fenêtre pour avertir les espions de Josué, regardé par quelques Pères de l’Église comme une figure du sang de Jésus-Christ, ne soit un abus de l’esprit qui veut trouver du mystère à tout.

On ne peut nier que saint Ambroise, dans son livre de Noé et de l’Arche, n’ait fait un très-mauvais usage de son goût pour l’allégorie, en disant que la petite porte de l’arche était une figure de notre derrière, par lequel sortent les excréments.

Tous les gens sensés ont demandé comment on peut prouver que ces mots hébreux maher-salal-hasbas, « prenez vite les dépouilles », sont une figure de Jésus-Christ. Comment Moïse, étendant les mains pendant la bataille contre les Madianites, peut-il être la figure de Jésus-Christ ? Comment Juda, qui lie son ânon à la vigne et qui lave son manteau dans le vin, est-il aussi une figure ? Comment Ruth, se glissant dans le lit de Booz, peut-elle figurer l’Église ? Comment Sara et Rachel sont-elles l’Église, et Agar et Lia la synagogue ? Comment les baisers de la Sunamite sur la bouche figurent-ils le mariage de l’Église ?

On ferait un volume de toutes ces énigmes, qui ont paru aux meilleurs théologiens des derniers temps plus recherchées qu’édifiantes.

Le danger de cet abus est parfaitement reconnu par l’abbé Fleury, auteur de l’Histoire ecclésiastique. C’est un reste de rabbinisme, un défaut dans lequel le savant saint Jérôme n’est jamais tombé ; cela ressemble à l’explication des songes, à l’oneiromancie. Qu’une fille voie de l’eau bourbeuse en rêvant, elle sera mal mariée ; qu’elle voie de l’eau claire, elle aura un bon mari ; une araignée signifie de l’argent, etc.

Enfin, la postérité éclairée pourra-t-elle le croire ? on a fait pendant plus de quatre mille ans une étude sérieuse de l’intelligence des songes.


FIGURES SYMBOLIQUES.

Toutes les nations s’en sont servies, comme nous l’avons dit à l’article Emblème ; mais qui a commencé ? Sont-ce les Égyptiens ? il n’y a pas d’apparence. Nous croyons avoir prouvé plus d’une fois[120] que l’Égypte est un pays tout nouveau, et qu’il a fallu plusieurs siècles pour préserver la contrée des inondations et pour la rendre habitable. Il est impossible que les Égyptiens aient inventé les signes du zodiaque, puisque les figures qui désignent les temps de nos semailles et de nos moissons ne peuvent convenir aux leurs. Quand nous coupons nos blés, leur terre est couverte d’eau ; quand nous semons, ils voient approcher le temps de recueillir. Ainsi le bœuf de notre zodiaque, et la fille qui porte des épis, ne peuvent venir d’Égypte[121].

C’est une preuve évidente de la fausseté de ce paradoxe nouveau que les Chinois sont une colonie égyptienne. Les caractères ne sont point les mêmes ; les Chinois marquent la route du soleil par vingt-huit constellations, et les Égyptiens, d’après les Chaldéens, en comptaient douze ainsi que nous.

Les figures qui désignent les planètes sont à la Chine et aux Indes toutes différentes de celles d’Égypte et de l’Europe, les signes des métaux différents, la manière de conduire la main en écrivant non moins différente. Donc rien ne paraît plus chimérique que d’avoir envoyé les Égyptiens peupler la Chine.

Toutes ces fondations fabuleuses faites dans les temps fabuleux ont fait perdre un temps irréparable à une multitude prodigieuse de savants, qui se sont tous égarés dans leurs laborieuses recherches, et qui auraient pu être utiles au genre humain dans des arts véritables.

Pluche, dans son Histoire ou plutôt dans sa fable du ciel, nous certifie que Cham, fils de Noé, alla régner en Égypte, où il n’y avait personne ; que son fils Menès fut le plus grand des législateurs, que Thaut était son premier ministre.

Selon lui et selon ses garants, ce Thaut ou un autre institua des fêtes en l’honneur du déluge, et les cris de joie lo Bacché, si fameux chez les Grecs, étaient des lamentations chez les Égyptiens. Bacché venait de l’hébreu beke, qui signifie sanglots, et cela dans un temps où le peuple hébreu n’existait pas. Par cette explication, joie veut dire tristesse, et chanter signifie pleurer.

Les Iroquois sont plus sensés ; ils ne s’informent point de ce qui se passa sur le lac Ontario il y a quelques milliers d’années : ils vont à la chasse au lieu de faire des systèmes.

Les mêmes auteurs assurent que les sphinx dont l’Égypte était ornée signifiaient la surabondance, parce que des interprètes ont prétendu qu’un mot hébreu spang voulait dire un excès ; comme si la langue hébraïque, qui est en grande partie dérivée de la phénicienne, avait servi de leçon à l’Égypte ; et quel rapport d’un sphinx à une abondance d’eau ? Les scoliastes futurs soutiendront un jour, avec plus de vraisemblance, que nos mascarons qui ornent la clef des cintres de nos fenêtres sont des emblèmes de nos mascarades, et que ces fantaisies annonçaient qu’on donnait le bal dans toutes les maisons décorées de mascarons.


FIGURE, SENS FIGURÉ, ALLÉGORIQUE, MYSTIQUE,
TROPOLOGIQUE, TYPIQUE, etc.

C’est souvent l’art de voir dans les livres tout autre chose que ce qui s’y trouve. Par exemple, que Romulus fasse périr son frère Rémus, cela signifiera la mort du duc de Berry, frère de Louis XI ; Régulus prisonnier à Carthage, ce sera saint Louis captif à la Massoure.

On remarque très-justement dans le grand Dictionnaire encyclopédique que plusieurs Pères de l’Église ont poussé peut-être un peu trop loin ce goût des figures allégoriques ; ils sont respectables jusque dans leurs écarts.

Si les saints Pères ont quelquefois abusé de cette méthode, on pardonne à ces petits excès d’imagination en faveur de leur saint zèle.

Ce qui peut les justifier encore, c’est l’antiquité de cet usage, que nous avons vu pratiqué par les premiers philosophes. Il est vrai que les figures symboliques employées par les Pères sont dans un goût différent.

Par exemple, lorsque saint Augustin veut trouver les quarante-deux générations de la généalogie de Jésus, annoncées par saint Matthieu, qui n’en rapporte que quarante et une, Augustin dit[122] qu’il faut compter deux fois Jéconias, parce que Jéconias est la pierre angulaire qui appartient à deux murailles ; que ces deux murailles figurent l’ancienne loi et la nouvelle, et que Jéconias, étant ainsi pierre angulaire, figure Jésus-Christ qui est la vraie pierre angulaire.

Le même saint, dans le même sermon, dit[123] que le nombre de quarante doit dominer, et il abandonne Jéconias et sa pierre angulaire comptée pour deux générations. Le nombre de quarante, dit-il, signifie la vie : car dix sont la parfaite béatitude, étant multipliés par quatre qui figurent le temps en comptant les quatre saisons.

Dans le même sermon encore, il explique pourquoi saint Luc donne soixante et dix-sept ancêtres à Jésus-Christ, cinquante-six jusqu’au patriarche Abraham, et vingt et un d’Abraham à Dieu même. Il est vrai que selon le texte hébreu il n’y en aurait que soixante et seize, car la Bible hébraïque ne compte point un Caïnan qui est interpolé dans la Bible grecque appelée des Septante.

Voici ce que dit saint Augustin :

« Le nombre de soixante et dix-sept figure l’abolition de tous les péchés par le baptême... le nombre dix signifie justice et béatitude résultant de la créature, qui est sept avec la Trinité qui fait trois. C’est par cette raison que les commandements de Dieu sont au nombre de dix. Le nombre onze signifie le péché, parce qu’il transgresse dix... Ce nombre de soixante et dix-sept est le produit de onze figures du péché multiplié par sept et non par dix : car le nombre sept est le symbole de la créature. Trois représentent l’âme, qui est quelque image de la Divinité, et quatre représentent le corps à cause de ses quatre qualités, etc.[124] »

On voit dans ces explications un reste des mystères de la cabale et du quaternaire de Pythagore. Ce goût fut très-longtemps en vogue.

Saint Augustin va plus loin sur les dimensions de la matière[125]. La largeur, c’est la dilatation du cœur qui opère les bonnes œuvres ; la longueur, c’est la persévérance ; la hauteur, c’est l’espoir des récompenses. Il pousse très-loin cette allégorie : il l’applique à la croix, et en tire de grandes conséquences.

L’usage de ces figures avait passé des Juifs aux chrétiens, longtemps avant saint Augustin. Ce n’est pas à nous de savoir dans quelles bornes on devait s’arrêter.

Les exemples de ce défaut sont innombrables. Quiconque a fait de bonnes études ne hasardera de telles figures ni dans la chaire ni dans l’école. Il n’y en a point d’exemple chez les Romains et chez les Grecs, pas même dans les poëtes.

On trouve seulement dans les Métamorphoses d’Ovide des inductions ingénieuses tirées des fables qu’on donne pour fables.

Pyrrha et Deucalion ont jeté des pierres entre leurs jambes par derrière, des hommes en sont nés. Ovide dit (Met., I, 414) :

Inde genus durum sumus, experiensque laborum ;
Et documenta damus qua simus origine nati.

Formés par des cailloux, soit fable ou vérité,
Hélas ! le cœur de l’homme en a la dureté.

Apollon aime Daphné, et Daphné n’aime point Apollon : c’est que l’amour a deux espèces de flèches, les unes d’or et perçantes, et les autres de plomb et écachées.

Apollon a reçu dans le cœur une flèche d’or, Daphné une de plomb.

Deque sagittifera prompsit duo tela pharetra
Diversorum operum ; fugat hoc, facit illud amorem.
Quod facit auratum est, et cuspide fulget acuta ;
Quod fugat obtusum est, et habet sub arundine plumbum, etc.

(Ovid., Met., I, 468.)

Fatal Amour, tes traits sont différents[126] :
Les uns sont d’or, ils sont doux et perçants,
Ils font qu’on aime ; et d’autres au contraire
Sont d’un vil plomb qui rend froid et sévère.
dieu d’amour, en qui j’ai tant de foi,
Prends tes traits d’or pour Aminte et pour moi.

Toutes ces figures sont ingénieuses et ne trompent personne. Quand on dit que Vénus, la déesse de la beauté, ne doit point marcher sans les Grâces, on dit une vérité charmante. Ces fables qui étaient dans la bouche de tout le monde, ces allégories si naturelles, avaient tant d’empire sur les esprits que peut-être les premiers chrétiens voulurent les combattre en les imitant. Ils ramassèrent les armes de la mythologie pour la détruire ; mais ils ne purent s’en servir avec la même adresse : ils ne songèrent pas que l’austérité sainte de notre religion ne leur permettait pas d’employer ces ressources, et qu’une main chrétienne aurait mal joué sur la lyre d’Apollon.

Cependant le goût de ces figures typiques et prophétiques était si enraciné qu’il n’y eut guère de prince, d’homme d’État, de pape, de fondateur d’ordre, auquel on n’appliquât des allégories, des allusions prises de l’Écriture sainte. La flatterie et la satire puisèrent à l’envi dans la même source.

On disait au pape Innocent III : « Innocens eris a maledictione[127] », quand il fit une croisade sanglante contre le comte de Toulouse.

Lorsque François Martorillo de Paule fonda les minimes, il se trouva qu’il était prédit dans la Genèse : « Minimus cum patre nostro[128]. »

Le prédicateur qui prêcha devant Jean d’Autriche[129], après la célèbre bataille de Lépante, prit pour son texte : « Fuit homo missus a Deo, cui nomen erat Joannes[130] » ; et cette allusion était fort belle si les autres étaient ridicules. On dit qu’on la répéta pour Jean Sobieski, après la délivrance devienne ; mais le prédicateur n’était qu’un plagiaire.

Enfin ce fut un usage si constant qu’aucun prédicateur de nos jours n’a jamais manqué de prendre une allégorie pour son texte. Une des plus heureuses est le texte de l’Oraison funèbre du duc de Candale, prononcée devant sa sœur, qui passait pour un modèle de vertu : « Dic quia soror mea es, ut mihi bene eveniat propter te[131]. — Dites que vous êtes ma sœur, afin que je sois bien traité à cause de vous. »

Il ne faut pas être surpris si les cordeliers poussèrent trop loin ces figures en faveur de saint François d’Assise, dans le fameux et très-peu connu livre des Conformités de saint François d’Assise avec Jésus-Christ[132]. On y voit soixante et quatre prédictions de l’avènement de saint François, tant dans l’Ancien Testament que dans le Nouveau, et chaque prédiction contient trois figures qui signifient la fondation des cordeliers. Ainsi ces pères se trouvent prédits cent quatre-vingt-douze fois dans la Bible.

Depuis Adam jusqu’à saint Paul tout a figuré le bienheureux François d’Assise. Les Écritures ont été données pour annoncer à l’univers les sermons de François aux quadrupèdes, aux poissons et aux oiseaux, ses ébats avec sa femme de neige, ses passe-temps avec le diable, ses aventures avec frère Élie et frère Pacifique.

On a condamné ces pieuses rêveries, qui allaient jusqu’au blasphème. Mais l’ordre de Saint-François n’en a point pâti ; il a renoncé à ces extravagances, trop communes dans les siècles de barbarie[133].


FILOSOFE, voyez PHILOSOPHE.


FIN DU MONDE[134].

La plupart des philosophes grecs crurent le monde éternel dans son principe, éternel dans sa durée. Mais pour cette petite partie du monde, ce globe de pierre, de boue, d’eau, de minéraux et de vapeurs, que nous habitons, on ne savait qu’en penser : on le trouvait très-destructible. On disait même qu’il avait été bouleversé plus d’une fois, et qu’il le serait encore. Chacun jugeait du monde entier par son pays, comme une commère juge de tous les hommes par son quartier.

Cette idée de la fin de notre petit monde et de son renouvellement frappa surtout les peuples soumis à l’empire romain, dans l’horreur des guerres civiles de César et de Pompée. Virgile, dans ses Géorgiques (I, 468), fait allusion à cette crainte généralement répandue dans le commun peuple :

Impiaque Æternam timuerunt Sæcula noctem.

L’univers étonné, que la terreur poursuit,
Tremble de retomber dans l’éternelle nuit.

Lucain s’exprime bien plus positivement quand il dit :

Hos, Cæsar, populos, si nunc non usserit ignis,
Uret cum terris, uret cum gurgite ponti.
Communis mundo superest rogus…

(Pharsale, VII, 812.)

Qu’importe du bûcher le triste et faux honneur ?
Le feu consumera le ciel, la terre et l’onde ;
Tout deviendra bûcher ; la cendre attend le monde.

Ovide ne dit-il pas après Lucrèce :

Esse quoque in fatis reminiscitur affore tempus
Quo mare, quo tellus, correptaque regia cœli
Ardeat, et mundi moles operosa laboret.

(Mét., I, 256.)

Ainsi l’ont ordonné les destins implacables ;
L’air, la terre, et les mers, et les palais des dieux,
Tout sera consumé d’un déluge de feux.

Consultez Cicéron lui-même, le sage Cicéron. Il vous dit dans son livre de la Nature des dieux[135], le meilleur livre peut-être de toute l’antiquité, si ce n’est celui des devoirs de l’homme, appelé les Offices ; il dit : « Ex quo eventurum nostri putant id, de quo Panætium addubitare dicebant, ut ad extremum omnis mundus ignesceret ; quum, humore consumpto neque terra ali posset, nec remearet aer, cujus ortus, aqua omni exhausta, esse non posset : ita relinqui nihil præter ignem, a quo rursum animante ac Deo renovatio mundi fieret, atque idem ornatus oriretur, — Suivant les stoïciens, le monde entier ne sera que du feu ; l’eau étant consumée, plus d’aliment pour la terre ; l’air ne pourra plus se former, puisque c’est de l’eau qu’il reçoit son être : ainsi le feu restera seul. Ce feu étant Dieu, et ranimant tout, renouvellera le monde, et lui rendra sa première beauté. »

Cette physique des stoïciens est, comme toutes les anciennes physiques, assez absurde ; mais elle prouve que l’attente d’un embrasement général était universelle.

Étonnez-vous encore davantage : le grand Newton pense comme Cicéron. Trompé par une fausse expérience de Boyle[136], il croit que l’humidité du globe se dessèche à la longue, et qu’il faudra que Dieu lui prête une main réformatrice, manum emendatricem. Voilà donc les deux plus grands hommes de l’ancienne Rome et de l’Angleterre moderne qui pensent qu’un jour le feu l’emportera sur l’eau.

Cette idée d’un monde qui devait périr et se renouveler était enracinée dans les cœurs des peuples de l’Asie Mineure, de la Syrie, de l’Égypte, depuis les guerres civiles des successeurs d’Alexandre. Celles des Romains augmentèrent la terreur des nations qui en étaient les victimes. Elles attendaient la destruction de la terre, et on espérait une nouvelle terre dont on ne jouirait pas. Les Juifs, enclavés dans la Syrie, et d’ailleurs répandus partout, furent saisis de la crainte commune.

Aussi il ne paraît pas que les Juifs fussent étonnés quand Jésus leur disait, selon saint Matthieu et saint Luc[137] : Le ciel et la terre passeront. Il leur disait souvent : Le règne de Dieu approche. Il prêchait l’Évangile du règne.

Saint Pierre annonce[138] que l’Évangile a été prêché aux morts, et que la fin du monde approche. Nous attendons, dit-il, de nouveaux cieux et une nouvelle terre.

Saint Jean, dans sa première Épître, dit[139] : « Il y a dès à présent plusieurs antechrists, ce qui nous fait connaître que la dernière heure approche. »

Saint Luc prédit dans un bien plus grand détail la fin du monde et le jugement dernier. Voici ses paroles[140] :

« Il y aura des signes dans la lune et dans les étoiles, des bruits de la mer et des flots ; les hommes, séchant de crainte, attendront ce qui doit arriver à l’univers entier. Les vertus des cieux seront ébranlées ; et alors ils verront le fils de l’homme venant dans une nuée, avec grande puissance et grande majesté. En vérité, je vous dis que la génération présente ne passera point que tout cela ne s’accomplisse. »

[141] Nous ne dissimulons point que les incrédules nous reprochent cette prédiction même. Ils veulent nous faire rougir de ce que le monde existe encore. La génération passa, disent-ils, et rien de tout cela ne s’accomplit. Luc fait donc dire à notre Sauveur ce qu’il n’a jamais dit ; ou bien il faudrait conclure que Jésus-Christ s’est trompé lui-même : ce qui serait un blasphème. On ferme la bouche à ces impies en leur disant que cette prédiction, qui paraît si fausse selon la lettre, est vraie selon l’esprit ; que l’univers entier signifie la Judée, et que la fin de l’univers signifie l’empire de Titus et de ses successeurs.

Saint Paul s’explique aussi fortement sur la fin du monde, dans son Épître à ceux de Thessalonique : « Nous qui vivons, et qui vous parlons, nous serons emportés dans les nuées pour aller au-devant du Seigneur au milieu de l’air. »

Selon ces paroles expresses de Jésus et de saint Paul, le monde entier devait finir sous Tibère, ou au plus tard sous Néron. Cette prédiction de Paul ne s’accomplit pas plus que celle de Luc.

Ces prédictions allégoriques n’étaient pas sans doute pour le temps où vivaient les évangélistes et les apôtres. Elles étaient pour un temps à venir, que Dieu cache à tous les hommes.

Tu ne quæsieris (scire nefas) quem mihi, quem tibi
Finem di dederint, Leuconoe,; nec Babylonios
Tentaris numeros. Ut melius, quidquid erit, pati !

(Hor., l. I, od. xi, vers. 1-3.)

Il demeure toujours certain que tous les peuples alors connus attendaient la fin du monde, une nouvelle terre, un nouveau ciel. Pendant plus de dix siècles on a vu une multitude de donations aux moines, commençant par ces mots : « Adventante mundi vespero, etc. — La fin du monde étant prochaine, moi, pour le remède de mon âme, et pour n’être point rangé parmi les boucs, etc., je donne telles terres à tel couvent. » La crainte força les sots à enrichir les habiles.

Les Égyptiens fixaient cette grande époque après trente-six mille cinq cents années révolues. On prétend qu’Orphée l’avait fixée à cent mille et vingt ans.

L’historien Flavius Josèphe assure qu’Adam ayant prédit que le monde périrait deux fois, l’une par l’eau et l’autre par le feu, les enfants de Seth voulurent avertir les hommes de ce désastre. Ils firent graver des observations astronomiques sur deux colonnes, l’une de briques pour résister au feu qui devait consumer le monde, et l’autre de pierre pour résister à l’eau qui devait le noyer. Mais que pouvaient penser les Romains quand un esclave juif leur parlait d’un Adam et d’un Seth inconnus à l’univers entier ? Ils riaient.

Josèphe ajoute que la colonne de pierre se voyait encore, de son temps, dans la Syrie.

On peut conclure de tout ce que nous avons dit que nous savons fort peu de choses du passé, que nous savons assez mal le présent, rien du tout de l’avenir ; et que nous devons nous en rapporter à Dieu, maître de ces trois temps, et de l’éternité.


FINESSE[142].

Des différentes significations de ce mot.

Finesse ne signifie ni au propre, ni au figuré, mince, léger, délié, d’une contexture rare, faible, ténue : ce terme exprime quelque chose de délicat et de fini.

Un drap léger, une toile lâche, une dentelle faible, un galon mince, ne sont pas toujours fins.

Ce mot a du rapport avec finir : de là viennent les finesses de l’art ; ainsi on dit la finesse du pinceau de Vanderwerf, de Mieris ; on dit un cheval fin, de l’or fin, un diamant fin. Le cheval fin est opposé au cheval grossier ; le diamant fin, au faux ; l’or fin ou affiné, à l’or mêlé d’alliage.

La finesse se dit communément des choses déliées, et de la légèreté de la main-d’œuvre. Quoiqu’on dise un cheval fin, on ne dit guère la finesse d’un cheval. On dit la finesse des cheveux, d’une dentelle, d’une étoffe. Quand on veut, par ce mot, exprimer le défaut ou le mauvais emploi de quelque chose, on ajoute l’adverbe trop. Ce fil s’est cassé, il était trop fin ; cette étoffe est trop fine pour la saison.

La finesse, dans le sens figuré, s’applique à la conduite, aux discours, aux ouvrages d’esprit. Dans la conduite, finesse exprime toujours, comme dans les arts, quelque chose de délié ; elle peut quelquefois subsister sans habileté : il est rare qu’elle ne soit pas mêlée d’un peu de fourberie ; la politique l’admet, et la société la réprouve.

Le proverbe des finesses cousues de fil blanc prouve que ce mot, au sens figuré, vient du sens propre de couture fine, d’étoffe fine.

La finesse n’est pas tout à fait la subtilité. On tend un piége avec finesse, on en échappe avec subtilité ; on a une conduite fine, on joue un tour subtil. On inspire la défiance en employant toujours la finesse ; on se trompe presque toujours en entendant finesse à tout.

La finesse dans les ouvrages d’esprit, comme dans la conversation, consiste dans l’art de ne pas exprimer directement sa pensée, mais de la laisser aisément apercevoir : c’est une énigme dont les gens d’esprit devinent tout d’un coup le mot.

Un chancelier offrant un jour sa protection au parlement, le premier président se tournant vers sa compagnie : « Messieurs, dit-il, remercions monsieur le chancelier : il nous donne plus que nous ne lui demandons » ; c’est là une réponse très-fine.

La finesse dans la conversation, dans les écrits, diffère de la délicatesse : la première s’étend également aux choses piquantes et agréables, au blâme et à la louange même, aux choses même indécentes, couvertes d’un voile à travers lequel on les voit sans rougir.

On dit des choses hardies avec finesse.

La délicatesse exprime des sentiments doux et agréables, des louanges fines ; ainsi la finesse convient plus à l’épigramme, la délicatesse au madrigal. Il entre de la délicatesse dans les jalousies des amants ; il n’y entre point de finesse.

Les louanges que donnait Despréaux à Louis XIV ne sont pas toujours également délicates ; ses satires ne sont pas toujours assez fines.

Quand Iphigénie, dans Racine, a reçu l’ordre de son père de ne plus revoir Achille, elle s’écrie :

Dieux plus doux, vous n’avez demandé que ma vie !

(Acte V, scène i.)

Le véritable caractère de ce vers est plutôt la délicatesse que la finesse.


FLATTERIE[143].

Je ne vois pas un monument de flatterie dans la haute antiquité ; nulle flatterie dans Hésiode ni dans Homère. Leurs chants ne sont point adressés à un Grec élevé en quelque dignité, ou à madame sa femme, comme chaque chant des Saisons de Thomson est dédié à quelque riche, et comme tant d’épîtres en vers, oubliées, sont dédiées en Angleterre à des hommes ou à des dames de considération, avec un petit éloge et les armoiries du patron ou de la patronne à la tête de l’ouvrage.

Il n’y a point de flatterie dans Démosthène. Cette façon de demander harmonieusement l’aumône commence, si je ne me trompe, à Pindare. On ne peut tendre la main plus emphatiquement.

Chez les Romains, il me semble que la grande flatterie date depuis Auguste. Jules César eut à peine le temps d’être flatté. Il ne nous reste aucune épître dédicatoire à Sylla, à Marius, à Carbon, ni à leurs femmes ni à leurs maîtresses. Je crois bien que l’on présenta de mauvais vers à Lucullus et à Pompée ; mais, Dieu merci, nous ne les avons pas.

C’est un grand spectacle de voir Cicéron, l’égal de César en dignité, parler devant lui en avocat pour un roi de la Bithynie et de la Petite-Arménie, nommé Déjotar, accusé de lui avoir dressé des embûches, et même d’avoir voulu l’assassiner. Cicéron commence par avouer qu’il est interdit en sa présence. Il l’appelle le vainqueur du monde, victorem orbis terrarum. Il le flatte ; mais cette adulation ne va pas encore jusqu’à la bassesse ; il lui reste quelque pudeur.

C’est avec Auguste qu’il n’y a plus de mesure. Le sénat lui décerne l’apothéose de son vivant. Cette flatterie devient le tribut ordinaire payé aux empereurs suivants : ce n’est plus qu’un style. Personne ne peut plus être flatté, quand ce que l’adulation a de plus outré est devenu ce qu’il y a de plus commun.

Nous n’avons pas eu en Europe de grands monuments de flatterie jusqu’à Louis XIV. Son père Louis XIII fut très-peu fêté ; il n’est question de lui que dans une ou deux odes de Malherbe. Il l’appelle, à la vérité, selon la coutume, roi le plus grand des rois, comme les poëtes espagnols le disent au roi d’Espagne, et les poëtes anglais lauréats au roi d’Angleterre ; mais la meilleure part des louanges est toujours pour le cardinal de Richelieu.

Son âme toute grande est une âme hardie,
Qui pratique si bien l’art de nous secourir
Que, pourvu qu’il soit cru, nous n’avons maladie
Qu’il ne sache guérir[144].

Pour Louis XIV, ce fut un déluge de flatteries. Il ne ressemblait pas à celui qu’on prétend avoir été étouffé sous les feuilles de roses qu’on lui jetait. Il ne s’en porta que mieux.

La flatterie, quand elle a quelques prétextes plausibles, peut n’être pas aussi pernicieuse qu’on le dit. Elle encourage quelquefois aux grandes choses ; mais l’excès est vicieux comme celui de la satire.

La Fontaine a dit, et prétend avoir dit après Ésope :

On ne peut trop louer trois sortes de personnes :
Les dieux, sa maîtresse et son roi.
Ésope[145] le disait ; j’y souscris quant à moi :
Ce sont maximes toujours bonnes.

(Liv. I, fable xiv.)

Ésope n’a rien dit de cela, et on ne voit point qu’il ait flatté aucun roi ni aucune concubine. Il ne faut pas croire que les rois soient bien flattés de toutes les flatteries dont on les accable. La plupart ne viennent pas jusqu’à eux.

Une sottise fort ordinaire est celle des orateurs qui se fatiguent à louer un prince qui n’en saura jamais rien. Le comble de l’opprobre est qu’Ovide ait loué Auguste en datant de Ponto[146].

Le comble du ridicule pourrait bien se trouver dans les compliments que les prédicateurs adressent aux rois quand ils ont le bonheur de jouer devant leur majesté. Au révérend, révérend père Gaillard, prédicateur du roi : Ah ! révérend père, ne prêches-tu que pour le roi ? es-tu comme le singe de la Foire, qui ne sautait que pour lui ?


FLEURI[147].

Fleuri, qui est en fleur : arbre fleuri, rosier fleuri ; on ne dit point des fleurs qu’elles fleurissent, on le dit des plantes et des arbres. Teint fleuri, dont la carnation semble un mélange de blanc et de couleur de rose. On a dit quelquefois : C’est un esprit fleuri, pour signifier un homme qui possède une littérature légère, et dont l’imagination est riante.

Un discours fleuri est rempli de pensées plus agréables que fortes, d’images plus brillantes que sublimes, de termes plus recherchés qu’énergiques : cette métaphore est justement prise des fleurs, qui ont de l’éclat sans solidité.

Le style fleuri ne messied pas dans ces harangues publiques, qui ne sont que des compliments : les beautés légères sont à leur place quand on n’a rien de solide à dire ; mais le style fleuri doit être banni d’un plaidoyer, d’un sermon, de tout livre instructif.

En bannissant le style fleuri, on ne doit pas rejeter les images douces et riantes qui entreraient naturellement dans le sujet : quelques fleurs ne sont pas condamnables ; mais le style fleuri doit être proscrit dans un sujet solide.

Ce style convient aux pièces de pur agrément, aux idylles, aux églogues, aux descriptions des saisons, des jardins : il remplit avec grâce une stance de l’ode la plus sublime, pourvu qu’il soit relevé par des stances d’une beauté plus mâle. Il convient peu à la comédie, qui, étant l’image de la vie commune, doit être généralement dans le style de la conversation ordinaire. Il est encore moins admis dans la tragédie, qui est l’empire des grandes passions et des grands intérêts ; et si quelquefois il est reçu dans le genre tragique et dans le comique, ce n’est que dans quelques descriptions où le cœur n’a point de part, et qui amusent l’imagination avant que l’âme soit touchée ou occupée.

Le style fleuri nuirait à l’intérêt de la tragédie, et affaiblirait le ridicule dans la comédie. Il est très à sa place dans un opéra français, où d’ordinaire on effleure plus les passions qu’on ne les traite.

Le style fleuri ne doit pas être confondu avec le style doux.

Ce fut dans ces vallons où, par mille détours,
Inachus prend plaisir à prolonger son cours ;

Ce fut sur son charmant rivage,
Que sa fille volage
Me promit de m’aimer toujours.
Le zéphyr fut témoin, l’onde fut attentive,
Quand la nymphe jura de ne changer jamais ;
Mais le zéphyr léger et l’onde fugitive
Ont bientôt emporté les serments qu’elle a faits.

(Isis, acte 1, scène ii.)

C’est là le modèle du style fleuri. On pourrait donner pour exemple du style doux, qui n’est pas le doucereux, et qui est moins agréable que le style fleuri, ces vers d’un autre opéra :

Plus j’observe ces lieux, et plus je les admire ;
Ce fleuve coule lentement,
Et s’éloigne à regret d’un séjour si charmant.

(Armide, acte II, scène iii.)

Le premier morceau est fleuri, presque toutes les paroles sont des images riantes ; le second est plus dénué de ces fleurs, il n’est que doux[148].



FLEUVES[149].
 

Ils ne vont pas à la mer avec autant de rapidité que les hommes vont à l’erreur. Il n’y a pas longtemps qu’on a reconnu que tous les fleuves sont produits par les neiges éternelles qui couvrent les cimes des hautes montagnes, ces neiges par les pluies, ces pluies par les vapeurs de la terre et des mers, et qu’ainsi tout est lié dans la nature.

J’ai vu dans mon enfance soutenir des thèses où l’on prouvait que tous les fleuves et toutes les fontaines venaient de la mer. C’était le sentiment de toute l’antiquité. Ces fleuves passaient dans de grandes cavernes, et de là se distribuaient dans toutes les parties du monde.

Lorsque Aristée va pleurer la perte de ses abeilles chez Cyrène, sa mère, déesse de la petite rivière Énipée en Thessalie, la rivière se sépare d’abord et forme deux montagnes d’eau à droite et à gauche pour le recevoir selon l’ancien usage ; après quoi il voit ces belles et longues grottes par lesquelles passent tous les fleuves de la terre : le Pô, qui descend du mont Viso en Piémont, et qui traverse l’Italie ; le Teveron, qui vient de l’Apennin ; le Phase, qui tombe du Caucase dans la mer Noire, etc.

Virgile adoptait là une étrange physique : elle ne devait au moins être permise qu’aux poëtes.

Ces idées furent toujours si accréditées que le Tasse, quinze cents ans après, imita entièrement Virgile dans son quatorzième chant, en imitant bien plus heureusement l’Arioste. Un vieux magicien chrétien mène sous terre les deux chevaliers qui doivent ramener Renaud d’entre les bras d’Armide, comme Mélisse avait arraché Roger aux caresses d’Alcine. Ce bon vieillard fait descendre Renaud dans sa grotte, d’où partent tous les fleuves qui arrosent notre terre : c’est dommage que les fleuves de l’Amérique ne s’y trouvent pas ; mais puisque le Nil, le Danube, la Seine, le Jourdain, le Volga, ont leur source dans cette caverne, cela suffit. Ce qu’il y a de plus conforme encore à la physique des anciens, c’est que cette caverne est au centre de la terre. C’était là que Maupertuis voulait aller faire un tour.

Après avoir avoué que les rivières viennent des montagnes, et que les unes et les autres sont des pièces essentielles à la grande machine, gardons-nous des systèmes qu’on fait journellement.

Quand Maillet imagina que la mer avait formé les montagnes[150], il devait dédier son livre à Cyrano de Bergerac. Quand on a dit que les grandes chaînes de ces montagnes s’étendent d’orient en occident, et que la plus grande partie des fleuves court toujours aussi à l’occident, on a plus consulté l’esprit systématique que la nature.

À l’égard des montagnes, débarquez au cap de Bonne-Espérance, vous trouvez une chaîne de montagnes qui règne du midi au nord jusqu’au Monomotapa. Peu de gens se sont donné le plaisir de voir ce pays, et de voyager sous la ligne en Afrique. Mais Calpé et Abila regardent directement le nord et le midi. De Gibraltar au fleuve de la Guadiana, en tirant droit au nord, ce sont des montagnes contiguës. La Nouvelle-Castille et la Vieille en sont couvertes, toutes les directions sont du sud au nord, comme celles des montagnes de toute l’Amérique. Pour les fleuves, ils coulent en tout sens, selon la disposition des terrains.

Le Guadalquivir va droit au sud depuis Villanueva jusqu’à San-Lucar ; la Guadiana de même depuis Badajoz. Toutes les rivières dans le golfe de Venise, excepté le Pô, se jettent dans la mer vers le midi. C’est la direction du Rhône, de Lyon à son embouchure. Celle de la Seine est au nord-nord-ouest. Le Rhin depuis Bâle court droit au septentrion ; la Meuse de même, depuis sa source jusqu’aux terres inondées ; l’Escaut de même.

Pourquoi donc chercher à se tromper, pour avoir le plaisir de faire des systèmes, et de tromper quelques ignorants ? Qu’en reviendra-t-il quand on aura fait accroire à quelques gens, bientôt détrompés, que tous les fleuves et toutes les montagnes sont dirigés de l’orient à l’occident, ou de l’occident à l’orient ; que tous les monts sont couverts d’huîtres (ce qui n’est assurément pas vrai) ; qu’on a trouvé des ancres de vaisseau sur la cime des montagnes de la Suisse; que ces montagnes ont été formées par les courants de l’Océan ; que les pierres à chaux ne sont autre chose que des coquilles[151] ? Quoi ! faut-il traiter aujourd’hui la physique comme les anciens traitaient l’histoire ?

Pour revenir aux fleuves, aux rivières, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de prévenir les inondations ; c’est de faire des rivières nouvelles, c’est-à-dire des canaux, autant que l’entreprise est praticable. C’est un des plus grands services qu’on puisse rendre à une nation. Les canaux de l’Égypte étaient aussi nécessaires que les pyramides étaient inutiles.

Quant à la quantité d’eau que les lits des fleuves portent, et à tout ce qui regarde le calcul, lisez l’article Fleuve de M. d’Alembert ; il est, comme tout ce qu’il a fait, clair, précis, vrai, écrit du style propre au sujet : il n’emprunte point le style du Télémaque pour parler de physique.


FLIBUSTIERS[152].

On ne sait pas d’où vient le nom de flibustiers, et cependant la génération passée vient de nous raconter les prodiges que ces flibustiers ont faits : nous en parlons tous les jours ; nous y touchons. Qu’on cherche après cela des origines et des étymologies ; et si l’on croit en trouver, qu’on s’en défie.

Du temps du cardinal de Richelieu, lorsque les Espagnols et les Français se détestaient encore, parce que Ferdinand le Catholique s’était moqué de Louis XII, et que François Ier avait été pris à la bataille de Pavie par une armée de Charles-Quint ; lorsque cette haine était si forte, que le faussaire, auteur du roman politique et de l’ennui politique, sous le nom du cardinal de Richelieu, ne craignait point d’appeler les Espagnols « nation insatiable et perfide, qui rendait les Indes tributaires de l’enfer » ; lorsque enfin on se fut ligué en 1635 avec la Hollande contre l’Espagne ; lorsque la France n’avait rien en Amérique, et que les Espagnols couvraient les mers de leurs galions : alors les flibustiers commencèrent à paraître. C’étaient d’abord des aventuriers français qui avaient tout au plus la qualité de corsaires.

Un d’eux, nommé Le Grand, natif de Dieppe, s’associa avec une cinquantaine de gens déterminés, et alla tenter fortune avec une barque qui n’avait pas même de canon. Il aperçut, vers l’île Hispaniola (Saint-Domingue), un galion éloigné de la grande flotte espagnole : il s’en approche comme un patron qui venait lui vendre des denrées ; il monte suivi des siens ; il entre dans la chambre du capitaine qui jouait aux cartes, le couche en joue, le fait son prisonnier avec son équipage, et revient à Dieppe avec son galion chargé de richesses immenses. Cette aventure fut le signal de quarante ans d’exploits inouïs.

Flibustiers français, anglais, hollandais, allaient s’associer ensemble dans les cavernes de Saint-Domingue, des petites îles de Saint-Christophe et de la Tortue. Ils se choisissaient un chef pour chaque expédition : c’est la première origine des rois. Des cultivateurs n’auraient jamais voulu un maître ; on n’en a pas besoin pour semer du blé, le battre et le vendre.

Quand les flibustiers avaient fait un gros butin, ils en achetaient un petit vaisseau et du canon. Une course heureuse en produisait vingt autres. S’ils étaient au nombre de cent, on les croyait mille. Il était difficile de leur échapper, encore plus de les suivre. C’étaient des oiseaux de proie qui fondaient de tous côtés, et qui se retiraient dans des lieux inaccessibles : tantôt ils rasaient quatre à cinq cents lieues de côtes ; tantôt ils avançaient à pied ou à cheval deux cents lieues dans les terres.

Ils surprirent, ils pillèrent les riches villes de Chagra, de Mecaizabo, de la Vera-Cruz, de Panama, de Porto-Rico, de Campêche, de l’île Sainte-Catherine, et les faubourgs de Carthagène.

L’un de ces flibustiers, nommé l’Olonois[153], pénétra jusqu’aux portes de la Havane, suivi de vingt hommes seulement. S’étant ensuite retiré dans son canot, le gouverneur envoie contre lui un vaisseau de guerre avec des soldats et un bourreau. L’Olonois se rend maître du vaisseau, il coupe lui-même la tête aux soldats espagnols qu’il a pris, et renvoie le bourreau au gouverneur[154]. Jamais les Romains ni les autres peuples brigands ne firent des actions si étonnantes. Le voyage guerrier de l’amiral Anson autour du monde n’est qu’une promenade agréable en comparaison du passage des flibustiers dans la mer du Sud[155], et de ce qu’ils essuyèrent en terre ferme.

S’ils avaient pu avoir une politique égale à leur indomptable courage, ils auraient fondé un grand empire en Amérique. Ils manquaient de filles ; mais au lieu de ravir et d’épouser des Sabines, comme on le dit des Romains, ils en firent venir de la Salpêtrière de Paris : cela ne forma pas une génération.

Ils étaient plus cruels envers les Espagnols que les Israélites ne le furent jamais envers les Chananéens. On parle d’un Hollandais nommé Roc, qui mit plusieurs Espagnols à la broche, et qui en fit manger à ses camarades. Leurs expéditions furent des tours de voleurs, et jamais des campagnes de conquérants : aussi ne les appelait-on dans toutes les Indes occidentales que los ladrones. Quand ils surprenaient une ville, et qu’ils entraient dans la maison d’un père de famille, ils le mettaient à la torture pour découvrir ses trésors. Cela prouve assez ce que nous dirons à l’article Question, que la torture fut inventée par les voleurs de grand chemin.

Ce qui rendit tous leurs exploits inutiles, c’est qu’ils prodiguèrent en débauches aussi folles que monstrueuses tout ce qu’ils avaient acquis par la rapine et par le meurtre. Enfin il ne reste plus d’eux que leur nom, et encore à peine. Tels furent les flibustiers.

Mais quel peuple en Europe ne fut pas flibustier ? Ces Goths, ces Alains, ces Vandales, ces Huns, étaient-ils autre chose? Qu’était Rollon, qui s’établit en Normandie, et Guillaume Fier-à-Bras[156], sinon des flibustiers plus habiles ? Clovis n’était-il pas un flibustier qui vint des bords du Rhin dans les Gaules ?


FOI ou FOY[157].

 
SECTION PREMIÈRE.

Qu’est-ce que la foi ? Est-ce de croire ce qui paraît évident ? non ; il m’est évident qu’il y a un Être nécessaire, éternel, suprême, intelligent : ce n’est pas là de la foi, c’est de la raison. Je n’ai aucun mérite à penser que cet Être éternel, infini, que je connais comme la vertu, la Bonté même, veut que je sois bon et vertueux. La foi consiste à croire, non ce qui semble vrai, mais ce qui semble faux à notre entendement. Les Asiatiques ne peuvent croire que par la foi le voyage de Mahomet dans les sept planètes, les incarnations du dieu Fo, de Vistnou, de Xaca, de Brama, de Sammonocodom, etc., etc., etc. Ils soumettent leur entendement, ils tremblent d’examiner, ils ne veulent être ni empalés, ni brûlés ; ils disent : Je crois.

Nous sommes bien éloignés de faire ici la moindre allusion à la foi catholique. Non-seulement nous la vénérons, mais nous l’avons : nous ne parlerons que de la foi mensongère des autres nations du monde, de cette foi qui n’est pas foi, et qui ne consiste qu’en paroles.

Il y a foi pour les choses étonnantes, et foi pour les choses contradictoires et impossibles.

Vistnou s’est incarné cinq cents fois : cela est fort étonnant, mais enfin cela n’est pas physiquement impossible, car si Vistnou a une âme, il peut avoir mis son âme dans cinq cents corps pour se réjouir. L’Indien, à la vérité, n’a pas une foi bien vive ; il n’est pas intimement persuadé de ces métamorphoses ; mais enfin il dira à son bonze : « J’ai la foi ; vous voulez que Vistnou ait passé par cinq cents incarnations, cela vous vaut cinq cents roupies de rente ; à la bonne heure ; vous irez crier contre moi, vous me dénoncerez, vous ruinerez mon commerce si je n’ai pas la foi. Eh bien ! j’ai la foi, et voilà de plus dix roupies que je vous donne. » L’Indien peut jurer à ce bonze qu’il croit, sans faire un faux serment : car, après tout, il ne lui est pas démontré que Vistnou n’est pas venu cinq cents fois dans les Indes.

Mais si le bonze exige de lui qu’il croie une chose contradictoire, impossible, que deux et deux font cinq, que le même corps peut être en mille endroits différents, qu’être et n’être pas c’est précisément la même chose : alors, si l’Indien dit qu’il a la foi, il a menti ; et s’il jure qu’il croit, il fait un parjure.

Il dit donc au bonze : « Mon révérend père, je ne peux vous assurer que je crois ces absurdités-là, quand elles vous vaudraient dix mille roupies de rente au lieu de cinq cents.

— Mon fils, répond le bonze, donnez vingt roupies, et Dieu vous fera la grâce de croire tout ce que vous ne croyez point.

— Comment voulez-vous, répond l’Indien, que Dieu opère sur moi ce qu’il ne peut opérer sur lui-même ? Il est impossible que Dieu fasse ou croie les contradictoires. Je veux bien vous dire, pour vous faire plaisir, que je crois ce qui est obscur ; mais je ne peux vous dire que je crois l’impossible. Dieu veut que nous soyons vertueux, et non pas que nous soyons absurdes. Je vous ai donné dix roupies, en voilà encore vingt ; croyez à trente roupies, soyez homme de bien si vous pouvez, et ne me rompez plus la tête[158]. »

Il n’en est pas ainsi des chrétiens : la foi qu’ils ont pour des choses qu’ils n’entendent pas est fondée sur ce qu’ils entendent ; ils ont des motifs de crédibilité. Jésus-Christ a fait des miracles dans la Galilée : donc nous devons croire tout ce qu’il a dit. Pour savoir ce qu’il a dit, il faut consulter l’Église. L’Église a prononcé que les livres qui nous annoncent Jésus-Christ sont authentiques : il faut donc croire ces livres. Ces livres nous disent que qui n’écoute pas l’Église doit être regardé comme un publicain ou comme un païen : donc nous devons écouter l’Église pour n’être pas honnis comme des fermiers généraux ; donc nous devons lui soumettre notre raison, non par crédulité enfantine ou aveugle, mais par une croyance docile que la raison même autorise. Telle est la foi chrétienne, et surtout la foi romaine, qui est la foi par excellence[159]. La foi luthérienne, calviniste, anglicane, est une méchante foi.


SECTION II

La foi divine, sur laquelle on a tant écrit, n’est évidemment qu’une incrédulité soumise : car il n’y a certainement en nous que la faculté de l’entendement qui puisse croire, et les objets de la foi ne sont point les objets de l’entendement. On ne peut croire que ce qui paraît vrai ; rien ne peut paraître vrai que par l’une de ces trois manières, ou par l’intuition, le sentiment : j’existe, je vois le soleil ; ou par des probabilités accumulées qui tiennent lieu de certitude : il y a une ville nommée Constantinople ; ou par voie de démonstration : les triangles ayant même base et même hauteur sont égaux.

La foi, n’étant rien de tout cela, ne peut donc pas plus être une croyance, une persuasion, qu’elle ne peut être jaune ou rouge. Elle ne peut donc être qu’un anéantissement de la raison, un silence d’adoration devant des choses incompréhensibles. Ainsi, en parlant philosophiquement, personne ne croit la Trinité, personne ne croit que le même corps puisse être en mille endroits à la fois ; et celui qui dit : Je crois ces mystères, s’il réfléchit sur sa pensée, verra, à n’en pouvoir douter, que ces mots veulent dire : Je respecte ces mystères ; je me soumets à ceux qui me les annoncent ; car ils conviennent avec moi que ma raison ni la leur ne les croit pas ; or il est clair que quand ma raison n’est pas persuadée, je ne le suis pas : ma raison et moi ne peuvent être deux êtres différents. Il est absolument contradictoire que le moi trouve vrai ce que l’entendement de moi trouve faux. La foi n’est donc qu’une incrédulité soumise.

Mais pourquoi cette soumission dans la révolte invincible de mon entendement ? on le sait assez : c’est parce qu’on a persuadé à mon entendement que les mystères de ma foi sont proposés par Dieu même. Alors tout ce que je puis faire, en qualité d’être raisonnable, c’est de me taire et d’adorer. C’est ce que les théologiens appellent foi externe, et cette foi externe n’est et ne peut être que le respect pour des choses incompréhensibles, en vertu de la confiance qu’on a dans ceux qui les enseignent.

Si Dieu lui-même me disait : La pensée est couleur d’olive, un nombre carré est amer ; je n’entendrais certainement rien du tout à ces paroles ; je ne pourrais les adopter, ni comme vraies, ni comme fausses. Mais je les répéterai s’il me l’ordonne, je les ferai répéter au péril de ma vie. Voilà la foi, ce n’est que l’obéissance.

Pour fonder cette obéissance, il ne s’agit donc que d’examiner les livres qui la demandent ; notre entendement doit donc examiner les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament comme il discute Plutarque et Tite-Live ; et s’il voit dans ces livres des preuves incontestables, des preuves au-dessus de toute objection, sensibles à toutes sortes d’esprits, et reçues de toute la terre, que Dieu lui-même est l’auteur de ces ouvrages, alors il doit captiver son entendement sous le joug de la foi.


SECTION III.

« Nous avons longtemps balancé si nous imprimerions cet article Foi, que nous avions trouvé dans un vieux livre. Notre respect pour la chaire de saint Pierre nous retenait. Mais des hommes pieux nous ayant convaincus que le pape Alexandre VI n’avait rien de commun avec saint Pierre, nous nous sommes enfin déterminés à remettre en lumière ce petit morceau, sans scrupule. »

Un jour le prince Pic de La Mirandole rencontra le pape Alexandre VI chez la courtisane Émilia, pendant que Lucrèce, fille du saint-père, était en couche, et qu’on ne savait pas dans Rome si l’enfant était du pape ou de son fils le duc de Valentinois, ou du mari de Lucrèce, Alphonse d’Aragon, qui passait pour impuissant. La conversation fut d’abord fort enjouée. Le cardinal Bembo en rapporte une partie. « Petit Pic, dit le pape, qui crois-tu le père de mon petit-fils ? — Je crois que c’est votre gendre, répondit Pic. — Eh ! comment peux-tu croire cette sottise ? — Je la crois par la foi. — Mais ne sais-tu pas bien qu’un impuissant ne fait point d’enfants ? — La foi consiste, repartit Pic, à croire les choses parce qu’elles sont impossibles ; et de plus, l’honneur de votre maison exige que le fils de Lucrèce ne passe point pour être le fruit d’un inceste. Vous me faites croire des mystères plus incompréhensibles. Ne faut-il pas que je sois convaincu qu’un serpent a parlé, que depuis ce temps tous les hommes furent damnés, que l’ânesse de Balaam parla aussi fort éloquemment, et que les murs de Jéricho tombèrent au son des trompettes ? » Pic enfila tout de suite une kyrielle de toutes les choses admirables qu’il croyait. Alexandre tomba sur son sopha à force de rire. « Je crois tout cela comme vous, disait-il, car je sens bien que je ne peux être sauvé que par la foi, et que je ne le serai point par mes œuvres. — Ah ! saint-père, dit Pic, vous n’avez besoin ni d’œuvres ni de foi : cela est bon pour les pauvres profanes comme nous ; mais vous qui êtes vice-Dieu, vous pouvez croire et faire tout ce qu’il vous plaira. Vous avez les clefs du ciel, et sans doute saint Pierre ne vous fermera pas la porte au nez. Mais pour moi, je vous avoue que j’aurais besoin d’une puissante protection, si, n’étant qu’un pauvre prince, j’avais couché avec ma fille, et si je m’étais servi du stylet et de la cantarella aussi souvent que Votre Sainteté. » Alexandre VI entendait raillerie. « Parlons sérieusement, dit-il au prince de La Mirandole. Dites-moi quel mérite on peut avoir à dire à Dieu qu’on est persuadé de choses dont en effet on ne peut être persuadé ? Quel plaisir cela peut-il faire à Dieu ? Entre nous, dire qu’on croit ce qu’il est impossible de croire, c’est mentir. »

Pic de La Mirandole fit un grand signe de croix. « Eh ! Dieu paternel, s’écria-t-il, que Votre Sainteté me pardonne, vous n’êtes pas chrétien. — Non, sur ma foi, dit le pape. — Je m’en doutais, dit Pic de La Mirandole. »


FOIBLE, voyez FAIBLE.


FOLIE[160].

Qu’est-ce que la folie ? c’est d’avoir des pensées incohérentes et la conduite de même. Le plus sage des hommes veut-il connaître la folie ? qu’il réfléchisse sur la marche de ses idées pendant ses rêves. S’il a une digestion laborieuse dans la nuit, mille idées incohérentes l’agitent ; il semble que la nature nous punisse d’avoir pris trop d’aliments, ou d’en avoir fait un mauvais choix, en nous donnant des pensées : car on ne pense guère en dormant que dans une mauvaise digestion. Les rêves inquiets sont réellement une folie passagère.

La folie pendant la veille est de même une maladie qui empêche un homme nécessairement de penser et d’agir comme les autres. Ne pouvant gérer son bien, on l’interdit ; ne pouvant avoir des idées convenables à la société, on l’en exclut ; s’il est dangereux, on l’enferme ; s’il est furieux, on le lie. Quelquefois on le guérit par les bains, par la saignée, par le régime.

Cet homme n’est point privé d’idées ; il en a comme tous les autres hommes pendant la veille, et souvent quand il dort. On peut demander comment son âme spirituelle, immortelle, logée dans son cerveau, recevant toutes les idées par les sens très-nettes et très-distinctes, n’en porte cependant jamais un jugement sain. Elle voit les objets comme l’âme d’Aristote et de Platon, de Locke et de Newton, les voyait ; elle entend les mêmes sons, elle a le même sens du toucher : comment donc, recevant les perceptions que les plus sages éprouvent, en fait-elle un assemblage extravagant sans pouvoir s’en dispenser ?

Si cette substance simple et éternelle a pour ses actions les mêmes instruments qu’ont les âmes des cerveaux les plus sages, elle doit raisonner comme eux. Qui peut l’en empêcher ? Je conçois bien à toute force que si mon fou voit du rouge, et les sages du bleu ; si, quand les sages entendent de la musique, mon fou entend le braiement d’un âne ; si, quand ils sont au sermon, mon fou croit être à la comédie ; si, quand ils entendent oui, il entend non : alors son âme doit penser au rebours des autres. Mais mon fou a les mêmes perceptions qu’eux : il n’y a nulle raison apparente pour laquelle son âme, ayant reçu par ses sens tous ses outils, ne peut en faire d’usage. Elle est pure, dit-on ; elle n’est sujette par elle-même à aucune infirmité ; la voilà pourvue de tous les secours nécessaires : quelque chose qui se passe dans son corps, rien ne peut changer son essence ; cependant on la mène dans son étui aux petites-maisons.

Cette réflexion peut faire soupçonner que la faculté de penser, donnée de Dieu à l’homme, est sujette au dérangement comme les autres sens. Un fou est un malade dont le cerveau pâtit, comme le goutteux est un malade qui souffre aux pieds et aux mains ; il pensait par le cerveau, comme il marchait avec les pieds, sans rien connaître ni de son pouvoir incompréhensible de marcher, ni de son pouvoir non moins incompréhensible de penser. On a la goutte au cerveau comme aux pieds. Enfin après mille raisonnements, il n’y a peut-être que la foi seule qui puisse nous convaincre qu’une substance simple et immatérielle puisse être malade.

Les doctes ou les docteurs diront au fou : « Mon ami, quoique tu aies perdu le sens commun, ton âme est aussi spirituelle, aussi pure, aussi immortelle que la nôtre ; mais notre âme est bien logée, et la tienne l’est mal ; les fenêtres de la maison sont bouchées pour elle : l’air lui manque, elle étouffe. » Le fou, dans ses bons moments, leur répondrait : « Mes amis, vous supposez à votre ordinaire ce qui est en question. Mes fenêtres sont aussi bien ouvertes que les vôtres, puisque je vois les mêmes objets, et que j’entends les mêmes paroles : il faut donc nécessairement que mon âme fasse un mauvais usage de ses sens, ou que mon âme ne soit elle-même qu’un sens vicié, une qualité dépravée. En un mot, ou mon âme est folle par elle-même, ou je n’ai point d’âme. »

Un des docteurs pourra répondre : « Mon confrère, Dieu a créé peut-être des âmes folles, comme il a créé des âmes sages. » Le fou répliquera : « Si je croyais ce que vous me dites, je serais encore plus fou que je ne le suis. De grâce, vous qui en savez tant, dites-moi pourquoi je suis fou. »

Si les docteurs ont encore un peu de sens, ils lui répondront : « Je n’en sais rien. » Ils ne comprendront pas pourquoi une cervelle a des idées incohérentes ; ils ne comprendront pas mieux pourquoi une autre cervelle a des idées régulières et suivies. Ils se croiront sages, et ils seront aussi fous que lui[161].

Si le fou a un bon moment, il leur dira : « Pauvres mortels qui ne pouvez ni connaître la cause de mon mal, ni le guérir, tremblez de devenir entièrement semblables à moi, et même de me surpasser. Vous n’êtes pas de meilleure maison que le roi de France Charles VI, le roi d’Angleterre Henri VI, et l’empereur Venceslas, qui perdirent la faculté de raisonner dans le même siècle. Vous n’avez pas plus d’esprit que Blaise Pascal, Jacques Abbadie, et Jonathan Swift, qui sont tous trois morts fous. Du moins le dernier fonda pour nous un hôpital : voulez-vous que j’aille vous y retenir une place ? »

N. B. Je suis fâché pour Hippocrate qu’il ait prescrit le sang d’ânon pour la folie, et encore plus fâché que le Manuel des dames[162] dise qu’on guérit la folie en prenant la gale. Voilà de plaisantes recettes : elles paraissent inventées par les malades.


FONTE[163].

Il n’y a point d’ancienne fable, de vieille absurdité que quelque imbécile ne renouvelle, et même avec une hauteur de maître, pour peu que ces rêveries antiques aient été autorisées par quelque auteur ou classique ou théologien.

Lycophron (autant qu’il m’en souvient) rapporte qu’une horde de voleurs, qui avait été justement condamnée en Éthiopie par le roi Actisanès à perdre le nez et les oreilles, s’enfuit jusqu’aux cataractes du Nil, et de là pénétra jusqu’au Désert de sable, dans lequel elle bâtit enfin le temple de Jupiter-Ammon.

Lycophron, et après lui Théopompe, raconte que ces brigands, réduits à la plus extrême misère, n’ayant ni sandales, ni habits, ni meubles, ni pain, s’avisèrent d’élever une statue d’or à un dieu d’Égypte. Cette statue fut commandée le soir et faite pendant la nuit. Un membre de l’Université, qui est fort attaché à Lycophron et aux voleurs éthiopiens, prétend que rien n’était plus ordinaire dans la vénérable antiquité que de jeter en fonte une statue d’or en une nuit, de la réduire ensuite en poudre impalpable en la jetant dans le feu, et de la faire avaler à tout un peuple.

Mais où ces pauvres gens, qui n’avaient point de chausses, avaient-ils trouvé tant d’or ?

— Comment, monsieur, dit le savant, oubliez-vous qu’ils avaient volé de quoi acheter toute l’Afrique, et que les pendants d’oreilles de leurs filles valaient seuls neuf millions cinq cent mille livres au cours de ce jour.

— D’accord ; mais il faut un peu de préparation pour fondre une statue ; M. Lemoine a employé plus de deux ans à faire celle de Louis XV.

— Oh ! notre Jupiter-Ammon était haut de trois pieds tout au plus. Allez-vous-en chez un potier d’étain, ne vous fera-t-il pas six assiettes en un seul jour ?

— Monsieur, une statue de Jupiter est plus difficile à faire que des assiettes d’étain, et je doute même beaucoup que vos voleurs eussent de quoi fondre aussi vite des assiettes, quelque habiles larrons qu’ils aient été. Il n’est pas vraisemblable qu’ils eussent avec eux l’attirail nécessaire à un potier : ils devaient commencer par avoir de la farine. Je respecte fort Lycophron ; mais ce profond Grec, et ses commentateurs encore plus creux que lui, connaissent si peu les arts, ils sont si savants dans tout ce qui est inutile, si ignorants dans tout ce qui concerne les besoins de la vie, les choses d’usage, les professions, les métiers, les travaux journaliers, que nous prendrons cette occasion de leur apprendre comment on jette en fonte une figure de métal. Ils ne trouveront cette opération ni dans Lycophron, ni dans Manethon, ni dans Artapan, ni même dans la Somme de saint Thomas.

1° On fait un modèle en terre grasse.

2° On couvre ce modèle d’un moule en plâtre, en ajustant les fragments de plâtre les uns aux autres.

3" Il faut enlever par parties le moule de plâtre de dessus le modèle de terre.

4° On rajuste le moule de plâtre encore par parties, et on met ce moule à la place du modèle de terre.

5° Ce moule de plâtre étant devenu une espèce de modèle, on jette en dedans de la cire fondue, reçue aussi par parties : elle entre dans tous les creux de ce moule.

6° On a grand soin que cette cire soit partout de l’épaisseur qu’on veut donner au métal dont la statue sera faite.

7° On place ce moule ou modèle dans un creux qu’on appelle fosse, laquelle doit être à peu près du double plus profonde que la figure que l’on doit jeter en fonte.

8° Il faut poser ce moule dans ce creux sur une grille de fer, élevée de dix-huit pouces pour une figure de trois pieds, et établir cette grille sur un massif.

9° Assujettir fortement sur cette grille des barres de fer, droites ou penchées, selon que la figure l’exige, lesquelles barres de fer s’approchent de la cire d’environ six lignes.

10° Entourer chaque barre de fer de fil d’archal, de sorte que tout le vide soit rempli de fil de fer.

11° Remplir de plâtre et de briques pilées tout le vide qui est entre les barres et la cire de la figure ; comme aussi le vide qui est entre cette grille et le massif de brique qui la soutient, et c’est ce qui s’appelle le noyau.

12° Quand tout cela est bien refroidi, l’artiste enlève le moule de plâtre qui couvre la cire, laquelle cire reste, est réparée à la main, et devient alors le modèle de la figure ; et ce modèle est soutenu par l’armature de fer et par le noyau dont on a parlé.

13° Quand ces préparations sont achevées, on entoure ce modèle de cire de bâtons perpendiculaires de cire, dont les uns s’appellent des jets, et les autres des évents. Cet jets et ces évents descendent plus bas d’un pied que la figure, et s’élèvent aussi plus qu’elle, de manière que les évents sont plus hauts que les jets. Ces jets sont entrecoupés par d’autres petits rouleaux de cire qu’on appelle fournisseurs, placés en diagonale de bas en haut entre les jets et le modèle auquel ils sont attachés. Nous verrons au numéro 17 de quel usage sont ces bâtons de cire.

14° On passe sur le modèle, sur les évents, et sur les jets, quarante à cinquante couches d’une eau grasse qui est sortie de la composition d’une terre rouge, et de fiente de cheval macérée pendant une année entière, et ces couches durcies forment une enveloppe d’un quart de pouce.

15° Le modèle, les évents et les jets ainsi disposés, on entoure le tout d’une enveloppe composée de cette terre, de sable rouge, de bourre, et de cette fiente de cheval qui a été bien macérée, le tout pétri dans cette eau grasse. Cet enduit forme une pâte molle, mais solide et résistante au feu.

16° On bâtit tout autour du modèle un mur de maçonnerie ou de brique, et entre le modèle et le mur on laisse en bas l’espace d’un cendrier d’une profondeur proportionnée à la figure.

17° Ce cendrier est garni de barres de fer en grillage. Sur ce grillage on pose de petites bûches de bois que l’on allume, ce qui forme un feu tout autour du moule, et qui fait fondre ces bâtons de cire tout couverts de couches d’eau grasse, et de la pâte dont nous avons parlé numéros 14 et 15 ; alors la cire étant fondue, il reste les tuyaux de cette pâte solide, dont les uns sont les jets, et les autres les évents et les fournisseurs. C’est par les jets et les fournisseurs que le métal fondu entrera, et c’est par les évents que l’air sortant empêchera la matière enflammée de tout détruire.

18° Après toutes ces dispositions, on fait fondre sur le bord de la fosse le métal dont on doit former la statue. Si c’est du bronze, on se sert du fourneau de briques doubles ; si c’est de l’or, on se sert de plusieurs creusets. Lorsque la matière est liquéfiée par l’action du feu, on la laisse couler par un canal dans la fosse préparée. Si malheureusement elle rencontre des bulles d’air ou de l’humidité, tout est détruit avec fracas, et il faut recommencer plusieurs fois.

19º Ce fleuve de feu, qui est descendu au creux de la fosse, remonte par les jets et par les fournisseurs, entre dans le moule, et en remplit les creux. Ces jets, ces fournisseurs et les évents, ne sont plus que des tuyaux formés par ces quarante ou cinquante couches de l’eau grasse, et de cette pâte dont on les a longtemps enduits avec beaucoup d’art et de patience, et c’est par ces branches que le métal liquéfié et ardent vient se loger dans la statue.

20° Quand le métal est bien refroidi, on retire le tout. Ce n’est qu’une masse assez informe dont il faut enlever toutes les aspérités, et qu’on répare avec divers instruments.

J’omets beaucoup d’autres préparations que messieurs les encyclopédistes, et surtout M. Diderot, ont expliquées bien mieux que je ne pourrais faire, dans leur ouvrage qui doit éterniser tous les arts avec leur gloire. Mais pour avoir une idée nette des procédés de cet art, il faut voir opérer. Il en est ainsi dans tous les arts, depuis le bonnetier jusqu’au diamantaire. Jamais personne n’apprit dans un livre ni à faire des bas au métier, ni à brillanter des diamants[164], ni à faire des tapisseries de haute-lice. Les arts et métiers ne s’apprennent que par l’exemple et le travail.

Ayant eu le dessein de faire élever une petite statue équestre du roi, en bronze, dans une ville qu’on bâtit à une extrémité du royaume, je demandai, il n’y a pas longtemps, au Phidias de la France, à M. Pigalle, combien il faudrait de temps pour faire seulement le cheval de trois pieds de haut ; il me répondit par écrit : « Je demande six mois au moins, » J’ai sa déclaration datée du 3 juin 1770[165].

M. Guénée, ancien professeur du collége du Plessis, qui en sait sans doute plus que M. Pigalle sur l’art de jeter des figures en fonte, a écrit contre ces vérités dans un livre intitulé Lettres de quelques Juifs portugais et allemands, avec des réflexions critiques, et un petit commentaire extrait d’un plus grand. À Paris, chez Laurent Prault, 1769, avec approbation et privilége du roi.

Ces lettres ont été écrites sous le nom de messieurs les Juifs Joseph Ben Jonathan, Aaron Mathataï, et David Winker.

Ce professeur, secrétaire des trois Juifs, dit dans sa Lettre seconde : « Entrez seulement, monsieur, chez le premier fondeur ; je vous réponds que si vous lui fournissez les matières dont il pourrait avoir besoin, que vous le pressiez et que vous le payiez bien, il vous fera un pareil ouvrage en moins d’une semaine. Nous n’avons pas cherché longtemps, et nous en avons trouvé deux qui ne demandaient que trois jours. Il y a déjà loin de trois jours à trois mois, et nous ne doutons pas que si vous cherchez bien, vous pourrez en trouver qui le feront encore plus promptement. »

M. le professeur secrétaire des Juifs n’a consulté apparemment que des fondeurs d’assiettes d’étain, ou d’autres petits ouvrages qui se jettent en sable. S’il s’était adressé à M. Pigalle ou à M. Lemoine, il aurait un peu changé d’avis.

C’est avec la même connaissance des arts que ce monsieur prétend que de réduire l’or en poudre en le brûlant, pour le rendre potable, et le faire avaler à toute une nation, est la chose du monde la plus aisée et la plus ordinaire en chimie. Voici comme il s’exprime :

« Cette possibilité de rendre l’or potable a été répétée cent fois depuis Stahl et Sénac, dans les ouvrages et dans les leçons de vos plus célèbres chimistes, d’un Baron, d’un Macquer, etc. ; tous sont d’accord sur ce point. Nous n’avons actuellement sous les yeux que la nouvelle édition de la Chimie de Lefèvre. Il l’enseigne comme tous les autres ; et il ajoute que rien n’est plus certain, et qu’on ne peut plus avoir là-dessus le moindre doute.

« Qu’en pensez-vous, monsieur ? le témoignage de ces habiles gens ne vaut-il pas bien celui de vos critiques ? Et de quoi s’avisent aussi ces incirconcis ? ils ne savent pas de chimie, et ils se mêlent d’en parler ; ils auraient pu s’épargner ce ridicule.

« Mais vous, monsieur, quand vous transcriviez cette futile objection, ignoriez-vous que le dernier chimiste serait en état de la réfuter ? La chimie n’est pas votre fort, on le voit bien : aussi la bile de Rouelle s’échauffe, ses yeux s’allument, et son dépit éclate, lorsqu’il lit par hasard ce que vous en dites en quelques endroits de vos ouvrages. Faites des vers, monsieur, et laissez là l’art des Pott et des Margraff.

« Voilà donc la principale objection de vos écrivains, celle qu’ils avançaient avec le plus de confiance, pleinement détruite. »

Je ne sais si M. le secrétaire de la synagogue se connaît en vers, mais assurément il ne se connaît pas en or. J’ignore si M. Rouelle se met en colère quand on n’est pas de son opinion, mais je ne me mettrai pas en colère contre M. le secrétaire ; je lui dirai avec ma tolérance ordinaire, dont je ferai toujours profession, que je ne le prierai jamais de me servir de secrétaire, attendu qu’il fait parler ses maîtres, MM. Joseph, Mathataï, et David Winker, en francs ignorants[166].

Il s’agissait de savoir si on peut, sans miracle, fondre une figure d’or dans une seule nuit, et réduire cette figure en poudre le lendemain, en la jetant dans le feu. Or, monsieur le secrétaire, il faut que vous sachiez, vous et maître Aliboron, votre digne panégyriste[167], qu’il est impossible de pulvériser l’or en le jetant au feu : l’extrême violence du feu le liquéfie, mais ne le calcine point.

C’est de quoi il est question, monsieur le secrétaire ; j’ai souvent réduit de l’or en pâte avec du mercure, je l’ai dissous avec de l’eau régale, mais je ne l’ai jamais calciné en le brûlant. Si on vous a dit que M. Rouelle calcine de l’or au feu, on s’est moqué de vous, ou bien on vous a dit une sottise que vous ne deviez pas répéter, non plus que toutes celles que vous transcrivez sur l’or potable.

L’or potable est une charlatanerie ; c’est une friponnerie d’imposteur qui trompe le peuple : il y en a de plusieurs espèces. Ceux qui vendent leur or potable à des imbéciles ne font pas entrer deux grains d’or dans leur liqueur ; ou s’ils en mettent un peu, ils l’ont dissous dans de l’eau régale, et ils vous jurent que c’est de l’or potable sans acide ; ils dépouillent l’or autant qu’ils le peuvent de son eau régale, ils la chargent d’huile de romarin. Ces préparations sont très-dangereuses : ce sont de véritables poisons, et ceux qui en vendent méritent d’être réprimés.

Voilà, monsieur, ce que c’est que votre or potable, dont vous parlez un peu au hasard, ainsi que de tout le reste.

[168] Cet article est un peu vif, mais il est vrai et utile. Il faut confondre quelquefois l’ignorance orgueilleuse de ces gens qui croient pouvoir parler de tous les arts parce qu’ils ont lu quelques lignes de saint Augustin[169].


FORCE PHYSIQUE[170].

Qu’est-ce que force ? où réside-t-elle ? d’où vient-elle ? périt-elle ? subsiste-t-elle toujours la même ?

On s’est complu à nommer force cette pesanteur qu’exerce un corps sur un autre. Voilà une boule de deux cents livres ; elle est sur ce plancher ; elle le presse, dit-on, avec une force de deux cents livres : et vous appelez cela une force morte. Or, ces mots de force et de morte ne sont-ils pas un peu contradictoires ? Ne vaudrait-il pas autant dire mort vivant, oui et non ?

Cette boule pèse : d’où vient cette pesanteur ? et cette pesanteur est-elle une force ? Si cette boule n’était arrêtée par rien, elle se rendrait directement au centre de la terre. D’où lui vient cette incompréhensible propriété ?

Elle est soutenue par mon plancher, et vous donnez à mon plancher libéralement la force d’inertie. Inertie signifie inactivité, impuissance. Or n’est- il pas singulier qu’on donne à l’impuissance le nom de force ?

Quelle est la force vive qui agit dans votre bras et dans votre jambe ? quelle en est la source ? comment peut-on supposer que cette force subsiste quand vous êtes mort ? va-t-elle se loger ailleurs, comme un homme change de maison quand la sienne est détruite ?

Comment a-t-on pu dire qu’il y a toujours égalité de force dans la nature ? Il faudrait donc qu’il y eût toujours égal nombre d’hommes ou d’êtres actifs équivalents.

Pourquoi un corps en mouvement communique-t-il sa force à un corps qu’il rencontre ?

Ni la géométrie, ni la mécanique, ni la métaphysique, ne répondent à ces questions. Veut-on remonter au premier principe de la force des corps et du mouvement, il faudra remonter encore à un principe supérieur. Pourquoi y a-t-il quelque chose ?


FORCE MÉCANIQUE.

On présente tous les jours des projets pour augmenter la force des machines qui sont en usage, pour augmenter la portée des boulets de canon avec moins de poudre, pour élever des fardeaux sans peine, pour dessécher des marais en épargnant le temps et l’argent, pour remonter promptement des rivières sans chevaux, pour élever facilement beaucoup d’eau, et pour ajouter à l’activité des pompes.

Tous ces faiseurs de projets sont trompés eux-mêmes les premiers, comme Lass le fut par son système.

Un bon mathématicien, pour prévenir ces continuels abus, a donné la règle suivante. Il faut dans toute machine considérer quatre quantités :

1° La puissance du premier moteur, soit homme, soit cheval, soit l’eau, ou le vent, ou le feu ;

2° La vitesse de ce premier moteur dans un temps donné ;

3° La pesanteur ou résistance de la matière qu’on veut faire mouvoir ;

4° La vitesse de cette matière en mouvement, dans le même temps donné.

De ces quatre quantités, le produit des deux premières est toujours égal à celui des deux dernières : ces produits ne sont que les quantités du mouvement.

Trois de ces quantités étant connues, on trouve toujours la quatrième.

Un machiniste, il y a quelques années, présenta à l’Hôtel de Ville de Paris le modèle en petit d’une pompe, par laquelle il assurait qu’il élèverait à cent trente pieds de hauteur cent mille muids d’eau par jour. Un muid d’eau pèse cinq cent soixante livres : ce sont cinquante-six millions de livres qu’il faut élever en vingt-quatre heures, et six cent quarante-huit livres par chaque seconde.

Le chemin et la vitesse sont de cent trente pieds par seconde.

La quatrième quantité est le chemin, ou la vitesse du premier moteur.

Que ce moteur soit un cheval, il fait trois pieds par seconde tout au plus.

Multipliez ce poids de six cent quarante-huit livres par cent trente pieds d’élévation, auquel on doit le porter, vous aurez quatre-vingt-quatre mille deux cent quarante, lesquels divisés par la vitesse, qui est trois, vous donnent vingt-huit mille quatre-vingts.

Il faut donc que le moteur ait une force de vingt-huit mille quatre-vingts pour élever l’eau dans une seconde.

La force des hommes n’est estimée que vingt-cinq livres, et celle des chevaux de cent soixante et quinze.

Or, comme il faut élever à chaque seconde une force de vingt-huit mille quatre-vingts, il résulte de là que pour exécuter la machine proposée à l’Hôtel de Ville de Paris on avait besoin de onze cent vingt-trois hommes ou de cent soixante chevaux ; encore aurait-il fallu supposer que la machine fût sans frottement. Plus la machine est grande, plus les frottements sont considérables : ils vont souvent à un tiers de la force mouvante ou environ ; ainsi il aurait fallu, suivant un calcul très-modéré, deux cent treize chevaux, ou quatorze cent quatre-vingt-dix-sept hommes.

Ce n’est pas tout : ni les hommes ni les chevaux ne peuvent travailler vingt-quatre heures sans manger et sans dormir. Il eût donc fallu doubler au moins le nombre des hommes, ce qui aurait exigé deux mille neuf cent quatre-vingt-quatorze hommes, ou quatre cent vingt-six chevaux.

Ce n’est pas tout encore : ces hommes et ces chevaux, en douze heures, doivent en prendre quatre pour manger et se reposer. Ajoutez donc un tiers ; il aurait fallu à l’inventeur de cette belle machine l’équivalent de cinq cent soixante-huit chevaux, ou trois mille neuf cent quatre-vingt-douze hommes.

Le célèbre maréchal de Saxe tomba dans le même mécompte quand il construisit une galère qui devait remonter la rivière de Seine en vingt-quatre heures, par le moyen de deux chevaux qui devaient faire mouvoir des rames.

Vous trouvez dans l’Histoire ancienne de Rollin, remplie d’ailleurs d’une morale judicieuse, les paroles suivantes :

« Archimède se met en devoir de satisfaire la juste et raisonnable curiosité de son parent et de son ami Hiéron, roi de Syracuse. Il choisit une des galères qui étaient dans le port, la fait tirer à terre avec beaucoup de travail et à force d’hommes, y fait mettre sa charge ordinaire, et, par-dessus sa charge, autant d’hommes qu’elle en peut tenir. Ensuite se mettant à quelque distance, assis à son aise, sans travail, sans le moindre effort, en remuant seulement de la main le bout d’une machine à plusieurs cordes et poulies qu’il avait préparée, il ramena la galère à lui par terre aussi doucement et aussi uniment que si elle n’avait fait que fendre les flots. »

Que l’on considère, après ce récit, qu’une galère remplie d’hommes, chargée de ses mâts, de ses rames et de son poids ordinaire, devait peser au moins quatre cent mille livres ; qu’il fallait une force supérieure pour la tenir en équilibre et la faire mouvoir ; que cette force devait être au moins de quatre cent vingt mille livres ; que les frottements pouvaient être la moitié de la puissance employée pour soulever un pareil poids ; que par conséquent la machine devait avoir environ six cent mille livres de force. Or on ne fait guère jouer une telle machine en un tour de main, sans le moindre effort.

C’est de Plutarque que l’estimable auteur de l’Histoire ancienne a tiré ce conte. Mais quand Plutarque a dit une chose absurde, tout ancien qu’il est, un moderne ne doit pas la répéter.


FORCE[171].

Ce mot a été transporté du simple au figuré. Force se dit de toutes les parties du corps qui sont en mouvement, en action ; la force du cœur, que quelques-uns ont faite de quatre cents livres et d’autres de trois onces ; la force des viscères, des poumons, de la voix ; à force de bras.

On dit par analogie faire force de voiles, de rames ; rassembler ses forces ; connaître, mesurer ses forces ; aller, entreprendre au delà de ses forces ; le travail de l’Encyclopédie est au-dessus des forces de ceux qui se sont déchaînés contre ce livre. On a longtemps appelé forces de grands ciseaux, et c’est pourquoi dans les états de la Ligue on fit une estampe de l’ambassadeur d’Espagne, cherchant avec ses lunettes ses ciseaux qui étaient à terre, avec ce jeu de mots pour inscription : J’ai perdu mes forces.

Le style familier admet encore, force gens, force gibier, force fripons, force mauvais critiques. On dit : à force de travailler il s’est épuisé ; le fer s’affaiblit à force de le polir,

La métaphore qui a transporté ce mot dans la morale en a fait une vertu cardinale. La force, en ce sens, est le courage de soutenir l’adversité, et d’entreprendre des choses vertueuses et difficiles, animi fortitudo.

La force de l’esprit est la pénétration et la profondeur, ingenii vis. La nature la donne comme celle du corps : le travail modéré les augmente, et le travail outré les diminue.

La force d’un raisonnement consiste dans une exposition claire des preuves mises dans tout leur jour, et une conclusion juste ; elle n’a point lieu dans les théorèmes mathématiques, parce qu’une démonstration ne peut recevoir plus ou moins d’évidence, plus ou moins de force ; elle peut seulement procéder par un chemin plus long ou plus court, plus simple ou plus compliqué. La force du raisonnement a surtout lieu dans les questions problématiques. La force de l’éloquence n’est pas seulement une suite de raisonnements justes et vigoureux, qui subsisteraient avec la sécheresse ; cette force demande de l’embonpoint, des images frappantes, des termes énergiques. Ainsi on a dit que les sermons de Bourdaloue avaient plus de force, ceux de Massillon plus de grâce. Des vers peuvent avoir de la force, et manquer de toutes les autres beautés. La force d’un vers dans notre langue vient principalement de dire quelque chose dans chaque hémistiche :

Et monté sur le faîte, il aspire à descendre.

(Cinna, acte II, scène i.)

L’Éternel est son nom ; le monde est son ouvrage.

(Esther, acte III, scène iv.)

Ces deux vers, pleins de force et d’élégance, sont le meilleur modèle de la poésie.

La force, dans la peinture, est l’expression des muscles que des touches ressenties font paraître en action sous la chair qui les couvre. Il y a trop de force quand ces muscles sont trop prononcés. Les attitudes des combattants ont beaucoup de force dans les batailles de Constantin dessinées par Raphaël et par Jules Romain, et dans celles d’Alexandre peintes par Lebrun. La force outrée est dure dans la peinture, ampoulée dans la poésie.

Des philosophes ont prétendu que la force est une qualité inhérente à la matière, que chaque particule invisible, ou plutôt monade, est douée d’une force active ; mais il est aussi difficile de démontrer cette assertion qu’il le serait de prouver que la blancheur est une qualité inhérente à la matière, comme le dit le Dictionnaire de Trévoux à l’article inhérent.

La force de tout animal a reçu son plus haut degré quand l’animal a pris toute sa croissance. Elle décroit quand les muscles ne reçoivent plus une nourriture égale ; et cette nourriture cesse d’être égale quand les esprits animaux n’impriment plus à ces muscles le mouvement accoutumé. Il est si probable que ces esprits animaux sont du feu que les vieillards manquent de mouvement, de force, à mesure qu’ils manquent de chaleur.


FORNICATION[172].

Le Dictionnaire de Trévoux dit que c’est un terme de théologie. Il vient du mot latin fornix, petites chambres voûtées dans lesquelles se tenaient les femmes publiques à Rome. On a employé ce terme pour signifier le commerce des personnes libres. Il n’est point d’usage dans la conversation, et n’est guère reçu aujourd’hui que dans le style marotique. La décence l’a banni de la chaire. Les casuistes en faisaient un grand usage, et le distinguaient en plusieurs espèces. On a traduit par le mot de fornication les infidélités du peuple juif pour des dieux étrangers, parce que chez les prophètes ces infidélités sont appelées impuretés, souillures. C’est par la même extension qu’on a dit que les Juifs avaient rendu aux faux dieux un hommage adultère.


FRANC OU FRANQ[173] ;

FRANCE, FRANÇOIS, FRANÇAIS.

L’Italie a toujours conservé son nom, malgré le prétendu établissement d’Énée, qui aurait dû y laisser quelques traces de la langue, des caractères et des usages de Phrygie, s’il était jamais venu avec Achate, Cloanthe et tant d’autres, dans le canton de Rome alors presque désert. Les Goths, les Lombards, les Francs, les Allemands ou Germains, qui envahirent l’Italie tour à tour, lui laissèrent au moins son nom.

Les Tyriens, les Africains, les Romains, les Vandales, les Visigoths, les Sarrasins, ont été les maîtres de l’Espagne les uns après les autres ; le nom d’Espagne est demeuré. La Germanie a toujours conservé le sien ; elle y a joint seulement celui d’Allemagne, qu’elle n’a reçu d’aucun vainqueur.

Les Gaulois sont presque les seuls peuples d’Occident qui aient perdu leur nom. Ce nom était celui de Walch ou Wulch ; les Romains substituaient toujours un G au W, qui est barbare : de Welche ils firent Galli, Gallia. On distingua la Gaule celtique, la belgique, l’aquitanique, qui parlaient chacune un jargon différent[174].

Qui étaient et d’où venaient ces Francs, lesquels, en très-petit nombre et en très-peu de temps, s’emparèrent de toutes les Gaules, que César n’avait pu entièrement soumettre qu’en dix années ? Je viens de lire un auteur qui commence par ces mots : Les Francs dont nous descendons. Hé ! mon ami, qui vous dit que vous descendez en droite ligne d’un Franc ? Hildvic ou Clodvic, que nous nommons Clovis, n’avait probablement pas plus de vingt mille hommes mal velus et mal armés quand il subjugua environ huit ou dix millions de Welches ou Gaulois tenus en servitude par trois ou quatre légions romaines. Nous n’avons pas une seule maison en France qui puisse fournir, je ne dis pas la moindre preuve, mais la moindre vraisemblance qu’elle ait un Franc pour son origine.

Quand des pirates des bords de la mer Baltique vinrent, au nombre de sept ou huit mille tout au plus, se faire donner la Normandie en fief, et la Bretagne en arrière-fief, laissèrent-ils des archives par lesquelles on puisse faire voir qu’ils sont les pères de tous les Normands d’aujourd’hui ?

Il y a bien longtemps que l’on a cru que les Franqs venaient des Troyens. Ammien Marcellin, qui vivait au ive siècle, dit[175] : « Selon plusieurs anciens écrivains, des troupes de Troyens fugitifs s’établirent sur les bords du Rhin, alors déserts. » Passe encore pour Énée : il pouvait aisément chercher un asile au bout de la Méditerranée ; mais Francus, fils d’Hector, avait trop de chemin à faire pour aller vers Dusseldorf, Vorms, Ditz, Aldved, Solms, Ehrenbreistein, etc.

Fredegaire ne doute pas que les Franqs ne se fussent d’abord retirés en Macédoine, et qu’ils n’aient porté les armes sous Alexandre, après avoir combattu sous Priam. Le moine Olfrid en fait son compliment à l’empereur Louis le Germanique.

Le géographe de Ravenne, moins fabuleux, assigne la première habitation de la horde des Franqs parmi les Cimbres, au delà de l’Elbe, vers la mer Baltique. Ces Franqs pourraient bien être quelques restes de ces barbares Cimbres défaits par Marius ; et le savant Leibnitz est de cette opinion.

Ce qui est bien certain, c’est que du temps de Constantin il y avait au delà du Rhin des hordes de Franqs ou Sicambres qui exerçaient le brigandage. Ils se rassemblaient sous des capitaines de bandits, sous des chefs que les historiens ont eu le ridicule d’appeler rois ; Constantin les poursuivit lui-même dans leurs repaires, en fit pendre plusieurs, en livra d’autres aux bêtes dans l’amphithéâtre de Trêves pour son divertissement : deux de leurs prétendus rois, nommés Ascaric et Ragaise, périrent par ce supplice ; c’est sur quoi les panégyristes de Constantin s’extasient, et sur quoi il n’y avait pas tant à se récrier.

La prétendue loi salique, écrite, dit-on, par ces barbares, est une des plus absurdes chimères dont on nous ait jamais bercés. Il serait bien étrange que les Francs eussent écrit dans leurs marais un code considérable, et que les Français n’eussent eu aucune coutume écrite qu’à la fin du règne de Charles VII. Il vaudrait autant dire que les Algonquins et les Chikasaws avaient une loi par écrit. Les hommes ne sont jamais gouvernés par des lois authentiques consignées dans les monuments publics, que quand ils ont été rassemblés dans des villes, qu’ils ont eu une police réglée, des archives, et tout ce qui caractérise une nation civilisée. Dès que vous trouvez un code dans une nation qui était barbare du temps de ce code, qui ne vivait que de rapine et de brigandage, qui n’avait pas une ville fermée, soyez très-sûrs que ce code est supposé, et qu’il a été fait dans des temps très-postérieurs. Tous les sophismes, toutes les suppositions, n’ébranleront jamais cette vérité dans l’esprit des sages.

Ce qu’il y a de plus ridicule, c’est qu’on nous donne cette loi salique en latin, comme si des sauvages errants au delà du Rhin avaient appris la langue latine. On la suppose d’abord rédigée par Clovis, et on le fait parler ainsi :

« Lorsque la nation illustre des Francs était encore réputée barbare, les premiers de cette nation dictèrent la loi salique. On choisit parmi eux quatre des principaux, Visogast, Bodogast, Sologast, et Vidogast, etc.[176] »

Il est bon d’observer que c’est ici la fable de La Fontaine :

Notre magot prit pour ce coup
Le nom d’un port pour un nom d’homme.

(Liv. IV, fab. vii.)

Ces noms sont ceux de quelques cantons franqs dans le pays de Vorms. Quelle que soit l’époque où les coutumes nommées loi salique aient été rédigées sur une ancienne tradition, il est bien certain que les Franqs n’étaient pas de grands législateurs.

Que voulait dire originairement le mot Franq ? Une preuve qu’on n’en sait rien du tout, c’est que cent auteurs ont voulu le deviner. Que voulait dire Hun, Alain, Got, Welche, Picard ? Et qu’importe ?

Les armées de Clovis étaient-elles toutes composées de Franqs ? il n’y a pas d’apparence. Childéric le Franq avait fait des courses jusqu’à Tournai. On dit Clovis fils de Childéric et de la reine Bazine, femme du roi Bazin. Or Bazin et Bazine ne sont pas assurément des noms allemands, et on n’a jamais vu la moindre preuve que Clovis fût leur fils. Tous les cantons germains élisaient leurs chefs ; et le canton des Franqs avait sans doute élu Clodvic ou Clovis, quel que fût son père. Il fit son expédition dans les Gaules, comme tous les autres barbares avaient entrepris les leurs dans l’empire romain.

Croira-t-on de bonne foi que l’Hérule Odo, surnommé Acer par les Romains, et connu parmi nous sous le nom d’Odoacre, n’ait eu que des Hérules à sa suite, et que Genseric n’ait conduit en Afrique que des Vandales ? Tous les misérables sans profession et sans talent, qui n’ont rien à perdre et qui espèrent gagner beaucoup, ne se joignent-ils pas toujours au premier capitaine de voleurs qui lève l’étendard de la destruction ?

Dès que Clovis eut le moindre succès, ses troupes furent grossies sans doute de tous les Belges qui voulurent avoir part au butin ; et cette armée ne s’en appela pas moins l’armée des Francs. L’expédition était très-aisée. Déjà les Visigoths avaient envahi un tiers des Gaules, et les Burgundiens un autre tiers. Le reste ne tint pas devant Clovis. Les Franqs partagèrent les terres des vaincus, et les Welches les labourèrent.

Alors le mot Franq signifia possesseur libre, tandis que les autres étaient esclaves. De là vinrent les mots de franchise et d’affranchir : Je vous fais franq : je vous rends homme libre. De là francalenus, tenant librement ; franq aleu, franq dad, franq chamen, et tant d’autres termes moitié latins, moitié barbares, qui composèrent si longtemps le malheureux patois dont on se servit en France.

De là un franq en argent ou en or, pour exprimer la monnaie du roi des Franqs, ce qui n’arriva que longtemps après, mais qui rappelait l’origine de la monarchie. Nous disons encore vingt francs, vingt livres, et cela ne signifie rien par soi-même ; cela ne donne aucune idée ni du poids ni du titre de l’argent ; ce n’est qu’une expression vague par laquelle les peuples ignorants ont presque toujours été trompés, ne sachant en effet combien ils recevaient, ni combien ils payaient réellement.

[177] Charlemagne ne se regardait pas comme un Franq ; il était né en Austrasie, et parlait la langue allemande. Son origine venait d’Arnoul, évêque de Metz, précepteur de Dagobert. Or, un homme choisi pour précepteur n’était pas probablement un Franq. Ils faisaient tous gloire de la plus profonde ignorance, et ne connaissaient que le métier des armes. Mais ce qui donne le plus de poids à l’opinion que Charlemagne regardait les Franqs comme étrangers à lui, c’est l’article iv d’un de ses capitulaires sur ses métairies : « Si les Franqs, dit-il, commettent quelques délits dans nos possessions, qu’ils soient jugés suivant leurs lois. »

La race carlovingienne passa toujours pour allemande ; le pape Adrien IV, dans sa lettre aux archevêques de Mayence, de Cologne, et de Trêves, s’exprime en ces termes remarquables : « L’empire fut transféré des Grecs aux Allemands. Le roi ne fut empereur qu’après avoir été couronné par le pape... Tout ce que l’empereur possède, il le tient de nous. Et comme Zacharie donna l’empire grec aux Allemands, nous pouvons donner celui des Allemands aux Grecs. »

Cependant la France ayant été partagée en orientale et en occidentale, et l’orientale étant l’Austrasie, ce nom de France prévalut au point que, même du temps des empereurs saxons, la cour de Constantinople les appelait toujours prétendus empereurs Franqs, comme il se voit dans les lettres de l’évêque Luitprand, envoyé de Rome à Constantinople.


DE LA NATION FRANÇAISE.

Lorsque les Francs s’établirent dans le pays des premiers Welches, que les Romains appelaient Gallia, la nation se trouva composée des anciens Celtes ou Gaulois subjugués par César, des familles romaines qui s’y étaient établies, des Germains qui y avaient déjà fait des émigrations, et enfin des Francs qui se rendirent maîtres du pays sous leur chef Clovis. Tant que la monarchie qui réunit la Gaule et la Germanie subsista, tous les peuples, depuis la source du Veser jusqu’aux mers des Gaules, portèrent le nom de Francs. Mais lorsqu’en 843, au congrès de Verdun, sous Charles le Chauve, la Germanie et la Gaule furent séparées, le nom de Francs resta aux peuples de la France occidentale, qui retint seule le nom de France.

On ne connut guère le nom de Français que vers le xe siècle. Le fond de la nation est de familles gauloises, et les traces du caractère des anciens Gaulois ont toujours subsisté.

En effet, chaque peuple a son caractère comme chaque homme ; et ce caractère général est formé de toutes les ressemblances que la nature et l’habitude ont mises entre les habitants d’un même pays, au milieu des variétés qui les distinguent. Ainsi le caractère, le génie, l’esprit français, résultent de ce que les différentes provinces de ce royaume ont entre elles de semblable. Les peuples de la Guienne et ceux de la Normandie diffèrent beaucoup ; cependant on reconnaît en eux le génie français, qui forme une nation de ces différentes provinces, et qui les distingue des Italiens et des Allemands. Le climat et le sol impriment évidemment aux hommes, comme aux animaux et aux plantes, des marques qui ne changent point. Celles qui dépendent du gouvernement, de la religion, de l’éducation, s’altèrent. C’est là le nœud qui explique comment les peuples ont perdu une partie de leur ancien caractère, et ont conservé l’autre. Un peuple qui a conquis autrefois la moitié de la terre n’est plus reconnaissable aujourd’hui sous un gouvernement sacerdotal ; mais le fond de son ancienne grandeur d’âme subsiste encore, quoique caché sous la faiblesse.

Le gouvernement barbare des Turcs a énervé de même les Égyptiens et les Grecs, sans avoir pu détruire le fond du caractère et la trempe de l’esprit de ces peuples.

Le fond du Français est tel aujourd’hui que César a peint le Gaulois : prompt à se résoudre, ardent à combattre, impétueux dans l’attaque, se rebutant aisément. César, Agathias, et d’autres, disent que de tous les barbares le Gaulois était le plus poli. Il est encore, dans le temps le plus civilisé, le modèle de la politesse de ses voisins, quoiqu’il montre de temps en temps des restes de sa légèreté, de sa pétulance, et de sa barbarie.

Les habitants des côtes de la France furent toujours propres à la marine ; les peuples de la Guienne composèrent toujours la meilleure infanterie ; ceux qui habitent les campagnes de Blois et de Tours ne sont pas, dit le Tasse,

. . . . . . Gente robusta, o falicosa,
Sebben tutta di ferro ella riluce.
La terra molle, lieta, e dilettosa
Simili a se gli abitator produce.

(Gerus., lib. C. i, st. 62.)

Mais comment concilier le caractère des Parisiens de nos jours avec celui que l’empereur Julien, le premier des princes et des hommes après Marc-Aurèle, donne aux Parisiens de son temps ? « J’aime ce peuple, dit-il dans son Misopogon, parce qu’il est sérieux et sévère comme moi. » Ce sérieux, qui semble banni aujourd’hui d’une ville immense, devenue le centre des plaisirs, devait régner dans une ville alors petite, dénuée d’amusements : l’esprit des Parisiens a changé en cela, malgré le climat.

L’affluence du peuple, l’opulence, l’oisiveté, qui ne peut s’occuper que des plaisirs et des arts, et non du gouvernement, ont donné un nouveau tour d’esprit à un peuple entier.

Comment expliquer encore par quels degrés ce peuple a passé des fureurs qui le caractérisèrent du temps du roi Jean, de Charles VI, de Charles IX, de Henri III, de Henri IV même, à cette douce facilité de mœurs que l’Europe chérit en lui ? C’est que les orages du gouvernement et ceux de la religion poussèrent la vivacité des esprits aux emportements de la faction et du fanatisme, et que cette même vivacité, qui subsistera toujours, n’a aujourd’hui pour objet que les agréments de la société. Le Parisien est impétueux dans ses plaisirs, comme il le fut autrefois dans ses fureurs. Le fond du caractère, qu’il tient du climat, est toujours le même. S’il cultive aujourd’hui tous les arts dont il fut privé si longtemps, ce n’est pas qu’il ait un autre esprit, puisqu’il n’a point d’autres organes ; mais c’est qu’il a eu plus de secours ; et ces secours, il ne se les est pas donnés lui-même, comme les Grecs et les Florentins, chez qui les arts sont nés comme des fruits naturels de leur terroir : le Français les a reçus d’ailleurs ; mais il a cultivé heureusement ces plantes étrangères ; et, ayant tout adopté chez lui, il a presque tout perfectionné.

Le gouvernement des Français fut d’abord celui de tous les peuples du Nord : tout se réglait dans les assemblées générales de la nation ; les rois étaient les chefs de ces assemblées, et ce fut presque la seule administration des Français dans les deux premières races, jusqu’à Charles le Simple.

Lorsque la monarchie fut démembrée, dans la décadence de la race carlovingienne ; lorsque le royaume d’Arles s’éleva, et que les provinces furent occupées par des vassaux peu dépendants de la couronne, le nom de Français fut plus restreint ; sous Hugues Capet, Robert, Henri, et Philippe, on n’appela Français que les peuples en deçà de la Loire. On vit alors une grande diversité dans les mœurs, comme dans les lois des provinces demeurées à la couronne de France. Les seigneurs particuliers qui s’étaient rendus les maîtres de ces provinces introduisirent de nouvelles coutumes dans leurs nouveaux États. Un Breton, un Flamand, ont aujourd’hui quelque conformité, malgré la différence de leur caractère, qu’ils tiennent du sol et du climat ; mais alors ils n’avaient entre eux presque rien de semblable.

Ce n’est guère que depuis François Ier que l’on vit quelque uniformité dans les mœurs et dans les usages. La cour ne commença que dans ce temps à servir de modèle aux provinces réunies ; mais, en général, l’impétuosité dans la guerre, et le peu de discipline, furent toujours le caractère dominant de la nation.

La galanterie et la politesse commencèrent à distinguer les Français sous François Ier[178]. Les mœurs devinrent atroces depuis la mort de François II. Cependant, au milieu de ces horreurs, il y avait toujours à la cour une politesse que les Allemands et les Anglais s’efforçaient d’imiter. On était déjà jaloux des Français dans le reste de l’Europe, en cherchant à leur ressembler. Un personnage d’une comédie de Shakespeare dit qu’à toute force on peut être poli sans avoir été à la cour de France.

Quoique la nation ait été taxée de légèreté par César et par tous les peuples voisins, cependant ce royaume, si longtemps démembré, et si souvent près de succomber, s’est réuni et soutenu principalement par la sagesse des négociations, l’adresse et la patience, mais surtout par la division de l’Allemagne et de l’Angleterre. La Bretagne n’a été réunie au royaume que par un mariage ; la Bourgogne, par droit de mouvance, et par l’habileté de Louis XI ; le Dauphiné, par une donation qui fut le fruit de la politique ; le comté de Toulouse, par un accord soutenu d’une armée ; la Provence, par de l’argent. Un traité de paix a donné l’Alsace ; un autre traité a donné la Lorraine. Les Anglais ont été chassés de France autrefois, malgré les victoires les plus signalées, parce que les rois de France ont su temporiser et profiter de toutes les occasions favorables. Tout cela prouve que si la jeunesse française est légère, les hommes d’un âge mûr qui la gouvernent ont toujours été très-sages. Encore aujourd’hui la magistrature, en général, a des mœurs sévères, comme du temps de l’empereur Julien. Si les premiers succès en Italie, du temps de Charles VIII, furent dus à l’impétuosité guerrière de la nation, les disgrâces qui les suivirent vinrent de l’aveuglement d’une cour qui n’était composée que de jeunes gens. François Ier ne fut malheureux que dans sa jeunesse, lorsque tout était gouverné par des favoris de son âge ; et il rendit son royaume florissant dans un âge plus avancé.

Les Français se servirent toujours des mêmes armes que leurs voisins, et eurent à peu près la même discipline dans la guerre. Ils ont été les premiers qui ont quitté l’usage de la lance et des piques. La bataille d’Ivry commença à décrier l’usage des lances, qui fut bientôt aboli, et sous Louis XIV les piques ont été oubliées. Ils portèrent des tuniques et des robes jusqu’au xvie siècle. Ils quittèrent sous Louis le Jeune l’usage de laisser croître la barbe, et le reprirent sous François Ier ; et on ne commença à se raser entièrement que sous Louis XIV. Les habillements changèrent toujours ; et les Français, au bout de chaque siècle, pouvaient prendre les portraits de leurs aïeux pour des portraits d’étrangers.


FRANÇOIS[179].

On prononce aujourd’hui français, et quelques auteurs l’écrivent de même ; ils en donnent pour raison qu’il faut distinguer François qui signifie une nation, de François, qui est un nom propre, comme saint François, ou François Ier.

Toutes les nations adoucissent à la longue la prononciation des mots qui sont le plus en usage ; c’est ce que les Grecs appelaient euphonie. On prononçait la diphthongue oi rudement, au commencement du xvie siècle. La cour de François Ier adoucit la langue comme les esprits : de là vient qu’on ne dit plus françois par un o, mais français ; qu’on dit il aimait, il croyait, et non pas il aimoit, il croyoit, etc.

La langue française ne commença à prendre quelque forme que vers le xe siècle ; elle naquit des ruines du latin et du celte, mêlées de quelques mots tudesques. Ce langage était d’abord le romanum rusticum, le romain rustique, et la langue tudesque fut la langue de la cour jusqu’au temps de Charles le Chauve ; le tudesque demeura la seule langue de l’Allemagne, après la grande époque du partage en 843. Le romain rustique, la langue romance prévalut dans la France occidentale ; le peuple du pays de Vaud, du Valais, de la vallée d’Engadine, et de quelques autres cantons, conserve encore aujourd’hui des vestiges manifestes de cet idiome.

À la fin du xe siècle le français se forma ; on écrivit en français au commencement du onzième ; mais ce français tenait encore plus du romain rustique que du français d’aujourd’hui. Le roman de Philomena, écrit au xe siècle en romain rustique, n’est pas dans une langue fort différente des lois normandes. On voit encore les origines celtes, latines et allemandes. Les mots qui signifient les parties du corps humain, ou des choses d’un usage journalier, et qui n’ont rien de commun avec le latin ou l’allemand, sont de l’ancien gaulois ou celte[180], comme tête, jambe, sabre, aller, pointe, parler, écouter, regarder, aboyer, crier, coutume, ensemble, et plusieurs autres de cette espèce. La plupart des termes de guerre étaient francs ou allemands : marche, halte, maréchal, bivouac, reître, lansquenet. Presque tout le reste est latin ; et les mots latins furent tous abrégés, selon l’usage et le génie des nations du Nord : ainsi de palatium, palais ; de lupus, loup ; d’Auguste, août ; de Junius, juin ; d’unctus, oint ; de purpura, pourpre ; de pretium, prix, etc.... À peine restait-il quelques vestiges de la langue grecque, qu’on avait si longtemps parlée à Marseille.

On commença au xiie siècle à introduire dans la langue quelques termes de la philosophie d’Aristote ; et vers le xvie siècle, on exprima par des termes grecs toutes les parties du corps humain, leurs maladies, leurs remèdes : de là les mots de cardiaque, céphalique, podagre, apoplectique, asthmatique, iliaque, empyème, et tant d’autres. Quoique la langue s’enrichît alors du grec, et que depuis Charles VIII elle tirât beaucoup de secours de l’italien déjà perfectionné, cependant elle n’avait pas pris encore une consistance régulière. François Ier abolit l’ancien usage de plaider, de juger, de contracter en latin : usage qui attestait la barbarie d’une langue dont on n’osait se servir dans les actes publics ; usage pernicieux aux citoyens, dont le sort était réglé dans une langue qu’ils n’entendaient pas. On fut alors obligé de cultiver le français ; mais la langue n’était ni noble ni régulière. La syntaxe était abandonnée au caprice. Le génie de la conversation était tourné à la plaisanterie, la langue devint très-féconde en expressions burlesques et naïves, et très-stérile en termes nobles et harmonieux : de là vient que dans les dictionnaires de rimes on trouve vingt termes convenables à la poésie comique pour un d’un usage plus relevé ; et c’est encore une raison pour laquelle Marot ne réussit jamais dans le style sérieux, et qu’Amyot ne put rendre qu’avec naïveté l’élégance de Plutarque.

Le français acquit de la vigueur sous la plume de Montaigne ; mais il n’eut point encore d’élévation et d’harmonie. Ronsard gâta la langue en transportant dans la poésie française les composés grecs dont se servaient les philosophes et les médecins. Malherbe répara un peu le tort de Ronsard. La langue devint plus noble et plus harmonieuse par l’établissement de l’Académie française, et acquit enfin, dans le siècle de Louis XIV, la perfection où elle pouvait être portée dans tous les genres.

Le génie de cette langue est la clarté et l’ordre : car chaque langue a son génie, et ce génie consiste dans la facilité que donne le langage de s’exprimer plus ou moins heureusement, d’employer ou de rejeter les tours familiers aux autres langues. Le français n’ayant point de déclinaisons, et étant toujours asservi aux articles, ne peut adopter les inversions grecques et latines ; il oblige les mots à s’arranger dans l’ordre naturel des idées. On ne peut dire que d’une seule manière : « Plancus a pris soin des affaires de César » ; voilà le seul arrangement qu’on puisse donner à ces paroles ; exprimez cette phrase en latin : « Res Cæsaris Plancus diligenter curavit » ; on peut arranger ces mots de cent vingt manières sans faire tort au sens et sans gêner la langue. Les verbes auxiliaires, qui allongent et qui énervent les phrases dans les langues modernes, rendent encore la langue française peu propre pour le style lapidaire. Les verbes auxiliaires, ses pronoms, ses articles, son manque de participes déclinables, et enfin sa marche uniforme, nuisent au grand enthousiasme de la poésie : elle a moins de ressources en ce genre que l’italien et l’anglais ; mais cette gêne et cet esclavage même la rendent plus propre à la tragédie et à la comédie qu’aucune langue de l’Europe. L’ordre naturel dans lequel on est obligé d’exprimer ses pensées et de construire ses phrases répand dans cette langue une douceur et une facilité qui plaît à tous les peuples ; et le génie de la nation, se mêlant au génie de la langue, a produit plus de livres agréablement écrits qu’on n’en voit chez aucun autre peuple.

La liberté et la douceur de la société n’ayant été longtemps connues qu’en France, le langage en a reçu une délicatesse d’expression et une finesse pleine de naturel qui ne se trouvent guère ailleurs. On a quelquefois outré cette finesse, mais les gens de goût ont su toujours la réduire dans de justes bornes.

Plusieurs personnes ont cru que la langue française s’était appauvrie depuis le temps d’Amyot et de Montaigne : en effet, on trouve dans ces auteurs plusieurs expressions qui ne sont plus recevables ; mais ce sont pour la plupart des termes familiers auxquels on a substitué des équivalents. Elle s’est enrichie de quantité de termes nobles et énergiques ; et sans parler ici de l’éloquence des choses, elle a acquis l’éloquence des paroles. C’est dans le siècle de Louis XIV, comme on l’a dit, que cette éloquence a eu son plus grand éclat, et que la langue a été fixée. Quelques changements que le temps et le caprice lui préparent, les bons auteurs du xviie et du xviiie siècle serviront toujours de modèles.

On ne devait pas attendre que le Français dût se distinguer dans la philosophie. Un gouvernement longtemps gothique étouffa toute lumière pendant plus de douze cents ans, et des maîtres d’erreur payés pour abrutir la nature humaine épaissirent encore les ténèbres. Cependant aujourd’hui il y a plus de philosophie dans Paris que dans aucune ville de la terre, et peut-être que dans toutes les villes ensemble, excepté Londres. Cet esprit de raison pénètre même dans les provinces. Enfin le génie français est peut-être égal aujourd’hui à celui des Anglais en philosophie ; peut-être supérieur à tous les autres peuples, depuis quatre-vingts ans, dans la littérature ; et le premier, sans doute, pour les douceurs de la société, pour cette politesse si aisée, si naturelle, qu’on appelle improprement urbanité.


LANGUE FRANÇAISE[181]

Il ne nous reste aucun monument de la langue des anciens Welches, qui faisaient, dit-on, une partie des peuples celtes, ou keltes, espèce de sauvages dont on ne connaît que le nom, et qu’on a voulu en vain illustrer par des fables. Tout ce que l’on sait est que les peuples que les Romains appelaient Galli, dont nous avons pris le nom de Gaulois, s’appelaient Welches ; c’est le nom qu’on donne encore aux Français dans la basse Allemagne, comme on appelait cette Allemagne Teutch.

La province de Galles, dont les peuples sont une colonie de Gaulois, n’a d’autre nom que celui de Welch.

Un reste de l’ancien patois s’est encore conservé chez quelques rustres dans cette province de Galles, dans la Basse-Bretagne, dans quelques villages de France.

Quoique notre langue soit une corruption de la latine, mêlée de quelques expressions grecques, italiennes, espagnoles, cependant nous avons retenu plusieurs mots dont l’origine parait être celtique. Voici un petit catalogue de ceux qui sont encore d’usage, et que le temps n’a presque point altérés.


A.

Abattre, acheter, achever, affoler, aller, aleu, franc-aleu.

B.

Bagage, bagarre, bague, bailler, balayer, ballot, ban, arrière-ban, banc, banal, barre, barreau, barrière, bataille, bateau, battre, bec, bègue, béguin, béquée, béqueter, berge, berne, bivouac, blêche, blé, blesser, bloc, blocaille, blond, bois, botte, bouche, boucher, bouchon, boucle, brigand, brin, brise de vent, broche, brouiller, broussailles, bru (mal rendu par belle-fille).

C.

Cabas, caille, calme, calotte, chance, chat, claque, cliquetis, clou, coi, coiffe, coq, couard, couette, cracher, craquer, cric, croc, croquer.

D.

Da (cheval), nom qui s’est conservé parmi les enfants, dada ; d’abord, dague, danse, devis, devise, deviser, digue, dogue, drap, drogue, drôle.

E.

Échalas, effroi, embarras, épave ; est, ainsi que ouest, nord et sud.

F.

Fifre, flairer, flèche, fou, fracas, frapper, frasque, fripon, frire, froc.

G.

Gabelle, gaillard, gain, galand, galle, garant, garre, garder, gauche, gobelet, gober, gogue, gourde, gousse, gras, grelot, gris, gronder, gros, guerre, guetter.

H.

Hagard, halle, halte, hanap, hanneton, haquenée, harasser, hardes, harnois, havre, hasard, heaume, heurter, hors, hucher, huer.

L.

Ladre, laid, laquais, leude (homme de pied), logis, lopin, lors, lorsque, lot, lourd.

M.

Magasin, maille, maraud, marche, maréchal, marmot, marque, mutin, mazette, mener, meurtre, morgue, mou, moufle, mouton.

N.

Nargue, narguer, niais.

O.

Osche ou hoche (petite entaillure que les boulangers font encore à de petites baguettes pour marquer le nombre des pains qu’ils fournissent, ancienne manière de tout compter chez les Welches : c’est ce qu’on appelle encore taille), oui, ouf.

P.

Palefroi, pantois, parc, piaffe, piailler, picorer.

R.

Race, racler, radoter, rançon, rat, ratisser, regarder, renifler, requinquer, rêver, rincer, risque, rosse, ruer.

S.

Saisir, saison, salaire, salle, savate, soin, sot (ce nom ne convenait-il pas un peu à ceux qui l’ont dérivé de l’hébreu ? comme si les Welches avaient autrefois étudié à Jérusalem), soupe.

T.

Talus, tanné (couleur), tantôt, tape, tic, trace, trappe, trapu, traquer (qu’on n’a pas manqué de faire venir de l’hébreu, tant les Juifs et nous étions voisins autrefois), tringle, troc, trognon, trompe, trop, trou, troupe, trousse, trouve.

V.

Vacarme, valet, vassal.

Voyez à l’article Grec les mots qui peuvent être dérivés originairement de la langue grecque.

De tous les mots ci-dessus, et de tous ceux qu’on y peut joindre, il en est qui probablement ne sont pas de l’ancienne langue gauloise, mais de la teutone. Si on pouvait prouver l’origine de la moitié, c’est beaucoup.

Mais quand nous aurons bien constaté leur généalogie, quel fruit en pourrons-nous tirer ? Il n’est pas question de savoir ce que notre langue fut, mais ce qu’elle est. Il importe peu de connaître quelques restes de ces ruines barbares, quelques mots d’un jargon qui ressemblait, dit l’empereur Julien, au hurlement des bêtes. Songeons à conserver dans sa pureté la belle langue qu’on parlait dans le grand siècle de Louis XIV.

Ne commence-t-on pas à la corrompre ? N’est-ce pas corrompre une langue que de donner aux termes employés par les bons auteurs une signification nouvelle ? Qu’arriverait-il si vous changiez ainsi le sens de tous les mots ? On ne vous entendrait, ni vous, ni les bons écrivains du grand siècle.

Il est sans doute très-indifférent en soi qu’une syllabe signifie une chose ou une autre. J’avouerai même que si on assemblait une société d’hommes qui eussent l’esprit et l’oreille justes, et s’il s’agissait de réformer la langue, qui fut si barbare jusqu’à la naissance de l’Académie, on adoucirait la rudesse de plusieurs expressions, on donnerait de l’embonpoint à la sécheresse de quelques autres, et de l’harmonie à des sons rebutants. Oncle, ongle, radoub, perdre, borgne, plusieurs mots terminés durement, auraient pu être adoucis. Épieu, lieu, dieu, moyeu, feu, bleu, peuple, nuque, plaque, porche, auraient pu être plus harmonieux. Quelle différence du mot Theos au mot Dieu, de populos à peuples, de locus à lieu !

Quand nous commençâmes à parler la langue des Romains nos vainqueurs, nous la corrompîmes. D’Augustus nous fîmes aoust, août ; de pavo, paon ; de Cadomum, Caen ; de Junius, juin ; d’unctum, oint ; de purpura, pourpre ; de pretium, prix. C’est une propriété des barbares d’abréger tous les mots. Ainsi les Allemands et les Anglais firent d’ecclesia, kirk, church ; de foras, furth ; de condemnare, damn. Tous les nombres romains devinrent des monosyllabes dans presque tous les patois de l’Europe ; et notre mot vingt, pour viginti, n’atteste-t-il pas encore la vieille rusticité de nos pères ? La plupart des lettres que nous avons retranchées, et que nous prononcions durement, sont nos anciens habits de sauvages : chaque peuple en a des magasins.

Le plus insupportable reste de la barbarie welche et gauloise est dans nos terminaisons en oin : coin, soin, oint, groin, foin, point, loin, morsouin, tintouin, pourpoint. Il faut qu’un langage ait d’ailleurs de grands charmes pour faire pardonner ces sons, qui tiennent moins de l’homme que de la plus dégoûtante espèce des animaux.

Mais enfin, chaque langue a des mots désagréables que les hommes éloquents savent placer heureusement, et dont ils ornent la rusticité. C’est un très-grand art : c’est celui de nos bons auteurs. Il faut donc s’en tenir à l’usage qu’ils ont fait de la langue reçue.

Il n’est rien de choquant dans la prononciation d’oin quand ces terminaisons sont accompagnées de syllabes sonores. Au contraire, il y a beaucoup d’harmonie dans ces deux phrases : « Les tendres soins que j’ai pris de votre enfance. Je suis loin d’être insensible à tant de vertus et de charmes. » Mais il faut se garder de dire, comme dans la tragédie de Nicomède (acte II, sc. iii):

Non ; mais il m’a surtout laissé ferme en ce point,
D’estimer beaucoup Rome, et ne la craindre point.

Le sens est beau ; il fallait l’exprimer en vers plus mélodieux : les deux rimes de point choquent l’oreille. Personne n’est révolté de ces vers dans l’Andromaque :

Nous le verrions encor nous partager ses soins ;
Il m’aimerait peut-être : il le feindrait du moins.
Adieu, tu peux partir ; je demeure en Épire.
Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,
À toute ma famille, etc.

(Andromaque, acte V, scène iii.)

Voyez comme les derniers vers soutiennent les premiers, comme ils répandent sur eux la beauté de leur harmonie.

On peut reprocher à la langue française un trop grand nombre de mots simples auxquels manque le composé, et de termes composés qui n’ont point le simple primitif. Nous avons des architraves, et point de traves ; un homme est implacable, et n’est point placable ; il y a des gens inaimables, et cependant inaimable ne s’est pas encore dit.

C’est par la même bizarrerie que le mot de garçon est très-usité, et que celui de garce est devenu une injure grossière. Vénus est un mot charmant, vénérien donne une idée affreuse.

Le latin eut quelques singularités pareilles. Les Latins disaient possible, et ne disaient pas impossible. Ils avaient le verbe providere, et non le substantif providentia ; Cicéron fut le premier qui l’employa comme un mot technique.

Il me semble que, lorsqu’on a eu dans un siècle un nombre suffisant de bons écrivains, devenus classiques, il n’est plus guère permis d’employer d’autres expressions que les leurs, et qu’il faut leur donner le même sens, ou bien dans peu de temps le siècle présent n’entendrait plus le siècle passé.

Vous ne trouverez dans aucun auteur du siècle de Louis XIV que Rigault ait peint les portraits au parfait, que Benserade ait persiflé la cour, que le surintendant Fouquet ait eu un goût décidé pour les beaux arts, etc.

Le ministère prenait alors des engagements, et non pas des errements. On tenait, on remplissait, ou accomplissait ses promesses ; on ne les réalisait pas. On citait les anciens, on ne faisait pas des citations. Les choses avaient du rapport les unes aux autres, des ressemblances, des analogies, des conformités ; on les rapprochait, on en tirait des inductions, des conséquences : aujourd’hui on imprime qu’un article d’une déclaration du roi a trait à un arrêt de la cour des aides. Si on avait demandé à Patru, à Pellisson, à Boileau, à Racine, ce que c’est qu’avoir trait, ils n’auraient su que répondre. On recueillait ses moissons ; aujourd’hui on les récolte. On était exact, sévère, rigoureux, minutieux même ; à présent on s’avise d’être strict. Un avis était semblable à un autre ; il n’en était pas différent ; il lui était conforme ; il était fondé sur les mêmes raisons ; deux personnes étaient du même sentiment, avaient la même opinion, etc., cela s’entendait : je lis dans vingt mémoires nouveaux que les états ont eu un avis parallèle à celui du parlement ; que le parlement de Rouen n’a pas une opinion parallèle à celui de Paris, comme si parallèle pouvait signifier conforme ; comme si deux choses parallèles ne pouvaient pas avoir mille différences.

Aucun auteur du bon siècle n’usa du mot de fixer que pour signifier arrêter, rendre stable, invariable.

Et fixant de ses vœux l’inconstance fatale,
Phèdre depuis longtemps ne craint plus de rivale.

(Phèdre, acte I, scène i.)

C’est à ce jour heureux qu’il fixa son retour.
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  
Égayer la chagrine, et fixer la volage.

Quelques Gascons hasardèrent de dire : J’ai fixé cette dame, pour : je l’ai regardée fixement, j’ai fixé mes yeux sur elle. De là est venue la mode de dire : Fixer une personne. Alors vous ne savez point si on entend par ce mot : j’ai rendu cette personne moins incertaine, moins volage ; ou si on entend : je l’ai observée, j’ai fixé mes regards sur elle. Voilà un nouveau sens attaché à un mot reçu, et une nouvelle source d’équivoques.

Presque jamais les Pellisson, les Bossuet, les Fléchier, les Massillon, les Fénelon, les Racine, les Quinault, les Boileau, Molière même et La Fontaine, qui tous deux ont commis beaucoup de fautes contre la langue, ne se sont servis du terme vis-à-vis que pour exprimer une position de lieu. On disait : L’aile droite de l’armée de Scipion vis-à-vis l’aile gauche d’Annibal. Quand Ptolémée fut vis-à-vis de César, il trembla.

Vis-à-vis[182] est l’abrégé de visage à visage ; et c’est une expression qui ne s’employa jamais dans la poésie noble, ni dans le discours oratoire.

Aujourd’hui l’on commence à dire : Coupable vis-à-vis de vous, bienfaisant vis-à-vis de nous, difficile vis-à-vis de nous, mécontent vis-à-vis de nous, au lieu de : coupable, bienfaisant envers nous, difficile avec nous, mécontent de nous.

J’ai lu dans un écrit public : Le roi mal satisfait vis-à-vis de son parlement. C’est un amas de barbarismes. On ne peut être mal satisfait. Mal est le contraire de satis, qui signifie assez. On est peu content, mécontent ; on se croit mal servi, mal obéi. On n’est ni satisfait, ni mal satisfait, ni content, ni mécontent, ni bien, ni mal obéi, vis-à-vis de quelqu’un, mais de quelqu’un. Mal satisfait est de l’ancien style des bureaux. Des écrivains peu corrects se sont permis cette faute.

Presque tous les écrits nouveaux sont infectés de l’emploi vicieux de ce mot vis-à-vis. On a négligé ces expressions si faciles, si heureuses, si bien mises à leur place par les bons écrivains : envers, pour, avec, à regard, en faveur de.

Vous me dites qu’un homme est bien disposé vis-à-vis de moi ; qu’il a un ressentiment vis-à-vis de moi ; que le roi veut se conduire en père vis-à-vis de la nation. Dites que cet homme est bien disposé pour moi, à mon égard, en ma faveur ; qu’il a du ressentiment contre moi ; que le roi veut se conduire en père du peuple ; qu’il veut agir en père avec la nation, envers la nation : ou bien vous parlerez fort mal.

Quelques auteurs, qui ont parlé allobroge en français, ont dit élogier au lieu de louer, ou faire un éloge ; par contre au lieu d’au contraire ; éduquer pour élever, ou donner de l’éducation ; égaliser les fortunes pour égaler.

Ce qui peut le plus contribuer à gâter la langue, à la replonger dans la barbarie, c’est d’employer dans le barreau, dans les conseils d’État, des expressions gothiques dont on se servait dans le xive siècle : « Nous aurions reconnu ; nous aurions observé ; nous aurions statué ; il nous aurait paru aucunement utile. »

Hé, mes pauvres législateurs ! qui vous empêche de dire : « Nous avons reconnu ; nous avons statué ; il nous a paru utile ? »

Le sénat romain, dès le temps des Scipions, parlait purement, et on aurait sifflé un sénateur qui aurait prononcé un solécisme. Un parlement croit se donner du relief en disant au roi qu’il ne peut obtempérer. Les femmes ne peuvent entendre ce mot, qui n’est pas français. Il y a vingt manières de s’exprimer intelligiblement.

C’est un défaut trop commun d’employer des termes étrangers pour exprimer ce qu’ils ne signifient pas. Ainsi de celata, qui signifie un casque en italien, on fit le mot salade dans les guerres d’Italie ; de bowling-green, gazon où l’on joue à la boule, on a fait boulingrin ; roastbeef, bœuf rôti, a produit chez nos maîtres-d’hôtel du bel air des bœufs rôtis d’agneau, des bœufs rôtis de perdreaux. De l’habit de cheval riding-coat on a fait redingote ; et du salon du sieur Devaux à Londres, nommé vaux-hall, on a fait un facs-hall à Paris. Si on continue, la langue française si polie redeviendra barbare. Notre théâtre l’est déjà par des imitations abominables ; notre langage le sera de même. Les solécismes, les barbarismes, le style boursouflé, guindé, inintelligible, ont inondé la scène depuis Racine, qui semblait les avoir bannis pour jamais par la pureté de sa diction toujours élégante. On ne peut dissimuler qu’excepté quelques morceaux d’Électre, et surtout de Rhadamiste, tout le reste des ouvrages de l’auteur est quelquefois un amas de solécismes et de barbarismes, jeté au hasard en vers qui révoltent l’oreille.

Il parut, il y a quelques années, un Dictionnaire néologique dans lequel on montrait ces fautes dans tout leur ridicule. Mais malheureusement cet ouvrage, plus satirique que judicieux, était fait par un homme un peu grossier[183] qui n’avait ni assez de justesse dans l’esprit ni assez d’équité pour ne pas mêler indifféremment les bonnes et les mauvaises critiques.

Il parodie quelquefois très-grossièrement les morceaux les plus fins et les plus délicats des éloges des académiciens, prononcés par Fontenelle ; ouvrage qui en tout sens fait honneur à la France. Il condamne, dans Crébillon, fais-toi d’autres vertus[184], etc. ; l’auteur, dit-il, veut dire pratique d’autres vertus. Si l’auteur qu’il reprend s’était servi de ce mot pratique, il aurait été fort plat. Il est beau de dire : Je me fais des vertus conformes à ma situation. Cicéron a dit : Facere de necessitate virtutem ; d’où nous est venu le proverbe faire de nécessité vertu. Racine a dit dans Britannicus :

Qui, dans l’obscurité nourrissant sa douleur,
S’est fait une vertu conforme à son malheur.

(Acte II, scène iii.)

Ainsi Crébillon avait imité Racine ; il ne fallait pas blâmer dans l’un ce qu’on admire dans l’autre.

Mais il est vrai qu’il eût fallu manquer absolument de goût et de jugement pour ne pas reprendre les vers suivants, qui pèchent tous, ou contre la langue, ou contre l’élégance, ou contre le sens commun.

Mon fils, je t’aime encor tout ce qu’on peut aimer.

(Crébillon, Pyrrhus, acte III, scène v.)

Tant le sort entre nous a jeté de mystère.

(Idem, acte III, scène iv.)

Les dieux ont leur justice, et le trône a ses mœurs.

(Idem, acte II, scène i.)

Agénor inconnu ne compte point d’aïeux,
Pour me justifier d’un amour odieux.

(Idem, Sémiramis, acte I, scène v.)

Ma raison s’arme en vain de quelques étincelles.

(Idem, ibid.)

Ah ! que les malheureux éprouvent de tourments !

(Idem, Électre, acte III, scène ii.)

Un captif tel que moi
Honorerait ses fers même sans qu’il fût roi.

(Idem, Sémiramis, acte II, scène iii.)

Un guerrier généreux, que la vertu couronne,
Vaut bien un roi formé par le secours des lois :
Le premier qui le fut n’eut pour lui que sa voix.

(Idem, Sémiramis, acte II, scène iii.)

À ce prix je deviendrai sa mère,
Mais je ne la suis pas ; je n’en ressens du moins
Les entrailles, l’amour, les remords, ni les soins.

(Idem, ibid., acte IV, scène vii.)

Je crois que tu n’es pas coupable ;
Mais si tu l’es, tu n’es qu’un homme détestable.

(Crébillon, Catilina, acte IV, scène ii.)

Mais vous me payerez ses funestes appas.
C’est vous qui leur gagnez sur moi la préférence.

(Idem, ibid., acte II, scène i.)

Seigneur, enfin la paix si longtemps attendue
M’est redonnée ici par le même héros
Dont la seule valeur nous causa tant de maux.

(Idem, Pyrrhus, acte V, scène iii.)

Autour du vase affreux par moi-même rempli
Du sang de Nonnius avec soin recueilli,
Au fond de ton palais j’ai rassemblé leur troupe.

(Idem, Catilina, acte IV, scène iii.)

Ces phrases obscures, ces termes impropres, ces fautes de syntaxe, ce langage inintelligible, ces pensées si fausses et si mal exprimées ; tant d’autres tirades où l’on ne parle que des dieux et des enfers, parce qu’on ne sait pas faire parler les hommes ; un style boursouflé et plat à la fois, hérissé d’épithètes inutiles, de maximes monstrueuses exprimées en vers dignes d’elles[185], c’est là ce qui a succédé au style de Racine ; et pour achever la décadence de la langue et du goût, ces pièces visigothes et vandales ont été suivies de pièces plus barbares encore.

La prose n’est pas moins tombée. On voit, dans des livres sérieux et faits pour instruire, une affectation qui indigne tout lecteur sensé.

« Il faut mettre sur le compte de l’amour-propre ce qu’on met sur le compte des vertus. « L’esprit se joue à pure perte dans ces questions où l’on a fait les frais de penser.

« Les éclipses étaient en droit d’effrayer les hommes.

« Épicure avait un extérieur à l’unisson de son âme.

« L’empereur Claudius renvia sur Auguste.

« La religion était en collusion avec la nature.

« Cléopâtre était une beauté privilégiée.

« L’air de gaieté brillait sur les enseignes de l’armée.

« Le triumvir Lépide se rendit nul.

« Un consul se fit clef de meute dans la république.

« Mécénas était d’autant plus éveillé qu’il affichait le sommeil.

« Julie, affectée de pitié, élève à son amant ses tendres supplications.

« Elle cultiva l’espérance.

« Son âme épuisée se fond comme l’eau.

« Sa philosophie n’est point parlière.

« Son amant ne veut pas mesurer ses maximes à sa toise, et prendre une âme aux livrées de la maison. »

Tels sont les excès d’extravagance où sont tombés des demi-beaux esprits qui ont eu la manie de se singulariser.

On ne trouve pas dans Rollin une seule phrase qui tienne de ce jargon ridicule, et c’est en quoi il est très-estimable, puisqu’il a résisté au torrent du mauvais goût.

Le défaut contraire à l’affectation est le style négligé, lâche et rampant, l’emploi fréquent des expressions populaires et proverbiales.

« Le général poursuivit sa pointe[186].

« Les ennemis furent battus à plate couture.

« Ils s’enfuirent à vauderoute.

« Il se prêta à des propositions de paix, après avoir chanté victoire.

« Les légions vinrent au-devant de Drusus par manière d’acquit.

« Un soldat romain se donnant à dix as par jour, corps et âme[187]. »

La différence qu’il y avait entre eux était, au lieu de dire, dans un style plus concis, la différence entre eux était. Le plaisir qu’il y a à cacher ses démarches à son rival, au lieu de dire le plaisir de cacher ses démarches à son rival.

Lors de la bataille de Fontenoy, au lieu de dire dans le temps de la bataille, l’époque de la bataille, tandis, lorsque l’on donnait la bataille.

Par une négligence encore plus impardonnable, et faute de chercher le mot propre, quelques écrivains ont imprimé : Il l’envoya faire faire la revue des troupes. Il était si aisé de dire : Il l’envoya passer les troupes en revue ; il lui ordonna d’aller faire la revue.

Il s’est glissé dans la langue un autre vice : c’est d’employer des expressions poétiques dans ce qui doit être écrit du style le plus simple. Des auteurs de journaux et même de quelques gazettes parlent des forfaits d’un coupeur de bourse condamné à être fouetté dans ces lieux. Des janissaires ont mordu la poussière. Les troupes n’ont pu résister à l’inclémence des airs. On annonce une histoire d’une petite ville de province, avec les preuves, et une table des matières, en faisant l’éloge de la magie du style de l’auteur. Un apothicaire donne avis au public qu’il débite une drogue nouvelle à trois livres la bouteille ; il dit qu’il a interrogé la nature, et qu’il l’a forcée d’obéir à ses lois.

Un avocat, à propos d’un mur mitoyen, dit que le droit de sa partie est éclairé du flambeau des présomptions.

Un historien, en parlant de l’auteur d’une sédition, vous dit qu’il alluma le flambeau de la discorde. S’il décrit un petit combat, il dit que ces vaillants chevaliers descendaient dans le tombeau, en y précipitant leurs ennemis victorieux.

Ces puérilités ampoulées ne devaient pas reparaître après le plaidoyer de maître Petit-Jean dans les Plaideurs. Mais enfin il y aura toujours un petit nombre d’esprits bien faits qui conservera les bienséances du style et le bon goût, ainsi que la pureté de la langue. Le reste sera oublié.



FRANC ARBITRE.

Depuis que les hommes raisonnent, les philosophes ont embrouillé cette matière ; mais les théologiens l’ont rendue inintelligible par leurs absurdes subtilités sur la grâce. Locke est peut-être le premier homme qui ait eu un fil dans ce labyrinthe, car il est le premier qui, sans avoir l’arrogance de croire partir d’un principe général, ait examiné la nature humaine par analyse.

On dispute depuis trois mille ans si la volonté est libre ou non ; Locke[188] fait voir d’abord que la question est absurde, et que la liberté ne peut pas plus appartenir à la volonté que la couleur et le mouvement.

Que veut dire ce mot être libre ? il veut dire pouvoir, ou bien il n’a point de sens. Or que la volonté puisse, cela est aussi ridicule au fond que si on disait qu’elle est jaune ou bleue, ronde ou carrée. La volonté est le vouloir, et la liberté est le pouvoir. Voyons pied à pied la chaîne de ce qui se passe en nous, sans nous offusquer l’esprit d’aucun terme de l’école ni d’aucun principe antécédent.

On vous propose de monter à cheval, il faut absolument que vous fassiez un choix, car il est bien clair que vous irez ou que vous n’irez pas. Il n’y a point de milieu. Il est donc de nécessité absolue que vous vouliez le oui ou le non. Jusque-là il est démontré que la volonté n’est pas libre. Vous voulez monter à cheval ; pourquoi ? C’est, dira un ignorant, parce que je le veux. Cette réponse est un idiotisme ; rien ne se fait ni ne se peut faire sans raison, sans cause : votre vouloir en a donc une. Quelle est-elle ? l’idée agréable de monter à cheval qui se présente dans votre cerveau, l’idée dominante, l’idée déterminante. Mais, direz-vous, ne puis-je résister à une idée qui me domine ? Non ; car quelle serait la cause de votre résistance ? aucune. Vous ne pouvez obéir par votre volonté qu’à une idée qui vous dominera davantage.

Or vous recevez toutes vos idées ; vous recevez donc votre vouloir, vous voulez donc nécessairement : le mot de liberté, n’appartient donc en aucune manière à la volonté.

Vous me demandez comment le penser et le vouloir se forment en vous. Je vous réponds que je n’en sais rien. Je ne sais pas plus comment on fait des idées que je ne sais comment le monde a été fait. Il ne nous est donné que de chercher à tâtons ce qui se passe dans notre incompréhensible machine.

La volonté n’est donc point une faculté qu’on puisse appeler libre. Une volonté libre est un mot absolument vide de sens ; et ce que les scolastiques ont appelé volonté d’indifférence, c’est-à-dire de vouloir sans cause, est une chimère qui ne mérite pas d’être combattue.

Où sera donc la liberté ? dans la puissance de faire ce qu’on veut. Je veux sortir de mon cabinet, la porte est ouverte, je suis libre d’en sortir.

Mais, dites-vous, si la porte est fermée, et que je veuille rester chez moi, j’y demeure librement. Expliquons-nous. Vous exercez alors le pouvoir que vous avez de demeurer ; vous avez cette puissance, mais vous n’avez pas celle de sortir.

La liberté, sur laquelle on a écrit tant de volumes, n’est donc, réduite à ses justes termes, que la puissance d’agir.

Dans quel sens faut-il donc prononcer ce mot : L’homme est libre ? dans le même sens qu’on prononce les mots de santé, de force, de bonheur. L’homme n’est pas toujours fort, toujours sain, toujours heureux.

Une grande passion, un grand obstacle, lui ôtent sa liberté, sa puissance d’agir.

Le mot de liberté, de franc arbitre, est donc un mot abstrait, un mot général, comme beauté, bonté, justice. Ces termes ne disent pas que tous les hommes soient toujours beaux, bons et justes ; aussi ne sont-ils pas toujours libres.

Allons plus loin : cette liberté n’étant que la puissance d’agir, quelle est cette puissance ? Elle est l’effet de la constitution et de l’état actuel de nos organes. Leibnitz veut résoudre un problème de géométrie, il tombe en apoplexie, il n’a certainement pas la liberté de résoudre son problème, un jeune homme vigoureux, amoureux éperdument, qui tient sa maîtresse facile entre ses bras, est-il libre de dompter sa passion ? non sans doute : il a la puissance de jouir, et n’a pas la puissance de s’abstenir. Locke a donc eu très-grande raison d’appeler la liberté puissance. Quand est-ce que ce jeune homme pourra s’abstenir malgré la violence de sa passion ? quand une idée plus forte déterminera en sens contraire les ressorts de son âme et de son corps.

Mais quoi ! les autres animaux auront donc la même liberté, la même puissance ? Pourquoi non ? Ils ont des sens, de la mémoire, du sentiment, des perceptions, comme nous ; ils agissent avec spontanéité comme nous : il faut bien qu’ils aient aussi, comme nous, la puissance d’agir en vertu de leurs perceptions, en vertu du jeu de leurs organes.

On crie : S’il est ainsi, tout n’est que machine, tout est dans l’univers assujetti à des lois éternelles. Eh bien, voudriez-vous que tout se fît au gré d’un million de caprices aveugles ? Ou tout est la suite de la nécessité de la nature des choses, ou tout est l’effet de l’ordre éternel d’un maître absolu : dans l’un et dans l’autre cas nous ne sommes que des roues de la machine du monde.

C’est un vain jeu d’esprit, c’est un lieu commun de dire que sans la liberté prétendue de la volonté, les peines et les récompenses sont inutiles. Raisonnez, et vous conclurez tout le contraire.

Si, quand on exécute un brigand, son complice qui le voit expirer a la liberté de ne se point effrayer du supplice ; si sa volonté se détermine d’elle-même, il ira du pied de l’échafaud assassiner sur le grand chemin ; si ses organes, frappés d’horreur, lui font éprouver une terreur insurmontable, il ne volera plus. Le supplice de son compagnon ne lui devient utile et n’assure la société qu’autant que sa volonté n’est pas libre.

La liberté n’est donc et ne peut être autre chose que la puissance de faire ce qu’on veut. Voilà ce que la philosophie nous apprend. Mais si on considère la liberté dans le sens théologique, c’est une matière si sublime que des regards profanes n’osent pas s’élever jusqu’à elle[189].



FRANCHISE[190].

Mot qui donne toujours une idée de liberté dans quelque sens qu’on le prenne ; mot venu des Francs, qui étaient libres : il est si ancien que, lorsque le Cid assiégea et prit Tolède, dans le xie siècle, on donna des franchis ou franchises aux Français qui étaient venus à cette expédition, et qui s’établirent à Tolède. Toutes les villes murées avaient des franchises, des libertés, des priviléges, jusque dans la plus grande anarchie du pouvoir féodal. Dans tous les pays d’états, le souverain jurait à son avènement de garder leurs franchises.

Ce nom, qui a été donné généralement aux droits des peuples aux immunités, aux asiles, a été plus particulièrement affecté aux quartiers des ambassadeurs à Rome. C’était un terrain autour des palais ; et ce terrain était plus ou moins grand, selon la volonté de l’ambassadeur. Tout ce terrain était un asile aux criminels ; on ne pouvait les y poursuivre. Cette franchise fut restreinte sous Innocent XI à l’enceinte des palais. Les églises et les couvents en Italie ont la même franchise, et ne l’ont point dans les autres États. Il y a dans Paris plusieurs lieux de franchise, où les débiteurs ne peuvent être saisis pour leurs dettes par la justice ordinaire, et où les ouvriers peuvent exercer leurs métiers sans être passés maîtres. Les ouvriers ont cette franchise dans le faubourg Saint-Antoine ; mais ce n’est pas un asile comme le Temple.

Cette franchise, qui exprime ordinairement la liberté d’une nation, d’une ville, d’un corps, a bientôt après signifié la liberté d’un discours, d’un conseil qu’on donne, d’un procédé dans une affaire ; mais il y a une grande nuance entre parler avec franchise, et parler avec liberté. Dans un discours à son supérieur, la liberté est une hardiesse ou mesurée ou trop forte ; la franchise se tient plus dans les justes bornes, et est accompagnée de candeur. Dire son avis avec liberté, c’est ne pas craindre ; le dire avec franchise, c’est se conduire ouvertement et noblement. Parler avec trop de liberté, c’est marquer de l’audace ; parler avec trop de franchise, c’est trop ouvrir son cœur.



FRANÇOIS RABELAIS[191].

 
FRANÇOIS XAVIER[192].

Il ne serait pas mal de savoir quelque chose de vrai concernant le célèbre François Xavero, que nous nommons Xavier, surnommé l’apôtre des Indes. Bien des gens s’imaginent encore qu’il établit le christianisme sur toute la côte méridionale de l’Inde, dans une vingtaine d’îles, et surtout au Japon. Il n’y a pas trente ans qu’à peine était-il permis d’en douter dans l’Europe.

Les jésuites n’ont fait nulle difficulté de le comparer à saint Paul. Ses voyages et ses miracles avaient été écrits en partie par Tursellin et Orlandin, par Lucéna, par Bartoli, tous jésuites, mais très-peu connus en France : moins on était informé des détails, plus sa réputation était grande.

Lorsque le jésuite Bouhours composa son histoire, Bouhours passait pour un très-bel esprit ; il vivait dans la meilleure compagnie de Paris ; je ne parle pas de la compagnie de Jésus, mais de celle des gens du monde les plus distingués par leur esprit et par leur savoir. Personne n’eut un style plus pur et plus éloigné de l’affectation : il fut même proposé dans l’Académie française de passer par-dessus les règles de son institution pour recevoir le père Bouhours dans son corps[193].

Il avait encore un plus grand avantage, celui du crédit de son ordre, qui alors, par un prestige presque inconcevable, gouvernait tous les princes catholiques.

La saine critique, il est vrai, commençait à s’établir ; mais ses progrès étaient lents : on se piquait alors en général de bien écrire plutôt que d’écrire des choses véritables.

Bouhours fit les Vies de saint Ignace et de saint François Xavier sans presque s’attirer de reproches ; à peine releva-t-on sa comparaison de saint Ignace avec César, et de Xavier avec Alexandre : ce trait passa pour une fleur de rhétorique.

J’ai vu au collége des jésuites de la rue Saint-Jacques un tableau de douze pieds de long sur douze de hauteur, qui représentait Ignace et Xavier montant au ciel chacun dans un char magnifique, attelé de quatre chevaux blancs ; le Père éternel en haut, décoré d’une belle barbe blanche, qui lui pendait jusqu’à la ceinture ; Jésus-Christ et la vierge Marie à ses côtés, le Saint-Esprit au-dessous d’eux en forme de pigeon, et des anges joignant les mains et baissant la tête pour recevoir père Ignace et père Xavier.

Si quelqu’un se fût moqué publiquement de ce tableau, le révérend P. La Chaise, confesseur du roi, n’aurait pas manqué de faire donner une lettre de cachet au ricaneur sacrilége.

Il faut avouer que François Xavier est comparable à Alexandre en ce qu’ils allèrent tous deux aux Indes, comme Ignace ressemble à César pour avoir été en Gaule ; mais Xavier, vainqueur du démon, alla bien plus loin que le vainqueur de Darius. C’est un plaisir de le voir passer, en qualité de convertisseur volontaire, d’Espagne en France, de France à Rome, de Rome à Lisbonne, de Lisbonne au Mozambique, après avoir fait le tour de l’Afrique. Il reste longtemps au Mozambique, où il reçoit de Dieu le don de prophétie : ensuite il passe à Mélinde, et dispute sur l’Alcoran avec les mahométans[194], qui entendent sans doute sa langue aussi bien qu’il entend la leur ; il trouve même des caciques, quoiqu’il n’y en ait qu’en Amérique. Le vaisseau portugais arrive à l’Ile Zocotora, qui est sans contredit celle des Amazones ; il y convertit tous les insulaires ; il y bâtit une église : de là il arrive à Goa[195] ; il y voit une colonne sur laquelle saint Thomas avait gravé qu’un jour saint Xavier viendrait rétablir la religion chrétienne qui avait fleuri autrefois dans l’Inde. Xavier lut parfaitement les anciens caractères, soit hébreux, soit indiens, dans lesquels cette prophétie était écrite. Il prend aussitôt une clochette, assemble tous les petits garçons autour de lui, leur explique le Credo, et les baptise[196]. Son grand plaisir surtout était de marier les Indiens avec leurs maîtresses.

On le voit courir de Goa au cap Comorin, à la côte de la Pêcherie, au royaume de Travancor ; dès qu’il est arrivé dans un pays, son plus grand soin est de le quitter : il s’embarque sur le premier vaisseau portugais qu’il trouve ; vers quelque endroit que ce vaisseau dirige sa route, il n’importe à Xavier : pourvu qu’il voyage, il est content. On le reçoit par charité ; il retourne deux ou trois fois à Goa, à Cochin, à Cori, à Negapatan, à Méliapour. Un vaisseau part pour Malaca : voilà Xavier qui court à Malaca avec le désespoir dans le cœur de n’avoir pu voir Siam, Pégu, et le Tonquin.

Vous le voyez dans l’île de Sumatra, à Bornéo, à Macassar, dans les îles Moluques, et surtout à Ternate et à Amboyne. Le roi de Ternate avait dans son immense sérail cent femmes en qualité d’épouses, et sept ou huit cents concubines. La première chose que fait Xavier est de les chasser toutes. Vous remarquerez d’ailleurs que l’île de Ternate n’a que deux lieues de diamètre.

De là, trouvant un autre vaisseau portugais qui part pour l’île de Ceilan, il retourne à Ceilan ; il fait plusieurs tours de Ceilan à Goa et à Cochin. Les Portugais trafiquaient déjà au Japon ; un vaisseau part pour ce pays, Xavier ne manque pas de s’y embarquer ; il parcourt toutes les îles du Japon.

Enfin, dit le jésuite Bouhours, si on mettait bout à bout toutes les courses de Xavier, il y aurait de quoi faire plusieurs fois le tour de la terre.

Observez qu’il était parti pour ses voyages en 1542, et qu’il mourut en 1552. S’il eut le temps d’apprendre toutes les langues des nations qu’il parcourut, c’est un beau miracle ; s’il avait le don des langues, c’est un plus grand miracle encore. Mais malheureusement, dans plusieurs de ses lettres, il dit qu’il est obligé de se servir d’interprète, et dans d’autres il avoue qu’il a une difficulté extrême à apprendre la langue japonaise, qu’il ne saurait prononcer.

Le jésuite Bouhours, en rapportant quelques-unes de ses lettres, ne fait aucun doute que saint François Xavier n’eut le don des langues[197] ; mais il avoue « qu’il ne l’avait pas toujours. Il l’avait, dit-il, dans plusieurs occasions : car sans jamais avoir appris la langue chinoise, il prêchait tous les matins en chinois dans Amanguchi » (qui est la capitale d’une province du Japon).

Il faut bien qu’il sût parfaitement toutes les langues de l’Orient, puisqu’il faisait des chansons dans ces langues, et qu’il mit en chanson le Pater, l’Ave Maria, et le Credo, pour l’instruction des petits garçons et des petites filles[198].

Ce qu’il y a de plus beau, c’est que cet homme, qui avait besoin de truchement, parlait toutes les langues à la fois comme les apôtres ; et lorsqu’il parlait portugais, langue dans laquelle Bouhours avoue que le saint s’expliquait fort mal, les Indiens, les Chinois, les Japonais, les habitants de Ceilan, de Sumatra, l’entendaient parfaitement[199].

Un jour surtout qu’il parlait sur l’immortalité de l’âme, le mouvement des planètes, les éclipses de soleil et de lune, l’arc-en-ciel, le péché et la grâce, le paradis et l’enfer, il se fit entendre à vingt personnes de nations différentes.

On demande comment un tel homme put faire tant de conversions au Japon ? Il faut répondre simplement qu’il n’en fit point ; mais que d’autres jésuites, qui restèrent longtemps dans le pays, à la faveur des traités entre les rois de Portugal et les empereurs du Japon, convertirent tant de monde qu’enfin il y eut une guerre civile qui coûta la vie, à ce que l’on prétend, à près de quatre cent mille hommes. C’est là le prodige le plus connu que les missionnaires aient opéré au Japon.

Mais ceux de François Xavier ne laissent pas d’avoir leur mérite.

Nous comptons dans la foule de ses miracles huit enfants ressuscités.

« Le plus grand miracle de Xavier, dit le jésuite Bouhours[200], n’était pas d’avoir ressuscité tant de morts, mais de n’être pas mort lui-même de fatigue. »

Mais le plus plaisant de ses miracles est qu’ayant laissé tomber son crucifix dans la mer près l’île de Baranura, que je croirais plutôt l’île de Barataria[201], un cancre vint le lui rapporter entre ses pattes au bout de vingt-quatre heures.

Le plus brillant de tous, et après lequel il ne faut jamais parler d’aucun autre, c’est que dans une tempête qui dura trois jours, il fut constamment à la fois dans deux vaisseaux à cent cinquante lieues l’un de l’autre[202], et servit à l’un des deux de pilote ; et ce miracle fut avéré par tous les passagers, qui ne pouvaient être ni trompés ni trompeurs.

C’est là pourtant ce qu’on a écrit sérieusement et avec succès dans le siècle de Louis XIV, dans le siècle des Lettres provinciales, des tragédies de Racine, du Dictionnaire de Bayle, et de tant d’autres savants ouvrages.

Ce serait une espèce de miracle qu’un homme d’esprit tel que Bouhours eût fait imprimer tant d’extravagances, si on ne savait à quel excès l’esprit de corps et surtout l’esprit monacal emportent les hommes. Nous avons plus de deux cents volumes entièrement dans ce goût, compilés par des moines ; mais ce qu’il y a de funeste, c’est que les ennemis des moines compilent aussi de leur côté. Ils compilent plus plaisamment, ils se font lire. C’est une chose bien déplorable qu’on n’ait plus pour les moines, dans les dix-neuf vingtièmes parties de l’Europe, ce profond respect et cette juste vénération que l’on conserve encore pour eux dans quelques villages de l’Aragon et de la Calabre.

Il serait très-difficile de juger entre les miracles de saint François Xavier, Don Quichotte, le Roman comique, et les convulsionnaires de Saint-Médard.

Après avoir parlé de François Xavier, il serait inutile de discuter l’histoire des autres François : si vous voulez vous instruire à fond, lisez les Conformités de saint François d’Assise.

Depuis la belle Histoire de saint François Xavier par le jésuite Bouhours, nous avons eu l’Histoire de saint François Régis par le jésuite Daubenton, confesseur de Philippe V, roi d’Espagne ; mais c’est de la piquette après de l’eau-de-vie : il n’y a pas seulement un mort ressuscité dans l’histoire du bienheureux Régis[203].
FRAUDE[204].

S’il faut user de fraudes pieuses avec le peuple[205].

Le fakir Bambabef rencontra un jour un des disciples de Confutzée, que nous nommons Confucius, et ce disciple s’appelait Ouang, et Bambabef soutenait que le peuple a besoin d’être trompé, et Ouang prétendait qu’il ne faut jamais tromper personne ; et voici le précis de leur dispute.

Bambabef.

Il faut imiter l’Être suprême, qui ne nous montre pas les choses telles qu’elles sont ; il nous fait voir le soleil sous un diamètre de deux ou trois pieds, quoique cet astre soit un million de fois plus gros que la terre ; il nous fait voir la lune et les étoiles attachées sur un même fond bleu, tandis qu’elles sont à des profondeurs différentes. Il veut qu’une tour carrée nous paraisse ronde de loin ; il veut que le feu nous paraisse chaud, quoiqu’il ne soit ni chaud ni froid ; enfin il nous environne d’erreurs convenables à notre nature.

Ouang.

Ce que vous nommez erreur n’en est point une. Le soleil, tel qu’il est placé à des millions de millions de lis[206] au delà de notre globe, n’est pas celui que nous voyons. Nous n’apercevons réellement et nous ne pouvons apercevoir que le soleil qui se peint dans notre rétine, sous un angle déterminé. Nos yeux ne nous ont point été donnés pour connaître les grosseurs et les distances, il faut d’autres secours et d’autres opérations pour les connaître.

Bambabef parut fort étonné de ce propos. Ouang, qui était très-patient, lui expliqua la théorie de l’optique ; et Bambabef, qui avait de la conception, se rendit aux démonstrations du disciple de Confutzée ; puis il reprit la dispute en ces termes.

Bambabef.

Si Dieu ne nous trompe point par le ministère de nos sens, comme je le croyais, avouez au moins que les médecins trompent toujours les enfants pour leur bien : ils leur disent qu’ils leur donnent du sucre, et en effet ils leur donnent de la rhubarbe. Je puis donc, moi fakir, tromper le peuple, qui est aussi ignorant que les enfants.

Ouang.

J’ai deux fils ; je ne les ai jamais trompés ; je leur ai dit, quand ils ont été malades : Voilà une médecine très-amère, il faut avoir le courage de la prendre ; elle vous nuirait si elle était douce. Je n’ai jamais souffert que leurs gouvernantes et leurs précepteurs leur fissent peur des esprits, des revenants, des lutins, des sorciers ; par là j’en ai fait de jeunes citoyens courageux et sages.

Bambabef.

Le peuple n’est pas né si heureusement que votre famille.

Ouang.

Tous les hommes se ressemblent à peu près ; ils sont nés avec les mêmes dispositions. Il ne faut pas corrompre la nature des hommes.

Bambabef.

Nous leur enseignons des erreurs, je l’avoue ; mais c’est pour leur bien. Nous leur faisons accroire que s’ils n’achètent pas nos clous bénits, s’ils n’expient pas leurs péchés en nous donnant de l’argent, ils deviendront, dans une autre vie, chevaux de poste, chiens ou lézards : cela les intimide, et ils deviennent gens de bien.

Ouang.

Ne voyez-vous pas que vous pervertissez ces pauvres gens ? Il y en a parmi eux bien plus qu’on ne pense qui raisonnent, qui se moquent de vos miracles, de vos superstitions, qui voient fort bien qu’ils ne seront changés ni en lézards ni en chevaux de poste. Qu’arrive-t-il ? ils ont assez de bon sens pour voir que vous leur dites des choses impertinentes, et ils n’en ont pas assez pour s’élever vers une religion pure et dégagée de superstition, telle que la nôtre. Leurs passions leur font croire qu’il n’y a point de religion, parce que la seule qu’on leur enseigne est ridicule ; vous devenez coupables de tous les vices dans lesquels ils se plongent.

Bambabef.

Point du tout, car nous ne leur enseignons qu’une bonne morale.

Ouang.

Vous vous feriez lapider par le peuple si vous enseigniez une morale impure. Les hommes sont faits de façon qu’ils veulent bien commettre le mal, mais ils ne veulent pas qu’on le leur prêche. Il faudrait seulement ne point mêler une morale sage avec des fables absurdes, parce que vous affaiblissez par vos impostures, dont vous pourriez vous passer, cette morale que vous êtes forcés d’enseigner.

Bambabef.

Quoi ! vous croyez qu’on peut enseigner la vérité au peuple sans la soutenir par des fables ?

Ouang.

Je le crois fermement. Nos lettrés sont de la même pâte que nos tailleurs, nos tisserands, et nos laboureurs ; ils adorent un Dieu créateur, rémunérateur et vengeur ; ils ne souillent leur culte, ni par des systèmes absurdes, ni par des cérémonies extravagantes ; et il y a bien moins de crimes parmi les lettrés que parmi le peuple. Pourquoi ne pas daigner instruire nos ouvriers comme nous instruisons nos lettrés ?

Bambabef.

Vous feriez une grande sottise ; c’est comme si vous vouliez qu’ils eussent la même politesse, qu’ils fussent jurisconsultes : cela n’est ni possible ni convenable. Il faut du pain blanc pour les maîtres, et du pain bis pour les domestiques.

Ouang.

J’avoue que tous les hommes ne doivent pas avoir la même science ; mais il y a des choses nécessaires à tous. Il est nécessaire que chacun soit juste ; et la plus sûre manière d’inspirer la justice à tous les hommes, c’est de leur inspirer la religion sans superstition.

Bambabef.

C’est un beau projet, mais il est impraticable. Pensez-vous qu’il suffise aux hommes de croire un Dieu qui punit et qui récompense ? Vous m’avez dit qu’il arrive souvent que les plus déliés d’entre le peuple se révoltent contre mes fables ; ils se révolteront de même contre votre vérité. Ils diront : Qui m’assurera que Dieu punit et récompense ? où en est la preuve ? quelle mission avez-vous ? quel miracle avez-vous fait pour que je vous croie ? Ils se moqueront de vous bien plus que de moi.

Ouang.

Voilà où est votre erreur. Vous imaginez qu’on secouera le joug d’une idée honnête, vraisemblable, utile à tout le monde, d’une idée dont la raison humaine est d’accord, parce qu’on rejette des choses malhonnêtes, absurdes, inutiles, dangereuses, qui font frémir le bon sens.

Le peuple est très-disposé à croire ses magistrats : quand ses magistrats ne lui proposent qu’une créance raisonnable, il l’embrasse volontiers. On n’a pas besoin de prodiges pour croire un Dieu juste, qui lit dans le cœur de l’homme ; cette idée est trop naturelle, trop nécessaire, pour être combattue. Il n’est pas nécessaire de dire précisément comment Dieu punira et récompensera ; il suffit qu’on croie à sa justice. Je vous assure que j’ai vu des villes entières qui n’avaient presque point d’autres dogmes, et que ce sont celles où j’ai vu le plus de vertu.

Bambabef.

Prenez garde ; vous trouverez dans ces villes des philosophes qui vous nieront et les peines et les récompenses.

Ouang.

Vous m’avouerez que ces philosophes nieront bien plus fortement vos inventions : ainsi vous ne gagnez rien par là. Quand il y aurait des philosophes qui ne conviendraient pas de mes principes, ils n’en seraient pas moins gens de bien ; ils n’en cultiveraient pas moins la vertu, qui doit être embrassée par amour, et non par crainte. Mais de plus, je vous soutiens qu’aucun philosophe ne serait jamais assuré que la Providence ne réserve pas des peines aux méchants et des récompenses aux bons. Car s’ils me demandent qui m’a dit que Dieu punit, je leur demanderai qui leur a dit que Dieu ne punit pas. Enfin je vous soutiens que les philosophes m’aideront, loin de me contredire. Voulez-vous être philosophe ?

Bambabef.

Volontiers ; mais ne le dites pas aux fakirs.

Ouang.

Songeons surtout qu’un philosophe doit annoncer un Dieu, s’il veut être utile à la société humaine[207].



FRIVOLITÉ.[208].

Ce qui me persuade le plus de la Providence, disait le profond auteur de Bacha Bilboquet, c’est que, pour nous consoler de nos innombrables misères, la nature nous a faits frivoles. Nous sommes tantôt des bœufs ruminants accablés sous le joug, tantôt des colombes dispersées qui fuyons en tremblant la griffe du vautour, dégouttante du sang de nos compagnes ; renards poursuivis par des chiens ; tigres qui nous dévorons les uns les autres. Nous voilà tout d’un coup devenus papillons, et nous oublions en voltigeant toutes les horreurs que nous avons éprouvées.

Si nous n’étions pas frivoles, quel homme pourrait demeurer sans frémir dans une ville où l’on brûla une maréchale, dame d’honneur de la reine, sous prétexte qu’elle avait fait tuer un coq blanc au clair de la lune[209] ? dans cette même ville où le maréchal de Marillac fut assassiné en cérémonie, sur un arrêt rendu par des meurtriers juridiques, apostés par un prêtre dans sa propre maison de campagne, où il caressait Marion de Lorme comme il pouvait, tandis que ces scélérats en robe exécutaient ses sanguinaires volontés ?

Pourrait-on se dire à soi-même, sans trembler dans toutes ses fibres et sans avoir le cœur glacé d’horreur : Me voici dans cette même enceinte où l’on rapportait les corps morts et mourants de deux mille jeunes gentilshommes égorgés près du faubourg Saint-Antoine, parce qu’un homme en soutane rouge avait déplu à quelques hommes en soutane noire[210] ?

Qui pourrait passer par la rue de la Ferronnerie[211] sans verser des larmes et sans entrer dans des convulsions de fureur contre les principes abominables et sacrés qui plongèrent le couteau dans le cœur du meilleur des hommes et du plus grand des rois ?

On ne pourrait faire un pas dans les rues de Paris, le jour de la Saint-Barthélemy, sans dire : C’est ici qu’on assassina un de mes ancêtres pour l’amour de Dieu ; c’est ici qu’on traîna tout sanglant un des aïeux de ma mère ; c’est là que la moitié de mes compatriotes égorgea l’autre.

Heureusement les hommes sont si légers, si frivoles, si frappés du présent, si insensibles au passé, que sur dix mille il n’y en a pas deux ou trois qui fassent ces réflexions.

Combien ai-je vu d’hommes de bonne compagnie qui, ayant perdu leurs enfants, leur maîtresse, une grande partie de leur bien, et par conséquent toute leur considération, et même plusieurs de leurs dents dans l’humiliante opération des frictions réitérées de mercure, ayant été trahis, abandonnés, venaient décider encore d’une pièce nouvelle et faisaient à souper des contes qu’on croyait plaisants ! La solidité consiste dans l’uniformité des idées. Un homme de bon sens, dit-on, doit toujours penser de la même façon : si on en était réduit là, il vaudrait mieux n’être pas né.

Les anciens n’imaginèrent rien de mieux que de faire boire les eaux du fleuve Léthé à ceux qui devaient habiter les champs Élysées.

Mortels, voulez-vous tolérer la vie ? oubliez et jouissez.



FROID[212].

De ce qu’on entend par ce terme dans les belles-lettres
et dans les beaux-arts.

On dit qu’un morceau de poésie, d’éloquence, de musique, un tableau même, est froid, quand on attend dans ces ouvrages une expression animée qu’on n’y trouve pas. Les autres arts ne sont pas si susceptibles de ce défaut. Ainsi l’architecture, la géométrie, la logique, la métaphysique, tout ce qui a pour unique mérite la justesse, ne peut être ni échauffé, ni refroidi. Le tableau de la Famille de Darius, peint par Mignard, est très-froid, en comparaison du tableau de Lebrun, parce qu’on ne trouve point dans les personnages de Mignard cette même affliction que Lebrun a si vivement exprimée sur le visage et dans les attitudes des princesses persanes. Une statue même peut être froide. On doit voir la crainte et l’horreur dans les traits d’une Andromède, l’effort de tous les muscles et une colère mêlée d’audace dans l’attitude et sur le front d’un Hercule qui soulève Antée.

Dans la poésie, dans l’éloquence, les grands mouvements des passions deviennent froids quand ils sont exprimés en termes trop communs et dénués d’imagination. C’est ce qui fait que l’amour, qui est si vif dans Racine, est languissant dans Campistron son imitateur.

Les sentiments qui échappent à une âme qui veut les cacher demandent au contraire les expressions les plus simples. Rien n’est si vif, si animé que ces vers du Cid[213] : « Va, je ne te hais point... Tu le dois... Je ne puis. » Ce sentiment deviendrait froid s’il était relevé par des termes étudiés.

C’est par cette raison que rien n’est si froid que le style ampoulé. Un héros, dans une tragédie[214] dit qu’il a essuyé une tempête, qu’il a vu périr son ami dans cet orage ; il touche, il intéresse, s’il parle avec douleur de sa perte, s’il est plus occupé de son ami que de tout le reste ; il ne touche point, il devient froid, s’il fait une description de la tempête, s’il parle de « source de feu bouillonnant sur les eaux », et de « la foudre qui gronde, et qui frappe à sillons redoublés la terre et l’onde ». Ainsi le style froid vient tantôt de la stérilité, tantôt de l’intempérance des idées, souvent d’une diction trop commune, quelquefois d’une diction trop recherchée.

L’auteur qui n’est froid que parce qu’il est vif à contre-temps peut corriger ce défaut d’une imagination trop abondante ; mais celui qui est froid parce qu’il manque d’âme n’a pas de quoi se corriger. On peut modérer son feu ; on ne saurait en acquérir.


  1. Dans l’édition de 1764 du Dictionnaire philosophique, l’article était intitulé Fables, et commençait ainsi :

    « Les plus anciennes fables ne sont-elles pas visiblement allégoriques ? La première que nous connaissions dans notre manière de supputer les temps, n’est-ce pas celle qui est racontée dans le neuvième chapitre du livre des Juges ? Il fallut choisir un roi parmi les arbres ; l’olivier ne voulut point abandonner le soin de son huile, ni le figuier celui de ses figues, ni la vigne celui de son vin, ni les autres arbres celui de leur fruit ; le chardon, qui n’était bon à rien, se fit roi, parce qu’il avait des épines et qu’il pouvait faire du mal.

    « L’ancienne fable de Vénus, etc. »

    La version actuelle, jusqu’aux mots ennemis des beaux-arts (page 65), parut en 1771, dans la sixième partie des Questions sur l’Encyclopédie. (B.)

  2. Il est prouvé que la peuplade hébraïque n’arriva en Palestine que dans un temps où le Chanaan avait déjà d’assez puissantes villes : Tyr, Sidon, Berith, florissaient. Il est dit que Josué détruisit Jéricho et la ville des lettres, des archives, des écoles, appelée Cariath Sepher ; donc les Juifs n’étaient alors que des étrangers qui portaient le ravage chez des peuples policés. (Note de Voltaire.)
  3. Fin de l’article en 1764. L’alinéa qui suit fut ajouté en 1767. (B.)
  4. Ce qui suit, jusqu’à la page 65, fut ajouté par Voltaire en 1771, lorsqu’il reproduisit cet article dans la sixième partie des Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
  5. Débat de Folie et d’Amour, par Louise Labé. Voyez les diverses éditions des œuvres de cette illustre Lyonnaise. La Fontaine en a fait sa fable xiv du livre XII.
  6. Livre Ier, fable ire.
  7. Livre Ier, fable v.
  8. Livre II, fable viii.
  9. Livre II, fable xiii.
  10. Livre III, fable xvi.
  11. Livre IV, fable xii.
  12. Livre V, fable vii.
  13. Livre XII, fable x.
  14. Livre XII, fable vii.
  15. Livre XII, fable viii.
  16. Livre XII, fable xi.
  17. Livre XII, fable xii.
  18. Livre XII, fable xix. Voyez dans les Mélanges, année 1764, le Discours aux Welches.
  19. Daphné, acte Ier, scène ii.
  20. Id., acte II, scène v.
  21. Comparez : Œuvres complètes de La Fontaine, nouvelle édition avec un travail de critique et d’érudition par M. Louis Moland. — Garnier frères, sept volumes in-8o, 1872-1876, tome I, p. lxxxvii et suiv. ; tome VII, p. lxxxvi et suiv.
  22. Histoire du ciel, tome II, page 398. (Note de Voltaire.)
  23. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1771, on rapportait ici la pièce intitulée l’Apologie de la fable (voyez dans les Petits Poèmes, tome IX), et c’était la fin de l’article.

    Tout ce qui suit avait paru, dès 1746, dans le tome IV des Œuvres de Voltaire, sous le titre de Discours sur la fable. Ce morceau alors commençait ainsi :

    « Quelques personnes, plus tristes que sages, ont voulu, etc. » Ce sont les éditeurs de Kehl qui, en plaçant ici ce Discours, en ont changé les premiers mots. Voyez Allégories, tome XVII, page 118. (B.)

  24. Ces quatre vers ne sont pas dans les éditions antérieures à 1756. (B.)
  25. Par Quinault.
  26. Encyclopédie, tome VI, 1756. (B.)

    — « Je demande, écrit Voltaire à d’Alembert en 1755, si l’article Facile (style) doit être restreint à la seule facilité du style, ou si on a entendu seulement qu’en traitant le mot Facile dans toute son étendue, on n’oubliât pas le style facile. Je demande le même (éclaircissement sur Fausseté (morale), Feu, Finesse, Faiblesse, Force, dans les ouvrages. » C’est bien à partir de ce mot Facile que Voltaire s’embrigada tout entier dans l’Encyclopédie. Jusqu’alors il n’avait fourni que l’article Éloquence sans plus s’engager. Mais dès 1755 il se déclare garçon encyclopédiste ; et il se désignait bien ainsi, car les articles qu’il fournit d’abord furent tous de grammaire, c’est-à-dire les plus humbles : « Je n’ai ni le temps, ni les connaissances, ni la santé qu’il faudrait, disait-il à d’Alembert, pour travailler comme je voudrais. Je ne vous présente ces essais que comme des matériaux que vous arrangerez à votre gré dans l’édifice immortel que vous élevez. Ajoutez, retranchez ; je vous donne mes cailloux pour fourrer dans quelque coin de mur. »

  27. Encyclopédie, tome VI, 1756. (B.)
  28. Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
  29. Ce n’est pas Thomas Diafoirus, c’est Argan qui, dans le troisième intermède du Malade imaginaire, est le bachelierus, et fait en cette qualité la réponse que cite Voltaire.
  30. Saint Thomas d’Aquin.
  31. Article de Bouillet père.
  32. Encyclopédie, tome VII, 1757. C’était au mot Faible que l’article était placé. (B.)
  33. Voyez le commencement des Honnêtetés littéraires, dans les Mélanges, année 1767.
  34. Le chef de l’école larmoyante au théâtre fut Lachaussée.
  35. Cette première section est tirée mot pour mot de l’article Fanatisme de L’Encyclopédie, par M. Deleyre ; M. de Voltaire n’a fait ici que l’abréger et le mettre dans un autre ordre. (K.) — Ce morceau a paru pour la première fois dans les éditions de Kehl. (B.)

    — Le philosophe Deleyre était compatriote de Montesquieu, et fut l’ami de Thomas et de J.-J. Rousseau. Après avoir été attaché à l’ambassade de Vienne, il devint pendant quelque temps bibliothécaire de l’infant de Parme, dont Condillac fut le précepteur. En 1792, le département de la Gironde le députa à la Convention nationale. En 1795, il fut chargé de surveiller l’École normale ; il siégea ensuite aux Cinq-Cents et mourut en 1797. Son article Fanatisme est célèbre. On l’intercala par prudence dans l’article Superstition avec cet avis : « Le fanatisme étant la superstition mise en action, nous allons faire connaître ici ce zèle aveugle et passionné qui naît des opinions religieuses. » L’article se termine par la glorification du fanatisme du patriote, qu’il semble opposer à l’autre. (G. A.)

  36. Tout ce paragraphe est le début de l’article Deleyre.
  37. Livre II, chapitre xii.
  38. Section première de l’article dans la sixième partie des Questions sur l’Encyclopédie, 1771. Mais une portion avait paru dès 1764. (B.)
  39. Prœliare bella Domini, se lit dans la Bible, I, Reg. xviii, 17.
  40. Dans la première édition du Dictionnaire philosophique, en 1764, ce qui suit, jusques et y compris les quatre vers de Bertaud, composait tout l’article Fanatisme ; sauf les différences que j’indiquerai. (B.)
  41. Voltaire indique probablement sa lettre au roi de Prusse, de décembre 1740, qu’on a longtemps imprimée en tête de Mahomet, et qu’on trouvera dans la Correspondance, à sa date.
  42. En 1764 on lisait : « Le plus détestable exemple. » (B.)
  43. Cette phrase, qui n’existait pas en 1764, fut ajoutée en 1771. (B.)
  44. Tous adversaires de Voltaire.
  45. Allusion aux juges des Calas, des La Barre, etc. — En 1764, c’était ici que se trouvait l’alinéa ci-après, qui commence par : « Lorsqu’une fois. » (B.)
  46. Cet alinéa n’avait pas été conservé en 1771, dans les Questions sur l’Encyclopédie. Il a été reporté ici par les éditeurs de Kehl, qui, au commencement du suivant (ajouté en 1771), ont mis le mot Oui. (B.)
  47. Damiens ; voyez le chapitre xxxvii du Précis du Siècle de Louis XV.
  48. En 1764 on lisait : « Ce sont d’ordinaire les fripons. » (B.)
  49. Section ii, dans la sixième partie des Questions sur l’Encyclopédie, en 1771. (B.)
  50. Voyez la note 1 de la page 79.
  51. Ce qui suit a rapport à la querelle de Biord, évêque d’Annecy, avec l’auteur, de laquelle il est question dans le Commentaire historique (Mélanges, année 1776) ; dans la Correspondance, année 1768, et ailleurs. (K.) — Voyez aussi la lettre à d’Argental, du 21 octobre 1772, et ci-après les articles Persécution, et Quakers (à la note).
  52. Tout cela est exact. Il y a un premier acte signifié le 30 mai 1769, au curé de Ferney, pour le prier de faire tout ce que les ordonnances du roi et les arrêts des parlements lui commandent à l’égard d’un malade, conjointement avec les canons de l’Église catholique professée dans le royaume..., ledit acte signé Voltaire, Bigex et Wagnières ; puis c’est une déclaration du même jour par-devant notaire qui dément ce qu’ont dit Nonotte, ci-devant soi-disant jésuite, et Guyon, soi-disant abbé, ladite déclaration faite en présence du révérend sieur Adam, prêtre, ci-devant soi-disant jésuite, du sieur Simon Bigex, bourgeois de la Balme de Rhin en Genevois ; du sieur Claude-Étienne Maugier, orfèvre-bijoutier ; de Pierre L’Archevêque, syndic, tous demeurant audit Ferney, témoins requis, — et signée de Voltaire. Ensuite vient une autre déclaration de Voltaire en recevant la communion le même jour dans son lit. Il a prononcé ces paroles : Ayant mon Dieu dans la bouche, je déclare que je pardonne sincèrement à ceux qui ont écrit au roi des calomnies contre moi, et qui n’ont pas réussi dans leur mauvais dessein. (Il désigne là l’évêque d’Annecy.) Ont signé Gros, curé ; Adam, Bigex, Claude Joseph, capucin, Maugier, L’Archevêque, avec Voltaire et le notaire. (G. A.)
  53. Ce quatrième acte, intitulé Profession de foi de M. de Voltaire, a été rédigé, en effet, quinze jours après les autres, c’est-à-dire le 15 avril 1769, par-devant le notaire du bailliage de Gex, et hors de la présence de Voltaire. On y fait déclarer à Voltaire qu’il croit fermement tout ce que l’Église catholique croit et confesse, qu’il croit un seul Dieu en trois personnes, qu’il croit que la seconde personne s’est faite homme, qu’il croit qu’elle s’appelle Jésus-Christ ; qu’il condamne toutes les hérésies ; qu’il jure, qu’il promet, qu’il s’engage de mourir dans cette croyance, etc., etc. ; le tout contrôlé à Gex ; reçu 15 sols. (G. A.)
  54. Section iii et dernière des Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
  55. Voyez la fin de la septième des Lettres philosophiques (Mélanges, année 1734, et aussi l’article À propos, dans le Dictionnaire philosophique.
  56. Ce qui forme cette section a été imprimé dès 1742 dans le tome V des Œuvres de Voltaire. (B.)
  57. Fatio Duillier. (Note de Voltaire.)
  58. Saint Matthieu, xvii, 19.
  59. Encyclopédie, tome VI, 1756. (B.)
  60. Encyclopédie, tome VI, 1756. (B.)
  61. Encyclopédie, tome VI, 1756. (B.)
  62. Dictionnaire philosophique, 1764. (B.)
  63. 1768, 2 volumes in-12.
  64. Parodie de ce vers :

    Nul n’aura de l’esprit, hors nous et nos amis.

    (Molière, Femmes savantes, III, ii.)
  65. Encyclopédie, tome VI, 1756. (B.)
  66. Encyclopédie, tome VI, 1764. (B.)
  67. Ce mot se trouve aussi dans les Pensées, Remarques et Observations de Voltaire, ouvrage posthume, 1802, in-12 et in-8o, page 6 de ce dernier format. (B.)
  68. Histoire des favorites, contenant ce qui s’est passé de plus remarquable sous plusieurs règnes, par Mlle D ***. 2 volumes, Amsterdam, 1770. (G. A.)
  69. Encyclopédie, tome VI, 1756. (B.)
  70. Encyclopédie, tome VI, 1756. (B.)
  71. Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)

    — Voltaire eut toujours sur le cœur l’article Femme de Desmahis, qui avait paru dans l’Encyclopédie. « Il semble que cet article soit fait par le laquais de Gil Blas, » disait-il. Il écrivit donc celui-ci pour effacer le ridicule de l’autre dans les Questions sur l’Encyclopédie. (G. A.)

  72. Voltaire ne citait pas tout à fait le texte d’Amyot. Ce texte a été rétabli par des éditeurs qui m’ont précédé. (B.)
  73. Tome XI, page 169.
  74. Lettre très-instructive du jésuite Constantin au jésuite Souciet, dix-neuvième recueil. (Note de Voltaire.)
  75. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, on lisait ici en 1771 : « Les femmes sont la seule espèce femelle qui répande du sang tous les mois. On a voulu attribuer la même évacuation à quelques autres espèces, et surtout aux guenons ; mais le fait ne s’est pas trouvé vrai.

    « Ces émissions, etc. » (B.)

  76. Dans l’article Hommes, Voltaire établit la proportion de quatre sur mille.
  77. Livre VII, chapitre ix. Voyez l’article Amour socratique, dans lequel on a déjà indiqué cette bévue. (Note de Voltaire.)
  78. Catherine II.
  79. Selon les rabbins il était loisible à un Hébreu d’épouser jusqu’à quatre femmes. C’est justement le nombre permis dans les lois de Manou et dans le Koran. (G. A.)
  80. Erreurs de M. de Voltaire.
  81. Voltaire en a parlé dans l’Essai sur les Mœurs, chapitre cxxx, tome XII, page 297.
  82. Livre XVI, chapitre v. (Note de Voltaire.)
  83. Livre XVI, chapitre x. (Id.)
  84. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, 1771, ce morceau était intitulé Pluralité des femmes. (B.)
  85. Encyclopédie, tome VI, 1756. (B.)
  86. Questions sur l’ Encyclopédie, sixième partie, 1771, (B.)
  87. Plusieurs des alinéas suivants faisaient déjà, en 1768, partie de l’opuscule intitulé les Droits des hommes, etc. (voyez les Mélanges, année 1768).
  88. Les deux sections de cet article ont paru, en 1771, dans les Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie. (B.)
  89. La question de savoir si un grand terrain cultivé par un seul propriétaire donne un produit brut ou un produit net plus grand ou moindre que le même terrain partagé en petites propriétés, cultivées chacune par le possesseur, n’a point encore été complètement résolue. Il est vrai qu’en général, dans toute manufacture, plus on divise le travail entre des ouvriers occupés chacun d’une même chose, plus on obtient de perfection et d’économie.

    Mais jusqu’à quel point ce principe se peut-il appliquer à l’agriculture, ou plus généralement à un art dont les procédés successifs sont assujettis à certaines périodes, à l’ordre des saisons? (K.)

  90. Voyez Agriculture. (Note de Voltaire.)
  91. Le temps de l’enfance, celui qui précède l’âge où un enfant peut être assujetti à un travail régulier, est plus que suffisant pour apprendre à lire, à écrire, à compter, pour acquérir même des notions élémentaires d’arpentage, de physique, et d’histoire naturelle. Il ne faut pas craindre que ces connaissances dégoûtent des travaux champêtres. C’est précisément parce que presque aucun homme du peuple ne sait bien écrire que cet art devient un moyen de se procurer avec moins de peine une subsistance plus abondante que par un travail mécanique. Ce n’est que par l’instruction qu’on peut espérer d’affaiblir dans le peuple les préjugés, ses tyrans éternels, auxquels presque partout les grands obéissent même en les méprisant. (K.)
  92. Cette loi ne serait ni juste ni utile ; le célibat, dans aucun système raisonnable de morale, ne peut être regardé comme un délit ; et une surcharge d’impôt serait une véritable amende. D’ailleurs, si cette punition est assez forte pour l’emporter sur les raisons qui éloignent du mariage, elle en fera faire de mauvais, et la population qui résultera de ces mariages ne sera ni fort nombreuse ni fort utile. (K.)
  93. La science de l’agriculture a fait peu de progrès jusqu’ici ; et c’est le sort commun à toutes les parties des sciences qui emploient l’observation plutôt que l’expérience : elles dépendent du temps et des événements, plus que du génie des hommes. Telle est la médecine, telle est encore la météorologie. (K.)
  94. Voyez la note de la page 107.
  95. Imprimé en 1764, à la suite des Contes de Guillaume Vadé, ce morceau y porte la date de 1759. (B.)
  96. Première section dans la sixième partie des Questions sur l’Encyclopédie, 1771. (B.)
  97. Seconde section dans la sixième partie des Questions sur l’Encyclopédie, 1771. (B.)
  98. Cette première section composait tout l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
  99. Ces vers sont de Voltaire lui-même : il les a mis pour épigraphe à son Essai sur la nature du feu. Voyez Mélanges, année 1738.
  100. Voyez dans les Mélanges, année 1738, les Éléments de la philosophie de Newton, deuxième partie, chapitre x.
  101. Virgile, Æn., VI, 730.
  102. Dissertation de Le Cat sur le fluide des nerfs, page 36. (Note de Voltaire.)
  103. Ce morceau a paru dans le tome VI de l’Encyclopédie, 1756. Comme il était placé après plusieurs autres articles Feu, il commençait ainsi : « Après avoir parcouru les différentes acceptions du feu au physique, il faut passer au moral. Le feu, surtout en poésie, etc. » (B.)
  104. Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
  105. Encyclopédie, tome VI, 1756. (B.)
  106. Article ajouté, en 1774, dans l’édition in-4o. (B.)
  107. Vers de Voltaire. Voyez, tome X, l’Épître au roi de Prusse (année 1751), qui commence par ces mots : « Blaise Pascal a tort, etc. »
  108. Elles sont dans les Mélanges, année 1771.
  109. Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
  110. Ce qui suit entre deux crochets [] sur la figure de la terre se retrouve en grande partie dans les Éléments de la philosophie de Newton, troisième partie, chapitre ix. Voyez les Mélanges, année 1738.
  111. Ceci était écrit en 1736. (Note de Voltaire.)
  112. Chapitre iii de la troisième partie des Éléments de la philosophie de Newton (Mélanges, année 1738).
  113. Son mémoire est dans le Journal littéraire. (Note de Voltaire.)
  114. On a remesuré depuis lors. La loi du 22 août 1790 ayant prescrit de déterminer une unité de poids et mesures, l’Académie des sciences chargea Delambre et Méchain de mesurer le dixième du quart du méridien terrestre, et la dix-millionième partie de ce quart fut décrétée l’unité naturelle de mesure.
  115. En 1771 on lisait ici :

    « Au reste, la différence de la sphère au sphéroïde ne donne point une circonférence plus grande ou plus petite : car un cercle changé en ovale n’augmente ni ne diminue de superficie.

    « Quant à la différence d’un axe à l’autre, elle n’est guère que de cinq de nos lieues ; différence, etc. » (B.)

  116. Ce morceau a paru dans l’Encyclopédie, tome VI, 1756, au mot Figuré. Voltaire l’a compris, en 1771, dans son article Figure des Questions sur l’Encyclopédie. (B.) — Voltaire écrit à d’Alembert, 28 décembre 1755 : « Voilà Figuré plus correct ; Force, dont vous prendrez ce qu’il vous plaira ; Faveur, de même ; Franchise et Fleuri, item. Tout cela ne demande, à mon gré, que de petits articles.
  117. Vers d’une épître de Jean-Baptiste Rousseau à Louis Racine, fils de Jean Racine. (Note de Voltaire.)
  118. Voici le texte de J.-B. Rousseau :

    D’ingénieux pygmées
    Qui sur des monts d’arguments entassés,
    Contre le ciel burlesquement haussés,
    De jour en jour, etc.

  119. À l’article Emblème, tome XVIII, page 521.
  120. Voyez tome XI, page 59, et dans le présent Dictionnaire l’article Âme, section X, tome XVII, page 162. (B.)
  121. Voyez Essai sur les Mœurs, tome XI, page 31.
  122. Sermon xli, article ix. (Note de Voltaire.)
  123. Article xxii. (Id.)
  124. Sermon xli, article xxiii. (Note de Voltaire.)
  125. Sermon liii, article xiv. (Id.)
  126. Voyez Nanine, acte Ier, scène ire, et le prologue du chant XXI de la Pucelle.
  127. Genèse, xxiv, 41.
  128. Ibid., xlii, 13.
  129. Voyez tome XII, page 453 ; voyez aussi, tome XIV, le chapitre xiv du Siècle de Louis XIV.
  130. Saint Jean : Évangile, I, 6.
  131. Il y a dans la Genèse, xii, 13 : Dic ergo, obsecro te, quod soror mea sis, ut bene mihi sit propter te.
  132. Par Barthélemy de Pise ; voyez sur ce curieux ouvrage le Dictionnaire historique de Prosper Marchand, tome Ier, page 3 et suivantes.
  133. Voyez l’article Emblème.
  134. Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
  135. De Natura deorum, lib. II, § 46. (Note de Voltaire.)
  136. Question à la fin de son Optique. (Note de Voltaire.)
  137. Matthieu, chapitre xxiv ; Luc, chapitre xvi. (Id.)
  138. I, Épitre de saint Pierre, chapitre iv. (Id.)
  139. Jean, chapitre ii, v. 18. (Id.)
  140. Luc, chapitre xxi. (Id.)
  141. Cet alinéa n’existait pas en 1771 ; il fut ajouté en 1774. (B.)
  142. Encyclopédie, tome VI, 1756. (B.)
  143. Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
  144. Ode de Malherbe (au roi, allant châtier la rébellion des Rochelois). Mais pourquoi Richelieu ne guérissait-il pas Malherbe de la maladie de faire des vers si plats ? (Note de Voltaire.)
  145. On lit dans La Fontaine : Malherbe le disait, etc.
  146. Où il était exilé.
  147. Encyclopédie, tome VI, 1756. (B.)
  148. Isis et Armide, d’où ces deux morceaux sont tirés, sont des opéras de Quinault.
  149. Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
  150. Voyez le chapitre xi Des Singularités de la nature (Mélanges, année 1768).
  151. Voyez le traité Des Singularités de la nature (dans les Mélanges, année 1768).
  152. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  153. Voyez tome XII, page 414.
  154. Cet Olonois fut pris et mangé depuis par les sauvages. (Note de Voltaire.)
  155. Voyez tome XII, page 415.
  156. Guillaume, duc d’Aquitaine et beau-frère de Hugues Capet, dut le surnom de Fier-à-bras à sa force extraordinaire, et non à ses expéditions guerrières, qui ne furent pas heureuses. (B.)
  157. L’article Foy, qui parut pour la première fois dans une édition de 1765 du Dictionnaire philosophique, se composait alors de la majeure partie de cette première section. En le reproduisant, en 1771, dans la sixième partie des Questions sur l’Encyclopédie, l’auteur y ajouta le second alinéa et une grande partie du dernier. (B.)
  158. Fin de l’article en 1765. (B.)
  159. Fin de l’article en 1771. La dernière phrase est de 1774. (B.)
  160. Dans l’édition de 1764 du Dictionnaire philosophique, l’article commençait ainsi :

    « Il n’est pas question de renouveler le livre d’Érasme, qui ne serait aujourd’hui qu’un lieu commun assez insipide.

    « Nous appelons folie cette maladie des organes du cerveau qui empêche, etc. »

    La version actuelle date des Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1171. (B.)

  161. Fin de l’article en 1764 ; ce qui suit fut ajouté en 1771, dans la sixième partie des Questions sur l’Encyclopédie, où Voltaire reproduisait son article. (B.)
  162. Le Manuel des dames de charité a pour auteur Arnault de Nobleville, mort en 1778 ; la première édition est d’Orléans, 1747, in-12.
  163. Une petite brochure de cinquante-six pages sans frontispice, sans date (mais qui doit être de 1770 ; voyez la lettre de Voltaire à d’Alembert, du 19 auguste 1770), et portant en tête de la première page ces mots : DIEU, réponse au Système de la nature (article dont une partie forme aujourd’hui la cinquième section de l’article Dieu), contient aussi quelques autres morceaux dont l’un est intitulé Fonte : Art de faire en fonte des figures considérables d’or ou de bronze ; réponse à un homme qui est d’un autre métier : article tiré des Questions sur l’Encyclopédie, tome IV. Ce n’est que dans le tome VI des Questions sur l’Encyclopédie, en 1771, que parut l’article Fonte. Il était conforme au texte actuel. Mais dans la brochure de cinquante-six pages dont j’ai parlé, il commençait ainsi :

    « On a prétendu depuis peu que rien n’est plus aisé que de jeter en fonte, en trois jours, une statue qui puisse être aisément aperçue de deux ou trois millions d’hommes. Les savants qui ont donné au public cette nouvelle méthode d’ériger de grands monuments sont peut-être ignorants en fait de fonderie.

    « On peut être un galant homme, très-bien intentionné pour la patrie, et ne pas savoir un mot de la manière dont on s’y est pris pour jeter en fonte la statue équestre du grand Henri IV, de Louis XIII, de Louis XIV, de Louis XV.

    « Un ancien professeur du collége du Plessis a écrit contre nous et contre les sculpteurs anciens et modernes, faute d’avoir consulté les ateliers. Il oppose l’autorité des commentateurs à celle de nos artistes. Ce n’est pas ainsi que les arts se traitent.

    « Il ne s’agit ici que d’une affaire de fondeur. Il ne faut pas consulter Artapan, Bérose, Manethon, pour savoir comment on fait de grosses cloches ou une statue qui puisse être vue de toute l’armée de Xerxès en marche.

    « Voici comme on fond une statue d’environ trois pieds seulement :

    1° On fait un modèle, etc. »

    On voit que cet article Fonte est une réponse au passage des Lettres de quelques Juifs, dont l’auteur est l’abbé Guenée. (B.)

  164. L’édition dont j’ai parlé (note 3 de la page 161), et qui fait partie de la brochure de cinquante-six pages, ne contient pas les mots ni à brillanter des diamants. (B.)
  165. Il ne s’agissait point d’une statue équestre du roi à élever à Ferney, mais du veau d’or d’Aaron, auquel Voltaire fait allusion dans tout cet article. Le sculpteur Pigalle, chargé de faire la statue du patriarche, était allé à Ferney pour modeler son sujet, et ce fut là qu’on lui posa cette question sur la fonte. Voici comment : « Le patriarche, dit Grimm, lui accordait bien chaque soir une séance.... ; mais la plupart du temps il avait son secrétaire à côté de lui pour dicter des lettres pendant qu’on le modelait, et, suivant un tic qui lui est familier en dictant des lettres, il soufflait des pois ou faisait d’autres grimaces mortelles pour le statuaire... Enfin, le dernier jour, la conversation se mit, pour le bonheur de l’entreprise, sur le veau d’or d’Aaron ; le patriarche fut si content que Pigalle lui demandât au moins six mois pour mettre une pareille machine en fonte, que l’artiste fit de lui, le reste de la séance, tout ce qu’il voulut et parvint heureusement à faire son modèle comme il aurait désiré. » (G. A.)
  166. Voyez l’article Juifs. (Note de Voltaire.)
  167. Fréron avait fait l’éloge des Lettres de quelques Juifs, comme contenant beaucoup de recherches, d’érudition et d’esprit. Voyez l’Année littéraire, 1769, III, 40. (B.)
  168. Au lieu du dernier alinéa qu’on lit aujourd’hui, et qui parut en 1771, dans le tome VI des Questions, l’édition première dont j’ai déjà parlé porte :

    « Vous vous connaissez en métal comme en écriture. On avait dit que dans l’antiquité on écrivait sur la pierre, sur la brique, sur le bois. Vous oubliez le bois, et vous faites de bien mauvaises difficultés sur la pierre. Vous oubliez surtout que le Deutéronome fut écrit sur du mortier, comme il est dit expressément dans le livre de Josué. Il y a là, monsieur le secrétaire de la synagogue, un peu de méprise, ou, si vous me le pardonnez, un peu de mauvaise foi. Vous oubliez dans quel siècle vous écrivez. Votre petite satire est fort bonne pour l’âne littéraire ; mais elle ne vaut rien du tout pour les honnêtes gens un peu instruits.

    « Vous avez copié des écrivains presbytériens anglais, qui ont voulu relever la gloire de Fairfax et de Cromwell. Ces presbytériens prétendent qu’après la bataille de Nusby, Cromwell trouva dans le village de ce nom plus de six cent soixante mille brebis, soixante et douze mille bœufs, sans compter les vaches et les veaux, soixante à soixante-deux mille mulets, et au delà de trente mille petites filles malheureuses que leurs mères avaient abandonnées. Vous êtes si attaché aux presbytériens d’Angleterre que vous poussez l’esprit de parti jusqu’à vous emporter contre tous les gens sensés qui trouvent un peu d’exagération dans ces récits, et qui soupçonnent quelque faute de copiste. Si je n’étais pas le plus tolérant des hommes, je vous dirais que vous êtes le plus hardi des hommes et le moins honnête.

    « À l’égard de M. Rouelle, savant chimiste et apothicaire du roi, que vous dites être si en colère contre moi, j’ignore sur quoi peut être fondé son courroux. Il y eut en effet un M. Rouelle, chimiste et apothicaire de Sa Majesté, qui accompagna un garde du trésor royal, en 1753, à Colmar, où j’ai un petit bien. Il venait faire l’essai d’une terre qu’un chimiste des Deux-Ponts changeait en salpêtre. Le roi devait lui payer son secret dix-sept cent mille francs, et lui faire d’autres avantages. Le marché était conclu. Je dis à M. le garde du trésor qu’il ne débourserait dans cette affaire d’autre argent que celui de son voyage ; et à M. Rouelle, qu’il ne ferait point de salpêtre. Il me demanda pourquoi. « C’est, lui dis-je, que « je ne crois pas aux transformateurs ; qu’il n’y a point de transmutation ; que « Dieu a tout fait ; et que les hommes ne peuvent qu’assembler et désunir. »

    « Ma proposition était orthodoxe, et ma prédiction fut accomplie. Si M. Rouelle est fâché contre moi, si vous êtes fâché, j’en suis fâché pour vous et pour lui ; mais je ne crois point qu’il soit si colère que vous le dites.

    « Croyez-moi, laissez là vos anciens commentaires, qui n’ont rien de commun avec l’art de jeter en fonte un petit cheval de trois pieds ou un autre animal de cette taille : et surtout, si vous êtes au service des Juifs, n’insultez point les chrétiens. »

    Ce passage, où l’aventure avec M. Rouelle est rapportée, est d’autant plus important à conserver que, sans lui, on ne peut comprendre ce que veut dire Voltaire dans sa lettre à d’Alembert, du 19 auguste 1770. (B.)

  169. M. l’abbé Guénée a été trompé par ceux qu’il a consultés ; il faut très-peu de temps, à la vérité, pour jeter en fonte une petite statue dont le moule est préparé ; mais il en faut beaucoup pour former un moule. Or on ne peut supposer que les Juifs aient eu la précaution d’apporter d’Égypte le moule où ils devaient couler le veau d’or.

    Le célèbre chimiste Stahl, après avoir montré que le foie de soufre peut dissoudre l’or, ajoute qu’en supposant qu’il y eût des fontaines sulfureuses dans le désert, on pourrait expliquer par là l’opération attribuée à Moïse. C’est une plaisanterie un peu leste qu’on peut pardonner à un physicien, mais qu’un théologien aussi grave que M. l’abbé Guénée ne devait pas se permettre de répéter. (K.)

  170. Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771, (B.)
  171. Encyclopédie, tome VII, 1757. (B.)
  172. Encyclopédie, tome VII, 1757, (B.) — « À l’égard de Fornication, écrit Voltaire à d’Alembert, 9 décembre 1755, je suis d’autant plus en droit d’approfondir cette matière que j’y suis malheureusement très-désintéressé. »
  173. Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
  174. Voyez Langues. (Note de Voltaire.)
  175. Livre XII. (Id.)
  176. Voyez, dans les Mélanges, année 1777, le paragraphe du Commentaire sur l’Esprit des lois, intitulé De la Loi salique.
  177. Cet alinéa offre beaucoup de ressemblance avec le commencement du chapitre xvii de l’Essai sur les Mœurs, tome XI, page 267.
  178. Voyez l’ouvrage de M. Rœderer, intitulé Louis XII et François Ier ; Paris, Bossange frères, 1825, 2 vol. in-8o.
  179. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771, était ici l’article intitulé Langue française. Voyez ci-après, page 185. Ce sont les éditeurs de Kehl qui ont intercalé l’article François, que Voltaire avait donné, en 1757, dans le tome VII de l’Encyclopédie. (B.)
  180. On trouve une critique de ce morceau dans l’Année littéraire, 1761, vi, 310-311. (B.). — Voyez Voltaire et ses Maîtres, page 288 et suiv.
  181. Voyez la note de la page 182.
  182. Sur cette locution, voyez la Requête à messieurs les Parisiens (en tête de la comédie de l’Écossaise) ; et aussi les lettres à d’Alembert, du 13 décembre 1756 ; à d’Olivet, du 3 janvier 1767. (B.)
  183. L’abbé Desfontaines : on croit qu’il eut pour collaborateur un nommé Bel. Voyez le Préservatif, nos viii et ix (dans les Mélanges, année 1738).
  184. Pyrrhus, acte I, scène iv.
  185. Voici quelques-unes de ces maximes détestables qu’on ne doit jamais étaler sur le théâtre :

    Cependant, sans compter ce qu’on appelle crime....
    Et du joug des serments esclaves malheureux,
    Notre honneur dépendra d’un vain respect pour eux !
    Pour moi, que touche peu cet honneur chimérique,
    J’appelle à ma raison d’un joug si tyrannique.
    Me venger et régner, voilà mes souverains ;
    Tout le reste pour moi n’a que des titres vains...
    De froids remords voudraient en vain y mettre obstacle :
    Je ne consulte plus que ce superbe oracle.

    (Xerxès, acte I, scène i.)

    Quelles plates et extravagantes atrocités ! « appeler à sa raison d’un joug ; mes souverains sont me venger et régner ; de froids remords qui veulent mettre obstacle à ce superbe oracle ! » quelle foule de barbarismes et d’idées barbares ! (Note de Voltaire.)

  186. Ces expressions sont employées par l’historien Daniel ; voyez ci-après, l’article Genre de Style ; et dans les Mélanges, année 1764, les Extraits de la Gazette littéraire (article du 30 septembre).
  187. La Bletterie, dans sa traduction des Annales de Tacite, livre Ier, paragraphe xvii, a mis : À dix as par jour un soldat romain, corps et bien. Tacite dit : Animam et corpus. (B.)
  188. Voyez l’Essai sur l’entendement humain, chapitre de la puissance. (Note de Voltaire.)
  189. Voyez l’article Liberté.
  190. Encyclopédie, tome VII, 1757. (B.)
  191. L’article qu’on trouvait sous ce mot dans les Questions sur l’Encyclopédie était divisé en deux sections. La première se composait de la première des Lettres à Son Altesse sérénissime monseigneur le prince de ***. La seconde section était formée de la majeure partie de la seconde des mêmes Lettres. Voyez Mélanges, année 1767. (B.)
  192. Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.) — Voyez aussi Xavier.
  193. Sa réputation de bon écrivain était si bien établie que La Bruyère dit dans ses Caractères (chapitre ier) : « Capys croit écrire comme Bouhours ou Rabutin. » (Note de Voltaire.)
  194. Tome I, page 86. (Id.)
  195. Tome I, page 92. (Note de Voltaire.)
  196. Ibid., page 102. (Id.)
  197. Tome II, p. 59. (Note de Voltaire.)
  198. Ibid., page 317. (Id.)
  199. Tome II, p. 50. (Note de Voltaire.)
  200. Ibid., page 313. (Id.)
  201. Tome II, page 237. (Note de Voltaire.)
  202. Ibid., page 157. (Id.)
  203. Voyez l’article Ignace de Loyola. (Id.)
  204. Dictionnaire philosophique, 1764. (B.)
  205. On a déjà imprimé plusieurs fois cet article, mais il est ici beaucoup plus correct. (Note de Voltaire.) — Cette note est de 1771. Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie. (B.)
  206. Un li est de 124 pas. (Note de Voltaire.)
  207. Voyez dans les Mélanges, année 1756, l’opuscule intitulé Jusqu’à quel point on doit tromper le peuple ; et, année 1763, le chapitre xx du Traité sur la Tolérance.
  208. Nouveaux Mélanges, iii, 1765. (B.)
  209. La maréchale d’Ancre, brûlée comme sorcière.
  210. Mazarin et le Parlement.
  211. Où fut assassiné Henri IV par Ravaillac.
  212. Encyclopédie, tome VII, 1757. (B.)
  213. Acte III, scène iv.
  214. Tydée, dans l’Électre de Crébillon, acte II, scène ire.