Essai sur les mœurs/Chapitre 160

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CHAPITRE CLX.

De la bataille de Lépante.

Les Vénitiens, après la porte de l’île de Chypre, commerçant toujours avec les Turcs, et osant toujours être leurs ennemis, demandaient des secours à tous les princes chrétiens, que l’intérêt commun devait réunir. C’était encore l’occasion d’une croisade ; mais vous avez déjà vu qu’à force d’en avoir fait autrefois d’inutiles, on n’en faisait point de nécessaires. Le pape Pie V fit bien mieux que de prêcher une croisade ; il eut le courage de faire la guerre à l’empire ottoman, en se liguant avec les Vénitiens et le roi d’Espagne Philippe II. Ce fut la première fois qu’on vit l’étendard des deux clefs déployé contre le croissant, et les galères de Rome affronter les galères ottomanes. Cette seule action du pape, par laquelle il finit sa vie, doit consacrer sa mémoire. Il ne faut, pour connaître ce pontife, s’en rapporter à aucun de ces portraits colorés par la flatterie, ou noircis par la malignité, ou crayonnés par le bel esprit. Ne jugeons jamais des hommes que par les faits. Pie V, dont le nom était Ghisleri, fut un de ces hommes que le mérite et la fortune tirèrent de l’obscurité pour les élever à la première place du christianisme. Son ardeur à redoubler la sévérité de l’Inquisition, le supplice dont il fit périr plusieurs citoyens, montrent qu’il était superstitieux, cruel et sanguinaire. Ses intrigues pour faire soulever l’Irlande contre la reine Élisabeth, la chaleur avec laquelle il fomenta les troubles de la France, la fameuse bulle In cœna Domini, dont il ordonna la publication toutes les années[1], font voir que son zèle pour la grandeur du saint-siége n’était pas conduit par la modération. Il avait été dominicain : la sévérité de son caractère s’était fortifiée par la dureté d’esprit qu’on puise dans le cloître. Mais cet homme, élevé parmi des moines, eut, comme Sixte-Quint, son successeur, des vertus royales : ce n’est pas le trône, c’est le caractère qui les donne. Pie V fut le modèle du fameux Sixte-Quint ; il lui donna l’exemple d’amasser, en peu d’années, des épargnes assez considérables pour faire regarder le saint-siége comme une puissance. Ces épargnes lui donnaient de quoi mettre en mer des galères. Son zèle sollicitait tous les princes chrétiens ; mais il ne trouvait que tiédeur ou impuissance. Il s’adressait en vain au roi de France Charles IX, à l’empereur Maximilien, au roi de Portugal don Sébastien, au roi de Pologne Sigismond II.

Charles IX était allié des Turcs, et n’avait point de vaisseaux à donner. L’empereur Maximilien II craignait les Turcs ; il manquait d’argent, et, ayant fait une trêve avec eux, il n’osait la rompre. Le roi don Sébastien était encore trop jeune pour exercer ce courage qui, depuis, le fit périr en Afrique. La Pologne était épuisée par une guerre avec les Russes, et Sigismond, son roi, était dans une vieillesse languissante. Il n’y eut donc que Philippe II qui entra dans les vues du pape. Lui seul, de tous les rois catholiques, était assez riche pour faire les plus grands frais de l’armement nécessaire ; lui seul pouvait, par les arrangements de son administration, parvenir à l’exécution prompte de ce projet : il y était principalement intéressé par la nécessité d’écarter les flottes ottomanes de ses États d’Italie et de ses places d’Afrique ; et il se liguait avec les Vénitiens, dont il fut toujours l’ennemi secret en Italie, contre les Turcs qu’il craignait davantage.

Jamais grand armement ne se fit avec tant de célérité. Deux cents galères, six grosses galéasses, vingt-cinq vaisseaux de guerre, avec cinquante navires de charge, furent prêts dans les ports de Sicile, en septembre, cinq mois après la prise de l’île de Chypre. Philippe II avait fourni la moitié de l’armement. Les Vénitiens furent chargés des deux tiers de l’autre moitié, et le reste était fourni par le pape. Don Juan d’Autriche, ce célèbre bâtard de Charles-Quint, était le général de la flotte. Marc-Antoine Colonne commandait après lui, au nom du pape. Cette maison Colonne, si longtemps ennemie des pontifes, était devenue l’appui de leur grandeur. Sébastien Veniero, que nous nommons Venier, était général de la mer pour les Vénitiens. Il y avait eu trois doges dans sa maison, et aucun d’eux n’eut autant de réputation que lui. Barbarigo, dont la maison n’était pas moins célèbre à Venise, était provéditeur, c’est-à-dire intendant de la flotte. Malte envoya trois de ses galères, et ne pouvait en fournir davantage. Il ne faut pas compter Gênes, qui craignait plus Philippe II que Sélim, et qui n’envoya qu’une galère.

Cette armée navale portait, disent les historiens, cinquante mille combattants. On ne voit guère que des exagérations dans des récits de bataille. Deux cent six galères et vingt-cinq vaisseaux ne pouvaient être armés, tout au plus, que de vingt mille hommes de combat. La seule flotte ottomane était plus forte que les trois escadres chrétiennes. On y comptait environ deux cent cinquante galères. Les deux armées se rencontrèrent dans le golfe de Lépante, l’ancien Naupactus, non loin de Corinthe. Jamais, depuis la bataille d’Actium, les mers de la Grèce n’avaient vu ni une flotte si nombreuse, ni une bataille si mémorable. Les galères ottomanes étaient manœuvrées par des esclaves chrétiens, et les galères chrétiennes par des esclaves turcs, qui tous servaient malgré eux contre leur patrie.

Les deux flottes se choquèrent avec toutes les armes de l’antiquité et toutes les modernes, les flèches, les longs javelots, les lances à feu, les grappins, les canons, les mousquets, les piques, et les sabres. On combattit corps à corps sur la plupart des galères accrochées, comme sur un champ de bataille. (3 octobre 1571) Les chrétiens remportèrent une victoire d’autant plus illustre que c’était la première de cette espèce.

Don Juan d’Autriche et Veniero, l’amiral des Vénitiens, attaquèrent la capitane ottomane que montait l’amiral des Turcs nommé Ali. Il fut pris avec sa galère, et on lui fit trancher la tête, qu’on arbora sur son propre pavillon. C’était abuser du droit de la guerre ; mais ceux qui avaient écorché Bragadino dans Famagouste ne méritaient pas un autre traitement. Les Turcs perdirent plus de cent cinquante bâtiments dans cette journée. Il est difficile de savoir le nombre des morts : on le faisait monter à près de quinze mille : environ cinq mille esclaves chrétiens furent délivrés. Venise signala cette victoire par des fêtes qu’elle seule savait alors donner. Constantinople fut dans la consternation. Le pape Pie V, en apprenant cette grande victoire, qu’on attribuait surtout à don Juan, le généralissime, mais à laquelle les Vénitiens avaient eu la plus grande part, s’écria : « Il fut un homme envoyé de Dieu, nommé Jean[2] ; paroles qu’on appliqua depuis à Jean Sobieski, roi de Pologne, quand il délivra Vienne.

Don Juan d’Autriche acquit tout d’un coup la plus grande réputation dont jamais capitaine ait joui. Chaque nation moderne ne compte que ses héros, et néglige ceux des autres peuples. Don Juan, comme vengeur de la chrétienté, était le héros de toutes les nations ; on le comparait à Charles-Quint son père, à qui d’ailleurs il ressemblait plus que Philippe. Il mérita surtout cette idolâtrie des peuples, lorsque deux ans après il prit Tunis, comme Charles-Quint, et fit comme lui un roi africain tributaire d’Espagne. Mais quel fut le fruit de la bataille de Lépante et de la conquête de Tunis ? Les Vénitiens ne gagnèrent aucun terrain sur les Turcs, et l’amiral de Sélim II reprit sans peine le royaume de Tunis (1574) : tous les chrétiens y furent égorgés. Il semblait que les Turcs eussent gagné la bataille de Lépante.

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  1. Voyez, sur la bulle In cœna Domini, l’article Bulle dans le Dictionnaire philosophique, et le Pape, de Joseph de Maistre, chapitre xv. (G. A.)
  2. Jean, i, 6.