Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Juste injuste

La bibliothèque libre.
Éd. Garnier - Tome 19
◄  Julien Juste (du) et de l’injuste Justice   ►



JUSTE (DU) ET DE L’INJUSTE[1].

Qui nous a donné le sentiment du juste et de l’injuste ? Dieu, qui nous a donné un cerveau et un cœur. Mais quand notre raison nous apprend-elle qu’il y a vice et vertu ? Quand elle nous apprend que deux et deux font quatre. Il n’y a point de connaissance innée, par la raison qu’il n’y a point d’arbre qui porte des feuilles et des fruits en sortant de la terre. Rien n’est ce qu’on appelle inné, c’est-à-dire né développé ; mais, répétons-le encore[2], Dieu nous fait naître avec des organes qui, à mesure qu’ils croissent, nous font sentir tout ce que notre espèce doit sentir pour la conservation de cette espèce.

Comment ce mystère continuel s’opère-t-il ? Dites-le-moi, jaunes habitants des îles de la Sonde, noirs Africains, imberbes Canadiens, et vous Platon, Cicéron, Épictète. Vous sentez tous également qu’il est mieux de donner le superflu de votre pain, de votre riz ou de votre manioc au pauvre qui vous le demande humblement, que de le tuer ou de lui crever les deux yeux. Il est évident à toute la terre qu’un bienfait est plus honnête qu’un outrage, que la douceur est préférable à l’emportement.

Il ne s’agit donc plus que de nous servir de notre raison pour discerner les nuances de l’honnête et du déshonnête. Le bien et le mal sont souvent voisins ; nos passions les confondent : qui nous éclairera ? Nous-mêmes, quand nous sommes tranquilles. Quiconque a écrit sur nos devoirs a bien écrit dans tous les pays du monde, parce qu’il n’a écrit qu’avec sa raison. Ils ont tous dit la même chose : Socrate et Épicure, Confutzée et Cicéron, Marc-Antonin et Amurath II ont eu la même morale.

Redisons tous les jours à tous les hommes : La morale est une, elle vient de Dieu ; les dogmes sont différents, ils viennent de nous.

Jésus n’enseigna aucun dogme métaphysique ; il n’écrivit point de cahiers théologiques ; il ne dit point : Je suis consubstantiel ; j’ai deux volontés et deux natures avec une seule personne. Il laissa aux cordeliers et aux jacobins, qui devaient venir douze cents ans après lui, le soin d’argumenter pour savoir si sa mère a été conçue dans le péché originel ; il n’a jamais dit que le mariage est le signe visible d’une chose invisible ; il n’a pas dit un mot de la grâce concomitante ; il n’a institué ni moines ni inquisiteurs ; il n’a rien ordonné de ce que nous voyons aujourd’hui.

Dieu avait donné la connaissance du juste et de l’injuste dans tous les temps qui précédèrent le christianisme. Dieu n’a point changé et ne peut changer : le fond de notre âme, nos principes de raison et de morale, seront éternellement les mêmes. De quoi servent à la vertu des distinctions théologiques, des dogmes fondés sur ces distinctions, des persécutions fondées sur ces dogmes ? La nature, effrayée et soulevée avec horreur contre toutes ces inventions barbares, crie à tous les hommes : Soyez justes, et non des sophistes persécuteurs[3].

Vous lisez dans le Sadder, qui est l’abrégé des lois de Zoroastre, cette sage maxime : « Quand il est incertain si une action qu’on te propose est juste ou injuste, abstiens-toi. » Qui jamais a donné une règle plus admirable ? Quel législateur a mieux parlé ? Ce n’est pas là le système des opinions probables, inventé par des gens qui s’appelaient la société de Jésus.


  1. Dictionnaire philosophique, 1767. (B.)
  2. Voltaire veut probablement parler ici de ce qu’il a dit dans l’article Causes finales. Voyez tome XVIII, page 97.
  3. Fin de l’article en 1767 ; le dernier alinéa fut ajouté en 1769, dans la Raison par alphabet. (B.)


Julien

Juste (du) et de l’injuste

Justice