Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Travée

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TRAVÉE, s. f. Mot employé pour désigner toute ordonnance entre les points d’appuis principaux ou pièces maîtresses d’une construction : ainsi, on dit travée de plancher, pour indiquer le solivage compris entre deux poutres. Travée de pont, est la portion du tablier de bois comprise entre deux files de pieux ou entre deux piles. Travée de salle ou d’église, est l’ordonnance comprise entre deux piles maîtresses, entre deux arcs-doubleaux. Une travée de comble est l’espace entre deux fermes de charpente.

Du moment qu’une salle est divisée par des points d’appuis espacés, dans sa longueur, pour porter soit une voûte, soit des fermes ou des poutres, cette salle se compose d’autant de travées qu’elle contient de divisions.

Dans la structure du moyen âge, en France, l’histoire de la travée est intéressante, parce qu’elle détermine les essais successifs par lesquels, de la basilique romaine couverte en charpente, on arrive à la nef voûtée en arcs d’ogive.

Personne n’ignore que la basilique romaine se composait habituellement d’une nef principale, dont les murs portés sur des rangées de colonnes étaient flanqués latéralement de collatéraux simples ou doubles. Les collatéraux étaient parfois surmontés de galeries ou tribunes au-dessus desquelles s’ouvraient les jours qui éclairaient la charpente lambrissée. Cette disposition fut suivie dans la construction des premières églises et des grandes salles d’assemblée élevées dans les Gaules. Chaque entre-colonnement de la basilique constituait une travée.

Le plan de la basilique romaine fut suivi, dans le nord des Gaules, jusque vers le milieu du XIe siècle ; mais déjà, antérieurement à cette époque, le mode de structure avait subi des modifications par suite des rapports fréquents des peuples occidentaux avec l’Orient. Le plus ancien monument de ce temps que nous possédions sur des dimensions considérables, dans la France septentrionale, est certainement la nef de l’église abbatiale de Saint-Remi de Reims. Cette nef était — ainsi qu’il est facile encore de le reconnaître — primitivement couverte par une charpente apparente, tandis que les collatéraux, voûtés à rez-de-chaussée, étaient surmontés d’une galerie couverte par des charpentes avec arcs-doubleaux. La figure 1 donne une travée de la nef de l’église abbatiale de Saint-Remi[1].
Le grand mur A repose sur une file de piles composées de colonnes en faisceaux, à rez-de-chaussée, et sur des piliers à section quadrangulaire au niveau de la galerie du premier étage. Des colonnes avec arcatures divisent les ouvertures donnant sur cette galerie. Au-dessus des combles des collatéraux s’ouvrent les deux rangs de fenêtres B et C. Les voûtes des bas côtés, à rez-de-chaussée, se composent d’arcs-doubleaux D et F, portant des berceaux perpendiculaires à la nef et concentriques aux archivoltes E. Les pilettes G, qui formaient comme un second collatéral étroit, avaient pour objet de diminuer l’effet de poussée qu’aurait exercé l’arc-doubleau unique sur le mur de clôture H. Au premier étage, l’arc-doubleau I, ne portant qu’un solivage de bois, ne pouvait exercer sur le mur H une poussée que ce mur renforcé de contre-forts cylindriques ne put maintenir. Le grand mur A se trouvait étrésillonné par ces berceaux du rez-de-chaussée et par les arcs-doubleaux de la galerie. Il n’était décoré, suivant l’usage du temps, que par des peintures[2]. Cet exemple d’une nef construite au commencement du XIe siècle indique un premier effort pour sortir des données de la basilique romaine antique. Ce sont des faisceaux de colonnettes qui remplacent les colonnes monostyles, et des voûtes portent déjà le sol de la galerie supérieure. Cependant ces grands murs n’étaient reliés dans leur développement qu’à leur sommet, par les entraits des charpentes ; ils n’étaient pas construits avec les excellents matériaux et mortiers qu’employaient les Romains ; ils bouclaient souvent ou se déversaient d’un côté ou de l’autre. Leur aspect ne laissait pas d’être froid, et les peintures dont on les décorait, vues obliquement, poudrées par le temps, perdaient bientôt leur éclat. Les charpentes, à cette hauteur, ne pouvaient être que difficilement réparées, et si le feu y prenait, l’édifice entier était perdu. On songea donc à diviser franchement les nefs par travées apparentes, accusées par de grands arcs-doubleaux. Un autre édifice du milieu du XIe siècle nous fournit un exemple de ce nouveau parti. C’est l’église de Notre-Dame du Pré, au Mans. Dans la nef de cet édifice, chaque travée comprend deux arcades (fig. 2).
Une grosse pile à section quadrangulaire, flanquée de colonnes engagées, alterne avec une pile cylindrique. Au droit de chacune des grosses piles A est bandé un arc-doubleau B. Une ferme de charpente est posée au droit de la pile cylindrique C. Les collatéraux D sont fermés par des voûtes d’arête avec arcs-doubleaux reposant sur les colonnes engagées des grosses piles et sur les chapiteaux des piles cylindriques. Les chevrons de la charpente, posés longitudinalement, comme un solivage, portaient sur les pignons des grands arcs-doubleaux B et sur la ferme intermédiaire. Ce solivage plus ou moins décoré, avec entrevous en madriers, formait lambris sous la couverture. En F est figuré l’un des pignons des grands arcs-doubleaux avec le lambris[3]. Il y a tout lieu d’admettre que la nef de la cathédrale du Mans était originairement construite suivant ce principe. À Notre-Dame du Pré, des voûtes ont été refaites au XIVe siècle sous l’ancienne charpente, en supprimant partie des arcs-doubleaux primitifs, dont on retrouve facilement la trace. Prenant ainsi deux arcades de la nef pour faire une travée, il en résultait un plan carré ou approchant, c’est-à-dire que l’espace AA était égal, ou à peu près, à la largeur de la nef principale ; de sorte que si l’on voulait définitivement voûter cette nef, il était tout simple d’adopter tout d’abord une voûte sur plan carré, avec arc-doubleau intermédiaire ; c’est-à-dire une voûte donnant en projection horizontale le plan tracé en P (fig. 2). Alors les arcs-doubleaux ab, cd, n’étaient que la reproduction des arcs-doubleaux des grosses piles, et l’arc-doubleau intermédiaire ef remplaçait la ferme de charpente ; les arcs ogives ad, cb, portaient les remplissages de voûtes bandés à la place qu’occupaient les lambris. Mais avant de passer outre à l’examen des développements de ce principe, il est nécessaire de mentionner un système de travées issu d’un autre mode de structure.

Les Romains n’avaient pas seulement adopté, pour la construction de grandes salles, le système de files de colonnes portant des murs au-dessus des plates-bandes déchargées par des arcs noyés dans ces murs ; ils avaient élevé, sur des piles isolées et largement espacées, de grandes archivoltes portant les murs longitudinaux. Des berceaux, concentriques à ces archivoltes, fermaient les collatéraux, et des charpentes ou des voûtes (comme à la basilique de Constantin à Rome) couvraient la nef principale. Le Bas-Empire avait construit des édifices en grand nombre d’après ce système, en conservant parfois les charpentes sur la nef centrale, ainsi que le constatent certaines basiliques de la Syrie septentrionale. De ce système était dérivé, dès les premiers siècles du christianisme, un mode mixte qui consistait à diviser les grandes travées carrées, portant des voûtes d’arête sur la nef principale, en deux arcades, de manière à pouvoir trouver des voûtes d’arête également carrées sur les bas côtés, dont la largeur était ainsi égale ou à peu près à la moitié de celle de la nef principale. C’est sur ce plan que fut conçue, à Milan, la célèbre église de Saint-Ambroise, dès la fin du IXe siècle ; du moins le fait paraît-il probable[4]. Or, ce type fut adopté dans la construction d’un grand nombre d’églises carlovingiennes, notamment sur les bords du Rhin, et se perpétua jusqu’au XIIIe siècle.

Comme dans l’exemple que nous venons de donner (fig. 2), chaque travée de l’église carlovingienne du Rhin se composait de deux grosses piles et d’une pile intermédiaire d’une section plus faible ; mais cette pile intermédiaire ne portait plus que l’arc-doubleau des voûtes du collatéral et elle ne remplissait aucune fonction du côté de la nef principale. La travée que nous présentons ici (fig. 3), de la nef de la cathédrale de Worms, nef qui date de la moitié du XIIe siècle, explique suffisamment ce système.
Une grande voûte d’arête carrée A, à nervures, couvre chaque travée de la nef, sans arcs-doubleaux intermédiaires ; et la pile B n’est placée là que pour obtenir, sur le collatéral C, deux voûtes d’arête romaines. La question était d’avoir des surfaces carrées, ou approchant, pour fermer les voûtes, qui dérivaient toujours de la tradition romaine ; or, les collatéraux ayant, en largeur, la moitié environ de la largeur de la nef, il fallait, pour avoir des espaces carrés sur ces collatéraux comme sur la nef, doubler les piles. Le tracé T nous dispense de plus longues explications à ce propos. La nécessité de voûter les grands édifices, les basiliques, les églises, était reconnue partout en Occident, aussi bien dans l’Italie du nord qu’en France et sur les bords du Rhin ; seulement les diverses écoles d’art de ces contrées ne résolvaient pas le problème de la même façon. Pour ne considérer les choses que d’une manière générale, l’école que nous appellerons carlovingienne, et qui s’inspirait principalement de l’architecture romaine des bas temps, n’avait en vue que la voûte romaine, berceau, voûte d’arête ou coupole ; cette école n’abandonna cette tradition que quand elle adopta le système de structure importé de France vers le milieu du XIIIe siècle. L’école proprement française abandonna au contraire de bonne heure le système des voûtes romaines, chercha autre chose, et le trouva : tout est là. Que l’on découvre en Lombardie ou ailleurs des piles cantonnées de colonnes et des archivoltes dans des nefs, quelques détails de décoration analogues et antérieurs à notre architecture romane française, et qu’on en conclue que nous avons pris chez les autres cette architecture romane, nous ne voyons pas trop l’intérêt qui s’attache à cette priorité. Chacun puisait au fonds commun latin pour les arts comme pour les langues d’Occident, du VIIIe au XIe siècle ; mais qu’on nous montre ailleurs qu’en France, et qu’au nord de la Loire, avant 1130, un système de voûtes tel que celui admis dans les constructions de Vézelay dès le commencement du XIIe siècle, et à Saint-Denis en 1140, alors nous serons les premiers à reconnaître ce qu’on voudrait si bien nous prouver en France, savoir : que nous n’avons jamais possédé une architecture propre, pas plus au XIIe siècle qu’au XIXe siècle. Jusqu’à ce que cette preuve soit faite, nous continuerons à répéter : Il n’y a d’architecture originale que celle qui s’appuie sur un nouveau principe, sur un principe non encore admis. Le système de voûtes inauguré en France, au nord de la Loire de 1130 à 1150, ne se trouve nulle part avant cette époque ; ce système n’est pas seulement une forme, nouvelle alors, ou un procédé ; c’est tout un principe qui s’étend aux diverses parties constituant un édifice et qui oblige de coordonner ces parties suivant certaines lois déduites conformément à la logique : or, l’architecture inaugurée en France de 1130 à 1150 était véritablement neuve alors, sans précédents, indépendante des formes acceptées jusqu’alors ; donc cette architecture peut, au meilleur titre, être appelée française[5]. Laissons pour le moment le système de travées des nefs rhénanes, et reprenons l’étude des édifices qui appartiennent à nos écoles. Nous venons de voir (fig. 2) une travée composée de deux grosses piles portant des arcs-doubleaux sur la nef principale, avec pile intermédiaire plus faible, divisant le collatéral pour le pouvoir fermer par des voûtes carrées, et portant une ferme de charpente sur cette nef principale pour diminuer la portée des lambris de bois. Voici maintenant un autre système moins ancien que celui de la figure 2, et appartenant à une autre province, où les piles sont égales et, divisant le collatéral en voûtes sur plan carré, donnent, sur la nef centrale, des plans barlongs que l’on a prétendu voûter, suivant une donnée déjà complètement étrangère au système romain.
Il s’agit de la nef de l’église abbatiale de Vézelay (fig. 4) ; premières années du XIIe siècle. Cette nef, dont nous donnons une travée en A, possède des arcs-doubleaux sur les collatéraux comme sur la partie haute, au droit de chacune des piles dont la section est tracée en B. Ces arcs sont plein cintre, ainsi que les formerets, et bien que la naissance de ceux-ci soit relevée, cependant leur clef n’atteint pas le niveau de la clef des arcs-doubleaux. Il en résulte que pour bander la voûte haute, dans chaque travée, et ne pas faire des pénétrations, mais un semblant de voûte d’arête, il a fallu tâtonner et chercher des formes d’ellipsoïdes qui ne sauraient être tracées géométriquement. C’était une première tentative vers une forme de voûtes non encore admise. Trente ans plus tard, vers 1132, on élevait le porche de la même église (voyez en P) ; les travées de ce narthex, un peu plus larges que celles de la nef, portent sur des piles dont la section est semblable à celles B. De même que dans la nef, des arcs-doubleaux sont bandés au droit de chacune des piles, soit sur la partie centrale, soit sur les collatéraux, mais ces arcs-doubleaux sont en tiers-point[6]. Les formerets ont leur naissance au même niveau que celle des arcs-doubleaux. Il en résulte que, la travée étant barlongue, les clefs de ces formerets sont beaucoup au-dessous des clefs de ces arcs-doubleaux. La voûte fermée sur cet espace est annulaire, d’un arc-doubleau à l’autre, pénétrée par des ellipsoïdes dont les formerets sont une section. Cela pouvait être défini géométriquement, et ce système présentait une parfaite solidité. D’ailleurs des voûtes d’arête rampantes, bandées sur la galerie du premier étage[7], contre-butent parfaitement la voûte centrale. Deux des voûtes de ce porche, de la même époque que les autres, possèdent même déjà des arcs ogives. Le constructeur, en fermant ces voûtes d’après la méthode que nous venons d’indiquer (fig. 4, P), sentait bien que, tout en se rapprochant d’un corps ellipsoïde, elles possédaient cependant des arêtes saillantes (ces voûtes étant bâties de moellons irréguliers) maintenues seulement par l’adhérence des mortiers ; que, par conséquent, il y avait à bander sous ces arêtes un cintre permanent de pierre, remplaçant le cintre provisoire de charpente destiné à les maçonner. C’était donc un acheminement vers la voûte en arcs d’ogive. Mais revenant à notre figure 2, on allait, dans d’autres provinces, déduire de ce système mixte d’arcs et de lambris un mode complet de voûtes, sur un principe absolument neuf, mode qui devait se fondre bientôt avec celui qu’inaugurait le porche de l’église abbatiale de Vézelay. C’est en 1150 que l’évêque Baudouin II, comme on sait, entreprit la reconstruction de la cathédrale de Noyon, qui fut achevée bien avant la fin du XIIe siècle. En 1293, un violent incendie réduisit en cendres la ville et, dit la chronique, la cathédrale de Noyon. Il est clair que les charpentes seules furent brulées et que les voûtes furent peut-être altérées. Aussi les voûtes de la nef, ainsi que l’indiquent les profils des arcs et leur genre de construction, appartiennent-elles à cette dernière époque. À l’origine, c’est-à-dire au XIIe siècle, ces voûtes, comme beaucoup d’autres datant de cette époque, avaient leurs arcs ogives bandés de deux en deux piles avec un arc-doubleau simple intermédiaire (fig. 5).
La pile intermédiaire qui, dans la figure 2, porte seulement la ferme de charpente divisant en deux l’espace entre les arcs-doubleaux, portait alors l’arc-doubleau intermédiaire destiné à remplacer la ferme de charpente. Les arcs ogives (fig. 5) étaient bandés d’une grosse pile à l’autre. La travée était encore constituée comme celle de la figure 2. C’est-à-dire que la pile intermédiaire A, destinée à porter un simple arc-doubleau des grandes voûtes, était plus grêle que les piles B portant les arcs-doubleaux principaux et les arcs ogives. Cela était conforme à la logique. Alors les arcs reposant sur les piles B étaient seuls contre-butés par des arcs-boutants. La coupe C de la nef et du collatéral complète l’intelligence de ce système de constructions. La plupart des premières voûtes bandées d’après le principe admis au XIIe siècle, dans l’Île-de-France, sont ainsi tracées. La travée des nefs centrales est égale, ou à très-peu près, à la largeur même de ces nefs, mais elle se divise en deux, au moyen d’une pile intermédiaire qui sert à porter les arcs des voûtes du collatéral et à recouper les arcs ogives des hautes voûtes. Mais ce système, justifié dans une construction assez vaste, n’était guère admissible pour de petits édifices. Les piles intermédiaires, dans ces derniers monuments, eussent été trop grêles, inutiles et encombrantes. Les architectes les suppriment, ils ne conservent que les piles principales A (fig. 6), mais ils ne construisent pas moins les voûtes conformément au principe que nous venons d’indiquer.
Cette dernière travée qui appartient à la nef de la petite église de Nesle, près de l’Île-Adam, montre comme le constructeur a seulement élevé la pile destinée à porter l’arc-doubleau intermédiaire I sur la clef de l’archivolte du collatéral[8], parce qu’il eût été inutile, en effet, de faire porter cette pile intermédiaire sur le sol. En B est tracée la coupe de la travée, et en D le détail des bases des colonnettes sur les chapiteaux des piles monocylindriques. Ces deux exemples appartenant à deux édifices de dimensions très-différentes, mais construits à peu près à la même époque, font ressortir une des qualités principales de cette belle architecture française de la fin du XIIe siècle, l’unité d’échelle[9]. Les écartements des piles, les hauteurs de galeries de circulation G, les largeurs des baies, les membres des moulures, sont à peu près les mêmes dans les deux monuments. Nous pourrions saisir ces analogies dans les cathédrales de Paris, de Senlis, de Soissons, de Laon, dans les églises de Saint-Leu d’Esserent, de Braisne, etc[10]. Examinons maintenant une travée de nef de l’un des plus grands monuments du commencement du XIIIe siècle, la cathédrale de Bourges[11]. Ce vaisseau comprend une nef centrale et des doubles collatéraux dont les voûtes sont à des niveaux différents.
Ainsi (fig. 7), les voûtes du premier collatéral sont bandées au niveau A, et celles du second collatéral au niveau B, d’où il résulte que la nef centrale est éclairée par les fenêtres C, percées au-dessus du comble qui couvre les voûtes du second collatéral. Dans la hauteur de ce comble règne une galerie de circulation D, de même qu’il en existe une seconde en E, au-dessus des voûtes du premier collatéral. Les fenêtres F éclairent la voûte haute. Ces voûtes sont construites d’après le système précédemment décrit ; et l’on observera que les piles G, qui portent seulement les arcs-doubleaux d’intersection, sont d’un plus faible diamètre que celles H, qui portent les arcs-doubleaux et les arcs-ogives.

La belle disposition de la nef de la cathédrale de Bourges, avec son premier collatéral très-élevé, disposition qui ne se trouve guère répétée en France que dans le tour du chœur de la cathédrale du Mans[12], est évidemment inspirée des églises du Poitou. C’est un compromis entre les systèmes de construction des nefs de cette contrée et de l’Île-de-France. La nef centrale de la cathédrale de Bourges reçoit des jours dans sa partie haute, au-dessus des combles des bas côtés, ainsi que les nefs de nos églises de l’Île-de-France, ce qui n’a pas lieu dans la cathédrale de Poitiers ; mais le collatéral intérieur comprend, sous voûtes, une hauteur considérable, et n’est plus, comme à Notre-Dame de Paris, comme autour du chœur de Notre-Dame de Chartres, comme à Cologne, égal en hauteur au second collatéral.

Voici, en effet, une travée de la nef de la cathédrale de Poitiers, dont la construction, un peu antérieure à celle de la cathédrale de Bourges, conforme d’ailleurs aux traditions romanes du Poitou et de la Vendée, accuse l’importance du collatéral dans ces édifices[13].
Notre figure 8 suppose, en A, la coupe faite sur l’axe longitudinal du bas côté, et en B, sur l’axe de la nef centrale. Les voûtes des collatéraux, épaulées par des contre-forts épais, contre-butent les voûtes hautes. Ces collatéraux sont chacun presque égaux en largeur à la nef, de sorte que ce vaisseau est plutôt une grande salle à trois nefs qu’une église suivant la tradition de la basilique transformée. L’arcature porte au niveau C une sorte de balcon, ou chemin de ronde continu, qui passe derrière chacune des piles, dans l’épaisseur des contre-forts. Un seul comble à deux pentes couvre la nef et ses collatéraux. Cette construction, montée avec beaucoup de soins, est remarquable par ses belles proportions et l’heureuse concordance de toutes ses parties. Les voûtes, tracées suivant la méthode du Poitou et de l’Anjou, tiennent de la coupole et de la voûte en arcs d’ogive (voyez Voûte). Il y a dans cette composition une ampleur, une raison et une sobriété qui sont la vraie marque de la puissance chez l’artiste. Ce mélange de qualités supérieures, trop rare aujourd’hui, se retrouve dans la composition des travées de vaisseaux voûtés de 1150 à 1250, que ces vaisseaux soient destinés à un service religieux ou civil. Après la composition de la coupe transversale, en effet, c’est celle de la travée qui détermine les proportions et l’aspect de l’intérieur d’un vaisseau, avec ou sans collatéraux. Or, ces larges travées des monuments du Poitou, de l’Anjou, du Maine, de l’Angoumois, surprennent par leur disposition grandiose, bien que la plupart de ces constructions soient d’une dimension médiocre. Paraître grand est certainement une qualité pour un intérieur destiné à contenir la foule. On s’y trouve à l’aise, même quand l’espace vient matériellement à manquer. La cathédrale de Poitiers est d’une dimension médiocre[14], et cependant, grâce à la belle disposition de ses larges travées, l’impression qu’elle laisse est celle d’un très-vaste intérieur.

Certaines églises de la même contrée, de l’Anjou et du Maine, se composent de vaisseaux à une seule nef, et là encore la composition des travées est largement comprise. Nous citerons, entre autres, la nef de l’église abbatiale de Notre-Dame de la Coulture, au Mans (fin du XIIe siècle), divisée par travées sur plan carré, avec balcon relevé, comme à la cathédrale de Poitiers, porté sur de grands arcs de décharge d’un bel effet[15]. Voici (fig. 9) une travée de cette nef, dépourvue de collatéraux.

Il n’est pas besoin d’être architecte pour comprendre le parti que l’on peut tirer de cette disposition grandiose, simple, se prêtant à tous les modes de structure[16]. L’influence de ce système de larges travées voûtées, simples ou avec des collatéraux presque égaux à la nef centrale, ne s’étendit guère au delà du Maine et du Berry vers le nord ; et, ainsi que nous le disions tout à l’heure, on peut en retrouver un dernier souvenir dans la composition des travées de la cathédrale de Bourges. De ce côté-ci de la Loire, le système indiqué dans les exemples que nous avons donnés (fig. 5 et 6) persiste pendant le XIIIe siècle, mais on abandonne alors (sauf quelques cas assez rares) le mode de voûtes avec arc-doubleau intermédiaire, recoupant les arcs ogives, c’est-à-dire que les travées, au lieu d’être doublées, sont simples et portent chacune leur voûte propre. N’est-il pas évident qu’il règne dans ces compositions de travées, pendant la période comprise entre 1130 et, 1230, une liberté dont on ne saurait méconnaître la valeur et l’étendue ? Aucune autre architecture ne se prêterait à des formes et à des aspects aussi variés sans sortir des principes qui la dirigent. Or, cette souplesse n’est-elle pas la conséquence du système de structure admis ? Et de ce que ce système de structure se concilie avec la liberté et y conduit, en faut-il conclure que cette architecture n’est autre chose qu’un procédé suranné, n’ayant plus aujourd’hui d’application ? L’étude attentive des proportions ne ressort-elle pas des divers exemples qui viennent de passer sous les yeux de nos lecteurs ? À dater de 1220 environ, la travée des nefs à collatéraux, dans les édifices du Nord, est déterminée d’une manière plus précise. Les piliers, égaux en épaisseur, portent chacun les nerfs complets des voûtes d’arête, haute et basse ; les murs, entre ces voûtes, s’ouvrent largement, et sont remplacés même par des fenêtres qui prennent toute la surface comprise entre les piliers et les formerets. C’est d’après ce principe qu’est conçue la nef de la cathédrale d’Amiens, bâtie entre 1220 et 1230[17]. Nous donnons (fig. 10) une travée de cette nef, qui n’a pas moins de 42m50 sous clef[18].
Le plan des piliers, au niveau du rez-de-chaussée, est tracé en D, au niveau de la galerie (triforium) en C. Cette galerie est fermée par un mur mince M, auquel s’adosse le comble en appentis qui couvre le collatéral. On voit en G la fenêtre du collatéral qui, élevée sur une arcature et mur d’appui, comprend toute la surface qui existe entre les piles engagées et l’arc formeret. Même système pour les fenêtres hautes F. On voulut bientôt supprimer même les pleins qui formaient, derrière le comble du collatéral, le triforium[19] ; les murs minces M furent ajourés, et les combles couvrant les collatéraux établis en pavillons sur chaque voûte basse, avec chéneau sur les arcs-doubleaux. Alors la fenêtre supérieure se liait au triforium, et la claire-voie vitrée descendait jusque dans la galerie. C’est d’après ce principe qu’en 1240 on reconstruisit la nef de l’église abbatiale de Saint-Denis, le chœur des cathédrales de Troyes et de Beauvais, et un peu plus tard (1260 environ) celui de la cathédrale de Sées, dont nous traçons en A (fig. 11) une des travées[20].
Le sol du chœur est au niveau B, celui du collatéral en C. La galerie (triforium), sous la fenêtre haute, est ajourée jusqu’au niveau d’un appui D, derrière lequel passe le chéneau. La claire-voie postérieure de cette galerie ne reproduit pas exactement le dessin de l’arcature antérieure (voy. Triforium ). Comme à la cathédrale d’Amiens, tous les espaces laissés entre les piliers, sous les voûtes, sont remplis par des fenêtres décorées de vitraux ; de telle sorte que ces travées présentent une surface considérable de peinture translucide de l’effet le plus brillant. En O, est donnée la section d’une pile sur plan ovale, afin de laisser aux vides le plus de surface possible. C’est toujours suivant ces données qu’au XIVe siècle on construisit la nef de l’église abbatiale de Saint-Ouen de Rouen (fig. 11), dont nous présentons une travée en B.

Ces trois derniers exemples montrent comment les maîtres des œuvres tendaient à diminuer les pleins et à augmenter les surfaces des vitraux dans les églises voûtées. Ce principe ne se modifie guère jusqu’au XVIe siècle ; les portions des cathédrales d’Auxerre, de Troyes, de Sens, de Beauvais, qui datent des XVe et XVIe siècles, reproduisent, sauf dans les détails, le parti que nous voyons adopté au XIVe siècle à Saint-Ouen de Rouen. Ce parti convenait parfaitement, d’ailleurs, dans notre climat, à de très-grands vaisseaux. Grâce aux vitraux colorés ou grisailles, on atténuait l’effet des rayons du soleil, et cependant partout pénétrait une lumière chaude et douce qui ne laissait aucun point obscur. La répartition de la lumière dans de grands espaces couverts et fermés est une difficulté contre laquelle, trop souvent, le mérite de nos architectes modernes vient se heurter. Aussi la plupart des grandes salles bâties de notre temps ont-elles un aspect froid et triste. De larges places sombres, soit sur les parois, soit sur le sol, coupent ces vaisseaux, les rapetissent aux yeux et ne se prêtent point à la décoration. La foule même, répandue dans ces salles, forme des taches noires d’un aspect désagréable. Au contraire, au milieu de ces anciens édifices entièrement ajourés entre les nerfs principaux de l’ossature, il circule comme une atmosphère lumineuse et colorée qui satisfait les yeux autant que l’esprit. On se sent à l’aise dans ces vastes cages qui participent de la lumière extérieure en l’adoucissant. C’est en grande partie à cette judicieuse introduction des rayons lumineux que ces vaisseaux doivent de paraître beaucoup plus vastes qu’ils ne le sont réellement. Aussi l’église abbatiale de Saint-Ouen, qui n’est, après tout, que d’une dimension très-ordinaire[21], paraît-elle rivaliser avec nos grandes cathédrales.

On se rendra compte de la disposition des travées des salles de palais et châteaux en recourant aux articles Construction, Palais, Salle.

  1. Voyez une portion du plan de cette nef à l’article Transsept, fig. 2.
  2. Au XIIe siècle, des voûtes ayant été construites sur cette nef et appuyées sur des colonnettes accolées aux piliers avec assez d’adresse, des arcs-boutants durent les contre-buter. Les berceaux des collatéraux furent détruits, ainsi que les pilettes G, et des voûtes d’arête les remplacèrent. Cependant la disposition des voûtes en berceaux perpendiculaires aux murs fut conservée dans le transsept. Ces travaux ne purent qu’altérer la solidité de l’édifice bâti de matériaux de petites dimensions ; si bien qu’on dut (il y a quelques années) reconstruire les voûtes hautes en matériaux légers et restaurer les parties intérieures. Ces travaux ont malheureusement fait disparaître des traces curieuses de la disposition première. On voit encore cependant, sur plusieurs points, les sommiers S des arcs-doubleaux des collatéraux primitifs.
  3. Cette disposition fut adoptée dans l’église de San-Miniato, près de Florence ; elle était assez fréquente au milieu du XIe siècle dans nos provinces du Nord, et notamment dans la Champagne.
  4. Voyez, à ce sujet, Étude sur l’architecture lombarde par M. de Dartein, ingénieur des ponts et chaussées. Toutefois, si nous ne contestons pas l’ancienneté de la disposition du plan de l’église de Saint-Ambroise de Milan, il nous semble que l’auteur de cet excellent ouvrage, dans la notice qu’il donne sur cette église, ne tient pas assez compte des restaurations qu’elle eut à subir, et qu’il s’appuie d’une manière peut-être trop absolue sur des textes. Combien n’avons-nous pas d’édifices en France, par exemple, dont la reconstruction presque totale n’est mentionnée que d’une manière incidente, ou ne l’est pas du tout ! Aucun texte ne fait mention de la reconstruction de la façade de Notre-Dame de Paris, entre autres ; en faut-il conclure que cette façade est celle d’Étienne de Garlande, 1140, ou date de l’épiscopat de Maurice de Sully (1160-1190) ? Après le grand désastre de 1196, c’est-à-dire après la ruine des voûtes de l’église de Saint-Ambroise de Milan, ce monument dut subir un remaniement presque total. Des voûtes ne s’écroulent pas sans cause ; un sinistre aussi grave est habituellement la conséquence d’un déversement des piles ; or, les piles actuelles de Saint-Ambroise ne paraissent pas avoir subi des altérations de nature à pouvoir occasionner la chute des grandes voûtes. De l’examen que nous avons fait de cet édifice, il y a peu d’années, il résulte que nous ne pourrions assigner à sa nef (les voûtes non comprises) la date du IXe siècle. Les profils, les sculptures de toutes les parties supérieures, la structure même de ces parties, semblent appartenir au XIIe siècle, époque brillante pour l’art en Lombardie comme en France. Les monuments élevés sur le sol du nord de l’Italie et dont la date carlovingienne ne saurait être discutée, ont un caractère barbare, comme structure, que l’on ne retrouve pas dans Saint-Ambroise de Milan. Toutefois, nous le répétons, nous croyons bien, comme M. de Dartein, que la disposition du plan appartient au IXe siècle, ainsi qu’une partie des constructions inférieures, l’autel, etc.
  5. En 1845, M. Vitet écrivait ceci : « Que tous ceux à qui ces questions inspirent un sérieux intérêt cessent de s’évertuer à prouver, les uns que l’ogive nous est venue d’Orient, les autres qu’elle est indigène : querelles vides et oiseuses ! Qu’ils cherchent par qui a été mis en œuvre le système à ogive ; pourquoi l’influence de ce système a été si grande et si universelle, comment pendant trois siècles il a pu exercer sur une moitié de l’Europe une absolue souveraineté ; qu’ils cherchent enfin si la naissance et les progrès de ce système ne sont pas inséparablement liés à la grande régénération des sociétés modernes, dont le XIIe siècle voit éclore les premiers germes… Les révolutions architecturales ainsi envisagées ne se confondent plus avec ces fantaisies futiles et éphémères qui font préférer telle étoffe à telle autre pendant un certain temps ; elles sont de sérieuses, de véritables révolutions, elles expriment des idées. » (Monographie de Notre-Dame de Noyon, p. 130.)
  6. Voyez Construction, fig. 19, la coupe de ce porche. Voyez Porche et Ogive, fig. 3, 4 et 5.
  7. Voyez la coupe.
  8. La construction de l’église de Nesle (Seine-et-Oise) date de 1175 environ. Cet édifice est contemporain de la cathédrale de Senlis, de l’église abbatiale et de Saint-Leu d’Esserent.
  9. Voyez Échelle.
  10. Voyez, à l’article Cathédrale, une travée de Notre-Dame de Paris, fig. 4.
  11. Voyez le plan de cette église à l’article Cathédrale, fig. 6, et sa coupe, Proportion , fig. 7.
  12. Voyez Cathédrale, fig. 35.
  13. Voyez Cathédrale, fig. 44 et 45, le plan et la coupe transversale de la cathédrale de Poitiers.
  14. Voyez son plan, Cathédrale, fig. 44.
  15. Une disposition analogue existe dans la nef de l’église abbatiale de Sainte-Radegonde, à Poitiers, et existait, au XIIe siècle, dans la nef de la cathédrale de Bordeaux.
  16. En A est tracé le plan de la pile, avec le chemin de ronde au niveau a.
  17. Voyez Architecture Religieuse, fig. 35 ; Cathédrale, fig. 19 et 20.
  18. Notre figure, à cause du manque d’espace, et pour conserver la même échelle que celle des précédentes (0,005 pour mètre), divise la travée en deux parties. La partie B surmontant, en exécution, la partie A.
  19. Voyez Architecture Religieuse, fig. 36.
  20. Travée des parties parallèles du chœur.
  21. Voyez Architecture Religieuse, fig. 62.