Dieu et les hommes/Édition Garnier/Chapitre 1

La bibliothèque libre.
Dieu et les hommesGarniertome 28 (p. 129-132).
CHAPITRE I.
Nos crimes et nos sottises.

En général, les hommes sont sots, ingrats, jaloux, avides du bien d’autrui, abusant de leur supériorité quand ils sont forts, et fripons quand ils sont faibles.

Les femmes, pour l’ordinaire, nées avec des organes plus déliés, et moins robustes que les hommes, sont plus artificieuses et moins barbares. Cela est si vrai que, dans mille criminels qu’on exécute à mort, à peine trouve-t-on trois ou quatre femmes. Il est vrai aussi qu’on rencontre quelques robustes héroïnes aussi cruelles que les hommes ; mais ces cas sont assez rares.

Le pouvoir n’est communément entre les mains des hommes, dans les États et dans les familles, que parce qu’ils ont le poing plus fort, l’esprit plus ferme, et le cœur plus dur. De tout cela, les moralistes de tous les temps ont conclu que l’espèce humaine ne vaut pas grand’chose, et en cela ils ne se sont guère écartés de la vérité.

Ce n’est pas que tous les hommes soient invinciblement portés par leur nature à faire le mal, et qu’ils le fassent toujours. Si cette fatale opinion était vraie, il n’y aurait plus d’habitants sur la terre depuis longtemps. C’est une contradiction dans les termes de dire : Le genre humain est nécessité à se détruire, et il se perpétue.

Je crois bien que de cent jeunes femmes qui ont de vieux maris, il y en a quatre-vingt-dix-neuf au moins qui souhaitent sincèrement leur mort ; mais vous en trouverez à peine une qui veuille se charger d’empoisonner celui dont elle voudrait porter le deuil. Les parricides, les fratricides, ne sont nulle part communs. Quelle est donc l’étendue et la borne de nos crimes ? C’est le degré de violence dans nos passions, le degré de notre pouvoir, et le degré de notre raison.

Nous avons la fièvre intermittente, la fièvre continue avec des redoublements, le transport au cerveau, mais très-rarement la rage. Il y a des gens qui sont en santé. Notre fièvre intermittente, c’est la guerre entre les peuples voisins. Le transport au cerveau, c’est le meurtre que la colère et la vengeance nous excitent à commettre contre nos citoyens. Quand nous assassinons nos proches parents, ou que nous les rendons plus malheureux que si nous leur donnions la mort ; quand des fanatiques hypocrites allument les bûchers, c’est la rage. Je n’entre point ici dans le détail des autres maladies, c’est-à-dire des menus crimes innombrables qui affligent la société.

Pourquoi est-on en guerre depuis si longtemps ; et pourquoi commet-on ce crime sans aucun remords ? On fait la guerre uniquement pour moissonner les blés que d’autres ont semés, pour avoir leurs moutons, leurs chevaux, leurs bœufs, leurs vaches, et leurs petits meubles : c’est à quoi tout se réduit, car c’est là le seul principe de toutes les richesses. Il est ridicule de croire que Romulus ait célébré des jeux dans un misérable hameau entre trois montagnes pelées, et qu’il avait invité à ces jeux trois cents filles du voisinage pour les ravir. Mais il est assez certain que lui et ses compagnons prirent les bestiaux et les charrues des Sabins.

Charlemagne fit la guerre trente ans aux pauvres Saxons pour un tribut de cinq cents vaches. Je ne nie pas que, pendant le cours de ces brigandages, Romulus et ses sénateurs, Charlemagne et ses douze pairs, n’aient violé beaucoup de filles, et peut-être de gré à gré ; mais il est clair que le grand but de la guerre était d’avoir des vaches, du foin, et le reste ; en un mot, de voler.

Aujourd’hui même encore, un héros à une demi-guinée par jour, qui entre avec des héros subalternes à quatre ou cinq sous, au nom de son auguste maître, dans le pays d’un autre auguste souverain, commence par ordonner à tous les cultivateurs de fournir bœufs, vaches, moutons, foin, pain, vin, bois, linge, couvertures, etc. Je lisais ces jours passés dans la petite Histoire chronologique de la France, notre voisine, faite par un homme de robe[1], ces paroles remarquables : « Grand fourrage le 11 octobre 1709, où le comte de Broglie battit le prince de Lobkovitz » ; c’est-à-dire qu’on tua, le 11 octobre, deux ou trois cents Allemands qui défendaient leurs foins : après quoi, les Français, déjà battus à Malplaquet, perdirent la ville de Mons. Voilà sans doute un exploit digne d’une éternelle mémoire que ce fourrage ! Mais cette misère fait voir qu’au fond, dans toutes les guerres, depuis celle de Troie jusqu’aux nôtres, il ne s’agit que de voler.

Cela est si malheureusement vrai que les noms de voleur et de soldat étaient autrefois synonymes chez toutes les nations. Consultez le Miles de Plaute : « Latrocinatus annos decem, mercedem accipio[2] ; j’ai été voleur dix ans, je reçois ma paye. » Le roi Séleucus m’a donné commission de lui lever des voleurs. (Voyez l’Ancien Testament.) Jephté[3], fils de Galaad et d’une prostituée, engage des brigands à son service. Abimélech[4] lève une troupe de brigands. David[5] assemble quatre cents voleurs perdus de crimes, etc.

Quand le chef des malandrins[6] a bien tué et bien volé, il réduit à l’esclavage les malheureux dépouillés qui sont encore en vie. Ils deviennent ou serfs ou sujets, ce qui, dans les neuf dixièmes de la terre, revient à peu près au même. Genseric usurpe le titre de roi. Il devient bientôt un homme sacré, et il prend nos biens, nos femmes, nos vies, de droit divin, si on le laisse faire.

Joignez à tous ces brigandages publics les innombrables brigandages secrets qui ont désolé les familles ; les calomnies, les ingratitudes, l’insolence du fort, la friponnerie du faible ; et on conclura que le genre humain n’a presque jamais vécu que dans le malheur, et dans la crainte pire que le malheur même.

J’ai dit que toutes les horreurs qui marchent à la suite de la guerre sont commises sans le moindre remords. Rien n’est plus vrai. Nul ne rougit de ce qu’il fait de compagnie. Chacun est encouragé par l’exemple : c’est à qui massacrera, à qui pillera le plus ; on y met sa gloire. Un soldat, à la prise de Berg-op-Zom, s’écrie : « Je suis las de tuer, je vais violer ! » et tout le monde bat des mains.

Les remords, au contraire, sont pour celui qui, n’étant pas rassuré par des compagnons, se borne à tuer, à voler en secret. Il en a de l’horreur jusqu’à ce que l’habitude l’endurcisse à l’égal de ceux qui se livrent au crime régulièrement et en front de bandière.


  1. Le président Hénault.
  2. J’ai vainement cherché ces mots dans le Miles de Plaute ; mais dans les fragments du Cornicularia de cet auteur, on lit :

    Latrocinatus annos decem mercedem.

    Voyez le Plaute de Gruter, avec les commentaires de Fr. Taubmann : Wittemberg, 1621, in-4o, page 1469. (B.)

  3. Juges, xi, 1-3.
  4. Juges, ix, 4.
  5. I. Rois, xxii, 2.
  6. Nom de brigands dont Voltaire parle, tome XII, page 30 ; et XXVII, 268.