Documents biographiques/Édition Garnier/69

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LXIX.

VOLTAIRE À L’ACADÉMIE
ET À LA COMÉDIE-FRANÇAISE
le 30 mars 1778[1].
Ce lundi 30.

Non, je ne crois pas qu’en aucun temps le génie et les lettres aient pu s’honorer d’un triomphe plus flatteur et plus touchant que celui dont M. de Voltaire vient de jouir après soixante ans de travaux, de gloire et de persécution.

Cet illustre vieillard a paru aujourd’hui pour la première fois à l’Académie et au spectacle. Un accident très-grave[2], et qui avait fait craindre pendant plusieurs jours pour sa vie, ne lui avait pas permis de s’y rendre plus tôt. Son carrosse a été suivi dans les cours du Louvre par une foule de peuple empressé à le voir. Il a trouvé toutes les portes, toutes les avenues de l’Académie, assiégées d’une multitude qui ne s’ouvrait que lentement à son passage, et se précipitait aussitôt sur ses pas avec des applaudissements et des acclamations multipliés. L’Académie est venue au-devant de lui jusque dans la première salle, honneur qu’elle n’avait jamais fait à aucun de ses membres, pas même aux princes étrangers qui ont daigné assister à ses assemblées. On l’a fait asseoir à la place du directeur, et, par un choix unanime, on l’a pressé de vouloir bien en accepter la charge, qui allait être vacante à la fin du trimestre de janvier. Quoique l’Académie soit dans l’usage de faire tirer cette charge au sort, elle a jugé, sans doute avec raison, que déroger ainsi à ses coutumes en faveur d’un grand homme, c’était suivre en effet l’esprit et les intentions de leur fondateur. M. de Voltaire a reçu cette distinction avec beaucoup de reconnaissance, et la lecture que lui a faite ensuite M. d’Alembert de l’Éloge de Boileau a paru l’intéresser infiniment. Il y a dans cet éloge une discussion très-fine sur le progrès que le législateur du goût, dans le dernier siècle, a fait faire à notre langue. On y compare le style de Racine et celui de Boileau, la manière de ces deux poètes, et celle de M. de Voltaire, à qui l’auteur donne des éloges trop vrais et trop délicats pour avoir pu craindre, en les lisant devant lui, de blesser ou son amour-propre ou sa modestie. L’assemblée était aussi nombreuse qu’elle pouvait l’être sans la présence de messieurs les évêques, qui s’étaient tous dispensés de s’y trouver, soit que le hasard, soit que cet esprit saint qui n’abandonne jamais ces messieurs l’eût décidé ainsi pour sauver l’honneur de l’Église ou l’orgueil de la mitre : ce qui, comme chacun sait, ne fut presque toujours qu’une seule et même chose.

Les hommages que M. de Voltaire a reçus à l’Académie n’ont été que le prélude de ceux qui l’attendaient au théâtre de la nation. Sa marche depuis le vieux Louvre jusqu’aux Tuileries a été une espèce de triomphe public. Toute la cour des Princes, qui est immense, jusqu’à l’entrée du Carrousel, était remplie de monde ; il n’y en avait guère moins sur la grande terrasse du jardin, et cette multitude était composée de tout sexe, de tout âge et de toute condition. Du plus loin qu’on a pu apercevoir sa voiture, il s’est élevé un cri de joie universelle ; les acclamations, les battements de mains, les transports ont redoublé à mesure qu’il approchait ; et quand on l’a vu, ce vieillard respectable chargé de tant d’années et de tant de gloire, quand on l’a vu descendre appuyé sur deux bras, l’attendrissement et l’admiration ont été au comble. La foule se pressait pour pénétrer jusqu’à lui ; elle se pressait davantage pour le défendre contre elle-même[3]. Toutes les bornes, toutes les barrières, toutes les croisées, étaient remplies de spectateurs, et le carrosse à peine arrêté, on était déjà monté sur l’impériale et même jusque sur les roues pour contempler la divinité de plus près. Dans la salle même, l’enthousiasme du public, que l’on ne croyait pas pouvoir aller plus loin, a paru redoubler encore lorsque, M. de Voltaire placé aux secondes, dans la loge des gentilshommes de la chambre, entre Mme Denis et Mme de Villette, le sieur Brizard est venu apporter une couronne de laurier que Mme de Villelte a posée sur la tête du grand homme, mais qu’il a retirée aussitôt, quoique le public le pressât de la garder par des battements de mains et par des cris qui retentissaient de tous les coins de la salle avec un fracas inouï. Toutes les femmes étaient debout. Il y avait plus de monde encore dans les corridors que dans les loges.

Toute la Comédie, avant la toile levée, s’était avancée sur les bords du théâtre. On s’étouffait jusqu’à l’entrée du parterre, où plusieurs femmes étaient descendues, n’ayant pas pu trouver ailleurs des places pour voir quelques instants l’objet de tant d’adorations. J’ai vu le moment où la partie du parterre qui se trouve sous les loges allait se mettre à genoux, désespérant de le voir d’une autre manière. Toute la salle était obscurcie par la poussière qu’excitait le flux et le reflux de la multitude agitée. Ce transport, cette espèce de délire universel a duré plus de vingt minutes, et ce n’est pas sans peine que les Comédiens ont pu parvenir enfin à commencer la pièce. C’était Irène qu’on donnait pour la sixième fois. Jamais cette tragédie n’a été mieux jouée[4], jamais elle n’a été moins écoutée, jamais elle n’a été plus applaudie. La toile baissée, les cris, les applaudissements, se sont renouvelés avec plus de vivacité que jamais. L’illustre vieillard s’est levé pour remercier le public, et l’instant après on a vu sur un piédestal, au milieu du théâtre, le buste de ce grand homme, tous les acteurs et toutes les actrices rangés en cintre autour du buste, des guirlandes et des couronnes à la main, tout le public qui se trouvait dans les coulisses derrière eux, et dans l’enfoncement de la scène, les gardes qui avaient servi dans la tragédie ; de sorte que le théâtre dans ce moment représentait parfaitement une place publique où l’on venait ériger un monument à la gloire du génie[5]. À ce spectacle sublime et touchant, qui ne se serait cru au milieu de Rome ou d’Athènes ? Le nom de Voltaire a retenti de toutes parts avec des acclamations, des tressaillements, des cris de joie, de reconnaissance et d’admiration. L’envie et la haine, le fanatisme et l’intolérance, n’ont osé rugir qu’en secret ; et, pour la première fois peut-être, on a vu l’opinion publique, en France, jouir avec éclat de tout son empire. C’est Brizard, en habit de Léonce, c’est-à-dire en moine de Saint-Basile, qui a posé la première couronne sur le buste ; les autres acteurs ont suivi son exemple ; et, après l’avoir ainsi couvert de lauriers, Mme Vestris s’est avancée sur le bord de la scène pour adresser au dieu même de la fête ces vers, que M. de Saint-Marc venait de faire sur-le-champ :

Aux yeux de Paris enchanté
Reçois en ce jour un hommage

Que confirmera d’âge en âge
La sévère postérité.
Non, tu n’as pas besoin d’atteindre au noir rivage
Pour jouir de l’honneur de l’immortalité.
Voltaire, reçois la couronne
Que l’on vient de te présenter ;
Il est beau de la mériter,
Quand c’est la France qui la donne.

Ces vers avaient du moins le mérite du moment ; le public y a trouvé une partie des sentiments dont il était animé, et cela suffisait pour les faire recevoir avec transport. On les a fait répéter à Mme Vestris, et il s’en est répandu mille copies dans un instant. Le buste est resté sur le théâtre, chargé de lauriers, pendant toute la petite pièce. On donnait Nanine, qui n’a pas moins été applaudie qu’Irène, quoiqu’elle ne fût guère mieux jouée ; mais la présence du dieu faisait tout pardonner, rendait tout intéressant.

Le moment où M. de Voltaire est sorti du spectacle a paru plus touchant encore que celui de son entrée ; il semblait succomber sous le faix de l’âge et des lauriers dont on venait de charger sa tête. Il paraissait vivement attendri ; ses yeux étincelaient encore à travers la pâleur de son visage ; mais on croyait voir qu’il ne respirait plus que par le sentiment de sa gloire. Toutes les femmes s’étaient rangées, et dans les corridors et dans l’escalier, sur son passage ; elles le portaient pour ainsi dire dans leurs bras : c’est ainsi qu’il est arrivé jusqu’à la portière de son carrosse. On l’a retenu le plus longtemps qu’il a été possible à la porte de la Comédie. Le peuple criait : Des flambeaux, des flambeaux ! que tout le monde puisse le voir ! Quand il a été dans sa voiture, la foule s’est pressée autour de lui ; on est monté sur le marchepied, on s’est accroché aux portières du carrosse pour lui baiser les mains. Des gens du peuple criaient : C’est lui qui a fait Œdipe, Mérope, Zaïre ; c’est lui qui a chanté notre bon roi, etc. On a supplié le cocher d’aller au pas, afin de pouvoir le suivre, et une partie du peuple l’a accompagné ainsi, en criant des Vive Voltaire ! jusqu’au Pont-Royal. Nous ne devons pas oublier ici que M. le comte d’Artois, qui était à l’Opéra avec la reine, l’a quittée un moment pour venir à la Comédie française, et qu’avant la fin du spectacle il a envoyé son capitaine des gardes, M. le prince d’Hénin, dans la loge de M. de Voltaire, pour lui dire de sa part tout l’intérêt qu’il prenait à son triomphe, et tout le plaisir qu’il avait eu de joindre ses hommages à ceux de la nation. Quel gré cette nation aimable et sensible n’aurait-elle pas su à M. le comte d’Artois si, en se mettant un moment au-dessus de l’étiquette, il avait osé partager publiquement l’ivresse dont elle était transportée ! Si, au lieu de M. d’Hénin, on l’ont vu lui-même ajouter quelques fleurs à la couronne du plus beau génie de la France dont le siècle puisse se glorifier !

Pourquoi les honneurs rendus à M. de Voltaire n’ont-ils jamais été rendus à un homme de lettres avec le même éclat, avec les mêmes transports ? Est-ce parce que M. de Voltaire est le plus grand homme qui ait jamais existé, et que,

Le premier de son siècle, il l’eût encore été
Au siècle de Léon, d’Auguste et d’Alexandre ?


Est-ce parce que jamais personne n’occupa comme lui l’univers pendant soixante ans de sa gloire et de ses travaux ? parce que personne n’eut jamais comme lui l’art de réveiller sans cesse l’intérêt, la curiosité, l’admiration publique ? Tout cela peut être vrai, parfaitement vrai ; je n’en suis pas moins persuadé que M. de Voltaire lui-même, toutes choses d’ailleurs égales, n’eût point joui du même triomphe sous le règne de Louis XIV, qui aimait les lettres parce qu’il aimait la louange, qui favorisait le génie et les arts, mais qui prétendait toujours leur donner la loi, et qui avait imprimé dans l’esprit de ses peuples une telle dévotion pour le trône et pour sa propre personne que l’on aurait craint de commettre un acte d’idolâtrie en prodiguant à un simple particulier des hommages dont lui-même eût été jaloux. L’enthousiasme avec lequel on vient de faire l’apothéose de M. de Voltaire, de son vivant, est donc la juste récompense, non-seulement des merveilles qu’a produites son génie, mais aussi de l’heureuse révolution qu’il a su faire et dans les mœurs et dans l’esprit de son siècle, en combattant les préjugés de tous les ordres et de tous les rangs, en donnant aux lettres plus de considération et plus de dignité, à l’opinion même un empire plus libre et plus indépendant de toute autre puissance que celle du génie et de la raison.


  1. Correspondance de Grimm, édition Tourneux, tome XII, p. 68.
  2. Une violente hémorragie, occasionnée vraisemblablement par toutes les fatigues qu’il a essuyées depuis son arrivée à Paris, et surtout par les efforts qu’il a faits dans une répétition que les Comédiens firent chez lui de sa tragédie d’Irène, répétition qui lui a donné beaucoup d’impatience et beaucoup d’humeur. (Meister.)
  3. Les moindres détails de cette journée pouvant avoir quelque intérêt, nous ne voulons point manquer de rappeler ici le costume dans lequel M. de Voltaire a paru. Il avait sa grande perruque à nœuds grisâtres, qu’il peigne tous les jours lui-même, et qui est toute semblable à celle qu’il portait il y a quarante ans ; de longues manchettes de dentelles et la superbe fourrure de martre zibeline, qui lui fut envoyée il y a quelques années par l’impératrice de Russie, couverte d’un beau velours cramoisi, mais sans aucune dorure. Il est impossible de penser à cette fameuse perruque sans se souvenir qu’il n’y avait autrefois que le pauvre Bachaumont qui en eût une pareille, et qui en était extrêmement fier. On l’appelait la tête à perruque de M. de Voltaire. (Meister.)
  4. Elle l’a toujours été fort mal. (Meister.)
  5. Cette petite fête n’avait point été préparée d’avance ; et, puisqu’il faut tout dire, c’est Mlle La Chassaigne, qui débuta il y a quelques années dans le rôle de Zaïre (qui eut l’honneur alors de faire débuter feu M. le prince de Lamballe, et qui se contente aujourd’hui de doubler Mme Drouin dans les rôles de caractères) ; c’est Mlle La Chassaigne enfin qui a donné l’idée de couronner le buste, et c’est Mlle Faniez qui a fait faire les vers à M. de Saint-Marc. Ne faut-il pas rendre à chacun ce qui lui est dû ? (Meister.) — Tout le monde connaît la belle planche du couronnement de Voltaire gravée en 1782 par Gaucher sur un dessin de Moreau le jeune. M. Desnoiresterres, en la décrivant dans l’Iconographie voltairienne, a rappelé que le musée du Louvre possède dans ses cartons une très-belle aquarelle de Gabriel de Saint-Aubin représentant la même scène ; on ne l’expose point à cause de l’action du soleil sur un coloris aussi léger, et il serait à peu près impossible de la reproduire, tant la main de l’artiste s’y est montrée hâtive et fiévreuse.


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