Documents biographiques/Édition Garnier/70

La bibliothèque libre.



LXX.

SÉANCE DE LA LOGE DES NEUF-SŒURS

du 7 avril 1778[1].

EXTRAIT DE LA PLANCHE À TRACER
DE LA RESPECTABLE LOGE DES NEUF-SŒURS, À l’ORIENT DE PARIS, LE SEPTIÈME JOUR
DU QUATRIÈME MOIS DE L’AN DE LA VRAIE LUMIÈRE 5778.

Le F∴ abbé Cordier de Saint-Firmin a annoncé à la loge qu’il avait la faveur de présenter, pour être reçu apprenti maçon, M. de Voltaire. Il a dit qu’une assemblée aussi littéraire que maçonnique devait être flattée du désir que témoignait l’homme le plus célèbre de la France, et qu’elle aurait infailliblement égard, dans cette réception, au grand âge et à la faible santé de cet illustre néophyte.

Le V∴ F∴ de Lalande a recueilli les avis du T∴ R∴ F∴ Bacon de La Chevalerie, grand orateur du Grand-Orient, et celui de tous les FF∴ de la loge, lesquels avis ont été conformes à la demande faite par le F∴ abbé Cordier. Il a choisi le T∴ R∴ F∴ comte de Strogonof, les FF∴ Cailhava, président Meslay, Mercier, marquis de Lort, Brinon, abbé Remy, Fabrony et Dufresne, pour aller recevoir et préparer le candidat. Celui-ci a été introduit par le F∴ chevalier de Villars, maître des cérémonies de la loge ; et l’instant où il venait de prêter l’obligation a été annoncé par les FF∴ des colonnes d’Euterpe, de Terpsichore et d’Érato, qui ont exécuté le premier morceau de la troisième symphonie à grand orchestre de Guenin. Le F∴ Capperon menait l’orchestre ; le F∴ Chic, premier violon de l’électeur de Mayence, était à la tête des seconds violons ; les FF∴ Salantin, Caravoglio, Olivet, Balza, Lurschmidt, etc., se sont empressés d’exprimer l’allégresse générale de la loge en déployant leurs talents si connus dans le public, et particulièrement dans la respectable loge des Neuf-Sœurs.

Après avoir reçu les signes, paroles et attouchements, le F∴ de Voltaire a été placé à l’orient, à côté du vénérable. Un des FF∴ de la colonne de Melpomène lui a mis sur la tête une couronne de laurier, qu’il s’est hâté de déposer. Le vénérable lui a ceint le tablier du F∴ Helvétius, que la veuve de cet illustre philosophe a fait passer à la loge des Neuf-Sœurs, ainsi que les bijoux maçonniques dont il faisait usage en loge, et le F∴ de Voltaire a voulu baiser ce tablier avant de le recevoir. En recevant les gants de femme, il a dit au F∴ marquis de Villette : « Puisqu’ils supposent un attachement honnête, tendre et mérité, je vous prie de les présenter à Belle et Bonne. »

Alors le V∴ F∴ de Lalande a pris la parole, et a dit :

« T∴ C∴ F∴, l’époque la plus flatteuse pour cette loge sera désormais marquée par le jour de votre adoption. Il fallait un Apollon à la loge des Neuf-Sœurs, elle le trouve dans un ami de l’humanité, qui réunit tous les titres de gloire qu’elle pouvait désirer pour l’ornement de la maçonnerie.

« Un roi dont vous êtes l’ami depuis longtemps, et qui s’est fait connaître pour le plus illustre protecteur de notre ordre, avait dû vous inspirer le goût d’y entrer ; mais c’était à votre patrie que vous réserviez la satisfaction de vous initier à nos mystères. Après avoir entendu les applaudissements et les alarmes de la nation, après avoir vu son enthousiasme et son ivresse, vous venez recevoir dans le temple de l’amitié, de la vertu et des lettres, une couronne moins brillante, mais également flatteuse et pour le cœur et pour l’esprit.

« L’émulation que votre présence doit y répandre, en donnant un nouvel éclat et une nouvelle activité à notre loge, tournera au profit des pauvres qu’elle soulage, des études qu’elle encourage, et de tout le bien qu’elle ne cesse de faire.

« Quel citoyen a mieux que vous servi la patrie en l’éclairant sur ses devoirs et sur ses véritables intérêts, en rendant le fanatisme odieux et la superstition ridicule, en rappelant le goût à ses véritables règles, l’histoire à son véritable but, les lois à leur première intégrité ? Nous promettons de venir au secours de nos frères, et vous avez été le créateur d’une peuplade entière qui vous adore, et qui ne retentit que de vos bienfaits ; vous avez élevé un temple à l’Éternel ; mais ce qui valait mieux encore, on a vu près de ce temple un asile pour des hommes proscrits, mais utiles, qu’un zèle aveugle aurait peut-être repoussés. Ainsi, T∴ C∴ F∴, vous étiez franc-maçon avant même que d’en recevoir le caractère, et vous en avez rempli les devoirs avant que d’en avoir contracté l’obligation entre nos mains. L’équerre, que nous portons comme symbole de la rectitude de nos actions ; le tablier, qui représente la vie laborieuse et l’activité utile ; les gants blancs, qui expriment la candeur, l’innocence et la pureté de nos actions ; la truelle, qui sert à cacher les défauts de nos FF∴, tout se rapporte à la bienfaisance et à l’amour de l’humanité, et par conséquent n’exprime que les qualités qui vous distinguent ; nous ne pouvions y joindre, en vous recevant parmi nous, que le tribut de notre admiration et de notre reconnaissance. »

Les FF∴ de La Dixmerie, Garnier, Grouvelle, Échard, etc., ont demandé la parole, et ont lu des pièces de vers qu’il serait trop long de rapporter ici.

Le F∴ nouvellement reçu a témoigné à la respectable loge qu’il n’avait jamais rien éprouvé qui fût plus capable de lui inspirer les sentiments de l’amour-propre, et qu’il n’avait jamais senti plus vivement celui de la reconnaissance. Le F∴ Court de Gébelin a présenté à la loge un nouveau volume de son grand ouvrage, intitulé le Monde primitif, et l’on y a lu une partie de ce qui concerne les anciens mystères d’Éleusis, objet très-analogue aux mystères de l’art royal.

Pendant le cours de ces lectures, le F∴ Monnet, peintre du roi, a dessiné le portrait du F∴ de Voltaire, qui s’est trouvé plus ressemblant qu’aucun de ceux qui ont été gravés, et que toute la loge a vu avec une extrême satisfaction.

Après que les diverses lectures ont été terminées, les FF∴ se sont transportés dans la salle du banquet, tandis que l’orchestre exécutait la suite de la symphonie dont nous avons parlé. On a porté les premières santés. Le C∴ F∴ de Voltaire, à qui son état ne permettait pas d’assister à tout le reste de la cérémonie, a demandé la permission de se retirer. Il a été reconduit par un grand nombre de FF∴ et ensuite par une multitude de profanes, au bruit des acclamations dont la ville retentit toutes les fois qu’il paraît en public.



  1. Correspondance de Grimm, édition Tourneux, tome XII, page 185.


n° 69

n° 70