Dombey et fils (Dickens)/I/11

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Traduction par Mme Bressant.
Librairie Hachette et Cie (1p. 150-167).


CHAPITRE XI.

Paul sur un nouveau théâtre.


Quoique sujette à certaines faiblesses, puisqu’il lui fallait un calme absolu pour digérer ses côtelettes, et que l’action soporifique des ris de veau pouvait seule lui procurer le sommeil, Mme Pipchin avait un tempérament d’une trempe si forte, que les prédictions de Mme Wickam ne se réalisaient nullement, et que la santé de la vieille dame ne déclinait d’aucune façon. Cependant, comme Paul continuait à lui témoigner la même vivacité d’intérêt, Mme Wickam n’en voulut pas démordre ni rabattre d’un iota ce qu’elle avait avancé. Se fortifiant et se retranchant derrière son fameux thème de Betsey Jane, la fille de son oncle, elle avertit miss Berry, en amie, de se préparer aux plus terribles accidents, et la prévint qu’elle devait s’attendre à tout moment à voir sa tante sauter, par explosion, comme une poudrière.

La pauvre Berry prenait tout cela en bonne part et s’échinait et s’éreintait comme toujours ; parfaitement convaincue que Mme Pipchin était une des personnes les plus méritantes du monde, elle faisait chaque jour d’innombrables sacrifices sur l’autel de la vieille et digne dame. Mais Berry avait beau s’immoler, les amis et les admirateurs de Mme Pipchin en reportaient à cette dame tout l’honneur. C’était un surcroît d’intérêt à la triste fin de ce pauvre M. Pipchin, mort de chagrin dans les mines du Pérou.

Ainsi, par exemple, il y avait un honnête épicier, marchand en détail de toutes espèces de denrées, qui avait avec Mme Pipchin un petit livre de compte courant, cartonné en rouge, et devenu graisseux par un long usage ; ce livre donnait lieu à beaucoup de pourparlers et de chuchoteries entre les deux parties sur le paillasson du corridor, quand les portes de la salle à manger avaient été hermétiquement fermées ; car Bitherstone (dont le caractère était devenu vindicatif sous l’action brûlante du soleil de l’Inde) ne manquait pas de faire de malicieuses remarques sur les déficits qui se trouvaient dans les comptes, et se souvenait toujours d’une certaine cassonade portée en compte une fois pour sucrer son thé, sans qu’il en eût goûté la douceur. Pour en revenir à l’épicier, c’était un célibataire qui, ne tenant pas autrement à la beauté des formes, avait une fois fait à Mme Pipchin des offres honorables pour obtenir la main de Berry ; ces offres, Mme Pipchin les avait rejetées avec dédain et mépris. Et chacun de dire que c’était à la louange de Mme Pipchin, veuve d’un homme qui était mort dans les mines du Pérou ; quelle fermeté, quelle fierté, quel caractère indépendant avait la vieille dame ! Mais personne ne disait mot de la pauvre Berry, qui pleura six semaines durant (vertement tancée tout le temps par sa chère tante), et finit par passer à l’état désespéré de vieille fille.

« Berry vous aime beaucoup, n’est-ce pas ? demanda Paul à Mme Pipchin un soir qu’ils étaient assis devant le feu en compagnie du chat.

— Oui, répondit Mme Pipchin.

— Pourquoi donc ? demanda Paul.

— Pourquoi ! répéta la vieille dame toute déconcertée. Comment pouvez-vous faire de semblables questions, monsieur !… Pourquoi aimez-vous autant votre sœur Florence ?

— Parce qu’elle est très-bonne, dit Paul. Il n’y a personne comme Florence.

— Eh bien ! répondit sèchement Mme Pipchin, il n’y a personne comme moi, j’imagine ?

— Bien vrai ? demanda Paul en se renversant dans son petit fauteuil et la regardant dans le blanc des yeux.

— Certainement, dit la vieille dame.

— Tant mieux, dit Paul en se frottant les mains d’un air pensif ; c’est bien heureux. »

Mme Pipchin n’osa pas lui demander pourquoi, dans la crainte de recevoir une réponse qui l’aurait complétement anéantie. Mais, comme compensation à ses sentiments blessés, elle tomba à coups redoublés sur Bitherstone de manière à lui donner une bonne rossée ; si bien que le pauvre enfant fit le soir même tous ses préparatifs pour retourner dans les Indes par voie de terre ; il détourna même de son souper un quart de tartine de pain et un morceau de fromage de Hollande moisi ; c’était le fonds d’un commencement de provisions qu’il projetait pour le voyage.

Il y avait près de douze mois que Mme Pipchin tenait Paul et Florence sous sa surveillance et sa direction. Ils étaient allés deux fois chez eux, mais seulement pour quelques jours, et s’étaient montrés constants dans les visites hebdomadaires qu’ils faisaient à M. Dombey dans son hôtel. Peu à peu, Paul était devenu plus fort et avait pu se passer de sa petite voiture. Cependant il avait encore les apparences maigres et délicates ; c’était toujours le même enfant vieillot, calme, rêveur, qui avait été confié aux soins de Mme Pipchin. Un samedi soir, après le coucher du soleil, l’arrivée inattendue de M. Dombey mit tout le château en émoi. Il venait rendre visite à Mme Pipchin. Aussitôt elle balaye du salon tout le petit monde, qui se trouve en un moment transporté à l’étage supérieur comme par un coup de vent. M. Dombey pouvait d’en bas entendre les portes des dortoirs claquer avec violence, les enfants avec leurs petits pieds courir, et le dos de Bitherstone résonner sous les coups que lui administrait Mme Pipchin pour se remettre de son trouble ; enfin les noirs vêtements d’alépine de la vieille dame vinrent assombrir la chambre où le visiteur annoncé contemplait la chaise vide de son fils et héritier.

« Bonsoir, madame Pipchin, dit M. Dombey, comment vous portez-vous ?

— Je vous remercie, monsieur, dit Mme Pipchin, je me porte assez bien eu égard à… »

Mme Pipchin employait toujours cette forme de langage. Ce qui signifiait eu égard à ses vertus, à ses sacrifices et à tout ce qui s’ensuit.

« Je ne puis pas m’attendre, monsieur, à me porter tout à fait bien, dit Mme Pipchin en avançant une chaise et reprenant haleine ; mais je remercie le ciel du peu de santé qu’il m’accorde. »

M. Dombey s’inclina de l’air satisfait d’un protecteur qui comprend que la pension qu’il paye est assez forte pour lui donner le droit d’espérer tous ces sacrifices-là. Après un moment de silence, il dit :

« Madame Pipchin, j’ai pris la liberté de venir vous voir pour vous consulter au sujet de mon fils. Il y a longtemps déjà que j’avais le désir de le faire ; mais j’ai différé de jour en jour pour que sa santé fût tout à fait rétablie. Vous n’avez aucune crainte à ce sujet, madame Pipchin ?

— Brighton lui a fait beaucoup de bien, monsieur, répondit Mme Pipchin, vraiment beaucoup de bien.

— Je me propose, dit M. Dombey, de le laisser à Brighton. »

Mme Pipchin se frotta les mains en tournant ses yeux gris vers le feu.

« Mais, poursuivit M. Dombey, en levant le doigt, mais il faudrait peut-être un changement dans sa manière de vivre ici. Bref, madame Pipchin, c’est là le but de ma visite. Mon fils grandit, madame Pipchin ; oui, réellement, il grandit. »

Il y avait une sorte de tristesse dans l’air triomphant de M. Dombey lorsqu’il prononça ces paroles ; c’est que l’enfance de Paul lui avait semblé bien longue, et que ses espérances reposaient sur une époque plus avancée de son existence. À ce moment, M. Dombey aurait pu inspirer de la pitié, si toutefois ce mot ne paraissait singulier, employé pour un homme si hautain et si froid.

« Six ans ! dit M. Dombey en arrangeant sa cravate, peut-être pour cacher un sourire qu’il n’avait pu réprimer et qui, plutôt que de se jouer un moment sur son visage, semblait en avoir touché seulement la surface pour s’évanouir bientôt, sans avoir trouvé où se fixer. Oh ! mon Dieu, six ans se changeront en seize ans avant que nous ayons eu le temps de nous en apercevoir.

— Dix ans ! croassa l’acariâtre Mme Pipchin, dix ans ! c’est un long espace de temps ! »

Et son œil gris foncé lança un sombre éclair, et elle secoua la tête d’un air sinistre.

« Cela dépend des circonstances, répliqua M. Dombey. Enfin, madame Pipchin, mon fils a six ans, et ses études, sans aucun doute, je le crains, le laissent bien loin en arrière de la plupart des enfants aussi âgés que lui, ou plutôt aussi jeunes, dit M. Dombey, se reprenant vivement pour répondre à un regard malin de l’œil dur de Mme Pipchin ; l’expression est plus juste. Maintenant, madame Pipchin, au lieu de rester en arrière de ses camarades, mon fils doit les dépasser, les dépasser de beaucoup. Il a devant lui une éminence toute prête, qui l’attend pour y trôner ; quand il y sera monté, il n’y a ni hasard, ni chance à courir pour lui. Sa route, dans ce monde, était droite et toute tracée avant sa naissance. On ne peut différer plus longtemps l’éducation d’un jeune gentleman de son rang. Cette éducation doit être soignée, et il faut se mettre à l’œuvre, madame Pipchin, sérieusement et sans hésitation.

— Ce n’est pas moi qui vous contredirai sur ce point, monsieur, dit Mme Pipchin.

— J’étais bien sûr, reprit M. Dombey d’un air satisfait, qu’une femme aussi intelligente que vous ne pourrait ni ne voudrait faire une autre réponse.

— Il se débite tous les jours un tas de niaiseries, pour ne pas dire pis, sur l’éducation des jeunes enfants : on dit qu’il ne faut pas trop les pousser dans les premiers temps, qu’il faut les amorcer pour les faire travailler, et que sais-je encore ? »

En prononçant ces mots, Mme Pipchin, visiblement agacée, frottait son nez crochu.

« De mon temps, continua-t-elle, on ne parlait pas de tout cela, et je ne vois pas pourquoi on en parlerait maintenant ; mon opinion est qu’il faut les tenir ferme.

— Ma bonne madame, reprit M. Dombey, vous méritez bien la réputation que vous vous êtes acquise, et je vous prie de croire, madame Pipchin, que je suis très-satisfait de votre excellent système d’éducation ; soyez bien persuadée que je me ferai le plus grand plaisir de le recommander toutes les fois du moins que ma faible recommandation pourra vous être de quelque utilité. (L’arrogance de M. Dombey, quand il feignait de se rabaisser, dépassait toutes les bornes.) J’ai pensé à l’établissement du docteur Blimber, madame Pipchin.

— Mon voisin, monsieur ? dit Mme Pipchin. Je crois que c’est un excellent établissement. J’ai entendu dire qu’on y est très-strict, et que, du matin au soir, l’instruction y va son train.

— Et c’est très-cher ? demanda M. Dombey.

— Très-cher, monsieur, reprit Mme Pipchin vivement, comme si, en oubliant de donner ce renseignement, elle se reprochait d’avoir oublié un des principaux mérites de la maison.

— Je me suis déjà entretenu avec le docteur, madame Pipchin, dit M. Dombey, en rapprochant sa chaise du feu, d’un air préoccupé. Paul, à son avis, n’est pas trop jeune pour les études. Il m’a cité plusieurs enfants du même âge qui sont au grec maintenant. Si j’ai quelque inquiétude, madame Pipchin, au sujet de ce changement, ce n’est pas sur ce point. Mon fils n’ayant pas connu sa mère a, peu à peu, concentré, trop concentré peut-être, sa jeune affection sur sa sœur. Je crains que leur séparation… »

Ici M. Dombey s’arrêta et resta silencieux.

« Bah ! bah ! dit Mme Pipchin, en secouant comme une vraie mégère sa robe d’alépine noire, si la petite n’est pas contente, nous lui ferons bien avaler la pilule… »

La bonne dame s’excusa immédiatement du langage trivial qu’elle venait d’employer, mais elle ajouta que c’était sa manière de raisonner avec les enfants, et elle disait vrai.

M. Dombey attendit que Mme Pipchin eût fini ses mouvements de tête et surtout son froncement de sourcils, capable de faire trembler une armée de Bitherstones et de Pankeys, puis il ajouta avec calme, en revenant sur la fausse interprétation de Mme Pipchin : « C’est pour lui, ma bonne dame, c’est pour mon fils que je crains une séparation. »

Mme Pipchin aurait volontiers employé le même moyen de guérison pour Paul ; mais son œil gris était assez pénétrant pour deviner que, si M. Dombey approuvait ce système pour sa fille, il ne devait guère le goûter pour son fils ; aussi, pour décider M. Dombey, daigna-t-elle cette fois employer le raisonnement.

« L’enfant, dit-elle, trouvera dans le changement, dans la société de ses nouveaux camarades, dans le genre de vie qu’il mènera chez le docteur Blimber, et dans les études auxquelles il faudra qu’il se livre, des distractions suffisantes. »

Comme tout ceci répondait aux idées et s’accordait avec les vues de M. Dombey, il en conçut encore une plus haute opinion de l’intelligence de Mme Pipchin, et comme Mme Pipchin déplorait en même temps la perte de son cher petit ami, M. Dombey en conçut aussi la plus haute opinion du désintéressement de Mme Pipchin. (Il est bon de dire que la perte de Paul n’était pas pour Mme Pipchin un coup bien violent, car elle s’y attendait depuis longtemps, et n’avait pas, dans le principe, espéré le garder plus d’un trimestre.) M. Dombey avait dû longuement réfléchir au sujet qui l’avait amené, car il avait formé un plan qu’il découvrit à l’ogresse : Paul irait chez le docteur comme élève de semaine seulement, la première année, et, pendant ce temps, Florence resterait au château pour y recevoir son frère chaque samedi.

« Ce serait, dit M. Dombey, un moyen de le sevrer tout doucement. »

Peut-être se souvenait-il de ne pas l’avoir sevré tout doucement dans une autre occasion.

M. Dombey termina sa visite en exprimant à Mme Pipchin l’espoir qu’elle resterait la surintendante et la surveillante générale de son fils pendant ses études à Brighton ; il embrassa Paul, tendit la main à Florence, regarda Bitherstone avec son col d’apparat, donna à miss Pankey une petite tape sur la tête, ce qui la fit pleurer, car elle avait cette région excessivement sensible, par suite d’une habitude qu’avait prise Mme Pipchin de la cogner du revers de la main comme une barrique ; puis il rentra à son hôtel pour dîner, bien résolu, maintenant que Paul était si grand et si bien portant, à lui faire sur-le-champ commencer un cours vigoureux d’éducation pour le mettre en état d’occuper la position dans laquelle il devait briller, et décidé à le faire passer aussitôt entre les mains du docteur Blimber.

Quand un jeune homme tombait entre les mains du docteur Blimber, il pouvait être sûr de ne pas y avoir toutes ses aises. Le docteur ne se chargeait que de dix jeunes gens ; mais il avait toujours à sa disposition un approvisionnement de science pour une centaine au moins ; et c’était à la fois l’occupation et le bonheur de sa vie d’en gorger les dix pauvres malheureux.

Dans le fait, la maison du docteur Blimber était une grande serre chaude toujours en activité et fonctionnant de manière à hâter la maturité des intelligences. Les enfants, quels qu’ils fussent, fleurissaient avant le temps. Le jardin intellectuel avait ses petits pois à Noël, ses asperges durant tout le cours de l’année. Les mathématiques avaient de même leurs groseilles à maquereau, parfois, il est vrai, un peu sures ; mais c’était du fruit précoce que l’on y trouvait en abondance en toute saison, et qui, cultivé par le docteur Blimber, croissait même sur des ronces. Tous les genres de légumes grecs et latins, on les voyait sortir des terrains de garçons les plus ingrats, défiant les glaces et les frimas. On s’inquiétait peu de la nature de chacun ; peu importait quels fruits pouvait produire un élève ; d’une manière ou d’une autre, le docteur finissait toujours par en faire un prodige.

Tout ceci était fort agréable et fort ingénieux, mais cette maturité forcée avait ses inconvénients ordinaires. Les primeurs n’avaient ni saveur, ni durée. Ainsi, par exemple, un jeune homme venu au monde avec un gros nez et une tête énorme (l’aîné des dix qui avait vu tout ce que l’on peut voir en fait d’instruction) avait tout à coup cessé de fleurir un beau matin et était resté dans la maison à l’état de simple tige. On disait que le docteur avait poussé trop loin son système avec le jeune Toots et que le pauvre garçon avait commencé à n’avoir plus de cervelle, quand il avait commencé à avoir de la barbe et des favoris.

Quoi qu’il en soit, le jeune homme était dans la maison. Il avait été gratifié par la nature de la voix la plus forte et de l’esprit le plus maigre. Il attachait des épingles d’or à sa chemise pour en relever l’éclat, et portait une bague dans la poche de son gilet pour la glisser furtivement à son petit doigt, quand on menait les élèves à la promenade. Il devenait constamment amoureux, à première vue, de petites bonnes d’enfants qui n’avaient pas même idée de son existence, et chaque soir, quand l’heure du coucher avait sonné, il allait s’embusquer au coin de la croisée du troisième étage pour regarder à la lumière du gaz les passants par-dessus les barreaux, comme un grand Cupidon monté en graine, encore suspendu dans les airs, à l’heure où il devait être depuis longtemps allé se coucher.

Le docteur avait un maintien plein de dignité ; il était vêtu de noir et portait une culotte courte. Son front était chauve et poli, sa voix sonore ; il avait un double menton si prononcé, que c’était merveille de penser comment il pouvait se raser dans les plis. De plus, il avait une paire de petits yeux toujours à moitié fermés et une bouche toujours entr’ouverte par un demi-sourire ; on eût dit qu’il était perpétuellement aux aguets pour embarrasser un élève et le convaincre par un seul mot sorti de ses lèvres. Enfin, quand le docteur, mettant une main dans son gilet et l’autre derrière son dos, faisait avec un imperceptible mouvement de tête, l’observation la plus ordinaire à un étranger intimidé, c’est comme un oracle émané de la bouche du sphinx, après lequel il n’y avait plus rien à dire.

La demeure du docteur était une fort belle habitation donnant sur la mer. À l’intérieur, le style n’en était pas des plus gais c’était même tout le contraire. Des rideaux de couleur sombre et dont on avait épargné l’étoffe, se cachaient tristement derrière les croisées. Les tables et les chaises étaient alignées comme les chiffres d’un nombre ; on allumait si rarement le feu dans les pièces de réception, qu’elles ressemblaient à des puits d’humidité, dont le visiteur était la pompe aspirante. Quant à la salle à manger, c’était bien la dernière pièce où l’on eût dû espérer trouver la moindre chose à manger ou à boire. On n’entendait d’autre bruit dans toute la maison que celui d’une grande horloge placée dans la salle et dont le tic tac montait jusqu’au fond du grenier, et parfois le triste ron ron des écoliers apprenant leurs leçons, semblable au roucoulement mélancolique d’une compagnie de pigeons.

Miss Blimber, même, quoique gracieuse et élancée, ne changeait rien à la gravité de la maison. Rien de frivole en elle. Ses cheveux, elle les laissait courts et frisés et portait lunettes. On aurait dit qu’elle était toute poudreuse de la poussière des langues mortes qu’elle fouillait dans leurs tombeaux. Quant à vos langues vivantes, ah bien oui ! allez donc en parler à miss Blimber. Elle les aimait mortes, passées à l’état de fossiles, et alors elle les déterrait avec la joie d’un vampire.

Mme Blimber, sa mère, n’était pas instruite, mais elle faisait semblant de l’être : ce qui revenait au même. Elle disait dans les soirées, qu’elle serait morte contente, si elle avait seulement connu Cicéron. Le bonheur constant de son existence était de voir les élèves du docteur sortir en promenade, tout à fait différents des autres jeunes gens, avec des cols de chemise les plus larges possible et des cravates les plus roides qu’on pût voir. C’était si classique ! disait-elle.

Quant à M. Feeder, bachelier ès lettres et maître auxiliaire du docteur Blimber ; c’était une espèce de serinette humaine, avec une liste bien courte d’airs perpétuels qu’il n’avait qu’à tourner, tourner, tourner, comme avec une manivelle, pour les répéter sans la moindre variation. Peut-être aurait-on pu, dans les premiers temps de sa vie, le pourvoir de serinettes de rechange, si sa destinée eût été plus heureuse ; mais le sort ne lui avait pas été favorable et il ne possédait qu’un jeu d’orgue à son instrument. Son unique occupation consistait à s’en servir de la façon la plus monotone, de manière à abrutir les jeunes élèves du docteur Blimber. Ils avaient tous, bien avant l’âge, la tête remplie de soucis cuisants. Ils se voyaient poursuivis sans relâche par des verbes inexorables, par les substantifs les plus barbares, par des tirades de syntaxe inflexible, et par mille autres fantômes d’exercices qui venaient les hanter jusque dans leurs songes. Cette précieuse méthode, pour hâter le développement forcé des facultés, avait pour résultat d’éteindre l’intelligence d’un jeune homme au bout de trois semaines ; de lui remplir la tête de tous les soucis de la vie au bout de trois mois ; de faire naître dans son cœur des sentiments pleins d’amertume pour ses parents ou pour ses maîtres au bout de quatre ; d’en faire au bout de cinq un vieux misanthrope ; si bien qu’au bout de six il enviait à Curtius son gouffre bienheureux pour être délivré de tous ses maux, et qu’à la fin de la première année, il en était venu à conclure, sans vouloir plus jamais en démordre, que toutes les créations des poëtes et les leçons de la sagesse n’étaient qu’une collection de mots soumis aux règles de la grammaire, sans autre signification au monde.

Et pourtant, l’élève du docteur Blimber fleurissait, fleurissait toujours et restait tout le temps fleurissant dans la serre chaude, à la grande gloire du maître, dont la réputation allait toujours croissant, quand il renvoyait chez lui son disciple montrer à ses parents et à ses amis sa belle pousse obtenue en plein hiver.

Sur le seuil de la porte du docteur, Paul parut un jour, le cœur tout agité, une de ses petites mains dans celle de son père et l’autre serrée dans celle de Florence. Oh ! combien l’une de ses mains était pressée doucement, et combien l’autre était mal retenue par une froide étreinte !

Mme Pipchin planait derrière sa victime avec son plumage sombre et son bec crochu, comme un oiseau de mauvais augure. Elle était tout essoufflée, car M. Dombey, plein de pensées sérieuses, avait marché vite, et elle croassait de sa voix la plus enrouée, en attendant qu’on ouvrît la porte.

« Maintenant, Paul, dit M. Dombey d’un air triomphant, vous voilà sur le chemin de devenir Dombey et fils et d’avoir de l’argent. Vous êtes déjà presque un homme.

— Presque, » répondit l’enfant.

Son agitation enfantine même ne put maîtriser le malin et singulier regard, bien touchant cependant, dont il accompagna cette réponse.

Le visage de M. Dombey en exprima une sorte de mécontentement ; mais à peine la porte fut-elle ouverte, que cette expression s’évanouit.

« Le docteur Blimber est chez lui, je pense ? » demanda M. Dombey.

Le domestique répondit qu’il y était, et, en les introduisant dans la maison, il regarda Paul comme s’il le prenait pour une petite souris entrant dans une souricière. Il avait la vue basse et sur son visage on croyait à chaque instant voir poindre un sourire. C’était pure imbécillité ; mais Mme Pipchin s’était fourré dans la tête que c’était effronterie ; et, sans plus tarder, elle éclata contre lui.

« Comment osez-vous rire derrière le dos de ce monsieur ? dit Mme Pipchin, et pour qui me prenez-vous ?

— Je ne ris de personne, madame, et je ne vous prends pour rien, bien sûr, répondit le jeune homme tout consterné.

— Tas de fainéants, dit Mme Pipchin, vous n’êtes bons qu’à tourner la broche ! Allez dire à votre maître que M. Dombey est ici, ou il vous en cuira. »

Le jeune homme à la vue basse s’en alla, de l’air le plus soumis, remplir cette commission, et revint bientôt les prier d’entrer dans le cabinet du docteur.

« Vous riez encore, monsieur, dit Mme Pipchin en passant la dernière devant lui dans le vestibule.

— Je ne ris pas, répondit le jeune homme péniblement affecté… Je n’ai jamais vu chose pareille !

— Qu’y a-t-il, madame Pipchin ? dit M. Dombey en se retournant. Doucement ! doucement ! je vous prie ! »

Mme Pipchin, pleine de respect pour M. Dombey, se contenta de grommeler en passant devant le jeune homme et de l’apostropher d’un : « impudent coquin ! » si bien qu’elle le laissa triste jusqu’à en pleurer, car chez lui il n’y avait pas l’ombre de méchanceté ; il était idiot et doux comme un mouton. Mais Mme Pipchin avait l’habitude de tomber sur les faibles, et ses amis trouvaient cela très-naturel… après les mines du Pérou !

Le docteur était assis dans son majestueux cabinet, une sphère à sa droite, une sphère à sa gauche, des livres tout autour de lui, le buste d’Homère au-dessus de la porte et celui de Minerve sur la cheminée. « Comment vous portez-vous, monsieur ? dit-il à M. Dombey, et comment va mon petit ami ? » La parole du docteur était lente et grave comme les sons d’un orgue, et quand il eut fini de parler, le coucou du vestibule sembla, à Paul du moins, le relayer pour redire l’un après l’autre chacun des mots qu’il avait prononcés.

« Com-ment va mon pe-tit a-mi ; com-ment va mon pe-tit a-mi, » tic-tac, tic-tac, tic-tac. »

Comme le petit ami n’était pas assez haut pour être aperçu du docteur de la place où il était assis, par-dessus les livres qui couvraient la table, le docteur se baissa plusieurs fois, espérant, mais en vain, le découvrir entre les pieds de la table. M. Dombey s’en étant aperçu, tira le docteur d’embarras en prenant Paul dans ses bras pour l’asseoir sur une autre petite table, juste en face du docteur et au milieu de la chambre.

« Ah ! fit le docteur, en se renversant sur le dos de sa chaise, une main dans son gilet, je vois maintenant mon petit ami. Eh bien ! comment allons-nous, mon petit ami ? »

L’horloge du vestibule ne voulut pas se soumettre à cette autre forme de langage et continua de répéter : « Com-ment va mon pe-tit a-mi ; com-ment va mon pe-tit a-mi.

« Très-bien, monsieur, je vous remercie, dit Paul, répondant aussi bien à l’horloge qu’au docteur.

— Ah ! dit M. Blimber, en ferons-nous un homme ?

— Entendez-vous, Paul ? » demanda M. Dombey.

Paul garda le silence.

« En ferons-nous un homme ? répéta le docteur.

— J’aimerais mieux être un enfant, répondit Paul.

— Vraiment ! dit le docteur, et pourquoi ? »

L’enfant, assis sur la table, le regardait avec une expression singulière d’émotion contenue et frappait fièrement son petit genou d’une main, comme si c’était là que fût la source des larmes qui roulaient dans ses yeux, et qu’il eût voulu les y comprimer. Mais son autre main s’écartait en même temps et cherchait, cherchait un peu plus loin, plus loin encore, le cou de Florence, qu’il finit par atteindre. « Voilà pourquoi, » semblait-il dire quand il eut passé son bras autour de son cou ; et aussitôt tout son courage l’abandonna ; ses lèvres tremblantes s’entr’ouvrirent dans un sanglot et ses larmes coulèrent abondamment.

« Madame Pipchin, dit son père d’un air mécontent, vraiment je suis fâché de ce qui se passe.

— Allons, miss Dombey, éloignez-vous de lui, dit la dame.

— Peu importe, dit le docteur, remuant doucement la tête pour arrêter Mme Pipchin, peu importe. Dans quelque temps des occupations, des impressions nouvelles l’auront changé, monsieur Dombey. Vous souhaitez de voir mon petit ami apprendre…

— Tout ! docteur, s’il vous plaît, répondit M. Dombey d’une voix ferme.

— Oui, oui, dit le docteur, qui, les yeux à demi fermés et son sourire habituel sur les lèvres, semblait examiner Paul avec le même intérêt qu’il aurait apporté à un petit animal d’une espèce rare qu’on lui donnait à empailler. Oui, c’est bien cela. Ah ! quelle variété de connaissances nous allons communiquer à notre petit ami ! nous le ferons avancer vite, j’en suis sûr. Oui, bien sûr. C’est, vous m’avez dit, je crois, un terrain vierge, monsieur Dombey ?

— Sauf les premières notions reçues à la maison et chez madame, dit M. Dombey en présentant Mme Pipchin, qui aussitôt ne manqua pas de roidir tout son système musculaire, prête à braver le docteur dans le cas où il oserait rabaisser son mérite ; excepté ces premières notions, Paul n’a jusqu’à présent rien étudié du tout. »

Le docteur inclina la tête d’un air indulgent pour une concurrence de contrebande aussi peu dangereuse que celle de Mme Pipchin, et dit qu’il n’était pas fâché de cela.

« Il y a plus de satisfaction, dit-il en se frottant les mains, à entreprendre l’œuvre dès le commencement ; » et il lança de nouveau à Paul un regard tentateur, comme s’il avait envie de lui mettre tout de suite le nez sur l’alphabet grec.

« Ce qui vient de se passer, docteur Blimber, dit M. Dombey en jetant les yeux du côté de son fils, et l’entrevue que j’ai déjà eu l’honneur d’avoir avec vous, rend si inutile toute autre explication, et je craindrais tellement de vous importuner plus longtemps, quand vos instants sont si précieux, que…

— Allons ! voyons, miss Dombey ! finissons, dit Mme Pipchin d’un ton aigre comme du verjus.

— Pardonnez, dit le docteur ; un moment. Voulez-vous bien me permettre de vous présenter Mme Blimber et ma fille ; toutes deux doivent être, pour la vie domestique, les compagnes de notre jeune pèlerin dans sa route vers le Parnasse. Monsieur Dombey, Mme Blimber ; car la dame, qui peut-être attendait à la porte, entra fort à propos, suivie de sa fille, la belle fossoyeuse en lunettes. Et ma fille Cornélia, monsieur Dombey. Mon amie, continua le docteur en se tournant vers sa femme, M. Dombey nous accorde assez de confiance pour… Voyez-vous notre petit ami, ma chère ? »

Mme Blimber, tout occupée à faire à M. Dombey force politesses, n’avait probablement pas aperçu le petit ami, car en faisant ses révérences elle reculait tellement sur lui, que sa place sur la table devenait des plus dangereuses. À cet avertissement, elle tourna la tête, admira ses traits tout à fait classiques et intelligents, et, se retournant vers M. Dombey, elle dit, avec un soupir, qu’elle voudrait bien être à la place de son cher fils.

Semblable à une jeune abeille, monsieur, dit Mme Blimber en levant ses yeux en extase, il va plonger dans un jardin où se trouvent les plus belles fleurs, et il en sucera le miel pour la première fois. Virgile, Horace, Ovide, Térence, Plaute, Cicéron, que de douceurs nous avons ici ! Il peut vous paraître étonnant, monsieur Dombey, qu’une femme… la femme d’un tel mari…

— Paix ! paix ! fit le docteur Blimber. Vous me rendez tout honteux.

— Monsieur Dombey pardonnera à une femme sa partialité pour son mari, dit Mme Blimber avec un doux sourire.

— Point du tout, » répondit M. Dombey.

Sans doute il voulait dire qu’il n’y avait pas de partialité et ne songeait pas au pardon qu’il avait l’air de refuser.

« Et il peut vous paraître étonnant qu’une femme qui est la mère aussi…

— Et une telle mère, dit M. Dombey s’inclinant pour saluer Cornélia, à laquelle il croyait vaguement adresser un compliment.

— Ceci peut vous paraître étonnant, monsieur, mais si j’avais connu Cicéron, si j’avais été son amie et que j’eusse pu causer avec lui dans sa retraite de Tusculum (oh ! dé-li-ci-eux Tusculum !) Vraiment, je crois que je serais morte contente. »

Un docte enthousiasme est si contagieux, que M. Dombey fut à moitié persuadé qu’il pensait tout à fait comme Mme Blimber ; et Mme Pipchin, elle-même, qui, nous l’avons vu, n’était pas généralement d’une humeur facile, laissa échapper un son qui tenait le milieu entre un grognement et un soupir. Elle semblait vouloir dire que Cicéron seul aurait pu lui donner une consolation solide après la banqueroute des mines du Pérou, et qu’il eût été pour elle une lampe de salut, une vraie lampe de Davy dans les mines.

Cornélia regardait M. Dombey à travers ses lunettes et paraissait désirer lui lancer quelques citations de l’auteur en question. Mais un coup frappé à la porte de la chambre l’arrêta court dans le dessein qu’elle pouvait avoir.

« Qu’est-ce ? dit le docteur. Oh ! entrez, entrez, Toots. Monsieur Dombey, Toots. »

Toots salua.

« C’est une singulière coïncidence, dit le docteur Blimber. Voici réunis ici le commencement et la fin, alpha et oméga. Monsieur Dombey, je vous présente la tête de ma classe. »

Le docteur disait vrai en l’appelant la tête de sa classe, il aurait même pu dire la tête et les épaules. Il dépassait au moins du buste le reste de ses élèves. Toots rougit jusqu’au deux oreilles quand il se vit au milieu de personnes étrangères et poussa un gros rire.

« Toots, voici un nouvel élève pour notre petite académie, dit le docteur, le fils de M. Dombey. »

Le jeune Toots rougit de nouveau ; et pensant, au silence qui se fit, que l’on s’attendait à ce qu’il dît quelque chose, il se tourna vers Paul et lui demanda : « Comment vous portez-vous ? » Sa voix, en prononçant ces mots, était si forte, et ses manières étaient si douces, qu’un agneau, qu’on eût entendu rugir, n’aurait pas causé plus de surprise.

« Veuillez dire à M. Feeder, Toots, dit le docteur, qu’il prépare pour M. Dombey fils quelques petits volumes élémentaires et qu’il lui dispose un siège convenable pour travailler. Je crois, ma chère amie, que M. Dombey n’a pas visité les dortoirs.

— Si monsieur Dombey veut monter, dit Mme Blimber, je me ferai un plaisir de lui montrer les domaines du dieu du sommeil. »

Et sur ce, Mme Blimber, personne d’une grande aménité, avec sa roideur apparente, et qui portait un bonnet garni de rubans bleu de ciel, monta à l’étage supérieur accompagnée de M. Dombey et de Cornélia. Mme Pipchin les suivait, lançant de tous côtés de terribles regards pour découvrir son ennemi le domestique.

Pendant leur absence, Paul resta assis sur la table ; il tenait Florence par la main, et ses yeux allaient du docteur à tous les coins de la chambre d’un air craintif. Le docteur s’était renversé sur le dos de sa chaise, la main dans son gilet, suivant son habitude, et tenait de la main gauche un livre qu’il lisait à bras tendu. Cette manière de lire avait en vérité de quoi effrayer un enfant. Il y avait dans cette façon de s’instruire une telle fermeté, un calme si impassible, tant de sévérité et de sang-froid ! La pose qu’avait prise le docteur le mettait complétement à découvert, et quand la lecture de l’auteur attirait sur ses lèvres un sourire incrédule, lui faisait froncer le sourcil ou remuer la tête avec de singulières grimaces, qui semblaient dire : « Ne venez pas me conter de telles balivernes, monsieur, je ne m’y laisse pas prendre ; » vraiment alors l’expression de son visage était terrifiante.

Et ce Toots, aussi, qu’avait-il besoin de rester à la porte à examiner d’un air d’importance et de faste les roues de sa montre et à compter ses écus ? Mais cela ne dura pas longtemps, car le docteur ayant changé de place ses grosses jambes, fatiguées de se trouver trop longtemps croisées l’une sur l’autre, et fait mine de se lever, Toots prit la fuite et ne reparut plus.

Bientôt enfin on entendit descendre M. Dombey et sa conductrice tous deux en grande conversation ; puis la porte du cabinet s’ouvrit et ils entrèrent.

« J’ose espérer, monsieur Dombey, dit le docteur en posant son livre, que vous approuvez nos dispositions.

— Elles sont parfaites, monsieur, répondit M. Dombey.

— Pas mal, vraiment dit Mme Pipchin tout bas, car elle n’était jamais trop disposée à faire des compliments.

— Avec votre permission, docteur, et avec la vôtre, madame, dit M. Dombey en se tournant vers l’un et vers l’autre, Mme Pipchin viendra voir Paul de temps en temps.

— Toutes les fois qu’il plaira à Mme Pipchin, dit le docteur.

— Nous serons trop heureux de la recevoir, dit Mme Blimber.

— Maintenant, dit M. Dombey, je vous ai causé assez de dérangement, il est temps que je me retire. Paul, mon enfant, et il s’approcha tout près de la table où Paul était assis, adieu.

— Adieu, papa. »

M. Dombey tendit sa main à l’enfant qui lui donna la sienne froidement et avec indifférence, et pourtant son petit visage exprimait une vive émotion ; mais son père n’y était pour rien. Ce n’était pas lui qu’il regardait ; non, non. C’était Florence, Florence seule.

Si M. Dombey, dans l’orgueil insolent de ses richesses, s’était jamais fait un ennemi difficile à apaiser et cruellement vindicatif dans sa haine, cet ennemi même aurait pu accepter, comme compensation à son injure, l’angoisse qui serra le cœur si fier du père.

Il se baissa vers son fils et l’embrassa. Dans ce mouvement, sa vue se troubla peut-être par un je ne sais quoi, qui ressemblait à des larmes, et barbouilla la petite figure de l’enfant de manière qu’il ne put en distinguer un moment les traits ; mais son âme, dans ce court moment, n’en vit pas moins clairement l’expression.

« Je viendrai bientôt vous voir, Paul. Vous savez que tous les samedis et tous les dimanches vous serez libre.

— Oui, papa, dit Paul en regardant sa sœur, tous les samedis et tous les dimanches.

— Et vous ferez tous vos efforts pour bien apprendre ici et devenir savant, n’est-ce pas ? dit M. Dombey.

— Je ferai tous mes efforts, répondit l’enfant tristement.

— Et bientôt vous serez un grand garçon, dit M. Dombey.

— Oh ! oui, bientôt, » répondit l’enfant, dont la petite figure prit encore son expression vieillotte et dont l’œil brilla d’un feu étrange.

Cet éclair tomba sur Mme Pipchin et s’éteignit dans les plis sombres de ses vêtements. L’excellente ogresse s’avança pour prendre congé de lui et surtout pour entraîner Florence, ce qui lui tenait au cœur depuis longtemps. Le mouvement qu’elle fit tira de sa rêverie M. Dombey, dont les yeux étaient fixés sur Paul. Après lui avoir caressé la joue et avoir une fois encore pressé sa petite main, il salua le docteur Blimber, Mme Blimber et miss Blimber avec cette froide politesse qui lui était habituelle ; puis il sortit du cabinet.

Malgré ses prières pour qu’on ne se dérangeât pas, le docteur Blimber, Mme Blimber et miss Blimber se précipitèrent tous ensemble pour l’accompagner jusque dans le vestibule. Si bien que Mme Pipchin, serrée entre le docteur et miss Blimber, se vit entraînée hors du cabinet avant d’avoir pu saisir Florence. Grâce à cet heureux accident, Paul reçut un doux adieu ; Florence courut à lui, jeta ses bras autour de son cou, et son visage fut le dernier qu’il aperçut sur le seuil de la porte ; elle le regardait et l’encourageait d’un sourire, sourire que faisaient ressortir mieux encore les larmes qui inondaient ses joues.

Le petit cœur de Paul se gonfla et battit bien fort quand ce sourire eut disparu ; et les sphères, les livres, Homère et Minerve, tout lui sembla danser dans la chambre. Mais tout à coup l’équilibre se rétablit, et il n’entendit plus que la grande horloge du vestibule lui demandant gravement comme auparavant : « Com-ment va mon pe-tit a-mi, com-ment va mon pe-tit a-mi ? »

Il restait assis sur son piédestal, les bras croisés et écoutant en silence. Mais il aurait pu répondre : « Il est bien triste, bien triste ! bien seul ! bien malheureux ! » Et là, avec un vide affreux dans son jeune cœur, avec un entourage si froid, si sombre, si étrange, Paul restait assis, entrant dans la vie, comme on entre dans un appartement sans meubles, en attendant le tapissier qui doit venir embellir les quatre murs et qui ne viendra jamais.