Dombey et fils (Dickens)/II/08

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme Bressant.
Librairie Hachette et Cie (2p. 124-138).


CHAPITRE VIII.

Madame Chick ouvre les yeux.


Miss Tox n’avait pas la moindre idée de toutes les nouvelles transformations dont la maison Dombey était l’objet. Elle ne pensait guère aux échafaudages, aux échelles, aux badigeonneurs, qui, la tête enveloppée dans des mouchoirs de poche, regardaient par les croisées dans l’intérieur des appartements, semblables à des génies ailés ou à des oiseaux égarés. Environ à cette époque si féconde en événements, elle avait déjeuné un matin, comme à l’ordinaire, c’est-à-dire avec une flûte et un œuf frais, ou du moins prétendu frais, et du thé. Dans la théière, on avait mis une pleine cuillerée de cette herbe bienfaisante pour miss Tox, plus une pleine cuillerée pour parfumer la théière, c’est une de ces illusions comme on sait, qui font les délices des bonnes ménagères[1] : puis, après déjeuner, elle monta pour mettre sa valse des oiseaux sur sa harpe, pour arroser et arranger ses plantes, épousseter mille petits riens, et, suivant sa coutume de chaque jour, faire de son petit salon l’ornement de la place de la Princesse.

Pour ce faire, miss Tox avait mis une paire de vieux gants feuille morte, dont elle avait l’habitude de se servir pour ces sortes d’occupations : ordinairement, ils étaient cachés aux regards des humains et soigneusement serrés dans un tiroir. Elle se mit méthodiquement à la besogne, elle commença par la valse des oiseaux, puis, par une association d’idées dont nous ne nous rendons pas compte, elle passa à son serin, canari aux hautes épaules, chargé d’ans, très-fripé, mais le plus grand chanteur que connût la place de la Princesse ; ensuite elle prit, selon l’ordre de son programme, ses petites chinoiseries, ses cages à mouches faites en papier, etc. ; enfin, dans sa tournée, elle arriva aux plantes fort à propos ; car elles avaient grand besoin de quelques coups de ciseaux pour des raisons botaniques dans lesquelles miss Tox avait la plus grande confiance.

Cette matinée-là, miss Tox était en retard pour ses plantes : le temps était chaud, le vent soufflait du sud, et il y avait dans l’atmosphère d’été de la place de la Princesse quelque chose qui tournait les pensées de miss Tox du côté de la campagne.

Le garçon attaché à l’auberge des Armes de la Princesse, était sorti avec un seau pour arroser la place : ce qui donnait à ce terrain, planté d’herbe, un parfum de fraîcheur que miss Tox appelait une odeur de pousse. Par la grande rue du coin, pénétrait un petit rayon de soleil, sur lequel sautaient et ressautaient les moineaux enfumés, qui se coloraient momentanément, quand ils le traversaient ; là, se baignant dans ses flots de lumière, comme dans un torrent, ils apparaissaient entourés d’une auréole de gloire et devenaient des moineaux superbes, d’ignobles pierrots qu’ils étaient.

À la fenêtre des Armes de la Princesse, on pouvait lire les louanges du Gingerbeer et voir, sur l’enseigne, des chalands altérés, inondés des flots de la liqueur pétillante ou étourdis par le bruit des bouchons qui sautaient.

Hors la ville, on faisait le regain. Il fallait sans doute du temps à la bonne odeur du foin pour arriver jusqu’à la place de la Princesse, et elle avait dû rencontrer en route bien des parfums d’un autre genre qui la contrariaient : il se trouvait par là tant de misérables taudis ! Que le bon Dieu bénisse ces très-honorés seigneurs qui, acceptant l’ordure de ces odieux cloaques comme un héritage de la sagesse de leurs ancêtres, se garderaient bien de toucher à la tradition ! Quoi qu’il en soit, l’odeur du foin arrivait par légères bouffées sur la place de la Princesse : c’était comme un souvenir de la véritable nature et de son atmosphère embaumée. Doux souvenir qui, pénétrant à travers les barreaux des prisons, vient consoler les malheureux captifs, en dépit des aldermen, de leurs conseillers et de tous ces nobles messieurs dont le sourcil comme celui de Jupiter, suffit pour arrêter la machine ronde.

Miss Tox, assise sur le bord de la croisée, était en train de penser à son cher papa qui était mort, le pauvre homme (M. Tox avait appartenu au service des douanes) ; elle pensait aussi à son enfance, qu’elle avait passée dans un port de mer au milieu du goudron et des habitudes rustiques du lieu. Elle se laissait aller aux souvenirs d’autrefois ; elle se rappelait les prairies toutes resplendissantes de boutons d’or qui ressemblaient à autant d’étoiles ; elle se rappelait comme elle tressait des chaînes de pissenlit pour les faiseurs de serments, qui lui juraient une constance éternelle en habit nankin. Hélas ! elle se rappelait aussi combien ces chaînes de fleurs s’étaient flétries et brisées sans résultat !

Assise donc sur le rebord de la croisée, miss Tox, en regardant les moineaux et le rayon de soleil, pensait aussi à sa chère maman… elle était morte la pauvre femme ! c’était la sœur de la tête poudrée, avec une queue, dont elle avait le portrait dans sa chambre… elle était morte d’un excès de vertu et de douleurs rhumatismales. Sur la place de la Princesse vint à passer un paysan à voix rauque, portant sur sa tête une pesante corbeille qui aplatissait son chapeau de façon à en faire une tarte ; elle l’entendit crier ses fleurs et le vit faire trembler, à chaque vibration, les timides racines de ses petites marguerites, en criant de sa grosse voix comme un ogre qui va à la chasse des petits enfants ; miss Tox, en présence de tous ces souvenirs d’été, éprouvait une telle émotion, qu’elle secoua la tête en se disant tout bas ; « Je vieillirai bien longtemps avant de m’en apercevoir, » comme si la chose n’était pas déjà faite.

Miss Tox étant dans sa veine de méditation, ses pensées se reportèrent sur M. Dombey ; cela tenait probablement à ce que le major était rentré dans ses appartements, situés en face de ceux de miss Tox, et qu’il venait de la saluer par la fenêtre. Quel autre motif aurait pu rattacher le nom de M. Dombey à ses jours d’été et à ses chaînes de pissenlit ? « Était-il moins triste ? pensait miss Tox. S’était-il réconcilié avec les décrets du destin ? Se remarierait-il ? Et s’il se remariait, qui épouserait-il ? »

Une vive rougeur colora le visage de miss Tox, au moment où elle faisait cette dernière réflexion : le temps était si chaud aussi ! elle tourna la tête et se surprit pensive dans la glace de la cheminée. Miss Tox devint encore toute rouge, quand elle vit une petite voiture entrer dans la place de la Princesse et s’arrêter à sa porte ; miss Tox se leva, prit ses ciseaux précipitamment, et arriva enfin à ses plantes. Elle en était très-occupée, quand Mme Chick entra dans la chambre.

« Et comment se porte ma tendre amie ? » s’écria miss Tox en ouvrant les bras.

Il y avait un peu de majesté dans le port de la tendre amie, mais enfin elle embrassa miss Tox et lui dit : « Lucrèce, merci ; je me porte bien. Et vous, j’espère que vous allez bien aussi. Hum ! »

Ce Hum indiquait que Mme Chick était en proie à une petite toux monosyllabique, une sorte de toux au début, un début, un prélude de toux.

« Vous venez de bien bonne heure, ma chère ; comme c’est aimable de votre part ! Avez-vous déjeuné ?

— Oui, Lucrèce, dit Mme Chick ; j’ai déjeuné de bonne heure avec mon frère qui est venu à la maison. » Il paraît que la bonne dame était très-curieuse de voir la place de la Princesse, car elle promenait ses regards autour de la place, tout en parlant.

« Il va mieux maintenant ? dit miss Tox en balbutiant.

— Il va beaucoup mieux, merci. Hum !

— Ma chère Louisa, il faut soigner ce rhume-là.

— Oh ! ce n’est rien, reprit Mme Chick. C’est le changement de temps. Il faut nous attendre aux changements…

— De temps ? dit miss Tox dans sa naïveté.

— À tous les changements possibles, repartit Mme Chick. D’ailleurs il faut bien s’y attendre : nous sommes dans un monde où tout change. On me surprendrait beaucoup, Lucrèce, et à mes yeux, on ferait grandement tort à ses connaissances, si l’on essayait de contester une vérité si évidente et si l’on voulait s’y soustraire. Le changement ! s’écria Mme Chick avec le ton sévère d’un philosophe, mon Dieu, faites-moi donc le plaisir de me dire, ma chère, qu’est-ce qui ne change pas… jusqu’au ver à soie, qu’on ne peut certainement pas soupçonner de s’inquiéter de ces questions-là, le ver à soie ne subit-il pas mille métamorphoses plus surprenantes les unes que les autres ?

— Ma Louisa, dit la douce miss Tox, que vous êtes heureuse dans vos comparaisons !

— Vous êtes bien bonne, Lucrèce, de parler ainsi de moi et de le penser, qui mieux est (en disant cela, Mme Chick paraissait un peu calmée). J’espère que ni l’une ni l’autre, Lucrèce, nous n’aurons jamais l’occasion de rien changer à cette estime réciproque.

— Certainement, » reprit miss Tox.

Mme Chick toussa, comme auparavant, et fit des raies sur le tapis avec le bout d’ivoire de son parasol. Miss Tox, qui connaissait à fond sa belle amie, et qui savait que, pour peu qu’elle fût fatiguée ou vexée le moins du monde, elle devenait très-irritable, profita de son expérience pour s’arrêter et pour changer de sujet de conversation.

« Pardon, ma chère Louisa, dit miss Tox ; mais n’ai-je pas entrevu dans la voiture quelqu’un qui ressemble à M. Chick ?

— En effet, il y est, dit Mme Chick, mais je vous en prie, ne le faites pas descendre. Il a son journal ; le voilà content pour deux heures. Continuez vos fleurs, Lucrèce, et laissez-moi m’asseoir à côté de vous, pour me reposer un instant.

— Ma Louisa sait bien, dit miss Tox, qu’entre amies comme nous, il ne peut être question de faire la moindre cérémonie. Ainsi donc… » Miss Tox acheva sa pensée, non en paroles, mais en action ; elle remit ses gants qu’elle avait ôtés, s’arma de nouveau de ses ciseaux, et se mit à couper, à rogner dans les feuilles avec une dextérité microscopique.

« Florence est revenue chez elle, dit Mme Chick, après être restée assise quelque temps sans rien dire, la tête penchée d’un côté et son parasol dessinant sur le parquet, et vraiment Florence est beaucoup trop grande maintenant pour continuer à mener cette vie solitaire à laquelle elle s’est habituée. Elle est trop grande, incontestablement. Et j’aurais très-peu d’estime pour quiconque se permettrait de professer une opinion différente de la mienne à cet égard. Non, quelque désir que j’en eusse, je ne pourrais pas avoir d’estime pour ces gens-là. Que voulez-vous ? nous ne sommes pas maîtres de nos sentiments à ce point. »

Miss Tox ne dit pas non, quoiqu’elle ne fût pas trop au courant de l’affaire.

« Si c’est une fille bizarre, dit Mme Chick, et si mon frère ne se sent pas suffisamment à son aise avec elle, après tous les événements terribles qui sont survenus, que voulez-vous ? il faut absolument qu’il fasse un effort : c’est son devoir. Dans notre famille, nous sommes tous remarquables pour faire des efforts. Paul est le chef de la famille ; il ne reste plus que lui pour représenter les Dombey. Car, moi, que suis-je ? moins que rien.

— Oh ! ma tendre amie, que dites-vous là, » fit miss Tox d’un ton de reproche.

Mme Chick sècha ses larmes qui commençaient à couler bien fort, et continua :

« Il est donc obligé, plus que jamais, à faire un effort ; mais malgré tout, cet effort qu’il a fait et qu’il a dû faire m’a porté un coup… j’ai une nature si susceptible, si nerveuse ! Je suis bien malheureuse d’être comme cela. Je voudrais que mon cœur fût de marbre ou de pierre…

— Oh ! ma bonne Louisa, fit miss Tox toujours avec le même ton de reproche.

— Enfin, c’est toujours un triomphe pour moi que de savoir qu’il est fidèle à lui-même et à son nom de Dombey. Je ne veux pas dire qu’il ne l’a pas toujours été… Seulement, ajouta Mme Chick, après un instant de silence, j’espère qu’elle sera digne aussi de porter ce nom-là. », Miss Tox était alors occupée à verser l’eau d’une cruche dans un arrosoir vert ; lorsqu’elle eut terminé son opération, elle leva par hasard les yeux, et en voyant l’expression du regard que Mme Chick fixait sur elle, elle éprouva un tel sentiment de surprise, que pour le moment elle déposa l’arrosoir sur la table et s’assit à côté.

« Ma chère Louisa, dit miss Tox, oserai-je, en réponse à votre observation, vous exprimer très-humblement mon sentiment : votre bonne nièce donne en tout point de très-grandes espérances.

— Que voulez-vous dire, Lucrèce ? reprit Mme Chick, en se donnant de plus en plus un air imposant. À quelle observation de ma part voulez-vous faire allusion ?

— Que vous espérez qu’elle sera digne de porter son nom, ma bonne amie, dit miss Tox.

— Si, continua Mme Chick avec un air de dignité contenue, je ne me suis pas exprimée clairement, c’est à moi que je dois m’en prendre sans aucun doute. Je pourrais même ne pas m’exprimer du tout, sans l’intimité qui existe entre nous depuis longtemps et que rien au monde, je l’espère, ne viendra briser ; je l’espère fermement, Lucrèce. Et pourquoi pas ? il n’y a pas de raison pour cela ; ce serait absurde ; mais je veux m’expliquer clairement. Je reviens donc sur mon observation. Je vous prie de croire qu’elle ne s’appliquait nullement à Florence.

— En vérité ? repartit miss Tox.

— Non, dit Mme Chick d’un ton bref et ferme.

— Pardonnez-moi, ma chère, reprit son humble amie, mais je n’ai pas compris. Je crois que je deviens stupide. »

Mme Chick promena ses regards autour de la pièce et sur la rue : elle regardait les plantes, l’oiseau, l’arrosoir, tout ce qu’elle avait sous les yeux, excepté miss Tox ; enfin son regard s’abaissant à terre passa sur miss Tox pendant un instant ; puis fronçant le sourcil, elle dit en regardant le tapis :

« Quand je dis, Lucrèce, que j’espère qu’elle sera digne du nom des Dombey, je veux parler de la seconde femme de mon frère Paul. Je crois vous avoir déjà dit en effet, peut-être pas précisément dans les mêmes termes, que son intention est de se remarier. »

Miss Tox quitta son siège précipitamment et retourna à ses plantes, coupant, taillant, rognant dans les tiges, dans les feuilles avec aussi peu de précaution qu’un barbier qui coupe les cheveux d’un pauvre homme.

« Comprendra-t-elle comme elle le doit l’honneur qui lui est fait ? dit Mme Chick à voix basse ; cela est une autre question. J’espère qu’elle le fera. Nous sommes tenus à penser bien de notre prochain en ce monde ; j’espère donc qu’elle répondra à cette distinction. On ne m’a pas consultée. Si l’on m’avait consultée, il n’est pas douteux que mon avis aurait été accueilli cavalièrement ; il vaut mieux que les choses se soient passées ainsi. Je préfère beaucoup la manière dont cela s’est fait. »

Miss Tox, la tête penchée, coupait toujours les plantes. Mme Chick, qui, de temps à autre, avait un mouvement de tête significatif, continua sur le même ton avec un geste qui interdisait toute réplique.

« Si mon frère Paul m’avait consultée, ce qu’il fait quelquefois, ou plutôt ce qu’il avait l’habitude de faire quelquefois, car maintenant il ne me consultera plus ; ce sera pour moi une grave responsabilité de moins. (Ici Mme Chick sembla souffrir des nerfs.) Dieu merci, je ne suis pas jalouse. (Ici Mme Chick versa encore une fois des larmes.) Si mon frère était venu à moi et m’avait dit : « Louisa, quelle sorte de qualités me conseillez-vous de chercher dans une femme ? » je lui aurais certainement répondu : « Paul, il vous faut des titres, de la beauté, de la dignité, de belles relations. » Voilà, en propres termes, ce que je lui aurais dit. Après cela on aurait pu me conduire à l’échafaud, si on avait voulu, dit Mme Chick, comme si l’échafaud était la conséquence très-probable de la réponse qu’elle eût faite, mais voilà encore une fois, en propres termes, ce que je lui aurais répondu. « Comment ! lui aurais-je dit, vous, Paul, vous marier une seconde fois sans épouser ni titres, ni beauté, ni dignité, ni relations ! il n’y a personne au monde d’assez fou pour oser avoir un seul instant une idée aussi déraisonnable. »

Miss Tox s’arrêta dans sa besogne ; la tête au milieu de ses plantes, elle écoutait attentivement. Peut-être s’imaginait-elle qu’il y avait une lueur d’espérance pour elle, dans cet exorde, en voyant avec quelle chaleur s’exprimait Mme Chick.

« Voilà, continua la discrète dame, les raisonnements que j’aurais faits ; parce qu’enfin je crois que je ne suis pas encore une imbécile. Je n’ai pas la prétention de me faire passer pour une intelligence supérieure, quoiqu’il y ait des gens assez bons pour le croire. Ce n’est pas avec la modestie que je me connais, que j’aurais pu longtemps entretenir cette illusion. Mais enfin je ne suis pas non plus tout à fait une imbécile. Et venir me conter, à moi, dit Mme Chick avec un ton de dédain inexprimable, que mon frère Paul Dombey a jamais pu envisager comme possible l’idée de s’unir à quelqu’un. N’importe qui… je ne m’en inquiète pas (dans ces derniers mots il y avait plus d’amertume et d’emphase que dans tout le reste), de s’unir à quelqu’un qui n’a pas les qualités requises, ce serait insulter au peu d’intelligence que j’ai ; autant vaudrait me dire que je suis un éléphant ; ce n’est pas l’embarras ; on pourra bien me le dire un de ces jours, ajouta Mme Chick d’un air résigné. Cela ne me surprendrait pas du tout. Je m’y attends. »

Pendant l’instant de silence qui suivit, on entendait encore, par-ci par-là, les ciseaux de miss Tox donner un coup ou deux tout de travers, mais miss Tox elle-même restait toujours invisible, on ne voyait que les mouvements de son peignoir qui paraissait très-agité. Mme Chick lui lança un regard de côté à travers les plantes qui les séparaient, puis elle reprit d’un ton de conviction profonde comme si ce qu’elle allait dire était de la dernière évidence :

Donc mon frère, cela va de soi, a fait ce qu’on devait attendre de lui et ce que tout le monde pouvait prévoir qu’il ferait, s’il se remariait. J’avoue qu’il y a eu là pour moi un moment de surprise, si agréable qu’elle pût être. Car lorsque Paul a quitté Londres, je ne me figurais pas qu’il formerait des liens hors de Londres, et bien certainement ces liens n’existaient pas lorsqu’il est parti. Cependant, c’est une union qui me paraît désirable à tous égards. Je ne doute pas que la mère ne soit une personne des plus comme il faut et des plus élégantes, et je n’ai aucunement le droit de discuter la question de savoir s’il sera bien qu’elle vive avec eux ; c’est l’affaire de Paul et non la mienne : quant à la femme que Paul a choisie, je n’ai encore vu jusqu’ici que son portrait ; mais il est très-beau. Son nom est beau aussi, dit Mme Chick toujours avec le même mouvement de tête et en s’allongeant dans son fauteuil. Edith est à la fois un nom peu ordinaire et distingué. En conséquence, Lucrèce, je ne doute pas que vous soyez heureuse d’apprendre que le mariage doit avoir lieu immédiatement : vous ne pouvez pas manquer de l’être en apprenant cette bonne nouvelle, dit Mme Chick avec insistance : vous serez enchantée d’apprendre ce changement de condition chez mon frère qui, à diverses reprises, a eu pour vous les plus grands égards. »

Pour toute réponse, miss Tox prit le petit arrosoir d’une main tremblante et promena autour d’elle des yeux distraits : on eût dit qu’elle cherchait quelque meuble qui eût besoin d’être arrosé. La porte s’ouvrit à ce moment critique pour le cœur de miss Tox, qui tressaillit, poussa un convulsif éclat de rire et tomba dans les bras de la personne qui entrait : heureusement qu’elle ne put voir ni l’attitude courroucée de Mme Chick, ni le major qui, posté à sa fenêtre de l’autre côté de la rue, faisait manœuvrer son binocle et laissait éclater sur son visage épanoui une joie diabolique.

Il n’en était pas de même du pauvre nègre du major, car c’était bien lui tout ébahi qui soutenait les formes légères de la défaillante miss Tox : il était monté tout droit chez elle, selon son habitude, pour demander poliment des nouvelles de mademoiselle, exact en cela à exécuter les malicieuses instructions du major. Il venait d’arriver juste à temps pour recevoir dans ses bras le léger fardeau et sur ses souliers le contenu de l’arrosoir ; il se savait surveillé par le terrible major, qui l’avait menacé de lui briser les os, comme d’habitude, s’il faisait quelque bêtise : cette pensée, jointe à la circonstance de l’arrosoir et de l’évanouissement de miss Tox, contribuait à donner un air plus piteux encore à ce pauvre souffre-douleurs.

Pendant quelques instants, l’infortuné retint miss Tox sur son cœur avec une énergie que démentait sa figure décontenancée. La pauvre dame en même temps laissait tomber lentement les dernières gouttes de son arrosoir sur le nègre, comme elle l’eût fait sur une plante exotique de constitution délicate, que cette douce rosée pouvait rappeler à la vie. Mme Chick, à la fin, retrouvant assez de présence d’esprit pour intervenir, ordonna au nègre de poser miss Tox sur le sofa et de se retirer : le nègre obéit promptement et elle s’occupa de faire revenir miss Tox.

Mme Chick, cette fois, ne montra pas ce tendre intérêt que les filles d’Ève se témoignent en pareil cas : on ne vit pas chez elle ces sentiments, pour ainsi dire franc-maçonniques, qui font que les femmes, enchaînées mystérieusement l’une à l’autre, sont, dans les cas d’évanouissement, comme de véritables sœurs. Elle ressemblait plutôt au bourreau qui cherche, avant l’exécution, à rendre à sa victime le sentiment de l’existence ; comme cela se pratiquait dans le bon vieux temps que pleurent encore nos honnêtes gens d’aujourd’hui. Mme Chick lui mit sous le nez un flacon d’odeur, lui frappa dans les mains, lui versa de l’eau froide sur le visage et eut recours aux autres remèdes usités en pareil cas. À la fin, quand miss Tox ouvrit les yeux et fut peu à peu rendue à la vie et à la connaissance, Mme Chick se retira d’elle comme d’un criminel, et imitant, à rebours, l’Hamlet de Shakspeare, qui regarde son assassin avec plus de pitié que de colère, Mme Chick regardait sa victime avec plus de colère que de pitié.

« Lucrèce, dit Mme Chick, je n’essayerai pas de déguiser ce que je sens. Mes yeux se sont ouverts tout d’un coup. Je ne l’aurais jamais cru, quand ce serait un saint prophète qui me l’aurait dit.

— Je suis folle de montrer ainsi ma faiblesse, balbutia miss Tox. Je suis mieux maintenant.

— Vous êtes mieux maintenant ! répéta Mme Chick d’un ton d’extrême dédain. Supposez-vous que je sois aveugle ? Vous imaginez-vous que je suis tombée en enfance ? Non, non, Lucrèce : je vous suis bien obligée. »

Miss Tox leva vers son amie des yeux suppliants et désespérés, et mit son mouchoir sur sa figure.

« Si quelqu’un m’avait dit cela hier, dit majestueusement Mme Chick, ou seulement il y a une demi-heure, j’aurais été tentée, je crois, de le terrasser. Lucrèce Tox, mes yeux se sont ouverts sur vous tout d’un coup. Mes yeux sont dessillés maintenant. Le temps où j’avais une confiance aveugle en vous est passé, Lucrèce. Vous en avez abusé, vous vous en êtes fait un jeu ; mais c’est fini, il n’y a plus de subterfuge possible maintenant, soyez-en sûre.

— Oh ! mon Dieu ! que voulez-vous dire par ces allusions cruelles, mon amie ? demanda miss Tox tout éplorée.

— Lucrèce, répondit Mme Chick, interrogez votre propre cœur. Je vous prierai d’abord de ne plus m’appeler par ces noms d’amitié, comme vous aviez coutume de le faire, s’il vous plaît. J’ai encore quelque respect de moi-même, quoique vous puissiez penser autrement.

— Oh ! Louisa, s’écria miss Tox. Comment pouvez-vous me parler comme cela ?

— Comment je puis vous parler comme cela ! reprit Mme Chick qui, à défaut de bonnes raisons à donner, s’attachait à répéter ironiquement les paroles de miss Tox pour produire un effet plus dramatique. Comme cela !… je vous conseille vraiment de dire : comme cela ! »

Miss Tox sanglotait que c’était à fendre le cœur.

« Avoir eu la pensée, dit Mme Chick, de venir vous réchauffer à l’âtre du foyer de mon frère, comme un serpent ; et de vous enlacer autour de moi, pour vous glisser dans sa confiance, Lucrèce, afin de pouvoir en secret nourrir des projets sur lui et d’oser avoir la prétention d’envisager comme possible son union avec vous ! C’est une pensée, dit Mme Chick avec un ton de dignité ironique, qui serait le comble de la perfidie, si heureusement pour elle ce n’était pas avant tout le comble de l’absurdité !

— Je vous en prie, Louisa, dit miss Tox avec insistance, ne me dites pas de si horribles choses !

— De si horribles choses ! répéta Mme Chick. De si horribles choses ! N’est-il pas avéré, Lucrèce, qu’à l’instant même vous avez été incapable de maîtriser vos sentiments devant moi, après m’avoir tenu si habilement un bandeau sur les yeux ?

— Je n’ai pas laissé échapper une plainte, dit miss Tox en sanglotant. Je n’ai rien dit. Si la nouvelle que vous m’avez annoncée, Louisa, a été trop inattendue, et si jamais j’ai eu une lointaine pensée que M. Dombey pouvait bien avoir quelque inclination pour moi, assurément ce n’est pas à vous à me condamner pour cela.

— Vous allez voir, dit Mme Chick, comme si ses regards pleins d’indignation et d’innocence s’adressaient au mobilier de la chambre en général pour le prendre à témoin, vous allez voir qu’elle va nous dire tout à l’heure que je l’ai encouragée dans ses projets.

— Je ne veux pas récriminer, ma chère Louisa, dit miss Tox au milieu de ses sanglots, je ne veux pas me plaindre non plus. Mais dans l’intérêt de ma propre défense…

— Quand je vous le disais, s’écria Mme Chick en regardant les meubles avec le sourire d’un prophète satisfait. Vous feriez mieux de le dire tout de suite. Dites-le ouvertement. Soyez franche, Lucrèce Tox, dit Mme Chick d’un ton sévère, ce sera toujours cela.

— Dans l’intérêt de ma propre défense, balbutia miss Tox, et seulement pour répondre à vos paroles si peu obligeantes pour moi, ma chère Louisa, je me contenterai de vous demander si vous n’avez pas souvent aidé à l’illusion, et favorisé mes espérances dans nos conversations.

— Il y a une limite, dit Mme Chick en se levant comme pour prendre son essor bien haut dans les cieux, sa patrie adoptive, il y a une limite au delà de laquelle la patience devient ridicule, sinon coupable. Je puis en endurer beaucoup, mais jusque-là, non. Je ne sais quelle fatalité pesait sur moi, quand je suis entrée dans cette maison aujourd’hui ; mais j’avais un pressentiment, un noir pressentiment, dit Mme Chick en frissonnant, qu’il allait y avoir quelque chose. Ah ! que ne l’ai-je su plus tôt, Lucrèce ! Quand je songe qu’un instant a suffi pour détruire une confiance de tant d’années, que mes yeux se sont ouverts tout d’un coup et que je vous vois enfin sous votre véritable jour ! Lucrèce, je m’étais bien trompée sur votre compte. Pour vous comme pour moi, il vaut mieux en rester là. Je vous souhaite d’être heureuse, et je vous le souhaiterai toujours. Mais pour moi personnellement qui désire conserver, sans la compromettre, ma petite position sociale, quelle que soit cette position, en qualité de sœur de mon frère, de belle-sœur de la femme de mon frère et de parente, par alliance, de la mère de la femme de mon frère, me permettrez-vous d’ajouter en qualité de Dombey, je ne puis rien vous souhaiter pour le moment que le bonjour. »

Ces mots furent prononcés d’un ton aigre-doux que tempérait et démentait le ton austère de l’orateur qui se dirigea vers la porte. Là, elle baissa la tête avec la froideur d’un spectre et d’une statue, et rejoignit la voiture pour y chercher une consolation dans les bras de M. Chick, son seigneur et maître.

Quand je dis dans les bras, c’est une figure qu’il faut pardonner aux auteurs, car le fait est que M. Chick, en ce moment, était tout à son journal. M. Chick ne regarda seulement pas sa femme, si ce n’est de côté, quand elle monta ; mais pour des consolations, point. Bref, il continua de lire, fredonnant des tra-la-la, et lui lança de temps à autre un coup d’œil à la dérobée, sans d’ailleurs lui adresser un mot.

Pendant ce temps, Mme Chick se gonflait, et faisait de la tête comme si elle envoyait encore à miss Tox cet adieu solennel qui avait signalé sa sortie.

À la fin, elle s’écria tout haut :

« Dieu ! comme mes yeux se sont ouverts aujourd’hui !

— Comme vos yeux se sont ouverts, ma chère, répéta M. Chick.

— Oh ! ne me parlez pas, dit Mme Chick ; puisque vous avez le cœur de me voir dans cet état-là, sans me demander seulement ce que j’ai, vous feriez mieux de vous taire pour toujours.

— Qu’est-ce que vous avez, ma chère ? demanda M. Chick.

— Quand on pense, dit Mme Chick dans une espèce de monologue, qu’elle avait nourri la basse pensée d’entrer dans notre famille en se mariant avec Paul ! Quand on pense, que lorsqu’elle jouait au dada avec ce cher enfant qui est aujourd’hui dans la tombe… (je n’aimais pas ces amusements-là), ce n’était qu’un leurre qu’elle tendait au père, cette femme à double visage. Je m’étonne qu’elle n’ait jamais eu l’idée que cela lui jouerait quelque mauvais tour. Elle aura bien du bonheur, s’il ne lui en arrive pas malheur.

— Mais je croyais, ma chère, dit M. Chick lentement après s’être frotté le bout du nez avec son journal, que vous aviez eu la même idée jusqu’à ce jour, et que vous regardiez cela comme une chose assez convenable, si elle pouvait s’arranger. »

Aussitôt Mme Chick éclata en sanglots, disant à M. Chick qu’il ferait mieux de l’écraser tout de suite sous ses talons de bottes plutôt que de lui tenir ce langage.

« Mais tout est fini avec miss Tox, ajouta-t-elle ensuite, en laissant un libre cours à sa colère, ce qui effraya beaucoup M. Chick. Je puis consentir à perdre la confiance de Paul au profit d’une personne qui, je l’espère et j’en suis persuadée, la mérite, une personne qu’il a bien le droit de mettre à la place de la pauvre Fanny, si elle est de son goût, que Paul m’annonce avec sa froideur ordinaire le parti auquel il s’est arrêté, qu’il ne me consulte plus avant d’avoir tout conclu, tout terminé, je m’y résigne ; mais ce que je ne supporterai pas, c’est de me laisser tromper, trahir. Non, non ! tout est rompu avec miss Tox. Il vaut mieux en finir, dit Mme Chick avec componction, beaucoup mieux. D’ailleurs, il me faudrait bien du temps avant de me retrouver à mon aise avec elle après cette révélation ; et maintenant que Paul va entrer dans le grand monde, en épousant des gens de qualité, je ne sais pas si elle aurait été tout à fait présentable et si elle n’aurait pas pu me compromettre moi-même. La Providence se montre partout ; tout est pour le mieux. J’ai été éprouvée aujourd’hui, mais, en somme, je ne le regrette pas. »

Dans cet état de résignation vraiment chrétienne, Mme Chick s’essuya les yeux, rajusta son corsage et prit l’attitude d’une personne qui souffre avec calme une cruelle injure. M. Chick, qui avait la conscience de son indignité, profita de la première occasion pour se faire déposer à un coin de rue, et s’en alla en sifflant, en faisant le gros dos, et les mains dans les poches.

Pendant ce temps-là, la pauvre miss Tox, l’excommuniée, qui, après tout, malgré son caractère souple et câlin, n’en était pas moins honnête et constante dans ses affections, qui avait eu vraiment pour son accusatrice une amitié fidèle, et pour la magnificence de M. Dombey un dévouement sincère, pendant ce temps-là, dis-je, la pauvre femme excommuniée arrosait ses plantes de ses larmes et sentait que l’hiver était venu pour la place de la Princesse.


  1. En général, il est de règle qu’on mette infuser une cuillerée de thé par chaque personne, plus une cuillerée pour la théière, quel que soit le nombre des personnes.