Don Pablo de Ségovie/II

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Traduction par Retif de La Bretonne.
À l’enseigne du pot cassé — Collection Scripta Manent N°45 (p. 22-29).




CHAPITRE II


Comment j’allai à l’école, et ce qui m’y arriva.


Le jour suivant on m’avait déjà acheté un alphabet, et l’on avait parlé au maître. Je fus donc à l’école, et le maître me reçut avec des témoignages d’affection. Il dit que j’avais l’air spirituel et intelligent. Je le confirmai dans cette idée, en lisant très bien ma leçon ce matin-là. Tous les jours je gagnais des exemptions, parce que je venais le premier et m’en allais le dernier, toujours chargé de quelque commission pour Madame, car c’est ainsi que nous appelions la femme du Maître. Par ces attentions je me faisais chérir de l’un et de l’autre, et ils me comblèrent de tant de bontés, que les autres écoliers en prirent de la jalousie.

Je me liai de préférence avec les enfants des gentilshommes, et surtout avec un fils de Don Alonzo Coronel de Zuniga. Nous mettions nos goûters ensemble ; j’allais chez lui les fêtes, et les jours ordinaires j’étais continuellement avec lui. Mes autres camarades, offensés de ce que je ne leur parlais pas, ou de ce que je paraissais me tenir extrêmement sur mon quant-à-moi, ne cessaient de me donner des sobriquets relatifs à la profession de mon père. Ils m’appelaient tantôt Don Navaja (Rasoir), tantôt Don Ventosa (Ventouse). L’un disait, pour justifier sa haine contre moi, qu’il m’en voulait, parce que ma mère avait sucé de nuit deux de ses petites sœurs. Un autre, qu’on avait mandé mon père à sa maison, pour en détruire les rats ; et de là, ils prenaient occasion de m’appeler Gato. Ainsi plusieurs criaient au chat, et d’autres Minet, minet, quand ils me voyaient passer. Quelquefois je leur entendais dire : « J’ai jeté des melongènes à sa mère, lorsqu’elle était sur l’âne avec le bonnet de papier blanc. » Enfin tous ceux qui m’environnaient, ne cessaient, grâces à Dieu, de m’accabler d’injures.

Quoique j’y fusse sensible, j’affectais de ne le point paraître, jusqu’à ce qu’un jeune garçon osa un jour m’appeler fils de putain, fils de sorcière. S’il ne l’avait pas prononcé si haut, j’aurais fait encore semblant de rien, mais ne pouvant douter qu’on ne l’eût entendu, je pris une pierre, je la lui jetai, et je lui cassai la tête.

Aussitôt je courus vite chez ma mère, pour qu’elle me cachât.

Loin de me gronder, elle m’approuva et me dit : « Tu montres bien par là qui tu es ; mais tu aurais bien dû lui demander de qui il tient cela. » Comme j’ai toujours eu de la délicatesse, je ne l’eus pas plus tôt entendu parler ainsi, que je lui répliquai : « Ah ! ma mère, tout ce qui m’a fâché, c’est que quelques-uns de ceux qui étaient présents, m’ont dit que je ne devais pas m’offenser de ces injures ; et je ne leur ai pas demandé si c’est à cause du peu d’âge de celui qui les a vomies contre moi. »

Je la priai ensuite de m’apprendre si j’aurais pu avec raison lui donner le démenti ; et de m’avouer si plusieurs avaient eu part à ma conception, ou si j’étais réellement fils de celui que j’appelais mon père. À cette question, elle sourit, et s’écria : « Peste ! tu en sais déjà tant ! tu ne seras pas un sot, et tu as des grâces quand tu interroges ! » Puis elle ajouta : « Tu as bien fait de lui avoir cassé la tête, parce que toutes vérités ne sont pas bonnes à dire. »

Cette réponse fut pour moi comme un coup de poignard, et je résolus dès lors de quitter dans peu de jours la maison paternelle (ou plutôt maternelle) et d’en emporter tout ce que je pourrais. Telle fut l’impression que cela me fit ; mais je crus devoir encore user de dissimulation.

Mon père alla voir le blessé, le guérit, apaisa l’affaire et me ramena à l’école. Le maître me reçut avec un air courroucé, mais quand il sut le sujet de la querelle, il se calma, voyant les justes raisons que j’avais eues de me fâcher.

Pendant tout ceci, le fils de Don Alonzo de Zuniga, qui s’appelait Don Diégo, venait toujours me voir, parce qu’il m’aimait réellement bien. Quand mes toupies étaient meilleures que les siennes, nous en faisions le troc. Je lui faisais part de mon déjeuner, et je ne lui demandais jamais rien de ce qu’il mangeait. Je lui achetais des estampes, je lui apprenais à lutter, je jouais avec lui au jeu du taureau, en un mot je l’amusais toujours. En conséquence, ses père et mère, voyant combien ma compagnie lui plaisait, priaient la plupart du temps les miens de me laisser dîner, souper, et souvent même coucher avec lui.

Un des premiers jours d’école après Noël, un homme appelé Ponce d’Aguirre, qui jouait le rôle de conseiller, étant venu à passer par la rue, le jeune Don Diégo me dit : « Appelle-le Ponce Pilate, et sauve-toi. » Je fis, pour lui complaire, ce qu’il désirait, et cet homme devint si furieux qu’il se mit à courir après moi avec un couteau à la main pour me tuer. Je fus obligé de fuir dans la maison du maître. Il y entra après moi, en poussant de grands cris ; mais le maître embrassa ma défense, le priant de ne me point faire de mal, et lui promettant de me châtier. En effet, quoique la Dame intercédât pour moi, en considération des services que je lui rendais, ce fut en vain. Le maître inflexible me fit mettre culotte bas et me fouetta d’importance. À chaque coup de verges, il me demandait : « Diras-tu encore Ponce-Pilate ? » Et moi je lui criais : « Non, monsieur ! » Il me fit deux fois la question et il eut toujours la même réponse.

Depuis cet instant le nom de Ponce-Pilate devint pour moi si effrayant, que le jour suivant, le maître m’ayant ordonné de faire, suivant la coutume, la prière publique, quand j’en fus à l’endroit du credo (admirez ma malice innocente !) où il est dit : Il a souffert sous Ponce-Pilate, je n’osai prononcer ce dernier nom, et je dis : « Il a souffert sous Ponce d’Aguirre. » Le maître ne put se contenir de rire de ma simplicité et de la crainte qu’il m’avait inspirée. Il m’embrassa et me donna une cédule par laquelle il m’accordait des exemptions de fouet pour les deux premières fois que je le mériterais. Avec cela, je fus très content.

Enfin, pour abréger, vint le temps du Carnaval ; et le maître voulant procurer un divertissement à ses écoliers, ordonna de faire un roi des coqs. Douze qu’il nomma tirèrent au sort, et ce fut sur moi qu’il tomba. J’en donnai aussitôt avis à mes père et mère, pour qu’ils me procurassent un équipage convenable au rôle que j’allais jouer.

Le jour marqué, je me mis en marche sur un cheval étique et sans forces, qui faisait des révérences, plutôt parce qu’il boitait que pour y avoir été dressé. Il avait la croupière pelée, toute la queue coupée, un cou de chameau avec un seul œil à la tête, dans lequel on ne voyait pas même de prunelle. Il annonçait bien les pénitences, les jeûnes et les friponneries que lui faisait éprouver, pour avoir sa ration, celui qui était chargé d’en avoir soin. Monté sur cette haridelle, j’errais de côté et d’autre, comme un Pharisien à la procession de la Passion. Suivi des autres enfants, tous magnifiquement vêtus, je passai avec eux par la place. Je frissonne encore quand j’y pense.

Arrivé proche des femmes qui vendent des choux, mon cheval affamé en saisit un, et sans être vu ni entendu, il le fit descendre dans son ventre. L’herbière cependant, qui, comme toutes celles de sa profession, n’était pas tendre, s’en aperçut et commença de crier ; d’autres se joignirent à elle avec quelques coquins, et prenant des navets, des carottes les plus grosses, des melongènes et d’autres légumes, chacun en jette au pauvre roi. Comme je vis que c’était un combat naval, et qu’il ne devait pas se faire à cheval, je voulus descendre de ma monture ; mais au même instant elle reçut à la tête un si rude coup, qu’ayant voulu se cabrer, elle tomba avec moi, qu’on me permette de le dire, dans un privé où je m’accommodai de la manière qu’on peut s’imaginer. Mes camarades ne tardèrent pas à s’armer de pierres, et les ayant fait pleuvoir sur les herbières, ils en blessèrent deux à la tête. Quant à moi, après que je fus tombé dans le privé, je devins le principal acteur de la scène. La justice accourut et arrêta herbières et enfants. Après avoir reconnu les armes des uns et des autres, elle se saisit de celles de mes camarades, qui portaient des petites épées ou quelques dagues pour leur ornement. Ensuite elle s’approcha de moi, et voyant que je n’en avais aucune, parce qu’on me les avait ôtées pour les mettre sécher dans une maison avec mes habits et mon chapeau, elle me demanda où étaient les miennes. À quoi je répondis, tout couvert que j’étais d’ordures, que je n’en avais que d’offensives contre le nez.

J’avouerai de bonne foi, en passant, que quand on commença à me décocher des melongènes, des navets, etc., je m’imaginai, parce que j’avais des plumes au chapeau, qu’on me prenait pour ma mère et qu’on croyait encore les lui jeter, ainsi que cela s’était fait d’autres fois. Dans cette pensée, je m’écriai comme un sot et un enfant : « Mes amies, quoique je porte des plumes, je ne suis pas Aldonza Saturno de Rebollo ! » comme si on ne l’avait pas bien vu à ma taille et à mon visage. Ma simplicité, et la honte de cette aventure imprévue sont toute ma justification.

Mais revenons à la justice. L’huissier voulut m’arrêter, et ne le fit pas, faute de savoir par où me prendre, tant mes habits étaient sales. Chacun s’en alla de son côté, et moi je m’en vins de la Place à la maison, infectant tous les nez qui se rencontrèrent sur ma route. Je racontai mon histoire à mes père et mère, qui, me voyant dans l’état où j’étais, devinrent si furieux qu’ils voulurent me maltraiter. Pour tâcher de les calmer, je rejetai toute la faute sur la rosse qu’ils m’avaient donnée, et comme tout cela ne servait à rien, je sortis de leur maison. J’allai chez mon ami Don Diégo, que je trouvai dans la sienne. Il était blessé, et ses père et mère décidés pour cette raison à ne plus l’envoyer à l’école. J’appris là que ma rosse, ensevelie dans la vidange, ayant voulu faire un effort pour s’en tirer, avait donné deux ruades, mais qu’à cause de son extrême faiblesse, ses hanches s’étaient démises et qu’elle était restée demi-morte sur la place.

La fête ayant donc eu une si vilaine issue, et le peuple étant ému, mes parents courroucés, mon ami blessé, et mon cheval expirant, je résolus de ne plus retourner chez mon maître, mais de rester au service, ou pour mieux dire, en la compagnie de Don Diégo, ce qui plut fort à ses parents, sachant le cas qu’il faisait de mon amitié. J’écrivis chez moi qu’il n’était plus nécessaire que j’allasse à l’école, quoique je ne susse pas bien écrire, parce qu’écrire mal était tout ce qu’exigeait le rôle de gentilhomme que je voulais jouer. Je mandai à mes père et mère que je renonçais en conséquence à l’étude, pour leur épargner de la dépense, et à leur maison, pour ne leur causer aucun chagrin. Enfin je leur marquai comment et où j’étais, ajoutant que je me priverai du plaisir de les voir jusqu’à ce qu’ils me l’eussent permis.