Dostoïevski (Suarès)/sur sa vie

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I

SUR SA VIE

Il est né en automne. Il est mort en hiver.

Il a vu le jour dans une chambre triste, au fond d’un hôpital où son père était médecin. Un soir de brouillard glacial, il a rendu l’âme dans la saison noire. Il a beaucoup respiré la nuit polaire. De l’aube triste aux pleines ténèbres, il a toujours eu commerce avec l’ombre, et l’odeur des pauvres a toujours flotté autour de lui. L’hôpital de sa naissance était l’hospice des mendiants.

Le second de trois frères et quatre sœurs, il a perdu sa mère comme il avait quinze ans, et bientôt après, son père. Il est de ceux à qui les noirceurs de la vie ont été révélées de bonne heure.

Enfant, il a passé deux ou trois fois l’été à la campagne. Ses parents avaient un petit bien, à trente lieues de Moscou près de Toula, voisins de Tolstoï, après tout, dans ce pays immense. Toute sa vie, il a rêvé des champs, et il n’a vécu que dans les villes.

À l’hôpital Marie, c’était déjà la gêne. Une famille nombreuse, et plusieurs serfs domestiques, se pressaient dans un espace étroit : à dix ou douze, ils avaient deux chambres et une cuisine. On vivait là pauvrement, mais chaudement. Une pitié ardente était la flamme de la maison. Le père, grand lecteur des Écritures ; la mère, humble et maladive, toujours prête à l’oraison : tous les deux, d’une foi que ne trouble aucun soupçon de doute. C’est l’antique esprit de la plaine, entre Europe et Asie, les mœurs anciennes, la simplicité familière et la douceur d’Orient, avec la règle scrupuleuse des chrétiens. L’austérité n’a rien, ici, de la roideur propre aux puritains d’Angleterre ou aux piétistes du Nord. Ils sont moins durs, ces vieux Russes, qu’ils ne sont résignés. De violents éclats traversent leur silence. Ils ont cette faculté d’émotion, qui est si générale en Orient. Ils peuvent ne jamais rire ; mais ils pleurent ; ils savent pleurer, et n’en rougissent pas.

Le père de Dostoïevski était de cette petite noblesse qui sert dans les rangs infimes de l’armée et de l’État. Elle a joué, là-bas, le rôle de la bourgeoisie en France. Ces nobles sans fortune et de rang médiocre sont artilleurs dans l’armée, ou médecins, ou professeurs à la ville, ingénieurs, chimistes. Comme ils n’ont rien que le maigre salaire d’un métier ou d’un grade sans prestige, ils épousent les filles des marchands. Telle était la mère de Dostoïevski, docile, totalement soumise à son mari, la servante chrétienne de la famille, partagée entre le ménage, les couches, la prière et le soin des enfants.

Les sœurs plus jeunes, un peu à l’écart, les deux fils aînés, Fédor et son frère Michel, toujours ensemble, liés comme le pouce et l’index, sont voués aux mêmes études, et, jusqu’à vingt-quatre ou vingt-cinq ans, ne se quittent pas.

Le jeune Dostoïevski est élevé dans l’intimité profonde de la famille, où le lien religieux fait un nœud si solide à tous les autres. Il est sensible à l’excès. Sombre et tendre, pensif et violent, d’humeur parfois exubérante, le plus souvent taciturne, en tout il est extrême. Comme tous ceux qui sentent avec passion, il se donne peu et se concentre en lui-même, incapable de se prêter et ne pouvant se donner que totalement. Affamé d’affection, il ne se lie pourtant pas. D’ailleurs, il semble avoir toujours été d’une santé chétive. Sinon malades, ils sont tous de corps inquiet, dans la famille.

Il ne nie pas qu’il n’ait eu un amour-propre sans limites. Son caractère maladif, sa complexion chagrine ne lui permettent pas de se plaire en société. Cependant, il aspire à l’amitié, en tous temps et de toutes ses forces.

Il n’a jamais été de loisir. Les peines moindres ne le quittent que pour faire place aux plus grandes douleurs. La maladie le hante sans relâche ; elle est toujours sur ses talons. Quand lui-même n’est pas malade, la maladie est encore dans la maison : elle lui tient sa mère, ou son frère, et plus tard sa femme. Avec les ans, ses soucis n’ont pas cessé de croître.

Dostoïevski est malheureux dans toutes ses affections. Je m’étonne de lui trouver moins d’orgueil que d’amour-propre. Tout l’orgueil est pour sa nation. Quant à l’amour-propre, il n’est point en lui de vanité, ni le signe qu’il se préfère à autrui ; mais, comme il ne connaît point le contentement de soi, il craint le jugement des autres : il redoute en eux la fausse note ; il pressent l’erreur à son endroit ; il devance l’injustice qui l’afflige. Sa défiance est toujours dans l’ordre du sentiment : enfin, il veut qu’on l’aime ! Le risque de n’être point aimé l’irrite ou l’indigne. C’est le seul homme qui ne soit pas plus petit, à mesure qu’on le voit plus susceptible.

Rien ne lui sied moins que les usages de la haute société. Ce n’est pas qu’il soit d’allures ni de mœurs populaires. La vulgarité lui est encore plus étrangère que la distinction naturelle à l’homme du monde. Il n’est bien vêtu et bien élevé que selon sa propre règle. L’effacement est la politesse, en société. Une âme originale, plus qu’au génie, fait crier au scandale. Si les gens du monde sont une monnaie d’or, pour qu’elle ait cours, il faut que la pièce ne soit plus neuve, que la frappe ait cessé d’être nette, que l’effigie ne se laisse pas reconnaître. D’or ou de plomb, un Dostoïevski ne souffre pas d’être effacé. Il peut avoir l’élégance de sa simplicité, dans la mise la plus simple ; mais il ne sait pas porter l’habit ; il n’est pas à l’aise dans les vêtements que la coutume impose, ou la mode : il y est déguisé. Il y a des hommes qui transparaissent, quoi qu’ils fassent, à travers tous les usages du monde : ils offrent le scandale de la nudité. Les usages ne sont faits que pour donner une enveloppe commune à l’animal commun. Tel héros de salon n’est lui-même que dans l’habit de tout le monde. Mais Dostoïevski ne peut vêtir l’habit de tout le monde sans paraître porter une défroque, et s’être glissé dans le vêtement d’autrui.

§

Plus il tâche à vivre en société, et moins il est sociable.

Plus il aspire à l’amour, moins il se croit digne d’être aimé. Il ne peut se faire à l’idée d’être tout pour les autres ; et moins d’être tout pour eux, il ne veut pourtant rien être. Voilà le tourment des cœurs passionnés.

Un besoin d’amour toujours déçu. Il pressent, il sait trop qu’il pèse cruellement à ceux qu’il aime.

Tout jeune homme encore, il ne dort pas, « à cause des pensées qui le torturent ». Les mots désespérés sont ses propos d’habitude : il souffre de la ville, il souffre de la solitude, il souffre de soi-même et des autres ; « Pétersbourg et ma vie m’ont paru affreux, déserts », dit-il un jour ; et il conclut : « Si ma vie avait dû s’arrêter en cet instant, je serais mort avec joie. » Il ne fait presque jamais ce qu’il veut, et telle est la maladie mortelle pour tout homme qui a une volonté, et une œuvre qu’il rêve d’accomplir. Est-ce la mauvaise fortune qui le rend malade ? Est-ce la maladie qui entrave sa fortune ? Dostoïevski est toujours empêché. Dès les vingt ans, la maladie et la misère se partagent cette vie, comme deux chiennes éternelles, lâchées par le maître des meutes infernales.

Avant le temps de sa grande révolution morale, le dégoût de ce qui l’entoure, la gêne, les transes nerveuses, les soucis le rendent presque fou. L’idée du suicide le hante. Il tourne à l’hypocondrie. Il est rongé d’insomnies. Plusieurs ont alors pensé qu’il dût perdre la raison. Il est avide de plaisir, mais le plaisir l’écorche vif ; la volupté le détraque, la jouissance l’atterre. S’il se prive, il souffre ; et il souffre encore plus quand il sort de privation. La ville ne lui vaut rien, et il est condamné à y vivre. « Pétersbourg est un enfer pour moi. »

La gêne et même la misère l’ont tourmenté sans répit. Le malheur l’accable, à tous les âges. Entre les deux extrémités de la douleur matérielle et de la douleur morale, il se débat dans une lutte perpétuelle.

Au début comme à la fin, il gémit : « Que m’importe la gloire, quand je travaille pour mon pain ? »

§

On dit parfois que la misère est bonne aux grandes âmes. Il paraît qu’elle les fortifie. C’est l’idée de ceux qui n’ont jamais passé par cette damnation et cet ensevelissement. Ils ne savent pas tout ce que la misère a tué dans un homme : les forces qu’il a mises à gratter la terre pour en tirer son pain sont volées aux belles œuvres qu’il eût faites, s’il avait été de loisir. Le mal qu’il s’est donné pour tenir bon, les veilles, la colère, les angoisses qui épuisent, que d’heures, que d’années perdues ! La misère fortifie ? Oui, sans doute, quelquefois, et à quel prix ? On ne reste debout que sur le cadavre de la joie. Et la misère tue aussi. Tel a toujours été malade, pour mourir avant le temps, qui, bien portant, eût multiplié les chefs-d’œuvre ; et d’abord, il eût vécu. On oublie trop le plus bel et le plus sûr avantage, qui est, premièrement, de vivre.

La correspondance de Dostoïevski est un monument à la misère du génie, un long cri de désespoir. Lettres lamentables, en vérité : car on y entend l’éternelle lamentation d’un éternel mendiant. À vingt ans ou à quarante, et à cinquante comme à trente, c’est le même gémissement. Il pleure famine. Il appelle au secours. Il n’a plus de vêtements, il ne sait où trouver de quoi payer son terme. « Il s’agit de payer toutes mes dettes avec mon prochain roman. Si l’affaire ne réussit pas, il est possible que je me pende[1]. » Un quart de siècle ensuite, ayant femme et enfant, il crie : « Il m’a fallu engager mes pantalons pour me procurer deux thalers. Elle, ma femme, qui nourrit son enfant, elle va engager elle-même sa dernière jupe d’hiver, en laine ! Et pourtant, voilà deux jours qu’il neige ici[2]. »

La dette a été son Tartare : il n’en est jamais sorti. Après Crime et Châtiment, déjà célèbre, il a dû fuir la Russie pour se soustraire à la prison. Il a erré six ans à l’étranger, sous le fouet de la dette. Exil, pour un homme comme Dostoïevski, peut-être plus dur que son temps de bagne en Sibérie.

Ce sont les dettes qui lui arrachent les aveux pitoyables dont ses lettres sont pleines. Elles le pressent ; elles l’épouvantent ; il ne fait pas un mouvement qu’il n’en sente la gêne aux entournures, pas un geste qui ne les envenime. La dette est toujours là, pour l’empêcher de satisfaire aux plus humbles besoins qui le tiraillent. Dans sa correspondance, il n’est question que de roubles, de prêts, d’avances, de gages. « Je rendrai tant ; j’aurai tant ; il me faut tant. » Voilà le nœud de ses convulsions. « Je vous supplie ! Pour l’amour du ciel ! Au nom du Christ ! Pour l’amour de Dieu ! » Il y a des lettres où ce cri du mendiant revient jusqu’à neuf fois[3]. À tout instant, il se prosterne, atterré par la peine : « Je suis au désespoir. Je suis perdu. » On tremble de sa propre impatience ; on a les nerfs tendus d’attendre avec lui. « Au nom du ciel, répondez-moi ! Une réponse immédiate, pour l’amour de Dieu ! » c’est la prière qu’il répète dix fois, cent fois, mille fois, à toutes les pages.

Et la misère des misères n’est pas de jeûner, ni de manger son pain sec au chevet d’une femme malade. Il peut y avoir pis : qu’il faille gagner ce pain de chaque jour avec son âme, quand on est plein d’œuvres qui n’ont point cours. La plus noire infortune n’est pas de souffrir, tant qu’on peut suffire à la souffrance ; mais d’être dans les chaînes, quand il faut vivre en Tantale, séparé de son art par la maladie et tous les vils soucis de la vie quotidienne : ils font la vie d’autant plus abjecte qu’elle devait être plus grande. « Comment puis-je écrire, tandis que je meurs de faim ?[4] » demande le malheureux ; « et là-dessus, qu’exigent-ils de moi ? ils exigent de l’art, de la pureté poétique, sans effort, sans délire ; ils me donnent Tourguenev, Gontcharov et Tolstoï pour modèles ! Qu’ils voient donc la condition, moi, où je travaille ! » Et, pour conclure : « Toute ma vie, j’ai dû travailler pour de l’argent ; et toute ma vie j’ai continuellement été dans le besoin, à présent plus que jamais[5]. »

Voilà bien le cri de toute une vie. Voilà Dostoïevski entre la maladie, la misère et le deuil, pendant trente ans. Il lui faut toucher au tombeau pour avoir enfin quelque relâche. Les cinq dernières années, où il rencontre la gloire et une sorte d’aisance, sont la place au soleil, qui sépare de la fosse celui qui fait halte. Pour venir jusque là, un chemin affreux dans les orties et les tourments. Et, une fois sur la terrasse, qu’elle est vite traversée ! La main nocturne, dont le ciel infini est la paume, tient l’homme aux épaules et le pousse dans le dos. Encore un pas, et la place dorée tombe à pic dans une marge de nuit, étroite hélas comme un corps d’homme ramené au cocon, mais d’une profondeur insondable.

Ni Tolstoï, ni Tourguenev, ni les autres fameux Russes n’ont connu le sort du pauvre et du malade. Je ne parle pas de l’homme humilié : car Dostoïevski, s’il a dévoré les colères et la rage de l’artiste méconnu, n’a jamais été sensible à la honte du bagne. Un bagne politique, à la russe, est un lieu plein d’honneur. Et d’ailleurs les criminels même, là-bas, acceptant la peine en conscience, ne sont point honteux de leur crime, puisqu’ils l’expient. Pouchkine, Tolstoï, Tourguenev, tant d’autres, ce sont de riches seigneurs, libres de leur temps, en possession de la fortune et de ce bien sans prix : une santé robuste. Ils obéissent à leur fonction créatrice, et rien ne la combat. Le bonheur du poète est là même et non ailleurs.

Dostoïevski n’est pas de loisir. Dostoïevski n’est pas plus libre que la Russie, sa mère. Il est dans les larmes ; il est dans les prisons ; il est dans les chaînes. On le mène, comme elle, à la potence. On ne lui fait grâce que de la vie. Il échappe au gibet ; mais on le réserve à la suite infinie des supplices. Or, il ne s’y dérobe pas. Il ne prêche ni la soumission au mal, ni la révolte. Il ose se prononcer pour l’usage héroïque de la souffrance. Il ose faire choix de l’exercice puissant que le mal propose à notre âme, celui qu’on nous fait et celui que nous sommes tentés de faire. Pour lui et pour toute sa race, il embrasse le parti de l’amour souffrant, lequel, selon moi, est le seul amour, étant le seul qui accepte l’épreuve du sacrifice. Et, dans l’horreur de tout ce qui l’entoure, pour lui-même et pour son peuple, Dostoïevski souscrit à la beauté de vivre.

D’ensemble, c’est une vie hideuse que celle-ci. À peine si l’on peut en supporter l’idée ; mais que l’on considère la vie apparente de Dostoïevski comme le moyen de sa vie intérieure : toutes les duretés de la fortune, les injures du malheur, autant de coutres et de socs qui servent, tranchants, au labour de la beauté cachée, et que seul le déchirement du sein devait rendre visible.

Voilà comme en Dostoïevski s’opère la révélation de tout un monde. Tel il est, telle la Russie. De toute nécessité, il lui fallait être condamné à mort et qu’il allât au bagne avec elle. Dostoïevski a créé pour nous la Russie mystique, la Russie cruelle et chrétienne, le peuple de la mission, entre l’Europe et l’Asie, qui porte à l’ennui du crépuscule occidental le feu et l’âme divine de l’Orient. Quel roi, quel politique ou quel conquérant a plus grandement agi pour sa race ? C’est dans Dostoïevski, enfin, que la Russie, cessant d’être cosaque, se manifeste une réserve pour l’avenir, une ressource pour le genre humain.

  1. Lettre du 24 mars 1845, Correspondance de Dostoïevski, traduite par Bienstock.
  2. Lettre du 16/28 octobre 1869.
  3. Lettres de juillet 1856.
  4. Lettre d’octobre 1869.
  5. Lettre du 26 février 10 mars 1870.