Dostoïevski (Suarès)/jusqu’ici

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Jusqu’ici, je n’ai point nommé Dostoïevski.

Je n’ai jamais laissé voir le visage de Fédor Mikhaïlovich dans mes clartés de midi, ni dans mes brumes. Je réservais ce nom et cette figure à quelque longue nuit de méditation où, faisant mes comptes avec la grandeur de vivre, et toute la souffrance qu’elle implique, il me faudrait comparer la somme à ce que je connais de plus fort et de plus ardent, sinon de plus pur.

Voici l’heure.

Cette nuit, j’ai vu l’arbre de ma peine sortir de mon cœur ; et, couché sur le dos, les yeux dans les étoiles d’hiver, chétif, lié à la mère, et tel que je serai dans le ventre éternel, renoué au nombril de la mort, je mesurais, avec le calme du vertige suprême, le jet de la tige douloureuse ; et je suivais du regard mon arbre dans toute sa croissance, depuis les racines du sein noir jusqu’aux glands des planètes et à ces capitules de lumière, qu’on dit aussi naïvement asters.

J’étais là, comme une écaille à l’écorce de la vie et de la terre.

Et pourtant, dans cette stupeur profonde, mon âme pleine d’amour était la sève même de l’arbre. Et j’ai parcouru toute la colonne de l’aubier vivant. Et, toujours montant, dans mon silence, je palpitais au firmament entre telle et telle fleur céleste, ou pensée, ou sentiment.

Alors j’ai senti, dans la fière cohorte de ceux que j’aime le plus, comme l’explosion d’un salut ; ou bien, au milieu d’une joie déchirante, telle la rencontre, souriant, du mort le plus chéri, se levant pour me donner la main et me baiser au front, ce nom et cette présence admirables : Dostoïevski.

En lui, je veux me discerner moi-même. Il faut descendre dans ce précipice, au flanc de la montagne ; et il faudra remonter la pente, du fond le plus bas, jusqu’au sommet qui s’égale aux plus hautes cimes. Toute la noirceur des crimes, la folie des héros, l’infamie des actes, le monde porte ces masques ; et Dostoïevski n'en dissimule pas l’horreur. Mais il en est de ses laideurs et de ses ténèbres, comme des gueux, des pauvres, des petites gens dans Rembrandt : des rois, des saints et des grands-prêtres cachés sous les haillons.

Il faut pénétrer cette abondance terrible d’amour ; c’est alors que le pur visage de la vie se découvre, une ardeur pour la beauté que rien ne lasse, un cœur aimant, un élan vers la lumière, une volonté qui tend sans relâche à la rédemption.