Du crépuscule aux aubes/V

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Imprimerie Beauregard (p. 41-46).

V

L’insaisissable


Plus tu regardes en toi-même,
Plus tu vois la Réalité
Circonscrire la borne extrême
De ta béate vanité.

Ne t’abuse pas sur ton règne,
Roi sans vigueur et sans pouvoir !
C’est la Souffrance qui t’enseigne
Tout ce que tu crois concevoir.

Malgré toi monte ta prière
Jusqu’au Dieu dont tu ne veux pas,
Et tu réclames sa lumière
Sans vouloir qu’il guide tes pas.


Pour exprimer l’âme, ta langue
A trois lettres d’un alphabet
Qui t’attache comme une cangue
À l’Ignorance, ton gibet !

Tu restes l’impuissant, l’esclave
Des forces qui te briseront
— Feu, mer, foudre, séisme, lave —
Pour courber l’orgueil de ton front !

Tu ne comprends pas le brin d’herbe,
Et ta hautaine passion
Voudrait disséquer jusqu’au Verbe
Banni de ta Création.

Peux-tu former un seul atome,
Dans le néant de ton labeur,
Avec ta Science-Fantôme
Et ton Savoir libérateur ?

Si tu prétends que la Matière
Doit se courber au geste humain,
Commande au spectre funéraire
De t’attendre jusqu’à demain.


Ce que tu nommes Force Aveugle,
Secret des momies en travail,
Sait pourquoi la tempête meugle
Autour de ton frêle bercail.

Ton soleil — une pâle étoile
Qui gravite dans l’Infini —
N’a pas encor troué le voile
Qui cache ton ciel dégarni.

Le monde invisible t’échappe
Malgré la sonde et le scalpel.
Et chacune de tes lois sape
Ta certitude du Réel.

L’argile entrave ta pensée
Quand tu reviens à l’Idéal,
Et l’extase recommencée
Passe sans alléger ton mal.

Tu demandes à la Musique
Un cri qu’elle ne peut donner.
Et ton illusion lyrique
Vient dans les pleurs se terminer.


Tu tritures sur la palette
Le pigment radieux et clair
Pour que ton rêve s’y reflète ;
Mais il manque l’espace et l’air.

Pousse un burin dans le carrare,
Cisèle un métal précieux,
Et donne à ton chef-d’œuvre rare
Un souffle léger, si tu peux.

Toujours un obstacle se dresse
Entre le songe et l’avenir,
Et confronte avec la vieillesse
La fin que tu croyais tenir.

Toujours l’impassible Nature
Garde son mystère profond
Sur la vie et la sépulture
De toutes les choses qui sont.

Toujours les âmes anxieuses
S’égarent dans la vanité
De leurs conceptions trompeuses,
Sans éteindre l’Éternité.


Toujours l’Univers insondable.
Accomplissant l’unique Loi,
Vers son but invisible et stable
S’avance sans dire pourquoi.

L’âme, rayon de la Puissance,
Dont l’essence émane du Feu,
Retrouve dans la survivance
Son habitacle premier, Dieu !