Du devoir des catholiques dans la question de la liberté d’enseignement/Chapitre X

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Du devoir des catholiques dans la question de la liberté d’enseignement
Au bureau de l’univers (p. 34-40).
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X


Mais, vous disent les chefs du monopole, l’Université ne repousse pas le concours du clergé ; tout au contraire, elle le recherche et le facilite partout où elle le peut. Je le le crois bien en vérité ! Prêtres de Jésus-Christ, l’Université sachant bien quelle ne peut d’un soul coup anéantir votre influence et se substituer partout à vous, ne demande pas mieux que de vous prendre à son service, et de vous donner sa livrée : c’est d’elle que vous tiendrez vos gages et votre passeport auprès des générations nouvelles. Elle vous demande votre concours, dit-elle : mais à quelles conditions ? Sont-ce vos conseils qu’elle suivra ? est-ce votre esprit qu’elle inoculera, votre symbole qu’elle imposera ? Et ne sont-ce pas là les seules conditions possibles du concours d’un prêtre ? Tout au contraire, c’est elle qui vous un posera ses méthodes, qui vous prescrira ses systèmes, et qui surveillera votre langage ; elle qui ne compte pas un seul ecclésiastique parmi ses chefs, et qui est gouvernée par des hommes dont la croyance est souvent un mythe plus impénétrable encore que leur doctrine[1].

lci, encore, l’Université est parfaitement d’accord avec cette foule d’hommes d’État, de moralistes et de littérateurs que nous rencontrons à chaque pas sur notre chemin, et qui rêvent pour l’Église une sorte de servitude dorée et tranquille. On satisferait ainsi à la fois, et aux traditions du jansénisme parlementaire et du despotisme impérial, et aux illusions de cette aristocratie philosophique qui cherche à se constituer parmi nous, avec la mission de tendre doucement la main au genre humain, et de l’aider à s’élever plus haut encore que le christianisme[2]. Ah ! nous les connaissons bien, ces grands esprits, pour qui l’Église n’est qu’une sorte d’administration des pompes funèbres, à qui l’on commande des prières pour le convoi des princes, ou même des chants pour leurs victoires ; ` mais que l’on congédie poliment dès qu’elle s’avise de manifester ses vœux et ses droits. Nous les connaissons, ces tacticiens de cabinet, qui ne demanderaient pas mieux que de transformer le clergé en gendarmerie morale, sage et docile instrument d’une police spéciale, à l’usage de certains esprits prévenus, de certaines populations peu éclairées.

Nous les connaissons encore, ces organisateurs nouveaux, qui veulent bien reconnaître à l’antique religion de la France le droit d’exister, à la condition d’être réglée, soumise, respectueuse et facile ; espèce de femme de ménage qu’on ne consulte sur rien, mais qui à son utilité pour certains détails essentiels de l’économie sociale. Nous les connaissons enfin, ces écrivains, ces orateurs plus ou moins diserts, qui, parce qu’ils ont, dans un cours ou une revue, rendu en passant un obscur hommage à quelque grande vérité ou à quelques grands hommes de l’histoire catholique, se figurent que ce catholicisme littéraire doit courber l’Église sous le poids d’une reconnaissance éternelle envers eux ; qui, parce qu’ils poussent la condescendance jusqu’à accompagner leur femme ou leurs enfants à la messe paroissiale, se croient investis du droit de dénoncer comme un attentat à la sûreté publique, le premier signe de vie ou de courage qui échappe aux catholiques, se posent à la tribune, à l’Académie, dans la presse, comme nos correcteurs officieux, et affectent de traiter nos plus vénérables évêques comme des écoliers en révolte, et l’Église de France comme une affranchie qui s’égare, ou une protégée qui s’émancipe.

C’est parce que nous connaissons ces hommes et leurs systèmes, que nous n’acceptons pas leur orgueilleuse protection, et que nous ne redoutons pas leur inimitié. La position qu’ils voudraient faire à l’Église n’est qu’une sorte de domesticité que nous répudions avec toute l’énergie de notre amour pour elle. On a vu, il est vrai, à d’autres époques de notre histoire, comme on voit encore dans certains États catholiques, l’Église associée à un système politique, y perdre une portion de son énergie et de son indépendance naturelle ; C’est une épreuve, à coup sûr, et l’une des plus difficiles qu’elle ait eue à endurer : mais alors, du moins, ceux qui l’entravaient ou la dirigeaient avec plus ou moins de sincérité, pratiquaient publiquement ses lois, et se glorifiaient d’être ses enfants dociles par la toi. Mais être aux ordres d’hommes qui lui sont étrangers ou hostiles, d’incrédules, d’indifférents ou de protestants que les chances des luttes parlementaires peuvent appeler au pouvoir, se mettre au service de quelques sophistes qui ne lui font plus l’honneur de la persécuter, parce qu’ils trouvent plus d’avantage à se servir d’elle : c’est là un métier qui peut convenir à quelqu’une de ces églises bâtardes, transfuges de l’unité et de la vérité ; mais qui serait le dernier degré de l’abaissement pour l’unique et pure épouse de Jésus-Christ.

L’Église catholique, il faut bien qu’on s’en souvienne, ne connaît pas ces transactions avec ceux qui l’ont reniée ou vaincue ici-bas. Elle se laisse proscrire, mais non pas exploiter. On peut confisquer ses biens, la dépouiller de ses droits, lui interdire, au nom de la loi, la liberté qu’on laisse à Terreur et au mal. Mais nul ne saurait confisquer la sainte indépendance de sa doctrine, ni lui faire abdiquer un atome de sa toute-puissance spirituelle. Dépositaire de la seule vraie égalité, de la seule vraie liberté, elle n’acceptera jamais le partage des intelligences, dont on lui attribue comme la plèbe, en se réservant l’élite. Elle n’a pas été envoyée seulement, comme on le dit, pour consoler le malheur, ln faiblesse et l’ignorance, mais bien pour prêcher la pénitence aux heureux, l’humilité aux forts, et la folie de la croix aux sages et aux savants. Elle ne dit pas aux hommes : Choisissez dans moi ce qui vous convient. Elle leur dit : Croyez, obéissez, ou passez-vous de moi. Elle n’est ni l’esclave, ni la cliente, ni l’auxiliaire de personne. Elle est reine ou elle n’est rien.

Et nous qui, au prix des plus pénibles sacrifices, au milieu des soupçons et des calomnies, et dans le seul intérêt de la justice et de la vérité, avons travaillé de notre mieux à détacher les liens qui semblaient naturellement identifier les droits et les intérêts du catholicisme en France avec un parti hostile au gouvernement nouveau ; nous qui voyons cette œuvre difficile approcher d’un succès plus prompt et plus complet que nul n’eût osé l’espérer il y a dix ans ; nous avons bien le droit de le dire, en écoutant le langage que tiennent les apologistes de l’Université et de l’État : ce n’est pas là ce que nous avons voulu. Nous irons même plus loin, et nous dirons que si l’Église de France avait le malheur d’en être réduite à cette alternative, il vaudrait mieux pour son honneur, qu’elle fût restée liée au légitimisme que de subir la position qu’on lui offre, mais que, heureusement, elle n’acceptera jamais. Non, elle n’aura pas secoué le joug traditionnel d’une solidarité scellée par tant de splendeurs et tant de calamités qui lui ont été communes avec l’ancienne dynastie ; elle n’aura pas résisté en face au glorieux despotisme de l’empire, pour aller ramasser, dans les bas-fonds de la politique actuelle, je ne sais quels ignobles liens préparés par les mains de ceux qui ne voient dans la religion qu’un instrument de gouvernement. Non, la France est encore trop généreuse pour que ce soit là le sort réservé à ses citoyens catholiques ; il n’y a que des hypocrites qui pourpraient nous y condamner, il n’y a que des lâches qui pourraient le subir.



  1. Je me suis souvent demandé, quand j’étais élève de l’Université, comme depuis que j’en suis sorti, ce que l’aumônier de n’importe quel collège royal de Paris pourrait répondre à l’élève qui lui dirait : « Mais, M. l’Abbé, pourquoi voulez-vous nous faire croire à des choses que n’admettent aucun de nos professeurs ? »
  2. La philosophie est patiente…, elle est pleine de confiance dans l’avenir. Heureuse de voir les masses, le peuple, c’est-à-dire le genre humain tout entier entre les bras du christianisme, elle se contente de lui tendre doucement la main et de l’aider à s’élever plus haut encore. M. Cousin, Cours d’Histoire de la Philosophie.