Du devoir des catholiques dans la question de la liberté d’enseignement/Chapitre XV

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Du devoir des catholiques dans la question de la liberté d’enseignement
Au bureau de l’univers (p. 54-59).
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XV


Ce n’est pas ainsi, il faut le dire, qu’on affranchira les familles chrétiennes ; ce n’est pas ainsi qu’on échappera au danger imminent qui nous menace. Ce danger ne consiste pas, comme on se le figure, dans l'ajournement plus ou moins prolongé du projet de loi sur l’instruction secondaire. Il consiste bien plutôt dans la présentation prochaine et l'adoption immédiate d’une loi qui, sous prétexte de pourvoir aux promesses de la Charte, les interprétera de façon à resserrer tous les liens de la servitude actuelle, et à rendre permanent et irréparable un mal, qui, en droit, n’est aujourd’hui que provisoire.

Nous aurons à la session prochaine une loi, à moins de quelque crise imprévue : mais cette loi, n’en doutons pas, ne sera que la reproduction des dispositions oppressives proposées par le gouvernement en 1836 et en 1841. L’Université qui a cru pendant un temps pouvoir prolonger indéfiniment le monopole absolu dans son état actuel, reconnaît que cette pensée est vaine ; mais elle a hâte de faire consacrer par une loi définitive le maintien des attributions les plus essentielles de son pouvoir, avant que l’importance croissante des discussions extraparlementaires au sujet de ce pouvoir même ne vienne augmenter le nombre et l’énergie de ses adversaires. Nous aurons donc une loi, mais une loi qui consacrera les trois bases suivantes d’une tyrannie sans remède.

1° L’obligation pour tout chef d’institution ou de pension, non-seulement d’être revêtu d’un grade universitaire (ce qui constitue déjà une violation de la liberté), mais encore d’avoir été pourvu d’un diplôme ad hoc à la suite d’un examen passé par devant un jury presque exclusivement choisi par le chef de l’Université. (Art. 6 du projet de 1841.)

2° L’exercice d’une juridiction pénale par l’Université elle-même sur tous les établissements libres qui, ne dépendant pas d’elle, seraient nécessairement ses rivaux.

3° L’interdiction de tout enseignement par des ordres religieux.

Les deux premières de ces dispositions renversent l’idée même du droit commun, établissent la confusion de l’Université avec l’État, érigent cette corporation à la fois en juge et partie, instituant une prévention permanente contre la liberté, et confient la répression des écarts inséparables de cette liberté même à une juridiction exceptionnelle, exercée par le seul corps qui soit intéressé à. l’anéantir.

La troisième, spécialement dirigée contre les Jésuites, et dont le gouvernement avait laissé en 1836 l’odieuse initiative à la gauche, sera très-probablement proposée à la prochaine session, par le même ministre, qui a donné le signal aux invectives récentes de ses subordonnés, en déclamant contre « cette société remuante et impérieuse que l’esprit de gouvernement et l’esprit de liberté repoussent avec une égale méfiance[1]. » Si elle est adoptée, le monopole sera de fait maintenu. Sans doute, en abolissant des exigences minutieuses qui rendent aujourd’hui son joug si intolérable, telles que l’autorisation préalable et arbitraire de toute maison d’éducation, l’obligation de conduire les élèves des pensions aux collèges universitaires, la nécessité des certificats d’études dans ces collèges avant d’être admis aux examens du baccalauréat ; on aura rendu plus facile la création d’un petit nombre de maisons dirigées par des ecclésiastiques ou des laïques pieux, qui offriront des garanties convenables aux familles. Mais qu’on le sache bien, l’enseignement tel qu’il est, ne subira aucun changement très-notable. Le clergé séculier, tel qu’il est actuellement constitué en France, restreint en nombre, absorbé par les travaux du saint ministère, dépouillé de toutes les ressources qui naguère permettaient à l’élite de ses membres de consacrer leur jeunesse à l’étude, le clergé séculier ne saurait lutter, avec le succès que doivent vouloir les catholiques, contre l’organisation puissante de l’Université. Il fera quelque bien, il n’en fera pas assez pour guérir le mal qui nous consume. Partout d’ailleurs et toujours, chez les peuples catholiques, l’enseignement a été, non pas exclusivement, mais en premier lieu, l’apanage des ordres religieux. Partout d’ailleurs et toujours les restrictions imposées au clergé régulier, les proscriptions légales prononcées contre les moines, ont fini par retomber sur l’épiscopat et le sacerdoce tout entier. On ne citerait pas dans l’histoire un exemple du contraire, et l’expérience toute récente de l’Espagne démontre assez ce que gagne le clergé séculier à séparer sa cause de celle des moines.

Il faut donc le sentir, et il faut surtout avoir le courage de le dire, sans subterfuge et sans détour : l’éducation ne peut être solidement régénérée et épurée que par les congrégations religieuses. Il est juste d’assigner entre elles un rang élevé à ces Jésuites qui ont sauvé la foi dans la plupart des pays catholiques au seizième siècle, et qui depuis ont eu le magnifique privilège d’être dans tous les pays et à toutes les époques les premiers objets de la haine de tous les ennemis de l’Église. Il est juste et il est naturel que l’Église elle-même et que tous ses enfants dociles et dévoués, éclairés par cette démonstration si incontestable de leurs immortels mérites, les maintiennent en possession d’une confiance et d’un respect que la rage de leurs antagonistes ne peut qu’accroître. Arrière donc ces catholiques pusillanimes, s’il s’en trouve, qui s’associeraient lâchement, même par leur silence, aux invectives et aux calomnies de nos ennemis, contre des accusés qui n’ont pas besoin de se défendre, mais dont la gloire, les vertus et les malheurs font partie de notre apanage.

Si la liberté ouvrait à cette illustre compagnie les portes de la France, comme elle lui a ouvert celles de l’Angleterre, de la Belgique et de l’Amérique, à l’abri désormais des dangers que lui ont fait courir une alliance trop intime avec les monarchies absolues dont elle a été si cruellement la victime, stimulée par la concurrence et pénétrée par l’esprit généreux de notre pays, on ne peut douter qu’elle ne mit bientôt ses méthodes anciennes et éprouvées au niveau de tous les besoins de la science moderne, et que dans les divers degrés de l’enseignement ses membres n’obtinssent des succès analogues à ces prodiges d’éloquence qui, du haut de la chaire chrétienne, ont été éveiller les jalouses fureurs des prédicateurs du Collège de France. Aussi la loi qui, sous prétexte de pourvoir à l’instruction secondaire, consacrerait l’exclusion de cet ordre du sein d’un pays catholique, ne serait qu’une sanction imprimée à la tyrannie de l’incrédulité. Tant qu’elle serait maintenue on verrait toujours, comme aujourd’hui, un millier d’enfants sortis des plus honnêtes familles de France, aller chercher au delà de nos frontières, à Fribourg, à Brugelette, le pain de la science, et dénoncer ainsi au ciel et à la terre les dérisions de notre prétendue liberté, et l’envieuse impuissance de notre prétendue philosophie.



  1. Discours de M. Villemain à l’Académie Française, le 30 juin 1842.