Du mouvement catholique en France depuis 1830/02

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DU
MOUVEMENT CATHOLIQUE.

SECONDE PARTIE.[1]

V. — les maîtres ès-arts de l’enseignement.

Une polémique fort vive s’est engagée, dans ces derniers temps, entre l’Université et le clergé à l’occasion de la liberté de l’enseignement : la bataille dure encore. Disputes, pamphlets, rien n’a manqué ; c’est une croisade qui demanderait une histoire : il suffira d’en indiquer les principaux accidens pour faire juger des prétentions toujours exagérées du parti ultra-catholique.

La question de la liberté de l’enseignement fut agitée, pour la première fois après 1830, par le journal l’Avenir. Le public et le clergé même restèrent alors indifférens. En 1837, un projet de loi fut discuté à la chambre, mais sans amener de résultat ; enfin, la discussion ayant été reprise en 1840, il y eut cette fois une certaine rumeur dans les partis. Au moment des débats parlementaires, les évêques protestèrent contre la législation qui régit les écoles secondaires ecclésiastiques désignées sous le nom de petits séminaires, et il est bon de rappeler, en passant, que cette législation est l’œuvre de la restauration, et d’un évêque, M. Feutrier, qu’on a du reste damné depuis comme gallican. Modérée dans les formes, la protestation, seul acte officiel et collectif de l’épiscopat français depuis trente ans, a été l’occasion d’un petit concile national ; quelques prélats ont fait le voyage de Paris, pour s’en entendre avec le gouvernement. On a promis de faire droit à leurs réclamations ; on a de plus promis une loi, et M. le ministre de l’instruction publique a consulté les évêques sur le projet de loi qu’il prépare. Jusque-là, tout s’était légalement et convenablement passé, mais la querelle ne tarda point à s’envenimer ; on avait commencé par demander la révision des règlemens qui régissent les écoles ecclésiastiques ; on attaqua bientôt l’Université, et ceux qui ne cherchaient dans la libre concurrence qu’un moyen détourné pour accaparer l’enseignement allèrent même jusqu’à refuser à l’état le droit de contrôle et de surveillance. Parmi les champions qui ont marché, dans ces derniers temps, avec le plus d’ardeur à l’assaut de l’Université, il y a trois ou quatre évêques, des séminaristes qui gagnent là leurs éperons, quelques chanoines, la rédaction de l’Univers religieux, les journaux légitimistes, et les jésuites, qui dirigent la manœuvre de leur quartier-général de Lyon. Pour quelques-uns, c’est une affaire de conscience, une ébullition sincère de naïveté dévote ; pour le plus grand nombre, ce n’est qu’un manége hypocrite. Parmi les évêques qui se sont compromis, les uns par des mandemens, les autres par une correspondance souvent peu mesurée avec l’Univers, M. de Chartres, ancien aumônier de Mme la duchesse d’Angoulême, et M. de Belley ont surtout fait bruit ; quand ils parlent de l’Université, on croirait qu’il s’agit de l’enfer, car ils la représentent comme une caverne peuplée d’empoisonneurs et d’assassins ; c’est une véritable hallucination dantesque, moins la poésie : l’innocence de la logique excuse du moins l’âcreté du style, et l’on pardonne volontiers la vivacité de l’attaque, par considération pour une bonhomie qui va jusqu’à demander l’agrégation des femmes à l’Université. MM. les évêques, d’ailleurs, se réservent prudemment la ressource des rétractations mitigées, et quand des mots par trop blessans sont tombés de leur plume, ils en adoucissent l’amertume en les rejetant sur David ou Jérémie, comme cela s’est vu à l’occasion des écoles de pestilence.

Dans le journalisme, l’Univers s’est fait l’écho, mais l’écho inintelligent de ces murmures. L’abolition du monopole universitaire est devenue son delenda Carthago. C’est par-là qu’il vit. En attendant que le ciel mette enfin un terme à la persécution de Julien l’Apostat, comme l’a dit un journal de la même nuance, l’Univers travaille à rendre l’Université irréprochable, et il dénonce les juifs, les protestans et les athées, tout en faisant des complimens à M. le ministre de l’instruction publique. Ces déférences polies envers les agens de l’état l’ont rendu suspect ; M. le marquis de Regnon, dans des brochures inaperçues, lui a même reproché de n’être qu’un partisan déguisé du monopole ; pour répondre à ce reproche, l’Univers a relu son Escobar, et s’est jeté dans d’inextricables distinctions entre la liberté libre, la liberté limitée et la liberté surveillée, entre l’Université et l’état, et il a fini par déclarer, en cessant de se comprendre lui-même et d’être compris de ses lecteurs que, s’il refusait à l’Université le droit de surveiller, il accordait du moins à l’état le droit de regarder, attendu que les catholiques enseigneront portes ouvertes. La logique de l’Univers est toujours de cette force.

Les ennemis prudens du monopole, tout en restant dans l’ombre, tiennent sous la main quelques condottieri qu’ils lancent en avant et qu’ils désavouent ensuite, ce qui leur assure tous les profits du scandale, sans qu’ils aient à redouter la responsabilité de l’attaque et les dangers du combat. M. Desgarets, le chanoine de Lyon, qui signe un ancien officier, devait nécessairement par souvenir de son premier état, marcher à l’avant-garde ; il s’est donc présenté sur le champ de bataille armé de ce Monopole universitaire, que la presse de toutes les opinions, que tous les hommes sages ont flétri d’un blâme sévère, et dont tout le monde a rougi, excepté l’auteur et l’Univers, qui débitait le pamphlet dans ses bureaux, et le défendait dans ses colonnes en même temps qu’il insérait l’apologie de M. Desgarets, écrite par M. Desgarets lui-même. On connaît la tactique du chanoine de Lyon et de ses acolytes : quand les faits précis manquent, on en invente ; on falsifie les citations, on reproche à l’Université de réhabiliter Marat et Robespierre, et l’on enferme les professeurs du corps enseignant dans un labyrinthe sans issue, en les déclarant impies, lorsqu’ils parlent au nom du libre examen, hypocrites, quand ils protestent de leur respect pour la religion.

En rapprochant le pamphlet de M. Desgarets des manifestations du même genre qui se sont produites sur différens points de la France, on pourrait croire à un mot d’ordre général. Déjà, en 1840, une Société d’ecclésiastiques s’organisait sous la présidence de M. Rohrbacher, pour dénoncer le monopole universitaire à la France libérale et à la France catholique. Plus tard, lorsqu’on affichait à Avignon, au coin des rues, l’annonce du livre de M. Desgarets, le révérend père Corail en donnait en chaire, dans la même ville, un commentaire intéressant. M. l’abbé Védrine, curé de Lupersac, a renchéri encore sur M. Desgarets ; le Simple coup d’œil, composé pendant une retraite diocésaine, en des instans qu’on croirait consacrés au recueillement et à la prière, n’a guère d’antécédens que dans les plus tristes diatribes de la ligue. L’Univers lui-même n’a pas osé avouer M. Védrine. Comment défendre en effet ces emportemens sans raison contre toutes les institutions et toutes les gloires, ces calomnies en style apocalyptique et en français facultatif contre un grand corps de l’état qu’on déclare couvert du sang de plusieurs générations ? Que répondre sérieusement à ces ultramontains échauffés qui réclament l’enseignement au nom du droit divin, en vertu de ces paroles du Christ : Ite et docete, comme si docete voulait dire : soyez professeurs ? En présence de ces réquisitoires, où la colère n’est souvent qu’une ruse de guerre, toute discussion est impossible ; on ne discute pas avec la mauvaise foi. Ce qu’on peut dire de plus sage à ces pamphlétaires en soutane, c’est de leur répéter ce conseil qu’on leur a déjà donné : avant de songer à ouvrir des écoles, ils feraient bien de fréquenter celles qui existent. Le Simple coup d’œil, comme le Monopole universitaire, a été fabriqué dans la grande officine de Lyon, et nous ne doutons pas que MM. Desgarets et Védrine n’aient encouru de M. l’archevêque de Bonald un blâme sévère, car M. de Bonald ne peut avoir oublié les sages paroles qu’il a prononcées en prenant possession de son siége archiépiscopal : « Venons-nous ici pour décider entre des opinions et des opinions ? Avons-nous quitté un troupeau chéri pour nous enfermer dans un camp ? Si quelqu’un est l’objet de notre prédilection, ce sera l’homme prudent et pacifique qui, exempt de tout esprit de parti, ne compromettra jamais la cause sainte de la religion… ; ne vous disputez pas dans le chemin. » Les bons conseils portent rarement leurs fruits, et ceux même qui les donnent ont quelquefois le tort de ne pas les suivre.

Dans cette ardente insurrection de l’ultramontanisme, les facultés de théologie elles-mêmes ont été mises en suspicion, par cela seul que la collation des grades relève de l’Université. M. le doyen de la faculté de Paris a été vivement attaqué par l’Univers ; et la faculté tout entière a été immolée aux sulpiciens par l’Ami de la Religion. M. le doyen de la faculté de Lyon a été attaqué d’une façon plus inconvenante encore par les journaux ultra-catholiques de cette ville : il faut du reste rendre justice aux membres vraiment éclairés du clergé ; ils ont vu avec regret l’aigreur et l’amertume de ces querelles. Dans les Observations sur la controverse élevée à l’occasion de la liberté de l’enseignement, M. l’archevêque de Paris désavoue sévèrement les pamphlets, et recommande, avant tout, le calme et la modération du langage dans la discussion. M. l’archevêque, et ici on ne peut, sans mauvaise foi, ne pas être de son avis, proteste contre l’espèce d’ilotisme qui frappe, par le refus des grades universitaires, les élèves des écoles ecclésiastiques, et les force à rentrer dans les classes de l’Université quand ils abandonnent le noviciat du sacerdoce pour les carrières civiles où les grades sont exigés. M. Affre réclame en outre la libre concurrence en faveur du clergé, et personne ne songerait à le contredire, si dans le clergé chacun comprenait comme lui la mission du prêtre ; par malheur pour l’autorité de sa brochure, au lieu de demander la liberté au nom de la liberté même il a cru devoir abaisser les méthodes scientifiques devant l’enseignement religieux ; au lieu de maintenir dans des sphères parfaitement distinctes la science et la foi, et de faire ainsi la part de l’église et de l’Université dans l’éducation publique, il s’est jeté dans une polémique agressive contre la philosophie, en cherchant à démontrer son infériorité, son impuissance, ses dangers même, et, tout en prêchant la paix, il n’a fait que préparer peut-être de nouvelles querelles. La dispute en effet ne s’est pas calmée : M. Carle, l’historien de Savonarole, a publié, peu de jours après M. l’archevêque une brochure nouvelle, la liberté d’enseignement est-elle une nécessité religieuse et sociale ? Ce n’est qu’un post-scriptum aux livres de MM. Desgarets et Védrine. L’auteur, fidèle aux habitudes de sa logique, tombe à chaque page dans des contradictions vraiment incroyables, et ses déclamations contre l’Université ne sont que les prolégomènes d’attaques souvent plus violentes encore contre la discipline de l’église, et de critiques amères contre l’enseignement de la théologie tel qu’il est constitué dans les facultés et les séminaires. Si M. Carle pouvait être pris au sérieux, il faudrait désespérer de la société ; mais fort heureusement chaque page de son livre est une réfutation de la page qui suit ou de celle qui précède. M. Carle se plaint de la décadence de la discipline ecclésiastique, et je serais disposé cette fois à lui donner raison, car il faut que cette discipline soit bien relâchée pour que de pareils livres n’attirent pas à l’auteur, de la part de l’autorité compétente, un blâme officiel et même une pénitence. En attendant, les pamphlets se succèdent, toujours plus violens, toujours écrits, comme les livres de MM. Védrine et Desgarets, avec du fiel saturé d’eau bénite. Dans le Catéchisme de l’Université, dédié par un montagnard vivarais à tous les Français qui aiment leur patrie et leur religion, on fait interroger les professeurs du corps enseignant par un élève des frères ignorantins, et les professeurs, dûment atteints et convaincus d’immoralité et d’impiété, sont à jamais exclus de la communion catholique, traités d’infâmes blasphémateurs, et rangés parmi les albigeois, les antimariens, les cyrénaïques, les cérinthiens, en un mot parmi les hérétiques les plus pervers.

Nous arrêterons-nous à la Révélation du complot formé pour substituer en France à l’église catholique une église nationale universitaire, écrit anonyme qui sert d’appendice à une apologie du jésuitisme par un homme d’état, ou à la Restauration d’un collége, pamphlet d’un chanoine d’Albi, qui appelle le conseil municipal de cette ville à une révolte officielle contre l’Université ! L’homme d’état et le chanoine sont de l’école de M. Desgarets ; ils crient au scandale et n’ont rien de neuf à nous apprendre. Nous sommes toujours ici sur le terrain de l’exagération, et tout naturellement nous y trouvons M. Veuillot armé de sa Lettre à M. le ministre de l’instruction publique sur la liberté de l’enseignement. Cette lettre est comme la quintessence des articles de l’Univers. Ce qu’on y remarque, ce n’est certes ni la logique, ni l’aménité de la forme, mais un ton menaçant et ouvertement hostile, qui prend chaque jour dans les publications du même genre plus de violence et d’âpreté. À l’origine de la guerre, l’Université seule était mise en cause, on la séparait de l’état ; aujourd’hui, à propos de l’Université, c’est à l’état qu’on s’attaque ; on veut qu’il s’humilie et qu’il obéisse. « Vous avez peur de l’église, dit M. Veuillot, et vous serez forcé de vouloir ce qu’elle veut, car vous ne vivez que parce qu’elle y consent. » M. Veuillot, qui se prend pour l’église, ajoute : « Si l’on essaie de nous résister, je ne sais ce que nous ferons, mais assurément nous ferons quelque chose… Voyez maintenant à nous arracher ce qui nous reste encore, et disposez bien vos mesures, car avec ce reste nous pouvons vous reprendre tout. » Cette fois du moins il n’y a pas de restrictions mentales, et c’est une déclaration de guerre en bonne forme.

Pour les exagérés de l’école catholique, ce n’était point encore assez cependant d’immoler tous les fonctionnaires de l’Université, depuis les membres du conseil royal jusqu’aux simples bacheliers ; il fallait de nouvelles victimes à cette immense hécatombe, et les instituteurs primaires, les clercs laïcs des villages ont été sacrifiés sans pitié. Cette fois, c’est vraiment le massacre des innocens. Les infortunés ! eux qui chantent d’une si belle voix et d’un si bon cœur au lutrin de leur église, et qui sonnent si régulièrement l’Angelus, on les accuse de scepticisme ! — Demandez-leur ce que c’est que le scepticisme ? — On les accuse de lire Voltaire ! — demandez-leur ce que c’est que Voltaire ? — et de gagner dans la compagnie de M. le maire la contagion des doctrines subversives. La guerre se propage ainsi jusque dans les plus humbles campagnes. Il arrive souvent que le curé, qui a cependant le droit de surveillance sur l’enseignement primaire, en vertu de la loi de 1833, s’abstient de surveiller, sans doute pour se ménager l’occasion de crier à l’impiété. Quelquefois même il oppose à l’école municipale, dirigée par l’élu du conseil, l’école privée, dirigée par l’élu de son cœur, et pour faire triompher l’instituteur de son choix, il use au besoin d’une arme puissante, le refus de la première communion ; alors la commune s’agite : il y a émeute au village, car les questions d’instituteurs résument un grand côté de la politique rurale. À l’évêché, on prend parti pour le desservant ; le préfet ajourne ou reste neutre ; le comité d’arrondissement en appelle au conseil royal, qui prend des demi-mesures, et l’éternelle lutte du spirituel et du temporel, résumée cette fois par un curé et par un maire, aboutit toujours au scandale.

Ici, comme en toute circonstance, le parti ultra-catholique prétend à l’infaillibilité et s’attribue une supériorité éminente. Le clergé, auquel on immole l’Université, occupe dans l’instruction une place de jour en jour plus grande. A-t-il vaincu l’Université dans la science de l’enseignement ? là est toute la question.

Un fait significatif et concluant servira de réponse. Parmi les établissemens d’éducation dirigés par des ecclésiastiques, les uns, comme le collége de Juilly, de Pontlevoy, la pension de M. l’abbé Poiloup, sont soumis au droit commun ; ces établissemens, dits de plein exercice, admettent des professeurs laïcs, reçoivent les visites des inspecteurs, adoptent les livres universitaires, et délivrent des certificats d’études valables pour l’obtention des grades. Les autres, les petits séminaires, qui devraient, aux termes de la loi, ne recevoir que les jeunes gens qui se destinent au sacerdoce, sont complètement murés à la direction universitaire ; et toute la supériorité, une supériorité incontestable, est du côté des établissemens de plein exercice. C’est là un fait reconnu par tous les hommes sincères du clergé lui-même, et confirmé par MM. Allignol[2], qui demandent, comme un grand bienfait pour l’église, que l’enseignement des écoles secondaires ecclésiastiques soit élevé au niveau de l’enseignement des colléges. Quel est en effet l’esprit qui préside à la direction des petits séminaires ? La dévotion la plus étroite, l’ignorance la plus complète des besoins et des idées du temps. On s’y met à genoux vingt fois par jour, on égrène le rosaire, et l’on en est tout imprégné de pessimisme contre le monde, contre la société, quelquefois même contre la famille. Quels sont les livres scolaires ? La mythologie ad maximam Dei gloriam, Mme de Sévigné revue et émondée par M. l’abbé Allemand, directeur des études au petit séminaire de Valence, les Vies des Héros vendéens, l’Histoire de la Vendée catholique, les ouvrages de M. Loriquet, et Robinson, non pas ce Robinson que nous connaissons tous, mais un Robinson transfiguré et converti par un moine espagnol que le naufrage a jeté dans son île. Il est vrai, et c’est M. l’abbé Delor, professeur du petit séminaire, qui nous l’apprend dans son Appel aux Familles, qu’on y veille beaucoup mieux que dans les colléges sur la sensibilité des mœurs, et qu’on y défend les enfans contre la voix des sirènes. M. Delor nous apprend en outre que, quand il trouve dans un journal un article contre le parti prêtre ou la congrégation, il a grand soin de le lire à ses frères. Pour compléter le tableau du gymnase chrétien, M. Delor aurait dû dire que les professeurs de ces gymnases, qui sont aptes, lorsqu’ils ont reçu les ordres, à obtenir les grades universitaires, ont pour habitude de se faire refuser aux examens de la licence, malgré le bon vouloir des examinateurs et leur indulgence, et que les bacheliers ès-lettres sont aussi rares dans les gymnases chrétiens que les docteurs en théologie.

En vérité, le clergé, en face de pareils résultats, devrait se montrer plus modeste et surtout plus indulgent, car on aurait beau jeu contre lui en appliquant à l’enseignement ecclésiastique, qui se traîne depuis cent ans dans la routine des mêmes méthodes, un examen sévère ; et sans regarder long-temps dans les livres des séminaires, il est facile d’y trouver plus d’un texte qui prête à la critique, ne fût-ce que cette maxime qu’on enseigne dans les séminaires de Paris et du Mans, que tout homme a sur un autre homme droit de propriété, que ce droit de propriété est licite, que le commerce des noirs est licite, et qu’il ne répugne ni à la religion ni à l’équité naturelle[3]. Voilà pourtant l’enseignement officiel en contradiction flagrante avec le pape qui, par le bref du 3 décembre 1839, a énergiquement flétri la traite comme la dernière trace de la barbarie païenne, déclaré indigne du nom de chrétien celui qui ose avoir des esclaves ou même soutenir qu’il est permis d’en avoir. Les jésuites, on le conçoit, ne sont pas restés inactifs dans cet engagement général ; mais l’arrêt de proscription qui les frappe les force à rester dans l’ombre. Ils professent donc par subterfuge, tantôt en ouvrant, sous prétexte de conférences religieuses des cours publics, tantôt en obtenant du conseil royal l’autorisation d’enseigner la cosmographie, ou bien encore en fondant à l’étranger, en Suisse, à Guernesey, à Brugelette en Belgique, des pensionnats destinés à des élèves français, véritables colonies d’émigrés, où les enfans vont appendre au-delà de la frontière à aimer le pays et à respecter ses institutions sous la férule d’un jésuitisme qui n’a même plus de patrie !

Souvent ridicules par la forme, inoffensives par leur exagération même, les attaques contre l’Université sont restées long-temps, à l’origine de la querelle, une pure affaire de sacristie ; mais à force de colère et de déclamations, on a fini par faire croire que la liberté était compromise, et l’existence même du catholicisme engagée dans la lutte. La question, toute cléricale d’abord, est devenue politique, et sur ce terrain nouveau nous rencontrons MM. de Montalembert et Laurentie. M. de Montalembert, que l’Univers, avec une tendresse mystique, appelle notre frère, n’a fait que reprendre en sous-œuvre le thème de l’abbé Védrine. Sa brochure, intitulée des Devoirs d’un Catholique dans la question de la liberté de l’enseignement, repose tout entière sur l’ultramontanisme le plus violent : d’un côté, le droit ; de l’autre, le fait. En droit, la suprématie absolue sur la science et la politique appartient à l’église ; elle est reine, elle est juge entre les peuples et les gouvernemens. En fait, elle est asservie par un despotisme odieux qui tend à la sécularisation universelle ; l’état veut confisquer ses doctrines et l’exploiter au profit de sa politique en la transformant en une sorte de gendarmerie morale. Dans cette situation, quel est le devoir de l’église ? Pour répondre à cette question, M. de Montalembert laisse échapper des regrets qu’il est bon de noter : « Nous avons, dit-il, travaillé de notre mieux à détacher les liens qui semblaient naturellement identifier en France les intérêts du catholicisme avec un parti hostile au gouvernement nouveau… ; il vaudrait mieux, pour l’honneur de l’église, qu’elle fût restée liée au légitimisme. » Là est toute la pensée de l’auteur. Le catholicisme s’était séparé des partis, il faut qu’il s’y rattache. Tout rapprochement entre l’Université et les catholiques ne peut entraîner que des inconvéniens ; et M. de Montalembert ajoute : « Les catholiques n’ont rien à attendre de la chambre des députés, rien de la chambre des pairs, rien de la couronne, mais tout d’eux-mêmes. Les catholiques en France sont nombreux et riches ; ce qui leur manque, c’est le courage. Dans la vie publique, ils sont catholiques après tout au lieu de l’être avant tout, et ils aiment mieux laisser faire aux autres et se mettre à la queue d’un parti que d’être un parti par eux-mêmes ; qu’ils agissent et qu’ils deviennent ce qu’on appelle en style parlementaire un embarras sérieux. Une sainte ligue, voilà en dernière analyse ce que demande M. de Montalembert. M. Laurentie n’a point ces emportemens, et sa brochure, la Liberté d’Enseignement, se distingue au contraire par le calme et la mesure. Ce n’est pas au nom de l’église et pour le profit de l’église que M. Laurentie réclame la libre concurrence, c’est au nom de la famille et du pouvoir paternel. Par malheur pour l’autorité de la brochure de M. Laurentie, la donnée repose tout entière sur une subtilité, la distinction de l’Université et de l’état. L’auteur admet pour l’état le droit de surveillance et de contrôle, qu’il refuse à l’Université, attendu que l’Université, fût-elle croyante et pieuse par elle-même, est légalement athée vis-à-vis des autres communions chrétiennes. Or, de ce point de vue, pour être conséquent avec lui-même et justifier aux yeux des catholiques la surveillance qu’il propose, il faut que M. Laurentie arrive à proclamer une religion de l’état, car jusqu’à nouvel ordre l’état est dans la même situation d’athéisme légal que l’Université. Quel que soit du reste le plus ou moins de valeur des argumens qui ont été jetés jusqu’à ce jour dans la polémique, on a parlé au nom de la liberté, au nom de la conscience ; on s’est ému dans les populations religieuses. D’autre part, une certaine portion du clergé, en se mettant de plus en plus en dehors des lois qui régissent l’instruction publique, en s’immisçant de jour en jour davantage dans l’enseignement, et avec des sentimens trop souvent hostiles à l’esprit des âges modernes, ne tend à rien moins qu’à créer dans l’état deux générations distinctes. Il importe donc que la question de l’instruction secondaire soit vidée ailleurs que dans les journaux. C’est enfin par une loi, c’est devant les chambres, que le débat va se terminer. Quand la législature du pays aura parlé, quand les droits de tous seront fixés, les scandales cesseront, nous aimons à le croire, et l’Université elle-même, qui, certes, est loin d’être infaillible, acceptera des réformes reconnues nécessaires par les hommes sages de tous les partis.

VI. — les poètes, les romanciers.

Tandis que les écrivains sérieux, ou du moins ceux qui s’annoncent comme tels, combattaient avec les armes pesantes de l’érudition, de la science et de la philosophie, la phalange légère des poètes et des romanciers engageait l’action sur un autre terrain, et la fantaisie littéraire se donnait à elle-même l’investiture de l’apostolat.

Nous ne remonterons pas bien haut pour assister aux premières hostilités. Avant 1830, notre littérature ne puise pas encore dans la religion l’inquiétude et la colère. Si le christianisme dicte à M. de Châteaubriand des pages éloquentes, à M. de Lamartine des chants mélodieux, on ne saurait confondre ces nobles inspirations avec les rêveries du néo-catholicisme. Tout en restant croyante, la Muse ne se met point alors en lutte avec le présent, elle ne quitte point les paisibles régions de l’art pour la bruyante arène de la controverse et du pamphlet. Aussi plus d’une jeune imagination se laisse-elle séduire, et M. Victor Hugo lui-même prélude, en célébrant le trône et l’autel, à la sensuelle fantaisie des Orientales. Ce n’est pas à cette époque, on le voit, qu’il faut chercher les origines de la littérature néo-catholique, et, bien loin de continuer ce mouvement pacifique, il a fallu s’en écarter violemment pour introduire dans notre poésie la triste prétention du prosélytisme et de l’intolérance.

Toutes les tendances qui sommeillaient sous la restauration se réveillèrent plus vives après 1830. Les jours de surexcitation intellectuelle qui virent naître tant d’utopies virent aussi les débuts littéraires du néo-catholicisme. Il y eut alors chez quelques écrivains le vertige de la foi, comme il y avait chez d’autres le vertige de l’indépendance ; on passa de l’ode au cantique, et du roman au sermon. La poésie néo-chrétienne rallia bientôt de fervens adeptes, les uns qui, avant 1830, se contentaient d’être simplement croyans, les autres qui apportaient dans le combat toute l’ardeur d’une conversion récente. Aujourd’hui la pieuse phalange compte de nombreux soldats, et tous les jours les organes de la critique prétendue religieuse découvrent à l’horizon un nouvel astre poétique, tous les jours ils promettent la gloire et décernent le génie à de nouveaux élus ; mais ceux qui espèrent ainsi augmenter leurs forces ne font le plus souvent que marier deux excès, deux maladies, l’ambition littéraire et l’intolérance religieuse. Jugeons l’union par ses résultats.

Parmi les poètes qui ont traversé la restauration pour arriver au néo-catholicisme, nous trouvons d’abord MM. Soumet et Guiraud. Tous deux ont méconnu pour des rêves ambitieux leur vocation élégiaque. M. Soumet a égaré dans le fracas d’une épopée divine la voix qui avait chanté la Pauvre Fille, et M. Guiraud a oublié les naïfs accens des Petits Savoyards pour devenir l’infatigable écrivain que nous connaissons. Au moins M. Guiraud, hérétique dans sa prose, s’est-il montré dans sa poésie controversiste irréprochable. De vives prétentions à l’orthodoxie semblent demander grace dans le Cloître de Villemartin pour les témérités de la Philosophie catholique. Les invectives que M. Guiraud prodigue aux sceptiques et aux voltairiens lui ont même valu les éloges de critiques fort compétens en pareille matière. Toutefois de pareils succès ne comptent pas devant l’art, et le zèle du néophyte déguise mal chez M. Guiraud la faiblesse de l’écrivain. On cherche dans ses vers le rayon de l’enthousiasme chrétien, on n’y trouve que la stérile exaltation de l’intolérance. Les néo-catholiques peuvent revendiquer en M. Guiraud un de leurs plus féconds producteurs, mais qu’ils renoncent à le saluer poète. Ce n’est pas une lyre, c’est une plume intempérante qu’ils ont gagnée dans l’auteur de Flavien.

M. Soumet a été encore moins heureux que M. Guiraud : l’hérésie littéraire se complique dans la Divine Épopée de l’hérésie religieuse. Mondains et dévots ont également protesté contre l’écrivain, les uns au nom du goût, les autres au nom de la foi. Les premiers n’ont trouvé dans ce chaos solennel que quelques beaux vers égarés dans un immense ennui ; les autres y ont découvert une abominable profanation. La tentative de M. Soumet est d’ailleurs une exception, et les poètes néo-catholiques visent d’ordinaire à une scrupuleuse orthodoxie. M. Reboul, le seul qu’on puisse nommer parmi ceux qui partagent avec M. Soumet la prétention épique, s’est attaché, dans le Dernier Jour, à concilier le dogme et l’imagination ; une seule chose lui a manqué : c’est l’imagination même. On avait accueilli avec faveur les premiers essais de M. Reboul, où la distinction du sentiment contrastait avec l’humble condition de l’auteur. Il n’en a pas fallu davantage pour exalter l’orgueil du boulanger de Nîmes, et celui dont l’haleine avait pu animer quelques stances agréables a voulu chanter la fin du monde. La palme de l’épopée a échappé à M. Reboul comme à tant d’autres ; lui reste-t-il au moins celle de l’ode ou de l’élégie ? Malheureusement, qui dit génie lyrique dit originalité, et rien n’est moins original que les poésies de M. Reboul. D’harmonieuses réminiscences ne remplacent pas l’inspiration absente, et le plus habile imitateur n’a aucune place à réclamer parmi les poètes.

Si le midi semble la patrie de l’épopée néo-catholique, la Bretagne est la terre bénie de l’élégie religieuse. Là du moins plus de ces prétentions excessives qu’explique sans les excuser la fougue du caractère méridional. La muse bretonne se renferme dans un cercle d’inspirations dont la naïveté n’est pas sans grace. Deux écrivains auxquels on ne peut refuser d’honnêtes et sérieuses tendances représentent, sous des aspects bien tranchés, la poésie néo-catholique de la Bretagne. M. Turquety est le poète citadin, M. Morvonnais le barde rustique. On sent que les vers du premier sont nés dans la bruyante atmosphère de la ville, et que le second murmure ses chants sur la grève solitaire. D’une part, c’est l’élégance du monde ; de l’autre, c’est presque le mysticisme du cloître. — M. Turquety s’est fait connaître, en 1829, par des Esquisses poétiques, réimprimées depuis sous le titre symbolique de Primavera. Les Esquisses furent accueillies, avec une bienveillance que justifiaient d’aimables qualités de sentiment et d’harmonie. Amour et Foi, tel est le titre du second recueil de M. Turquety, publié en 1835. De 1829 à 1835, un grand changement s’était accompli dans la pensée, et malheureusement aussi dans le talent du poète. M. Turquety avait renoncé à l’élégie amoureuse pour se consacrer à la muse chrétienne. Créer une poésie strictement croyante, rigoureusement orthodoxe, tel était l’idéal qu’il s’efforçait d’atteindre dans Amour et foi, et qu’il poursuivit encore, l’année suivante, dans un volume intitulé Poésie catholique. Malgré la sympathie que méritent les tentatives consciencieuses, il nous est impossible d’applaudir aux efforts de M. Turquety. Ses strophes contre Luther et Judas, ses hymnes au pape, nous feront toujours regretter les modestes inspirations des Esquisses. C’est à tort que M. Turquety se croit appelé à la mission du poète sacré : il lui manque, pour la remplir, cette forte haleine, ce mélange harmonieux d’enthousiasme et de profondeur qui n’est donné qu’à de rares élus. Si M. Turquety a la sensibilité qui convient à l’élégie, il n’a point l’élan qui sied à l’ode, bien moins encore le souffle ardent qu’il faut à l’hymne. C’est en vain qu’il essaie dans ses pieux cantiques de dissimuler l’absence de l’inspiration sous l’harmonieuse limpidité de la parole : s’il fallait résumer notre opinion, nous dirions que M. Turquety est d’autant moins poète qu’il se fait plus catholique. Au lieu d’édifier le public (car c’est là son but), qu’il se contente de l’émouvoir ; qu’il écrive par inspiration, et non par système, et il retrouvera sans aucun doute cette veine aimable et facile qui l’a heureusement servi dans Primavera.

Ce n’est pas en méditant le dogme, c’est en contemplant la nature que M. Morvonnais cherche à s’élever au sentiment de la poésie chrétienne. Son recueil intitulé la Thébaïde des Grèves est une suite d’élégies et de tableaux domestiques où l’influence de Wordsworth se fait plus d’un fois sentir. La rêverie s’y mêle à la prière, telle page commencée en cantique s’achève en idylle. Il y a dans ce livre du lakiste et du visionnaire. Malheureusement la muse de M. Morvonnais ne se tient pas toujours dans le domaine d’humbles et rustiques peintures où sa vocation semble l’appeler. La tendance rêveuse l’emporte trop souvent sur la tendance pittoresque, et presque toujours aux dépens du poète, dont la forme rude et négligée convient peu aux effusions mystiques. Les sujets religieux proprement dits n’ont guère dicté à M. Morvonnais que des pages où manquent à la fois la chaleur et la précision. On aimerait à le voir s’inspirer plus souvent de la nature bretonne, qu’il sait peindre et sentir avec originalité ; pour décrire les landes fleuries, les grèves désolées de l’Armorique, l’auteur de la Thébaïde trouve souvent d’heureux contours et de fraîches couleurs. Qu’il s’attache surtout à mieux finir ses paysages : quelques fleurs gracieuses poussent dans ses sillons ; mais s’il n’y prend garde, elles périront sous les mauvaises herbes.

À côté de MM. Morvonnais et Turquety, il faut nommer MM. du Breil de Marzan et Amédée Duquesnel. C’est encore à la Bretagne qu’appartiennent ces deux écrivains. Dans un volume intitulé la Famille et l’autel, M. du Breil de Marzan semble avoir voulu peindre les diverses solennités de la vie chrétienne et de la vie de famille avec un fond de paysage breton. Il a rencontré quelquefois des pages aimables ; souvent aussi, cédant à une dangereuse facilité de plume, il est tombé dans la diffusion et la monotonie. — M. Duquesnel est un critique, ses travaux ne peuvent être séparés du groupe de poésies auxquelles les rattache une étroite communauté de tendances. Il a publié une Histoire des lettres avant et après le christianisme qu’il a menée résolument jusqu’à nos jours. L’entreprise est des plus vastes, et une ambition moins naïve que celle de M. Duquesnel aurait mérité un blâme sévère : ici la candeur demande grace pour la témérité. C’est du fond de sa province que M. Duquesnel a jugé notre situation littéraire, et on s’en aperçoit aisément. Un grand pêle-mêle de noms propres et de citations, beaucoup de jugemens hasardés, beaucoup d’omissions graves, voilà ce qu’on trouve dans son livre, qui se distingue d’ailleurs par l’honnêteté des intentions.

Nous n’en avons pas fini avec la Bretagne. Que de poètes, et de grands poètes, ne pourrions-nous pas y rencontrer encore ? Dans la cité comme dans le hameau, sur la grève ou dans la bruyère, que de génies naissans, que de jeunes muses s’offriraient à nos regards surpris ! Il ne faudrait que voir la Bretagne par les yeux des critiques néo-chrétiens, mais peut-on se fier à de tels explorateurs ? Nommerons-nous M. de Léon, jeune écrivain enlevé depuis plusieurs mois à ses travaux par une mort précoce, à l’époque même où, par une triste méprise, le feuilleton religieux lui prédit un bel avenir ? Sa Tragédie du monde, début estimable d’ailleurs, offre trop de lieux communs et d’inexpérience à côté de quelques page piquantes. Accepterons-nous comme de puissantes inspirations les pâles essais de M. Hippolyte Violeau ? L’indulgence aurait encore ici trop d’inconvéniens. Les mêmes critiques qui exaltent le talent de M. Violeau nous apprennent qu’il est l’unique soutien d’une famille indigente, et qu’il soupire ses pieux cantiques au milieu des fatigues d’un travail quotidien. Il faut craindre de saluer légèrement poète l’homme sur qui pèsent de si graves devoirs. Nous préférons pécher par trop de modestie, et croire que la France compte un écrivain de moins. Les poètes sont rares aujourd’hui, même en Bretagne, où les rimeurs ne manquent pas, et malgré notre vif désir d’ajouter un nom à la liste des génies contemporains, nous attendrons pour cela des découvertes plus sérieuses que celles de la critique néo-catholique.

C’était peu de ramener la Muse à l’église, on l’a conduite au séminaire. Il y a quelques années, le poète n’était encore que prophète : aujourd’hui il est prophète et missionnaire. Il dédiait ses volumes à M. de Lamartine : il les dédie à la Vierge. Voulez-vous voir l’esthétique néo-chrétienne pratiquée dans toute sa rigueur ? Ouvrez le Saint Rosaire médité, par M. Louis Veuillot. La poésie n’y passe que sous le couvert de la prière. C’est le chapelet en main que le barde ultra-catholique égrène les rimes de ses litanies. L’auteur et l’éditeur (le frontispice nous l’apprend) se sont unis pour déposer ce volume aux pieds de la Vierge. Rien n’est épargné pour simuler une de ces publications naïves où la piété du peuple cherche un guide devant l’autel. Des méditations sur les mystères, entremêlées de vers barbares, remplissent le tiers du volume. Puis viennent des stances sur la nativité, la présentation, l’épiphanie. À la simplicité près, M. Veuillot nous rend la prose rimée des cantiques ; son livre ne s’adresse qu’aux dévots, l’art a voulu s’effacer devant la foi. Mais ne nous hâtons pas d’applaudir à cette abnégation. Les dévots sont un public tout trouvé, toujours empressé, toujours indulgent. Écrire pour eux, c’est gagner des lecteurs et du temps ; en abdiquant la prétention littéraire, on s’épargne bien des efforts ; seulement il ne faut pas s’exagérer les facilités du genre. C’est encore un secret que d’atteindre à cette humble éloquence. L’auteur du Saint Rosaire s’est trompé, s’il a cru s’élever aisément des brusqueries du pamphlet politique aux tendres épanchemens de la prière. L’hymne sied mal à une voix enrouée par les colères de la presse, et le plus modeste livre d’heures parlera toujours aux ames pieuses une langue qui n’est pas celle de M. Veuillot.

Dans cette voie où l’ode se transforme en cantique, M. Veuillot n’a pas marché seul. L’auteur de travaux consciencieux sur la poésie biblique, M. Guillemin, a saisi d’une main plus zélée qu’heureuse la lyre chrétienne, qui n’a que faiblement résonné sous ses doigts. On ne s’est pas contenté d’imiter les livres saints, on a voulu les traduire, et dans cette tâche plus modeste on n’a guère mieux réussi. En s’attaquant au livres de Job et de Ruth, MM. de Gramont et de Belloy n’ont fait que transformer en vers d’album quelques-unes des plus belles et des plus simples pages de la Bible. M. de Peyronnet, qui traduit Job en ce moment, sera-t-il plus heureux ? Une femme aussi (où s’arrêtera l’ambition féminine ?), Mme la marquise du Lau, nous a donné, dans un volume de Poésies religieuses, une paraphrase du Dies Iræ, des cantiques sur la mort, sur le péché, sur la foi. Nous sommes fâché de le dire, mais les Poésies religieuses rappellent moins les modèles du lyrisme sacré que les froids versificateurs de l’empire. C’est dans un style prétentieux et solennel que Mme du Lau chante les mystères du catholicisme ; elle a marié l’emphase d’Esménard à la naïveté du cantique, et de cette fâcheuse alliance il n’est résulté qu’un mortel ennui.

La poésie dévote a eu son écho dans l’église même, et il s’est formé de notre temps comme un parnasse ecclésiastique. Les lévites qui publient des vers placent leurs volumes sous la sauvegarde d’une dédicace sainte ; ils font des préfaces, et, au lieu d’accuser le siècle de son indifférence en matière de rimes, ils le prêchent sur la corruption de ses mœurs, ils associent dans un commun anathème les athées, les panthéistes et les libéraux.

Mon luth, prenons un ton qui soit digne des cieux !

Et le prône rimé coule en strophes monotones, car les sujets sont peu variés. Ce sont des odes aux demoiselles qui ont fait vœu de ne jamais se marier, des stances sur les anges gardiens, des dithyrambes sur la vertu, qui fait horreur aux libertins ;

Car hélas ! l’homme est si brute,
Que la vertu le rebute.

Ce sont de vives apostrophes aux amours illégitimes, et l’auteur déclare :

Qu’à leur amorce dégradante
Il voue une haine brûlante.

Il confesse cependant que, dans les lointains de sa vie, bien avant la tonsure, il a bu comme tout le monde aux courans troublés ; il convient même que la chair se réveille parfois quand des vierges (il s’agit sans doute de ses pénitentes) viennent lui confier leurs secrets. On croit alors entendre comme un soupir mal dissimulé, mais le battement du cœur s’apaise vite et finit par un signe de croix.

Les rimeurs du séminaire, ne pouvant élever le cantique à la hauteur de la poésie, ont appelé le chant au secours de la parole, et des abbés ont enrichi de musique leurs rimes dévotes pour l’usage des confréries du Sacré-Cœur ou du Saint-Rosaire. Une piété rigide aurait droit de protester contre cette innovation, car, en sécularisant ainsi la prière par la langue vulgaire et les airs notés, on ne fait que rappeler les psaumes de Marot et le français schismatique des hymnes de M. Chatel. Ce pieux dilettantisme a d’autres inconvéniens, le respect dû aux choses saintes peut être compromis par des ornemens profanes, et cette poésie chantée est de nature à causer de fâcheuses distractions aux plus recueillis. À voir ainsi la rime appeler la note à son secours, le moins sceptique a peine à chasser de sa mémoire un spirtituel mot de Beaumarchais.

Mais faut-il s’arrêter sur ces tentatives et sommes-nous encore ici sur le terrain des lettres ? À quoi bon prolonger un examen stérile ? Nous le savons assez maintenant, la lyre résonne mal sous les voûtes de la sacristie. Laissons donc les dévots prendre au sérieux leurs poètes ; c’est un courage que nous n’avons pas. Laissons l’auteur du Curé de Valneige, M. Désiré Carrière, s’enivrer de l’encens des circulaires épiscopales, qui garantissent son œuvre comme aussi solide pour le fond que belle par la forme. Ne tirons pas d’un légitime oubli tous les volumes rimés où se prononce plus ou moins vivement la tendance néo-catholique : les Chants pour tous, de M. de Foudras, les Chants et Prières, de MM. de Maricourt et Tourneux, la Christéïde, de M. Christ-Chardon, les Poésies catholiques de M. Montgarnier. Il faudrait partout constater la même insuffisance. La poésie néo-chrétienne s’est essayée en des voies bien diverses : que n’a-t-elle pas tenté ? que n’a-t-elle pas voulu ? Nous savons ce qu’elle a produit. On l’a vue soulever le fardeau de l’épopée pour s’affaisser dans le vertige ; on l’a vue, plus modeste, aborder l’élégie intime et n’arriver qu’à de pâles réminiscences on l’a vue enfin viser aux hauteurs enflammées de l’ode et se perdre dans les puérilités du cantique. Comment expliquer tant d’avortemens ? La foi qui aborde l’art donne sur ce terrain sa vraie mesure. Maladive ou superficielle, c’est en vain qu’elle essaiera de féconder le génie poétique. Les neo-catholiques ont été bien imprudens ; ils oubliaient, en saisissant la lyre, qu’un mauvais poète peut révéler un faible croyant. À défaut d’une foi saine et puissante, quel a donc été leur mobile ? Orgueil, exploitation, caprice ? Il faut bien le dire, un peu de tout cela, et si nous en doutons encore, interrogeons les romanciers après les poètes.

Les romanciers, en se mettant comme les poètes au service d’un système, en oubliant qu’on ne parodie pas les inspirations de la foi, se préparaient un échec presque inévitable. Sans doute on peut s’effrayer avec raison des désordres du roman moderne ; mais parce qu’il s’est montré athée ou cynique, s’ensuit-il qu’on doive le faire dévot ? Fera-t-on accepter aux esprits sérieux et méditatifs les vérités religieuses par un récit et des fictions frivoles ? Les esprits même légers seront-ils convaincus par des contes ? Je suis loin de le penser. En abordant ce genre malheureux, les romanciers ultra-catholiques n’ont pas même le mérite de l’invention. Aux fades amours des héros de Mlle de Scudéry, l’évêque de Belley, Pierre Camus, opposait, dès le XVIIe siècle, les aventures allégoriques des ames qui se détachent de la terre pour courtiser Dieu. Au roman peu édifiant du XVIIIe siècle, les abbés qui n’étaient pas philosophes, c’était alors la minorité, opposaient le Comte de Valmont. L’exploitation du genre s’est bien étendue depuis. Il y a tantôt douze ans, M. Drouineau, le parrain littéraire du néo-catholicisme (car c’est lui qui a trouvé le mot), essayait dans le Manuscrit Vert et dans Résignée une révélation nouvelle. Aujourd’hui la littérature ultra-religieuse compte presque autant de romanciers que de poètes, c’est beaucoup dire, et on a peine à classer d’abord tant d’ambitions diverses.

Le premier rang par droit d’ancienneté appartient encore ici à un écrivain que nous avons rencontré déjà sous les latitudes les plus opposées. Peu content de ses excentricités philosophiques et littéraires ; M. Guiraud vise-t-il donc à une excentricité nouvelle, celle de l’ubiquité ? C’est en 1830 que l’auteur des Petits Savoyards publiait Césaire, qu’il intitule modestement une révélation. Les secrètes douleurs du prêtre, voilà ce que prétend nous révéler Césaire. Ce sujet, qui pouvait inspirer un poète, n’a rencontré qu’un déclamateur. Les intentions du roman se font à peine jour sous le voile sonore de l’amplification. L’auteur semble avoir compris ce défaut ; il donne dans la préface l’explication du livre, et pour justifier sa tentative, il rappelle fort sérieusement que le Christ s’exprimait en paraboles. À ce roman symbolique M. Guiraud a fait succéder en 1835 un roman historique. Césaire s’annonçait comme une révélation ; Flavien vise presque à l’épopée. Comme l’auteur des Martyrs, M. Guiraud a voulu peindre les commencemens de la société chrétienne, mais là s’arrête le rapprochement. M. de Châteaubriand demandait aux premiers âges du christianisme des inspirations nobles et sévères ; M. Guiraud n’y a cherché que le bruit, la couleur, l’effet à tout prix. Il met en scène des Romains, des gladiateurs, des bourreaux et des anachorètes. C’est une succession de tableaux heurtés, dont la vive enluminure fatigue sans émouvoir. On dirait un mélodrame à grand spectacle. Il y a néanmoins au fond de tout cela une naïveté qui désarme la critique. On pourrait dire que les romans de M. Guiraud représentent une époque où le néo-catholicisme n’était pas encore arrivé à l’exaltation fébrile qui le possède aujourd’hui. C’est un pâle reflet de la littérature de l’empire plutôt qu’un écho des passions du moment. Plus tard, en présence d’œuvres où ce caractère pacifique a disparu, nous en viendrons peut-être à regretter ces inoffensives productions.

L’Histoire d’une Ame, de M. de Genoude, nous transporte fort loin des pompeuses descriptions de Flavien. En quelques années, la situation a bien changé ; la littérature ultra-religieuse se préoccupe moins du passé, elle cherche à vivre dans le présent. Le roman publié par le rédacteur de la Gazette, en 1840, a toute sorte de prétentions, dont la moindre n’est pas celle de rappeler les Confessions de saint Augustin. L’Histoire d’une Ame forme à peine un demi-volume, et l’exiguïté des dimensions est ici une coquetterie de plus. On pense à ces courts et simples récits que notre époque a vu naître, à René, à Adolphe, à tous ces petits livres qui suffiraient seuls à conserver un nom ; on n’y pense qu’un instant, avant d’avoir lu la première page. De fades idylles sur les paysages du Dauphiné, une lourde dissertation théologique sur la recherche de la certitude, nous rappellent bien vite au sujet, à M. de Genoude lui-même, car c’est son ame dont il veut nous raconter l’histoire. Nous le voyons d’abord au collége, lisant Voltaire et découvrant que l’auteur de Candide puise ses sentimens dans la Bible et dans saint Paul. Bientôt le jeune voltairien lutte contre la tentation du suicide et n’y échappe qu’à grand’peine, c’est lui-même qui nous l’assure. Comment l’ame égarée à ce point dans les ténèbres du doute pourra-t-elle revenir au christianisme ? Tranquillisez-vous cependant, M. de Genoude lit l’Émile ; Rousseau, c’est le contre-poison de Voltaire. Après avoir lu Rousseau, le sceptique repentant consulte Fénelon, puis la Bible. Dès-lors il se retrouve chrétien, et s’engage à traduire les livres saints, à consacrer à ce travail tout le sentiment poétique qui est en lui. Nous savons si M. de Genoude a tenu promesse. Voilà donc cette ame inquiète rentrée au port, et il semble que le roman soit terminé. Pourtant M. de Genoude a encore quelques révélations à nous faire, quelques doutes à nous confesser ; il n’est pas bien assis dans la foi : pour s’y affermir, il lui reste à lire Bossuet, Platon, Descartes, et cela fait, il chancèle encore. C’est alors qu’il vient à Paris, où il est présenté aux personnages les plus marquans de l’époque. Puis il va entendre Talma, Mme Grassini, Mme Pasta, et à ce propos il nous expose ses idées sur l’art : pour M. de Genoude, la peinture flamande est sans beauté ; la seule, la véritable musique, c’est la musique militaire et la musique religieuse. Ces curieux aphorismes nous amènent au dénouement, c’est-à-dire à la communion du voltairien converti. Cependant, si l’on en croyait les dernières lignes, cette histoire ne serait pas complète. M. de Genoude ne nous aurait pas tout dit : après nous avoir raconté le premier travail de la lumière pour chasser les ténèbres de son esprit, il aurait à nous faire connaître le travail de l’amour divin pour chasser les affections terrestres. Cette dernière partie du livre, M. de Genoude ne sait pas s’il l’écrira. Pourquoi l’écrirait-il ? Pourquoi a-t-il écrit la première ? On cherche en vain le sens et la moralité de son récit ; on n’y trouve ni l’humilité d’une confession chrétienne, ni l’intérêt d’un roman. Faut-il y voir une méthode, et, qu’on nous passe le mot, une recette de conversion ? Nous ne conseillerions à personne de renouveler l’expérience de M. de Genoude : il n’appartenait qu’à lui de suivre cet étrange chemin qui mène à l’Évangile par l’Encyclopédie.

L’histoire de M. de Genoude a certainement de quoi surprendre : qu’est-ce pourtant que cette conversion miraculeuse auprès de la conversion de M. Veuillot ? C’est par une route bien autrement semée d’écueils que M. Veuillot est revenu au catholicisme. Interrogez plutôt ses romans. Il n’en est aucun qui ne contienne une révélation plus ou moins directe sur la vie de l’auteur. Cette biographie, dont quelques pages sont peu édifiantes, ne semble jamais lasser sa plume. Il revient à tout propos sur cette tâche délicate, il nous étale son ame en des replis qui écarteraient la curiosité chatouilleuse. La franchise indiscrète qui le porte à soulever tous les voiles, à ne jamais reculer devant les plus périlleux détails, souvent même à s’y complaire, cet oubli volontaire et obstiné de la mesure et du goût, crée à M. Veuillot une sorte d’originalité parmi les écrivains ultra-catholiques. Qui le croirait ? les éclats de sa voix ont dominé quelquefois le concert néo-chrétien, et, si l’on place l’éloquence dans l’abus de la parole, M. Veuillot est certainement un habile coryphée. La réaction catholique a encouragé cette verve, elle a échauffé cette bile dévote, comme on aiguise une lame qui paraît bien trempée, M. Veuillot se félicite quelque part de n’être pas tombé au rang des condottieri de la plume ; il se trompe : condottiere politique ou religieux, il a subi toutes les nécessités du rôle auquel le préparait son intolérance. Quoi q’il ait fait, sa plume n’a jamais été qu’une arme de combat. Les ultra-catholiques ne voudront jamais convenir que ce n’est ni le talent ni même l’exaltation religieuse qu’ils aiment en M. Veuillot ; ils ne voudront pas reconnaître que pour eux le côté séduisant de l’écrivain c’est précisément celui qui répugne aux esprits délicats, aux ames vraiment pieuses. Il ne faut pas s’y tromper cependant : l’accueil qu’a obtenu le dévot romancier repose sur de violentes allures qu’on blâmerait chez le chrétien et qu’on encourage chez l’écrivain militant. Ici encore l’art a été mis de côté, le succès n’a pas couronné le mérite littéraire ; il a récompensé les brusqueries de la plume.

On devine comment M. Veuillot a compris le roman ultra-religieux. Si l’on veut ne rien ignorer des excentricités du genre, qu’on ouvre Pierre Saintive, ou Rome et Lorette. Il y a là comme un piquant résumé des exagérations de cette littérature à part. Le romancier néo-catholique ne connaît pas le calendrier usuel : il date sa préface d’un pieux anniversaire. Cette date a souvent une signification éloquente, et c’est le jour de la conversion de saint Paul que M. Veuillot termine la préface d’un livre qui est l’histoire de sa propre conversion. Le roman est presque toujours dédié à un prêtre qui a revu les épreuves. La forme du récit biographique, de l’épanchement intime, est celle que l’auteur préfère. L’amant dans Pierre Saintive, le journaliste dans la Femme Honnête, le dévot dans Rome et Lorette, enfin le discret visiteur d’un couvent de femmes dans Sœur Saint-Louis, ce n’est, en réalité, que le même portrait sous des aspects divers. On complique singulièrement ainsi la tâche de la critique : après s’être tirée des difficultés de l’appréciation, elle se voit entraînée bien souvent sur le terrain de la biographie, trop heureuse quand elle échappe aux périls de la controverse. Aussi n’est-ce pas sans hésitation et sans tristesse qu’on aborde un examen qui soulève presque toujours moins d’intérêt littéraire que d’irritantes questions.

Pierre Saintive, publié en 1840, ouvre la série des romans néo-catholiques de M. Veuillot. Le sujet du livre, faut-il le dire ? c’est une conversion. La préface, dédiée à M. l’abbé ***, est datée de la veille du saint dimanche des Rameaux. L’auteur a placé son œuvre sous l’invocation de la Vierge, ses ambitions littéraires sont des plus modestes, il se contente d’être la main débile qui balance l’encensoir et qui sème des fleurs sur le chemin où Dieu doit passer. Eh bien ! malgré toutes ces précautions si parfaitement mystiques, nous respirons encore à travers les vapeurs de l’encens une atmosphère profane et le souffle très mondain des souvenirs ; cette lecture ne serait peut-être pas sans danger pour des pénitens encore émus de leur passé.

Pierre Saintive est arrivé à l’âge où l’on songe à se placer, à prendre femme ; c’est une situation embarrassante et grave. Le carillon de Rabelais, marie-toi, ne te marie pas, résonne à son oreille. — Je voudrais me marier, dit ou plutôt écrit Pierre Saintive à un sien ami pour lui faire part de ses perplexités, mais je redoute ces unions commerciales où l’on ne met en commun que des sacs d’écus… Les personnes les plus délicieuses sont bien mal élevées, et il leur manque beaucoup de choses. De la vertu, toutes les jeunes filles en ont mais cette vertu, comme les roses, fleurit l’espace d’un matin, c’est-à-dire qu’elle s’effeuille après deux ans de ménage, après cinq ans pour les plus heureux, au souffle impitoyable des ouragans conjugaux. Le mari vieillit et prend du ventre,… on le sait par cœur,… et le devoir, qui s’appelle préjugé, despotisme, n’apparaît plus que comme le gardien maussade des pommes d’or du plaisir et de la liberté… Que ne m’est-il donné de trouver la perle qui pourra tremper sans se dissoudre dans le vinaigre des illusions perdues ! — La perle ne se rencontre pas ; le vinaigre corrosif du désenchantement ronge le cœur du pauvre Saintive. Il recule devant l’union conjugale, parce qu’il sait que, s’il se marie, il prendra du ventre, et subira la loi redoutable du talion, attendu que, dans la fièvre de la jeunesse, il n’a pas toujours respecté le sacrement. Mais, d’autre part, faut-il descendre dans le vade in pace des privations ? Marie-toi, ne te marie pas, le carillon sonne toujours, et voilà que, pour surcroît, une passion nouvelle vient se greffer sur la première passion. Tandis que les héros profanes des romans ordinaires se contentent d’aimer une femme, ce héros d’un roman orthodoxe en adore deux à la fois, une sainte et une coquette, l’ange et le démon ; il se passe alors des mystères étranges dans ce pauvre cœur néo-chrétien, et le malheureux Saintive, maussade, inquiet, agacé, pleure, soupire, se promène, prie, espère, et tient le journal de ses impressions ; il écrit à tout le monde, à des abbés, à des dames, et la correspondance amène des réflexions sur les orties du regret qui poussent dans le mariage, sur les forçats libérés, qui peuvent, quand il leur plaît, s’établir dans les villes et y fonder des écoles ou des journaux, ce qui est sans doute un argument victorieux en faveur de la liberté de l’enseignement ; sur les femmes chrétiennes qui sont des places bien défendues ; sur Tartufe, qu’il faudrait brûler jusqu’au dernier exemplaire ; sur Molière et La Rochefoucauld, qui sont bien myopes et bien niais, etc. Enfin la conversion paraît complète, la lutte qui déchirait Saintive semble terminée : des deux femmes qu’il aimait, c’est la dévote qui l’emporte, moins pour sa beauté, pour sa grace, le croirait-on ? que pour une dot qui s’élève à un demi-million. La dot a fixé l’irrésolution de l’amoureux néophyte, lorsqu’il apprend que cet ange de piété, Mlle Thérèse Lacroix, destine toute sa fortune aux pauvres. Que va faire Saintive ? Hélas ! plus de demi-million, plus de mariage ; c’est ainsi qu’il raisonne, et il s’empresse de retirer sa demande. Le voilà retombé plus avant que jamais dans ses incertitudes. On a hâte, après une telle péripétie, d’arriver au dénouement. Il se trouve que la fortune de la jeune dévote se compose de biens enlevés au père de Saintive pendant la révolution. Thérèse n’a pas plutôt découvert cette circonstance, qu’elle offre de tout restituer au légitime possesseur. Un combat de générosité s’engage, dans lequel Thérèse a le dessus. Saintive retrouve sa fortune et entre au séminaire, tandis que Thérèse va frapper à la porte d’un couvent. Ainsi finit cette histoire, dont la moindre bizarrerie n’est pas le style. L’indécision qui tourmente Saintive a passé dans la forme. La coquetterie s’y mêle à la vulgarité, la franchise à l’affection, et comme pour compléter le contraste, quelques remarques religieuses viennent s’égarer çà et là au milieu de prétentieuses rêveries. Ce n’est pas le héros, c’est l’écrivain lui-même qui semble hésiter à chaque page entre le boudoir et la sacristie.

Avec Rome et Lorette, nous passons du roman à la confession. Le souvenir de saint Augustin exalte outre mesure les ambitions néo-chrétiennes. Il est des rapprochemens qu’il vaudrait mieux ne pas provoquer. L’imitation de l’évêque d’Hippone devait porter malheur à M. Veuillot comme à M. de Genoude. C’est en vain que l’auteur de Rome et Lorette vise à l’angélique douceur, aux pieux épanchemens d’un chrétien des premiers âges : les préoccupations exclusives de l’écrivain se trahissent à tout moment par de fâcheuses boutades. M. Veuillot nous parle de son père, simple ouvrier, de ses années d’enfance passées sous un humble toit, et tout aussitôt il trouble comme à plaisir ces douces impressions par une sortie contre l’école mutuelle, contre son instituteur qui s’enivre, contre M. Paul de Kock, dont il a lu les romans en cachette. À treize ans, on le voit entrer dans une étude d’avoué, où il n’a pour former son esprit que la lecture des journaux quotidiens. Les études classiques ont manqué à M. Veuillot, et, s’il ne l’avouait avec franchise, la verdeur mal contenue de sa plume le prouverait assez. On ne se souvient que trop, en lisant Rome et Lorette, de ce mot d’un ingénieux penseur : Là où il n’y a pas de sérénité, là ne sont point les belles-lettres. Tout a concouru d’ailleurs à écarter M. Veuillot des sources où l’on puise cette sérénité si précieuse. À l’influence de lectures stériles ou mauvaises, il vit succéder celle d’un labeur où la mesure et le goût peuvent s’oublier plutôt que s’apprendre. La révolution de juillet enlève M. Veuillot à son étude, et la presse quotidienne entraîne dans sa mêlée le clerc d’avoué devenu rédacteur d’une feuille de province. « Je me trouvai de la résistance, dit-il, j’aurais été tout aussi volontiers du mouvement. » En nous racontant cette époque de sa vie, M. Veuillot trace de notre situation politique et morale un tableau où quelques vérités se mêlent aux exagérations ordinaires de sa plume. Seulement, il ne s’aperçoit pas qu’il attaque des excès déplorables au nom d’excès qui ne le sont pas moins. La plainte qui nous toucherait, si elle partait d’un esprit modéré, blesse et irrite sur les lèvres de l’écrivain néo-catholique. À le voir gémir sur les plaies morales de la société, on se demande s’il est lui-même exempt de toute blessure, et l’irritation fébrile de sa voix dément chacune de ses paroles. C’est avec une vivacité maladive que M. Veuillot s’écrie qu’il est guéri, c’est le feu dans les yeux qu’il se dit calme. Cette guérison qu’il proclame ne serait-elle donc qu’une autre forme de sa maladie ? La suite de son livre peut nous l’apprendre. Nous voyons M. Veuillot distrait des travaux de la polémique par une circonstance inattendue. Un de ses amis lui annonce qu’il vient de se convertir. « Pauvre Gustave ! il est malade ou fou ! » s’écrie le journaliste voltairien, et il accourt à Paris pour avoir des nouvelles de son ami. Gustave n’est ni fou, ni malade ; il est tout simplement catholique. De vives discussions s’engagent aussitôt entre le sceptique et le croyant. Ces pieux entretiens ne tardent pas à laisser trace dans l’ame du pécheur, et la grace commence à réagir, quoiqu’à l’état latent. Dieu, qui pensait à M. Veuillot dès l’origine des temps, lui inspire le projet d’un voyage à Rome, et le sceptique à demi converti part d’autant plus volontiers, qu’il se sent travaillé d’un sentiment étrange, la haine de son pays. C’est à Rome que se livre le dernier combat entre l’ange et le démon qui se disputent l’ame égarée. La lutte est terrible, Satan ne veut pas lâcher sa proie ; enfin le ciel triomphe, M. Veuillot entre dans le catholicisme, « non point en noble enfant du Seigneur, par la porte radieuse de l’amour, mais en esclave et rampant sous les voûtes de la crainte, avec tout le troupeau des cœurs abaissés. » M. Veuillot s’est converti à l’époque de la semaine sainte. Son imagination a été vivement frappée de l’éclat des fêtes catholiques. L’exaltation qui règne dans le récit de son séjour à Rome vient des nerfs plutôt que du cœur. C’est une dévotion bruyante, expansive, presque sensuelle ; il y a sous ces apparences d’énergie beaucoup de faiblesse, et pourtant M. Veuillot l’avoue lui-même, qui le jugerait sur son livre le croirait meilleur chrétien qu’il n’est. Dès qu’il prend la plume, sa dévotion s’exalte ; la quitte-t-il, il se retrouve plein de songes, plein de paresse à bien faire. Étrange piété que celle qui puise ses ardeurs dans l’aveugle enivrement de l’écrivain ! En quittant Rome, M. Veuillot parcourt l’Italie : dans cette dernière partie de l’ouvrage, ce n’est plus un chrétien qui s’offre à nous, c’est un journaliste, et des moins châtiés. Le nouveau converti ne semble occupé que de satisfaire à toute occasion ses passions politiques ou littéraires. À Naples, il oublie les rians aspects d’Ischia et de Sorrente pour écrire sur des compatriotes rencontrés dans une église un chapitre plein de personnalités amères. À Venise, il déchaîne contre Goethe et Byron les traits de sa bile dévote. Les chantres de Manfred et de Faust ne sont que des poètes médiocres pour l’écrivain, qui proclame un peu plus loin M. Barbier un poète illustre. Mais n’avons-nous pas assez long-temps suivi cet étrange pénitent ? Ne savons-nous pas ce qu’il faut penser de rêveries dont on méconnaîtrait la valeur en s’y arrêtant ? Laissons M. Veuillot arriver à Lorette, déposer son bâton de pèlerin aux pieds de la madone, et écrire : Gloire à Dieu, sur la dernière page de son livre. Cette confession, excentrique et bizarre, qui n’obtiendrait pas l’absolution du prêtre, ne doit pas trouver plus d’indulgence chez la critique : le goût, comme la piété, a ses scrupules, et nous n’absoudrons pas M. Veuillot.

Dans les Mémoires de Sœur Saint-Louis, l’auteur s’efface avec une modestie à laquelle il ne nous a point accoutumés. Ce livre est l’histoire d’une jeune fille élevée au couvent, et qui, après quelques années dans le monde, revient prendre le voile. M. Veuillot a voulu tracer la peinture d’un pensionnat dévot, il a rempli cette tâche en véritable initié ; on ne pouvait reproduire plus minutieusement le caquetage du cloître, et si Vert-Vert eût dicté ses mémoires, j’imagine qu’il n’aurait pas mieux fait. Ici encore malheureusement l’intolérance emporte l’auteur au-delà du but. Ce qu’il admire surtout dans les couvens, c’est l’assoupissement des facultés intellectuelles au profit de la dévotion. Il y a là de quoi effrayer les partisans les plus déclarés de l’éducation religieuse. M. Veuillot a cru faire un pladoyer, il n’a écrit qu’une satire.

Nous pensions que, dans Pierre Saintive, l’excentricité catholique avait atteint ses dernières limites. Une production plus récente de M. Veuillot, l’Honnête Femme, nous a détrompés sur ce point. Ce roman, publié dans un recueil périodique, est resté inachevé. Est-ce aux exigences des lecteurs, est-ce aux conseils de son propre goût que M. Veuillot a cédé en arrêtant sa plume ? Nous ne savons, mais nous aimons à croire que le romancier a reculé lui-même devant les difficultés du sujet. Pour un écrivain dévot, l’adultère et la corruption politique sont des thèmes peu édifians. Un mari débonnaire et trompé, une femme égoïste et coquette, un galant hussard, un homme politique qui mène de front l’intrigue et la prière, un journaliste remuant et haineux, voilà les personnages évoqués devant nous par le romancier. On devine à quelles scènes tristement bouffonnes se prêtait le développement de ces caractères. Postérieure de trois ans à Pierre Saintive, l’Honnête Femme indique une notable altération dans la manière de l’écrivain. L’exagération signalée dans le premier de ces romans semble cette fois avoir atteint son apogée : une violence de plume aussi peu contenue rend toute critique inutile, et M. Veuillot se condamne ici par ses propres écarts.

Il n’est guère qu’une conclusion à tirer de ces étranges écrits : c’est que la colère, qui peut inspirer de bons pamphlets, dictera toujours de mauvais romans. L’invective est d’ailleurs une arme qui s’émousse vite ; on s’isole par des attaques stériles, on ne se fortifie point. C’est une vérité que les néo-catholiques ont paru sentir quand ils ont accueilli avec faveur des écrivains formés et une école qui n’a jamais été celle de l’intolérance ; mais ces avances faites à des plumes habiles, à M. Ourliac par exemple, indiquent-elles une sérieuse pensée de renouvellement ? Nous craignons qu’on ne se borne à chercher d’autres interprètes pour des tendances qui en réalité restent les mêmes ; ce n’est pas le fond, c’est la forme qui change, et dans l’empressement avec lequel les exaltés du catholicisme ouvrent leurs rangs, il y a un signe de disette littéraire plutôt qu’un symptôme de guérison. En attendant, M. Ourliac, qu’on a revêtu complaisamment du manteau de romancier prédicateur, doit se trouver assez mal à l’aise sous ce vêtement incommode. Rien ne contraste plus avec ce rôle solennel que la vocation du jeune écrivain. Les Contes du Bocage, qui ont valu à M. Ourliac les suffrages compromettans des néo-catholiques avaient été précédés de deux volumes où l’influence d’une littérature fort peu dévote, celle du XVIIIe siècle, se faisait vivement sentir. La Confession de Nazarille et Suzanne révélaient un aimable et spirituel conteur. Préoccupé tantôt d’Hamilton, tantôt de Lesage, nourri de Scarron et familier avec Voltaire, M. Ourliac ne laissait regretter qu’une chose, c’est qu’il ne se montrât pas plus souvent lui-même. On devinait toutefois, sous un voile de piquantes réminiscences, une originalité bien réelle, et le don précieux d’animer un récit des chaudes couleurs de la réalité. Un cadre plus neuf et plus large ne pouvait manquer de porter bonheur à l’écrivain. Dans les Contes du Bocage, ce cadre est-il trouvé ? Le volume s’ouvre par une introduction historique. Ce tableau de l’insurrection vendéenne ne manque pas de verve, mais on y voudrait plus d’impartialité. Pour M. Ourliac, les blancs sont des héros, les bleus sont des misérables. Est-ce bien là de l’histoire ? Heureusement nous entrons bientôt sur le terrain du roman. Mademoiselle de la Charnaye est un simple et touchant récit, où l’on ne retrouve aucune trace d’irritation dévote, et le lecteur ému pardonne vite au romancier les haines de l’historien. Il est fâcheux que d’autres parties du livre ne méritent pas le même éloge. Les Contes du Bocage nous montrent à la fois ce que peut M. Ourliac s’il suit sa vocation, ce qu’il doit craindre s’il la méconnaît. Partout où apparaît l’écrivain systématique, partout aussi faiblit le conteur. La foi n’exige pas cependant qu’on fasse intervenir sans cesse le roman dans le drame, la prière dans la fiction. Un bon esprit sait concilier les élans d’une piété fervente avec une pratique libre et variée de l’art. M. Ourliac voudrait-il renoncer à ce privilége d’une dévotion éclairée pour suivre les écarts d’une littérature excentrique ? Il est encore temps pour lui de revenir en arrière : qu’au lieu de prêcher, il se contente d’amuser et d’émouvoir. L’imagination doit garder son indépendance, le roman n’a rien à démêler avec les systèmes, et si les coteries politiques ou religieuses semblent offrir des débouchés aux livres, elles n’ont jamais que des entraves pour les idées.

Nous hésitons à rappeler des œuvres oubliées, des noms obscurs : pourtant nous n’avons pas compté encore toutes les tentatives de la fantaisie néo-chrétienne. Nous avons vu des abbés poètes, il nous reste à voir des abbés romanciers. Passons vite, et ne troublons pas le repos des morts. Nous intéresserons-nous aux aventures conjugales du Don Quichotte philosophe, avocat esprit-fort qui épouse à cinquante ans une femme pieusement élevée, lui défend d’aller à confesse, et par suite de cette défense ajoute un nom nouveau à la liste déjà trop longue des Sganarelle et des George Dandin ? Nous intéresserons-nous au Comte de Vertfeuil, à Évelpida, la vierge du progrès et de l’avenir, qui nous rend en style apocalyptique et humanitaire Nostradamus et Mlle Lenormand ? Chercherons-nous un successeur à l’abbé Prévost dans l’abbé Gueulette, auteur de Pazzini et Sylvia, petit volume où de naïves histoires de brigands amènent des digressions plus naïves encore sur l’auteur de Lélia, cette Sévigné frivole du dix-neuvième siècle ? Malgré son titre mystique, Emmanuel, ou Dieu est avec nous, nous fera-t-il avancer d’un pas dans la croyance ou la certitude ? Pour démontrer le gouvernement providentiel du monde, il n’eût pas fallu recourir à un canevas de mélodrame, et c’est un triste cortége aux vérités religieuses que les puériles terreurs d’un conte de revenans.

Les femmes, que le néo-catholicisme a proclamées les apôtres de la foi contemporaine, et qui doivent, suivant M. Guiraud, accomplir le progrès chrétien, ne pouvaient rester étrangères à cette mêlée littéraire. Elles ont aussi tenté de prêcher par le roman. La plupart ont apporté, il faut le reconnaître, à la cause néo-chrétienne, sinon de puissans efforts, du moins des noms aristocratiques, et des traditions de grace et de bon goût dont la coterie religieuse aurait dû profiter. Entre ces mains délicates, le roman dévot a subi une transformation complète. L’épuration du genre a même été poussée quelquefois jusqu’au raffinement. L’amour divin a détrôné l’amour terrestre : le salon et le boudoir ont fait place au paradis, et les acteurs introduits sur la scène ainsi transformée sont tout au moins des anges. Cette littérature mystique est représentée dans son expression la plus éthérée par Mme Anna-Marie. L’Ame exilée, la Sœur des Anges, nous transportent sur le seuil du ciel. On croit voit passer devant soi la blanche procession des vierges bienheureuses, et l’auréole, radieuse couronne des célestes hyménées, remplace sur leurs fronts les fleurs périssables des toilettes mondaines. La croyance sérieuse n’a rien à démêler avec cette mignardise. On dirait sainte Thérèse en robe de bal, mais on aurait tort de se montrer sévère pour ces aimables rêveries. L’auteur s’adresse surtout aux boudoirs catholiques, aux femmes qui se croient sérieusement des anges exilés, variété nouvelle de la femme incomprise.

Grace à une grande douceur d’imagination, à un certain bouquet de style, Mme Anna-Marie a réagi sur les organisations disposées aux vapeurs mystiques. Il y a des ames égarées dans le désert de la vie (c’est elle-même qui nous l’apprend) qui ont retrouvé une ame, leur sœur, dans la poésie de ses volumes. Il y a de beaux yeux qui ont pleuré en la lisant, et, comme témoignage de la satisfaction de ses lectrices, elle a reçu des lettres trempées de larmes. Mme Tarbé des Sablons, Valentine de Soucy, se rattachent à cette école, qui procède tout à la fois du bienheureux Liguori et de Silvio Pellico. Mme la princesse de Craon mêle à ces tendances mystiques des souvenirs de Scott, elle introduit la dévotion dans le roman historique. Malheureusement la voie où elle s’engage est bien fréquentée, l’imitation de Waverley et d’Ivanhoé a porté malheur à plus d’un évrivain. Mme de Craon a révélé dans Thomas Morus et le Siége d’Orléans des qualités de narration et de mise en scène auxquelles manque ce relief puissant que donne l’originalité. Ce n’est pas assez de sentir avec distinction, de s’exprimer avec élégance, quand on s’attaque à des figures comme celles de Thomas Morus et de Jeanne d’Arc. Ce reproche pourrait s’étendre, il est vrai, à Mme Anna-Marie, qui a voulu, elle aussi, payer son tribut à la vierge de Vaucouleurs. L’excursion que l’auteur de l’Ame exilée tentait dans un genre qui n’est pas le sien n’a produit qu’une étude où des intentions généreuses ne rachètent pas le défaut d’énergie et de profondeur. Avec moins d’indécision dans la forme, les ouvrages de Mme Craon ne se rapprochent pas plus, nous le répétons, de l’idéal atteint par Scott. Si la délicatesse féminine se trouve parfois à l’aise dans les régions mystiques, elle est toujours dépaysée dans l’histoire. Il faut une main virile à cette rude tâche, et toutes les graces du style ne rachètent pas, en pareil cas, les défaillances de la pensée.

La littérature des femmes n’a pas toujours, on doit le dire, visé à ces hautes sphères ; souvent elle n’a cherché ses lecteurs que dans les pensionnats et même dans les salles d’asile. Il y a tout un groupe, éclos de Berquin et du chanoine Schmidt, qui semble avoir pris pour devise les paroles du divin maître : sinite parvulos ad me venire, et qui, désespérant sans doute d’intéresser l’âge mûr par des romans, s’est occupé d’amuser l’enfance par des historiettes. Nous avons ouvert deux volumes annoncés sous le titre pompeux de Théâtre chrétien, et nous n’y avons trouvé que d’innocens petits drames où des sujets pieux revêtent la forme naïve qui convient au premier âge. Les femmes qui écrivent des contes chrétiens à l’usage de la jeunesse, ont épuisé, pour baptiser leurs petits volumes, tous les noms du calendrier, toutes les vertus des anges gardiens, qui jouent un grand rôle dans cette littérature de l’enfance. Leur ambition, après la vente dans les salles d’asile, se borne à obtenir de l’impartiale galanterie de l’académie une mention honorable au jour solennel du couronnement des ouvrages utiles aux mœurs.

Le néo-christianisme a produit beaucoup de romans, on le voit ; mais parmi tant d’essais, où est l’œuvre durable ? Ne nous pressons pas d’accuser les hommes. À côté d’écrivains qu’il faut laisser dans leur oubli, la tendance ultra-catholique compte aussi des défenseurs qu’on s’afflige de rencontrer au milieu de cette guerilla dévote. Il y a dans cette mêlée confuse plus d’un coup habilement porté, et ces bandes en désordre entraînent avec elles quelques bons soldats. Seulement, pour des lutteurs si exaltés, la victoire est impossible. Quoi qu’ils fassent, une foi maladive imprimera toujours à leurs écrits le cachet de sa faiblesse. Qu’ils transportent le mélodrame dans l’église avec M. Guiraud ; qu’ils y réveillent avec MM. Veuillot et de Genoude les échos d’une polémique passionnée ; qu’ils y égarent les élans d’une verve mondaine, ou qu’ils se bercent avec les imaginations féminines en de mystiques nuages, les néo-chrétiens verront toujours le but qu’ils poursuivent échapper à leurs efforts. L’art se venge de ceux qui le sacrifient à un système : il les frappe de stérilité. La piété se venge aussi de ceux qui la mêlent aux choses frivoles : elle les aveugle, elle les pousse à l’intolérance et à l’erreur. N’est-ce pas un peu l’histoire du roman néo-catholique ?

Il est cependant un terrain sur lequel la foi naïve et féconde a pu se rencontrer avec l’exaltation religieuse : ce terrain est celui des voyages, et nous donnerions une idée incomplète de la littérature néo-chrétienne si nous ne la suivions dans ce nouveau domaine. Nulle part la différence qui sépare la dévotion éclairée d’un enthousiasme aveugle ne se prononce plus nettement. Le néo-christianisme a eu ses touristes, tandis que la religion noblement comprise avait ses voyageurs et ses missionnaires. Sans parler des courageux apôtres qui affrontent le martyre pour propager la foi, on a vu de pieux écrivains consacrer à des excursions lointaines, à de pénibles recherches, un zèle couronné souvent par le succès. Le monde savant a pu, en présence des travaux de M. Eugène Boré sur l’Asie, de M. d’Abbadie sur l’Afrique, unir ses sympathies à celles des lecteurs religieux. Rien de commun entre ces consciencieux explorateurs et les touristes du néo-catholicisme. À des missions périlleuses, entreprises dans un but scientifique, les néo-chrétiens substituent des pèlerinages en Italie ou en Suisse. Quelques-uns, et c’est le petit nombre, poussent jusqu’à Jérusalem ; mais la vue des lieux saints, loin de leur inspirer le calme et le recueillement, ne fait qu’aiguillonner leur inquiétude. Le néo-christianisme, qui forme des touristes au lieu de voyageurs et de missionnaires, crée des chercheurs d’aventures au lieu de pèlerins. On se borne le plus souvent d’ailleurs à parcourir les pays voisins de la France, on veut savoir si la réaction religieuse a passé la frontière, et presque toujours on rapporte de ses courses une conclusion en faveur de l’utopie néo-catholique. Ceux qui admettraient sans contrôle de tels renseignemens prendraient une singulière opinion de l’Europe. Partout des conversions, partout l’agonie du protestantisme : tel est le thème invariable. La rêverie vient ici remplacer l’observation et en parlant de voyageurs nous avons encore affaire aux romanciers. Nous cherchions une relation sérieuse, et nous tombons sur des impressions de voyages.

Cette branche nouvelle de la littérature néo-catholique a son expression la plus complète dans les ouvrages de deux écrivains déjà souvent nommés ci, MM. de Genoude et Veuillot. Ce n’est pas une des moindres bizarreries du mouvement ultra-religieux d’entraîner les plumes qu’il inspire à s’essayer dans les voies les plus diverses. Nous comprenons que ces fougueux chevaliers tiennent à s’armer de toutes pièces pour la croisade, à combattre tour à tour avec le glaive et le poignard, avec la lance et la massue. Toutefois cette ardeur guerrière a quelque inconvénient, et à rencontrer si souvent les mêmes hommes sous une nouvelle armure on finit par s’apercevoir que la phalange si active est en réalité peu nombreuse. Nous ne trouvons d’ailleurs ni dans les Lettres sur l’Angleterre, de M. de Genoude, ni dans les Pèlerinages de Suisse, de M. Veuillot, des argumens bien redoutables en faveur de la réaction ultra-religieuse. Une exagération trop peu déguisée infirme sans cesse les assertions des deux voyageurs. M. de Genoude ne voit en Angleterre qu’une seule chose, c’est le triomphe du catholicisme et non pas du catholicisme véritable, mais du catholicisme tel que le comprend la Gazette, ce qui est bien différent. La restauration religieuse que M. de Genoude souhaite à l’Europe a tous les caractères d’une restauration politique. L’auteur rappelle en maint endroit du livre que c’est le catholicisme qui a soulevé la Belgique, l’Espagne, la Pologne, et dans ces rêveries belliqueuses on ne reconnaît guère l’esprit de l’Évangile. En passant des Lettres sur l’Angleterre aux Pèlerinages de Suisse, on voit l’excentricité religieuse succéder à l’excentricité politique. M. Veuillot s’est trouvé en Suisse dans un état d’irritation qu’entretenait constamment le contraste des cantons protestans et des cantons catholiques. Il a moins visité le système que les couvens, et nous lui saurions gré de nous donner quelques détails sur ces pieuses retraites ; mais M. Veuillot ne voyage point pour si peu. Ce qu’il cherche en Suisse, c’est ce que M. de Genoude cherchait en Angleterre, l’abaissement de l’hérésie et le réveil de l’intolérance. Dès que l’auteur se trouve sur terre catholique, à Fribourg, à Einsiedeln, les hymnes, les actions de graces, les poétiques légendes se pressent sous sa plume. Passe-t-il en pays protestant, la scène change, le ciel s’obscurcit, l’orage gronde : on n’entend plus que malédictions et anathèmes. Une perpétuelle antithèse, un sacrifice constant et systématique de la Suisse protestante à la Suisse catholique, voilà tout ce livre. Le néo-catholicisme n’enlève pas seulement l’inspiration aux poètes ; il trouble aussi, et M. Veuillot le prouve, la vue des voyageurs. Que penser après cela d’une tendance qu’on propose comme moyen de régénération littéraire ?

Nous venons d’énumérer bien des échecs, de signaler bien des écarts. Faut-il en conclure que les plumes sérieuses et modérées manquent tout-à-fait au catholicisme ? Non sans doute. Ce qu’il faut reconnaître, c’est que les écrivains qui représentent dignement aujourd’hui l’esprit religieux se tiennent à l’écart de la triste mêlée que nous avons cherché à décrire. Ils savent qu’on ne confondra pas leur piété intelligente avec une exaltation maladive, et ils assistent sans se prononcer à un combat dont le spectacle a dû plus d’une fois les affliger. Ne pourrait-on souhaiter de leur part une intervention plus directe ? Faut-il laisser croire par une attitude trop passive qu’on se sert de certaines plumes sans oser les reconnaître ? Puisque cette attitude n’a pas été comprise, pourquoi n’y substituerait-on pas des avertissemens plus clairs. Pourquoi ne traduirait-on pas en paroles cette protestation du silence, et ne dirait-on pas aux néo-catholique : — Avant de prétendre à faire de la littérature religieuse, tâchez d’arriver à la paix des ames croyantes, attendez que le calme se fasse en vous. L’inquiétude et l’exagération n’ont jamais été les signes de la foi. Tant que la colère sera votre muse, tant que l’intolérance conduira votre plume, vous ne mériterez pas le nom d’écrivains religieux. Bien loin de relever la croyance, vous ne ferez que l’affaiblir ; bien loin d’atteindre à l’inspiration catholique, vous ne serez pas même dans le catholicisme.


Ch. Louandre.


  1. Voyez la livraison du 1er janvier.
  2. De l’état du Clergé, par MM. Allignol frères, prêtres desservans, p. 339.
  3. Instructions théologiques à l’usage des séminaires, par M. Bouvier, évêque du Mans, troisième édition, revue et corrigée ; Paris, 1839, t. IV, p. 26.