Du principe de l'art et de sa destination sociale/Chapitre XIV

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CHAPITRE XIV


Caractère de l’art dans la période qui commence : définition de la nouvelle école.


Nous reprendrons l’examen des tableaux de Courbet ; essayons, avant d’aller plus loin, de déterminer le caractère de l’art dans la période où nous sommes entrés depuis dix ou quinze ans, et de définir la nouvelle école.

Nous avons dit que l’art a son principe et sa raison d’être dans une faculté spéciale de l’homme, la faculté esthétique. Il consiste, avons-nous ajouté, dans une représentation plus ou moins idéalisée de nous-mêmes et des choses, en vue de notre perfectionnement moral et physique.

Il suit de là que l’art ne peut subsister en dehors de la vérité et de la justice ; que la science et la morale sont ses chefs de file ; qu’il n’en est même qu’un auxiliaire ; que par conséquent sa première loi est le respect des mœurs et la rationalité. L’ancienne école, au contraire, tant classique que romantique, soutenait, et des philosophes distingués se sont rangés à cette opinion, que l’art est indépendant de toute condition morale et philosophique, qu’il subsiste par lui-même, comme la faculté qui lui donne naissance : c’est cette opinion qu’il s’agit actuellement d’examiner à fond, car c’est elle qui fait toute la difficulté entre les écoles.

L’art, donc, pense-t-il ? sait-il ? raisonne-t -il ? conclut-il ?... A cette question catégorique, l’école romantique, plus hardie encore que sa rivale, a répondu non moins catégoriquement : NON, faisant de ce qu’elle nomme fantaisie, génie, inspiration, soudaineté, et qui n’est autre chose qu’une ignorance systématique, la condition essentielle de l’art. Ne rien savoir, s’abstenir de raisonner, se garder de réfléchir,ce qui refroidirait la verve et ferait perdre l’inspiration ; prendre la philosophie en horreur, telle a été la maxime des partisans de l’art pour l’art. Nous ne condamnons pas la science en elle-même, disent-ils ; nous rendons parfaite justice à son utilité, à son honorabilité, et nous ne sommes pas les derniers à en illustrer les représentants. Nous prétendons seulement qu’elle n’est d’aucun secours pour l’art ; qu’elle lui est même fatale. L’art est tout spontané ; il est inconscient de lui-même ; il s’ignore : c’est intuition pure ; il ne sait ce qui le mène, ni ce qu’il fait, ni où il va. Que d’autres mettent de la suite, de la logique dans ses. manifestations ; qu’ils en cherchent la raison, qu’ils en montrent le lien : c’est affaire de philosophie) que l’on peut trouver fort plausible, mais qui ne regarde réellement point l’artiste. La Muse, faculté universelle, souffle divin, incoercible, rebelle à l’analyse comme à la discipline, visite tantôt celui-ci, tantôt celui-là ; c’est elle qui dit à chacun : Tu seras artiste ! Heureux le prédestiné qu’elle couvre de ses ailes 1 il enlèvera l’admiration des hommes et conquerra l’immortalité. Mais c’est en vain qu’il essayerait de retenir, par les chaînes de la méditation, l’esprit céleste ; c’est en vain qu’il voudrait lui commander au nom d’une théorie : la dialectique le fera fuir, et pour jamais. Le plus ignorant des hommes peut avoir une inspiration heureuse ; le téméraire qui, par la philosophie, par la critique, par la raison pure, croit s’en emparer, n’y arrivera jamais.

Cette exclusion de la science du domaine de l’art s’étend à la morale. - L’art existe par lui-même, disent-ils encore ; il est indépendant des notions de justice et de vertu ; c’est la liberté dans son absolutisme. Sans doute, et nous ne le nions pas, ce qui est moral est digne de toute louange, et ce qui est criminel digne de réprobation. Nous n’avons jamais prétendu que l’art puisse changer la nature et la qualité des choses, faire du crime une vertu, rendre moralement bon ce qui est moralement mauvais. Nous disons que l’art, en tant qu’art, est affranchi de toute considération morale comme de toute étude philosophique ; en sorte qu’il peut se manifester, se développer dans la superstition et la débauche, comme dans la science et la sainteté, produire des chefs-d’œuvre sur des sujets immoraux et absurdes, ni plus ni moins que dans la célébration des idées et de toutes les vertus civiques et domestiques.

Ainsi, parce que Jules Romain et autres ont fait, avec un merveilleux talent, des peintures obscènes, parce que Parny et Voltaire ont écrit, l’un la Guerre des dieux, l’autre la Pucelle, on s’est imaginé que l’art pouvait se suffire,- et que, tout le reste éteint, il aurait la puissance de faire revivre le cadavre et d’ennoblir l’humanité. On s’est abusé par le plus grossier sophisme. On n’a pas compris que des œuvres comme celles que je viens de citer sont des monstres, où la laideur du sujet est arbitrairement mariée à une forme belle, mais dès longtemps donnée et découverte. La .question, en effet, n’est pas de savoir si des artistes comme Voltaire et Jules Romain, venus à la suite du développement complet de la langue, de la littérature et de l’art, peuvent faire ce que bon leur semble de leur style et de leur pinceau : la question est de savoir si la langue et l’art seraient arrivés, sous l’influence d’œuvres comme la Pucelle et de gravures comme celles de l'Arétin, au point de perfection où ces grands artistes les ont trouvés. Les créateurs de la langue - française, ne l’oublions pas, sont Malherbe, Corneille, Boileau, Pascal, Bossuet et autres semblables, les plus sévères, les plus précis et les plus chastes des génies. Jugeons du reste par cette analogie.

La question de l’indépendance de l’art conduit à une autre : celle de sa fin ou de sa destination. Sur ce point, comme sur le précédent, l’ancienne école n’est pas moins explicite et décisive. D’après les classiques et les romantiques, qu’il serait inconséquent de séparer, l’art est à lui-même sa propre fin. Manifestation de la beauté et de l’idéal, quel autre objet pourrait-on lui assigner que celui de plaire, d’amuser ? Il répugne à toute fin utilitaire. S’il favorise les mœurs, s’il aide à la santé, s’il contribue à la richesse, tant mieux pour elles) l’homme d’État pourra en prendre texte pour imposer à l’art certaines restrictions de police ; mais il n’en résulte nullement que l’art reconnaisse une suzeraineté en dehors de sa nature. Les ordonnances du législateur ont leur motif ; elles doivent être respectées ; comme citoyen, l’artiste s’y soumet ; comme interprète de l’idéal, il ne s’en soucie aucunement. Son unique but, c’est, en vous faisant part de ses impressions personnelles, quelles qu’elles soient, d’exciter en vous cette délectation intime qui double la jouissance de la réalité, qui tient lieu bien souvent de sa possession. Qu’importe ici la moralité du fait ou sa logique ? Qu’importe la valeur, économique ou morale, de la chose ? Vous êtes séduit, passionné, transporté : c’est tout ce que veut l’artiste. Le reste est hors de sa compétence, hors de sa responsabilité. Je ne perdrai pas mon temps à réfuter cette théorie, fondée sur une équivoque, et que chacun aujourd’hui peut juger par ses fruits ; car c’est elle qui, depuis soixante ans, pour ne pas remonter plus haut, a fait déchoir constamment l’art et qui l’a perdu.

L’âme humaine est constituée en une sorte de polarité, CONSCIENCE et Science, en autres termes JUSTICE et Vérité. Sur cet axe fondamental, comme sur leur dominante, gravitent les autres facultés : la mémoire, l’imagination, le jugement, la parole, l’amour, la politique ; l’industrie, le commerce, l’art. Ce qui a dérouté les artistes, ou, pour mieux dire, ceux qui leur ont fourni cette fausse esthétique, c’est qu’ils ont méconnu cette constitution. ’Ils ont vu dans l’âme humaine une triade où le sentiment, l’esthésie, figurait, selon eux, comme troisième terme, égal aux deux autres ; tandis qu’il n’y a véritablement qu’une dyade, ou, comme je le disais tout à l’heure, une polarité, dans laquelle l’art ne peut plus évidemment être considéré que comme fonction auxiliaire. La preuve de cette subordination de l’art vis-à-vis de la conscience et de la science, c’est que, comme nous l’avons démontré précédemment (eliap. xi) ; dans tout ce qui est de science et de droit purs, l’idée et l’idéal sont identiques et adéquats ; qu’à cet égard le rôle de l’art devient nul, et qu’il ne rentre en exercice qu’à l’égard des objets particuliers, des individus et de leurs actions, dont l’idée propre, c’est-à-dire la forme, figure ou image, nécessairement différente du type ou de la loi, est différente de l’idéal. En sorte que science et conscience sont en nous les deux sources de l’idéal, c’est-à-dire de la faculté que nous avons de considérer les choses d’après leur loi, et de tendre à les y ramener, et qu’un art qui se déclarerait indépendant de la science et de la morale irait contre son propre principe : ce serait une contradiction.

Je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet : il me faudrait répéter ce que j’ai dit de l’évolution historique de l’art, évolution dans laquelle nous l’avons vu suivre pied à pied la civilisation, et se faire rudement éconduire lorsqu’il, s’en écartait ; ce que j’ai dit ensuite de l’irrationalité de l’art aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, irrationalité qui, dégénérant en orgie et débauche, a fini par tuer jusqu’au génie. Je me contente de rétablir ici le vrai principe, me confiant pour le surplus à l’intelligence du lecteur.

C’est contre cette théorie dégradante de l’art pour l’art que Courbet et, avec lui, toute l’école jusqu’à présent nommée réaliste s’élèvent hautement et protestent avec énergie.—Non, dit-il,—je traduis ici la pensée de Courbet d’après ses ouvrages, plutôt que je ne la cite d’après ses discours, — non, il n’est pas vrai que la seule fin de l’art soit le plaisir, car le plaisir n’est pas une fin ; il n’est pas vrai qu’il n’ait d’autre fin que lui-même, car tout se tient, tout s’enchaîne, tout est solidaire, tout a une fin dans l’humanité et dans la nature : l’idée d’une faculté sans but, d’un principe sans conséquence, d’une cause sans effet, est aussi absurde que celle d’un effet : sans cause. L’art a pour objet de nous conduire à la connaissance de nous-mêmes, par la révélation de toutes nos pensées, même les plus secrètes, de toutes nos tendances, de nos vertus, de nos vices, de nos ridicules, et par là de contribuer au développement de notre dignité, au perfectionnement de notre être. Il ne nous a pas été donné pour nous repaître de chimères, nous enivrer d’illusions, nous tromper et nous induire à mal avec des mirages, comme l’entendent les classiques, les romantiques et tous les sectateurs d’un vain idéal ; mais pour nous délivrer de ces illusions pernicieuses, en les dénonçant.

Il ne suit pas de là, dirai-je à mon tour, que l’œuvre d’art doive affecter des airs de rudesse, de gronderie et de déplaisance, se poser en divinité rageuse. La beauté et la grâce sont essentiellement de son domaine ; elles y priment le grossier et le laid. C’est pour cela que nous avons vu l’art, dans la jeunesse des sociétés, tendre de toutes ses forces à représenter les choses, selon l’expression de Raphaël, non pas précisément telles qu’il les voyait, mais comme il aurait voulu qu’elles fussent, entourées d’une auréole d’amour, plus belles que nature, en un mot, idéales. C’était l’enfance de l’art, si vous voulez ; mais l’enfance aime la beauté, et elle s’y connaît. Allez-vous donc mettre l’enfance hors de la vie humaine ? Et notez ceci, à la justification des anciens artistes : à mesure que l’humanité se dégagera du vice, de la tyrannie et de la misère, nous verrons la figure humaine, je veux dire la figure de l’homme vivant, s’illuminer elle-même, se rapprocher peu à peu de l’effigie qu’elle s’est faite autrefois, comme de son modèle ; réaliser ainsi dans sa propre chair son antique idéal, et y ramener ses nouvelles créations. Ce résultat final est inévitable, à moins de nier -toute espèce de progrès. Nous sommes loin de cet avenir, sans doute : trente siècles de fausse civilisation, accumulés sur nos têtes, réclament de nous d’autres soins.

Tout ceci posé, nous pouvons essayer de définir la nouvelle école et d’en préciser l’idée. Il nous suffit pour cela des quatre premiers tableaux que nous venons d’examiner.

Les œuvres de Courbet ne sont point des caricatures ou des charges : ses partisans et ses adversaires reconnaissent tous qu’il reste dans la vérité réelle, lui faisant même de ce réalisme, les uns un reproche, les autres un éloge. Ce n’est pas de la satire, bien que l’idée satirique ne lui manque pas ; mais elle n’épuise pas sa pensée ; ce n’est qu’une variété dans son œuvre, comme elle est une variété, un genre à part, dans les œuvres de Boileau et d’Horace. Impossible de trouver une allusion satirique dans le Retour de la foire. Courbet ne procède point par l’hyperbole, la dérision ou l’invective ; son ironie ne dégénère pas en calomnie ; il est sans haine comme sans flatterie. Si, comme artiste, il laisse voir une certaine colère brutale, ce n’est pas contre les sujets qu’il peint, contre les vices ou les ridicules qu’il attaque ; c’est contre ses confrères, obstinés dans une voie fausse. Sous ce rapport, on a eu raison de dire qu’en envoyant l'Enterrement, la Baigneuse, etc., aux expositions de 1851 et 1853, il frappait comme un hercule de foire.

On ne saurait davantage l’appeler un peintre de genre, à la manière des Hollandais et des Flamands, dont les peintures, agréables ou comiques, mais légères, vont rarement au fond des choses, ne trahissent aucune préoccupation philosophique, et révèlent. plus d’imagination que d’observation. Citerait-on un Téniers qui fût dans la donnée de Courbet ? Je ne. le saurais dire : en tout cas, je répliquerais que Téniers a anticipé sur son époque ; ce qui n’est pas sans exemple parmi les artistes. Les tableaux du peintre d’Ornans sont des miroirs de vérité, dont le mérite, jusqu’à présent hors ligne, abstraction faite des qualités et-des défauts de l’exécution, est dans la profondeur de l’idée. la fidélité des types, la pureté de la glace et la puissance du réfléchissement. Cette peinture-là vise plus haut que l’art lui-même ; sa devise est l’inscription du temple de Delphes : Hommes, connaissez-vous vous-mêmes, concluant, par forme de sous-entendu, avec Jean le Baptiseur, et amendez-vous, si vous tenez à la vie et à l’honneur.

Dira-t-on enfin, avec les écrivains de la nouvelle école, que ces tableaux sont de purs réalismes ? Prenez garde, leur répondrai-je : votre réalisme compromettrait la vérité, que cependant vous faites profession de servir. Le réel n’est pas la même chose que le vrai ; le premier s’entend plutôt de la matière, le second des lois qui la régissent ; celui-ci seul est intelligible, et à ce titre peut servir d’objet et de but à l’art ; l’autre n’a par lui-même aucun sens. Les anciennes écoles sont sorties de la vérité par la porte de l’idéal ; n’allez pas en sortir à votre tour par la porte du réel.-Vous citez, en témoignage de votre réalisme, d’antiques chefs d’œuvre, tels que les bustes de Néron et de Vitellius, que vous opposez aux bustes flattés et menteurs de César et de Napoléon par M. Clésinger[1] Je reconnais volontiers toute la distance qu’il y a entre l’oeuvre de l’artiste romain et celle du praticien français ; autant j’éprouve d’admiration pour l’une, aussi peu l’autre m’inspire d’intérêt. Mais, avant de conclure au réalisme des deux antiques, observez d’abord que vous n’êtes pas à même de comparer les portraits avec les originaux ; en second lieu, que le grand mérite de ces bustes, c’est que leur auteur n’a pas rien fait que copier ses modèles, ce qu’eût pu faire tout aussi bien un mouleur ; il en a rendu, sans sortir de la vérité, la physionomie, l’air, ce je ne sais quoi qui fait qu’un portrait vous frappe, qui ne résulte pas de la matière, et qui est l’esprit. Voilà sans doute, si la critique que vous faites des bustes de M. Clésinger, que je n’ai pas vus, est juste, ce que cet artiste n’aura pas appris à faire, et où ceux d’il y a dix-huit siècles excellaient : il s’agissait pour lui, comme pour les anciens, de nous montrer les âmes des deux empereurs ; il n’a su que redresser les traits de leurs visages ; d’après le canon grec. La réalité physique, souvenez-vous-en, ne vaut que par l’esprit, par l’idéal qui respire en elle, et qui ne consiste pas seulement dans une certaine symétrie ou élégance de forme. Allez-vous donc, à force de chercher la réalité, sacrifier l’esprit à la matière, comme les adorateurs de la forme, à force de chercher l’idéal, ont sacrifié la vérité à une chimère ?

Je conclus donc, et cela de vos propres appréciations, que pour exécuter un portrait, à plus forte raison une scène de la vie sociale, l’intervention de l’idéal est absolument indispensable : non encore une fois qu’il s’agisse pour l’artiste de refaire, corriger et embellir l’œuvre de la nature et de la société, du crime peut-être ; mais précisément afin de conserver aux personnages la vérité, la vie, l’esprit de leur physionomie. C’est ce qu’a voulu dire Courbet, qui, s’il s’exprime souvent mal, s’entend fort bien avec lui-même, dans ce défi jeté par lui à ses adversaires : Vous qui vous chargez de peindre des César et des Charlemagne, sauriez-vous faire le portrait de votre père ?

Puis donc que l’idéal est essentiel à l’art, aussi bien d’après la nouvelle école que d’après les écoles antérieures, et que le réel ne figure chez toutes qu’à titre de matière brute, substance ou support de la forme, de l’idée, de l’idéal, ce n’est point du tout par son réalisme que cette école doit être définie ; c’est par la manière dont elle fait fonctionner à son tour l’idéal. L’art égyptien fut, en raison de son idéal, typique, symbolique, métaphysique ; l’art grec fut, par la même cause, idolâtrique, voué au culte de la forme ; l’art chrétien fut à son tour, de par l’Évangile, spiritualiste et ascétique ; celui de la Renaissance est un ambigu, moitié païen, moitié chrétien, d’un effet étrange ; l’art hollandais enfin, sorti de la démocratie et de la pensée libre, affranchi de toute mythologie, allégorie, idolâtrie, spiritualité, de tout respect hiérarchique ; acceptant le peuple pour sujet, pour type, pour souverain et pour idéal, a mérité d’être défini par nous art humain. Mais cette désignation, plus révolutionnaire que philosophique, excellente pour marquer la transition qui sépara tout à coup le monde catholique et féodal du monde de la science et de la liberté, ne suffit plus ; elle n’est pas assez distinctive ; elle manque pour nous d’horizon, en laissant croire que l’art n’a plus à faire désormais qu’à continuer les Hollandais, tandis qu’il est manifeste que déjà il les dépasse. Quant aux idéalistes de la fantaisie qui, sous les noms de classiques et de romantiques, occupent toute la période comprise entre la Révolution et le second Empire, il ne peut pas même en,être ici question : ceux-là n’ont pas plus d’idéal que n’en auraient les purs réalistes, s’il en existait.

Ainsi la question se réduit, pour définir la nouvelle école et déterminer le caractère nouveau de l’art, à dire de quelle nature est, en général, l’idéalisme auquel il doit désormais se référer. Tout d’abord, je remarque que l’idéal artistique chez les Égyptiens, les Grecs, les chrétiens,- et même à la Renaissance, correspond à un dogme religieux, dont il n’est que la traduction ; il pivote sur ce dogme ; il y ramène de près ou de loin toutes ses inventions. On peut donc l’appeler, d’une manière générale, idéalisme dogmatique. Depuis la réforme luthéro-hollandaise, le dogme à priori a cédé la place à la libre pensée ; l’art a pris son idéal partout, dans l’infini de la nature et de l’humanité et dans la contemplation de leurs splendeurs et de leurs lois ; et il a gravité, non plus, comme jadis, vers un idéal suprême, source de toutes ses inspirations, centre de toutes ses idéalités , mais vers un but supérieur à lui, but qui sort de la sphère propre de l’art, l’éducation progressive du genre humain. Nous pouvons donc dire avec exactitude que l’idéalisme décentralisé, universel, naturel et humain,-qui régit l’art nouveau, est antidogmatique. Cette épithète, purement négative, devant se transformer en un équivalent affirmatif, nous dirons en conséquence : idéalisme critique, école critique. Malheureusement, je crains que la susceptibilité un peu arbitraire de notre langue ne permette pas de dire avec la même convenance, art critique ; je propose en conséquence, pour les gens de goût difficile, de se servir, avec le mot art, de l’adjectif rationnel, suffisamment motivé par l’irrationalité de l’art pendant la première moitié de ce siècle, et qui signifie à peu près la même chose que critique.

De même donc qu’il existe, depuis Descartes et Kant, une philosophie antidogmatique ou critique ; de même aussi qu’à l’exemple de cette philosophie, la littérature s’est faite à son tour et principalement critique ; de même l’art, se développant parallèlement à la philosophie, à la science, à l’industrie, à la politique et aux lettres, devait se renouveler aussi dans le criticisme.

Critique, du grec krinô, je juge. Art critique, comme qui dirait art justicier, art qui commence par se faire justice à lui-même, en se déclarant serviteur, non de l’absolu, mais de la raison pure et du droit ; art qui ne se contente plus d’exprimer ou faire naître des impressions, de symboliser des idées ou des actes de foi ; mais qui, à son tour, unissant la conscience et la science au sentiment, discerne, discute, blâme ou approuve à sa manière ; art qui, aux définitions de la philosophie et de la morale, vient ajouter sa sanction propre, la sanction du beau et du sublime ; art qui, par conséquent, se ralliant au mouvement de la civilisation, en adoptant les principes, est incapable de se pervertir par l’abus de l’idéal, et de devenir lui-même instrument et fauteur de corruption.

L’art nous dit, par l’organe de la nouvelle école, son interprète : Telle pensée, telle action, telle habitude, telle institution, est déclarée, par le droit et par la philosophie, vraie ou fausse, juste ou injuste, vertueuse ou coupable, utile ou nuisible ; je vais démontrer à mon tour, par les moyens dont je dispose, que cette même action est encore belle ou laide, généreuse ou ignoble, gracieuse ou brutale, spirituelle ou bête, suave ou triste, harmonique ou charivarique : en sorte que, lorsque vous aurez recueilli sur un même objet le témoignage de la science, le jugement de la justice et la sanction de l’art, vous aurez sur cet objet la plus haute certitude, et vous l’aimerez ou le détesterez à jamais.

Évidemment, jusqu’à la naissance de la nouvelle école, l’art n’avait pas compris sa mission avec cette netteté et cette hauteur ; il ne se connaissait nullement comme auxiliaire et complément de la raison : il n’affectait point ce rôle éducateur ; loin de là : il se faisait fort d’embellir et de glorifier l’immoralité même, se posant en critère des mœurs-et des croyances, et affectant les prérogatives de l’absolu. C’est ainsi que la faculté esthétique, se dépravant par l’idolâtrie, était devenue pour l’homme le principe du péché, et pour la société un ferment de dissolution.

Maintenant cette corruption spontanée de l’art, et, par l’art, de la morale publique et privée, n’est plus possible. L’art, devenu rationnel et raisonneur, critique et justicier, marchant de pair avec la philosophie positive, la politique positive, la métaphysique positive, ne faisant plus profession d’indifférence, ni en matière de foi, ni en matière de gouvernement, ni en matière de morale, subordonnant l’idéalisme à la raison, ne peut plus être un fauteur de tyrannie, de prostitution et de paupérisme. Art d’observation, non plus seulement d’inspiration, il mentirait à lui-même, et de propos délibéré se détruirait, ce qui est impossible. L’artiste peut se vendre ; pendant longtemps encore la peinture et la statuaire, comme le roman et le drame, auront leurs infâmes : l’art est désormais incorruptible.

  1. Courrier du Dimanche du 13 septembre 1863, article de M. CAS-TAGNARY.