Du vert au violet/Texte entier

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Du vert au violet
Du Vert au VioletAlphonse Lemerre, éditeur (p. --Tdm).



Du Vert au Violet



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y compris la Suède et la Norvège.
renée vivien

Du Vert au Violet
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31, passage choiseul, 23-31

MDCCCCIII


À mon Amie
H. L. C. B.





Lilith
LÉGENDE HÉBRAÏQUE

LILITH

LÉGENDE HÉBRAÏQUE


« Au fond des choses, croyez-moi, la femme n’a jamais aimé que le serpent. »
Villiers de l’Isle-adam.


Lilith fut créée avant Ève.

Elle était plus belle que la Mère de la race humaine.

Elle ne fut point tirée de la chair de l’homme, mais elle naquit d’un souffle de l’aurore.

Ses cheveux de pourpre incendiaient le crépuscule, et ses yeux reflétaient la beauté de l’univers.

Dieu, lorsqu’il créa Lilith, la destina au sourire de l’homme. Mais elle considéra l’homme, et le trouva d’essence grossière et inférieure à elle-même.

Et elle détourna ses yeux d’Adam.

Un soir, tandis qu’elle errait dans les jardins triomphaux de l’Éden, elle vit le regard ineffablement douloureux de Satan posé sur elle.

Il avait revêtu la forme onduleuse et souple du Serpent, et ses yeux étincelaient comme de pâles émeraudes.

Il dit à la Femme : « Tu ignores le mystère de l’Amour.

« C’est à tort que tu méprises ton disgracieux compagnon, car tu peux lui apprendre et apprendre de lui des joies inconnues. »

Lilith contempla les yeux étranges, pareils à deux pâles émeraudes.

Et elle lui répondit : « Tu mens, et tu me tentes par l’appât vulgaire des plaisirs sans beauté.

« Toi seul sais le secret des voluptés subtiles qui ressemblent à l’Infini.

« Toi qui me tentes avec des paroles d’amour, sois mon Amant mystique.

« Je ne concevrai pas et je n’enfanterai pas sous l’ardeur de ton étreinte.

« Mais nos rêves peupleront la terre, et nos chimères s’incarneront dans l’Avenir. »

Il y eut entre eux un silence frémissant.

Et, de l’enlacement de Lilith et du Serpent, naquirent les songes pervers, les parfums malfaisants, les poisons de révolte et de luxure qui hantent l’esprit des hommes et rendent leur âme semblable à l’âme dangereuse et triste des Anges du Mal.


La Dogaresse
POÈME VÉNITIEN

LA DOGARESSE

POÈME VÉNITIEN



La Dogaresse pleure au fond du Palais.

Elle est jalouse, elle est délaissée, elle se lamente dans la solitude,

Car voici l’aurore du jour sacré où le Doge doit épouser la Mer.

Le sel des baisers, pareil au sel des larmes, flotte dans l’espace.

Et la Mer est parée de lumière, la Mer a revêtu sa robe nuptiale, sa robe de soleil.

La Dogaresse pleure au fond du Palais,

Car la Dogaresse est jalouse de la Mer, de l’éternelle Amante qui lui ravit son époux.

— Toi dont les yeux ont la mélancolie des lagunes, toi dont les yeux gardent le reflet des eaux mortes, ô Dogaresse pitoyable et jalouse, écoute-moi,

Je sais les secrets de la Mer.

Elle est ardente et stérile, elle aime l’amour de la Lune et elle méprise l’amour des hommes.

Elle attend avec anxiété l’heure des ténèbres qui doit l’unir à sa mystique Amante.

Lorsque se mêlera leur baiser, tu verras le frémissement et tu entendras la plainte de ta Rivale.

La Lune et la Mer s’aimeront, cette nuit, au profond de l’espace.

Sois donc sans crainte, ô Dogaresse : dès le crépuscule, la Mer te rendra ton époux.

Tu le retrouveras pâle de désir inassouvi, et tu presseras longtemps sur tes lèvres ses lèvres amères.

Mais ne t’épouvante point si ton époux ne te rend plus tes caresses, car ceux que la Mer a dédaignés meurent de son mépris.

Cette nuit, la Lune et la Mer s’aimeront au profond de l’espace.


Le Tombeau Héroïque

LE TOMBEAU HÉROÏQUE



Je vis un tombeau sans fleurs dans un cimetière où s’épanouissaient toutes les fleurs du regret et du souvenir, — les roses pâles comme la souffrance, les pensées sombres comme le remords et les violettes tristes comme le rêve.

Un homme qui passait cracha sur le tombeau sans fleurs, et, comme d’un geste je blâmais l’acte sacrilège, il me dit : « Je flétris le tombeau d’un lâche. »

Je méditai jusqu’au soir, respirant les fleurs du regret et du souvenir, et le Couchant glorifia le tombeau d’une auréole tragique.

Sous l’ombre des cyprès, une forme immobile et blanche que je n’avais point remarquée parmi les statues de marbre, s’anima et vint vers moi, lente et résolue.

« Le passant a menti, dit-Elle : ce tombeau consacre une héroïque mémoire. Tu liras, sur le marbre, le nom d’un homme qui mourut volontairement. Il a dominé l’instinct le plus puissant, celui de la Vie. Il a triomphé de la nature, en ce qu’elle a de plus tenace, par l’Acte de Destruction. Et c’est pourquoi j’ai tracé en lettres d’or, sur le monument funèbre, ces mots que mes pleurs n’ont pu effacer :

« Il a vaincu. »

— Non, lui répondis-je, il a fait mieux encore : il s’est affranchi.

— N’est-ce pas la plus grande victoire ? » me demanda-t-Elle.

… Et le soir but nos paroles.


La Chevelure

LA CHEVELURE



J’aime la Chevelure d’un amour où se mêle un peu d’effroi. Car elle possède une existence à part, une existence étrange et presque terrible. J’ai connu des femmes d’une fragilité inquiétante, dont l’excessive chevelure épuisait toutes les forces, et qui mouraient du poids de leurs cheveux. Et l’on a vu les chevelures des Mortes vivre et s’allonger au profond du tombeau…

Une princesse de légende expira, jadis, dans la fleur pâle de sa virginité. Le roi son père fit ensevelir, en un tombeau de marbre noir, ce divin corps intact qui semblait pétri de reflets de perles et de parfums de roses blanches. Elle y dormit pendant cent ans. Mais un roi poète ceignit la couronne, et, après avoir recueilli les anciennes ballades qui glorifiaient les cheveux ondoyants de la princesse de légende, il fit ouvrir le tombeau de marbre noir, afin d’y retrouver un suprême vestige de toute cette beauté dont le souvenir chantait encore sur les lèvres des hommes.

Ayant pénétré dans le mausolée, il recula, épouvanté et ravi. Car la chevelure de la Morte ruisselait comme un clair de lune merveilleux et illuminait les ténèbres sépulcrales de ses lueurs de cristal et d’argent. Ses blonds froids se composaient de tous les bleus du soir, de tous les verts de la nuit, de tout l’or irréel des étoiles. Et la chevelure enveloppait le squelette d’un réseau fin comme les fils ténus de l’araignée tendus sur la rosée… À travers les âges, la Chevelure immortelle survivait à la vierge dont elle fut la joie et l’orgueil.


Conte dorien

CONTE DORIEN


Ἤρων ἐξεδίδαξ᾽ ἑϰ Γυάρων τὰν τανυσίδρομον.
Ψάπφα.


J’instruisis Hérô de Guara, la [vierge] légère à la course.
Psappha.


Hérô de Guara fut, comme Atalanta, une vierge légère à la course. La foule contemplait de loin ses fuyantes sandales d’or, aussi promptes que l’éclair, lorsque, la première, elle atteignait au but, le vent du matin ayant dénoué ses cheveux et ravivé l’aurore de ses joues. Des souffles de fenouil et de thym, imprégnant son corps, flottaient autour d’elle.

Elle avait l’âme vaste et vide des solitudes. Son rêve était imprécis comme l’espace, et jamais le désir de l’amour n’avait enfiévré la fraîcheur de ses yeux où frissonnait un reflet d’herbe et de feuillages.

Un soir, elle écoutait murmurer la mer éternellement éprise de Mytilène, la mer qui resserre autour de l’Île sacrée sa profonde étreinte, lorsqu’elle entendit chanter une voix amoureuse comme la mer ;

« Viens, Déesse de Kuprôs, et verse délicatement dans les coupes d’or le nektar mêlé de joies. »

Et, lentement, une Femme sortit de l’ombre méditative des arbres et s’arrêta devant l’étrangère en disant :

« Je suis Psappha de Lesbôs. »

Sa chevelure entrelacée d’hyacinthes, sa chevelure aux profondeurs nocturnes, ondoyait sous la brise, et ses yeux, bleus comme l’Égée, insondables et changeants, attiraient ainsi que l’eau très profonde. Elle avait la pâleur de l’herbe que le soleil a décolorée. Ses mains étaient parfumées de violettes, dont elle tressait des couronnes. Sa voix était pareille à la voix de Peithô, la Persuasion qui sert l’Aphrodita et qui entraîne les êtres vers l’amour. Et son sourire avait la douceur lointaine du sourire de Sélanna.

Hérô la contemplait, muette, L’ardente rougeur du soir brûlait leurs fronts. Un silence plein de frémissements les enveloppait toutes deux.

Leur beauté dissemblable s’harmonisait et se complétait, et leurs songes de volupté s’unirent.

« Viens, dit enfin la Lesbienne, je t’enseignerai les chants et l’amour. »

Elle s’approcha, et les lèvres de la vierge agonisèrent sous la flamme du baiser.


La Divinité inconnue

LA DIVINITE INCONNUE



La femme que j’aime, la femme inconnue, demeure au fond d’un antique palais où s’obstine un soir perpétuel.

Le vieux palais vénitien où son enfance a germé, où son adolescence a fleuri, sommeille en le silence des eaux mortes. L’ombre du passé estompe les nuances fragiles des étoffes et les couleurs des tableaux. C’est à peine si on entend frémir les souffles de la mer dans les plis des rideaux pesants.

Il y a du silence en elle et autour d’elle.

On devine, en l’approchant, qu’elle a toujours vécu dans la solitude. Elle a de longues mains auxquelles la pénombre a donné les tons jaunis des vieux ivoires. Son regard a le reflet des eaux mortes. Elle parle si bas qu’il faut se recueillir pour l’entendre. Et sa parole semble l’écho d’une plainte que nul n’a jamais entendue.

Dans la chambre qu’elle habite, on sent la présence mystérieuse de l’Âme. Elle aime les fleurs qui se fanent, et s’attriste voluptueusement lorsque le crépuscule fait tomber avec regret les pétales d’une rose.

Sa robe de deuil a l’épaisseur douce des ténèbres. Elle est comme enveloppée de nuit.

Ses cheveux sont tissés de rayons nocturnes et mêlés de pourpre, comme si l’Ombre y avait effeuillé ses calmes violettes.

Je l’aime parce qu’elle m’est inconnue et n’existe que dans un songe.


Hameçons

HAMEÇONS



Un Écossais, ami de mon enfance, me montra un jour sa collection d’hameçons.

« Regardez, me dit-il, ceci est un véritable musée. Ce sont des objets d’art que les hameçons que vous voyez. Pour attirer le saumon, qui se nourrit de mouches au vol irisé, nous inventons de légers hameçons dorés, verts, bleus et violets. Quelques-uns sont façonnés avec des plumes de faisan : et vous savez que le faisan a toute la magnificence du paon, augmentée de la grâce inexprimable des êtres sauvages. Ces hameçons exigent un patient travail et une ingéniosité savante. »

Je regardai ces étranges joyaux de torture et de mort. Ils étaient fort beaux en effet, brillants comme la gloire, étincelants comme l’amour.

« Et, poursuivit mon interlocuteur, le saumon qui croit happer les ailes d’arc-en-ciel et d’opale des mouches errantes, sent sa gorge déchirée implacablement par le crochet d’acier. Il a beau se débattre, il est la proie de l’Ennemi. »

Comme je me penchais sur les joyaux de torture et de mort :

« Que pensez-vous de ma collection ? me demanda mon ami l’Écossais.

— Je pense, lui répondis-je, que la Bible (dont je vous ai entendu prodiguer de si copieuses citations) n’a pas menti, et que véritablement Dieu a créé les hommes à son image. »


Traduction
d’une chanson polonaise

TRADUCTION D’UNE CHANSON POLONAISE



Je hais celle que j’aime, et j’aime celle que je hais.

Je voudrais savamment torturer les membres meurtris de celle que j’aime,

Je voudrais boire les soupirs de sa douleur et la plainte de son agonie,

Je voudrais étouffer lentement les souffles de sa poitrine,

Je voudrais qu’un poignard implacable la mordît jusqu’au cœur,

Et je me réjouirais de voir pleurer goutte à goutte tout le sang de ses veines.

Je chérirais sa mort sur le lit de nos caresses…

J’aime celle que je hais.

Lorsque je l’entrevois dans la foule, je sens brûler en moi le vœu inguérissable de l’étreindre à la face du monde et de la posséder dans la lumière.

Les paroles de rancune se changent sur mes lèvres en sanglots de désir.

Je la repousse de toute ma colère, et je l’appelle de toute ma volupté.

Elle est féroce et lâche, mais son corps est ardent et frais, — une flamme fondue dans la rosée…

Je ne puis voir sans trouble et sans regret ses regards de perfidie et ses lèvres de mensonge…

Je hais celle que j’aime, et j’aime celle que je hais.


La Chaise à bascule

LA CHAISE À BASCULE



Je m’étonne, dis-je à mes auditeurs silencieux et compréhensifs, que l’on s’évertue à rechercher le secret du mouvement perpétuel. L’humanité serait plus sage, si elle employait de préférence sa bruyante ingéniosité à découvrir le secret de l’immuable repos. »

Les vieux meubles, à qui je m’adressais, approuvèrent d’un silence cordial. Seule, une chaise américaine à bascule protesta, dans un frémissement prolongé.

Je crus devoir l’apaiser par des paroles conciliantes.

« Je ne suis point un adversaire irréductible du progrès, assurai-je. Le confort m’attire, même sous l’aspect extérieur le moins séduisant. Le confort est l’ami et le protecteur du songe. Il l’abrite contre les désagréments qui troublent la pensée ; et la matière, par une revanche glorieuse, aide à l’essor de la spiritualité la plus haute. Ainsi, le balancement égal de cette chaise à bascule scande familièrement le rêve. Il me semble entendre la cadence monotone des rames et sentir le bercement de la barque qui m’emporte jusqu’aux Lointains. »

Tout en exprimant mon approbation de la sagesse moderne, j’adaptai mes méditations au rythme méthodique de la chaise à bascule. À la longue, cependant, mon esprit impatienté réclama l’Immobilité bienfaisante, l’Immobilité jadis éclose dans la langueur d’un soir oriental. Je convoitai la paix profonde que m’offrait une ancestrale bergère, et j’ébauchai un effort pour me lever.

Toutes mes tentatives libératrices furent vaines… Tantôt orageuse comme une barque ballottée par les vagues, tantôt régulière comme l’oscillation d’un berceau, la chaise à bascule m’emportait dans une frénésie sans arrêt…

J’avais, sans le vouloir, — oh ! certes, sans le vouloir, — découvert le secret du mouvement perpétuel.


L’Ikônoclaste

L’IKÔNOCLASTE



Je vis un homme entrer fièrement dans l’ombre du Temple où régnaient en silence les anciens Ikônes.

Ils étaient l’emblème de toutes les férocités humaines, ils symbolisaient la haine Implacable de l’homme pour le crime dont il ne profite pas et la lâcheté de l’esprit humain devant la Présence de la Mort. Ils grimaçaient de toutes les anciennes terreurs, leurs prunelles de pierre contenaient le regard de toutes les injustices et de toutes les sévérités. Quelques-uns levaient la main, d’un geste de bénédiction hypocrite.

L’homme les contempla sans une parole, et ses yeux rayonnaient d’une fureur sacrée. Il s’avança, et, irrésistible comme le Destin, il brisa les fragiles Ikônes. Puis, arrachant un flambeau de l’autel, il brûla le Temple, et le Temple s’écroula et ne fut plus qu’un amoncellement de pierres et de cendres.

L’ikônoclaste, debout, triompha parmi les décombres fumants.

Je lui dis d’une voix indécise : « Ô Destructeur des anciennes Idoles, ton acte fut-il sage, et qu’adviendra-t-il demain, lorsque la foule, accourue pour offrir ses adorations et ses prières, ne trouvera plus qu’un autel enseveli sous un temple en ruines ?

« La foule, libérée des effrois de jadis, et trop aveugle pour s’élever à une conception supérieure du monde et des êtres, se livrera à d’abominables débauches et à d’imbéciles cruautés sur le lieu même où s’élevaient les nuages pieux de l’encens.

« Qu’as-tu fait, ô Destructeur, et ne crains-tu pas l’Aurore qui semble poindre dans l’incertitude du ciel ? »

L’ikônoclaste me regarda avec un orgueil serein, et me répondit, illuminé encore de sa victoire :

« Qu’importe ? L’instant superbe où l’homme anéantit une fausse divinité vaut mieux que le patient labeur qui enfante une œuvre mémorable.

« Lorsque, demain, la foule envahira le sanctuaire abandonné et le souillera de gestes ignobles et d’infâmes paroles, je me détruirai moi-même afin que le Rêve soit consommé. »


Chanson populaire

CHANSON POPULAIRE



« Ô laboureur déjà voûté, non par l’âge, mais par le travail et la misère, pourquoi sèmes-tu le blé ?

— Je sème le blé pour la joie d’autrui. »

« Ô maçon, pourquoi élèves-tu les murs éclatants de cette demeure ?

— J’élève ces murs pour la joie d’autrui. »

« Ô mineur, pourquoi cherches-tu les pierres et l’or au fond de la terre nocturne ?

— Je cherche les émeraudes, les rubis, les opales et l’or pour la joie d’autrui. »

« Ô musicien, pourquoi évoques-tu l’orage et la douceur alternés des sons ?

— J’évoque la musique pour la joie d’autrui. »

« Ô prostituée, pourquoi as-tu paré de fleurs tes cheveux savamment tressés ? Pourquoi as-tu masqué ta pâleur sous les fards ? Pourquoi cette profusion de parfums qui émane de ta chair lasse ? Pourquoi ce rire sur tes lèvres amères ?

— J’ai tressé mes cheveux, j’ai fardé ma pâleur, j’ai parfumé mon corps et j’ai dissimulé mes rancœurs pour la joie d’autrui. »


Le Glacier

CHANSON SUISSE


LE GLACIER

CHANSON SUISSE



Le glacier est bleu comme la flamme du soufre et vert comme l’aigue-marine.

Le glacier a la profondeur et la majesté d’une mer immobile.

L’air, autour du glacier, est froid et pur ainsi que du cristal.

Mais, ô passant, crains le mystère de cette eau sans frisson, car la froideur brûle avec plus d’intensité que le feu lui-même.

Au fond de son palais, bleu comme la flamme du soufre et vert comme l’aigue-marine, la Vierge des Glaciers attend les victimes de sa splendeur.

Ceux qui l’ont aimée sont morts de son regard.

J’ai vu, jadis, les yeux verts et bleus de la Vierge des Glaciers.

Elle m’attirait, du profond de l’abîme, et j’aurais donné toutes les voluptés incertaines de l’existence pour la morsure de son cruel baiser.

L’ardeur des choses très froides me consumait, l’ivresse de la chasteté m’enchantait…

J’ai vu, jadis, les yeux verts et bleus de la Vierge des Glaciers.


Le Magasin d’Idées

LE MAGASIN D’IDÉES



Dans un vieux quartier de la ville, j’aperçus une étrange petite boutique où nul étalage et nulle enseigne n’attiraient les regards, et dans laquelle aucun marchand n’épiait les promeneurs.

J’entrai. Un homme dont je ne pus voir que la silhouette, tant l’ombre était impénétrable autour de nous, apparut sans bruit.

« Que pouvez-vous bien vendre ici ? lui demandai-je dans l’irréflexion de ma surprise.

— Des idées, me répondit-il d’un ton très simple. »

Il prit un coffret et, semblant remuer de la poussière :

« Seriez-vous utopiste, par hasard ? Pardon de l’indiscrétion. Voulez-vous des idées de paix et de bonheur universels ? Elles ne sont pas chères et j’en vends beaucoup en ce moment. Tenez, en voici tout un lot pour 2 fr. 50 »

Et, devant mon geste de refus :

« Ah ! vous avez raison : je ne garantis pas leur solidité. Voici maintenant une idée de financier, mais elle est extrêmement rare et coûteuse. Je ne pourrais pas vous la céder à moins de trois mille francs.

— Diable ! fis-je, trois mille francs, c’est… »

Il m’interrompit avec calme.

« Une idée moins neuve que celle-ci a fait la fortune d’un fondateur de trusts américains. Je n’en profite pas personnellement, parce que cela m’ennuierait trop d’être riche. Je perdrais mes amis et la considération du quartier. »

Quelque chose comme un reflet d’or brillait entre ses doigts.

« Maintenant, si, comme moi, vous méprisez l’opulence, ou si, ce qui est plus probable, cette idée vous semble d’un prix trop élevé, voici, à très bon compte, un songe de poète. Trois sous, cela est raisonnable, ne trouvez-vous pas ? »

Et il me montra une lueur d’arc-en-ciel emprisonnée dans une boîte de couleurs.

« Enfin, comme vous me paraissez appartenir à la clientèle sérieuse, je vous propose, (sa figure se plissa d’une grimace qui aurait pu être un sourire,) je vous propose une magnifique idée de libertin, tout à fait inédite, vous savez, et d’un raffinement exceptionnel. Je vous la laisserais à mille francs. Elle vaut davantage, mais c’est pour que vous reveniez souvent m’en acheter d’autres. J’en ai véritablement une collection sans pareille.

— Oui, dis-je, mais quelques-unes de vos marchandises me paraissent bien usées.

— Ah ! répondit-il avec orgueil, celles-là, comme les meubles antiques, sont justement les plus appréciées par ma clientèle. Mais ne voyez-vous rien qui puisse vous satisfaire ?

— Je désire une idée que vous ne pourrez jamais me vendre : une idée personnelle. »


La Forêt

LA FORÊT



Viens dans la forêt, viens dans les ténèbres fraternelles. Viens, je cueillerai pour toi les fleurs qui te ressemblent, les fleurs nocturnes qui recèlent de subtils poisons.

Je parerai tes cheveux lunaires de fleurs d’aconit, de digitale et de belladone…

N’es-tu point épouvantée d’être seule avec moi, dans la forêt nocturne qui m’aime et qui te hait ?

Je voudrais fuir tes yeux clairs et pénétrants comme l’acier mortel, je voudrais te fuir et t’attirer à moi.

Les branches des arbres s’inclinent vers toi comme de longs bras menaçants qui étouffent dans une étreinte d’amour haineux.

Ils peuvent t’étrangler, mais ils sont impuissants contre moi, car je suis l’être du silence et de la solitude.

Toute la forêt nocturne te menace et te hait : elle a vu le mensonge dans tes yeux, et le péril de ta voix, et la cruauté de ta caresse.

Mais je t’aime, tout en voulant te fuir, et je te protégerai contre la forêt et contre moi-même.

Les choses tendres et vraies me supplient de t’abandonner et de m’enfuir, — les feuilles et le lierre, et la mousse, et les violettes bien-aimées.

Seuls, les furtifs serpents et la lune se réjouissent et encouragent notre amour.

Oh ! comme la voix des hiboux est sinistre !

Les hiboux me conseillent de t’abandonner et de m’enfuir.

Les chauves-souris aux ailes bleues s’égarent, tourmentées par la pesanteur de leurs corps et par l’impuissance de leurs ailes.

Leur âme est pareille à mon âme. Elles se heurtent stupidement à des obstacles stupides, et le désir de l’infini est dans leurs regards aveugles.

Je sens cruellement le désir de planer…

Si je pouvais m’envoler, je t’échapperais peut-être, ô l’incarnation de mon Destin,

Et, si j’osais t’aimer, je te tuerais, selon le désir de la forêt nocturne qui t’ensevelirait sous les feuilles et sous les branches.

J’étoufferais ton râle de mes baisers… Ah ! ton râle dans la nuit !… Je t’étoufferais avec des étreintes et des caresses, et tu mourrais de mes lèvres…

Car je suis l’Amant qui ne peut aimer sans haïr et dont la convoitise est faite d’amertume et de mélancolie.

Et toi, tu es la Mauvaise Maîtresse qui exaspère les fièvres et qui avive le mal.

Ne sens-tu pas le danger autour de toi ?

L’odeur de la Mort est dans l’air et m’enivre étrangement…

Oh ! comme la voix des hiboux est sinistre !…

— La Lune rit, la Lune rit…


Poème de Porcelaine

POÈME DE PORCELAINE



Elle avait le sourire fragile et la coloration délicate de la petite bergère de Saxe qui, dans ma vitrine, joue éternellement une musique muette.

Je l’ai aimée, cette enfant au charme frêle, pendant tout un automne, — je l’aime toujours d’une mélancolique tendresse, pareille au souffle apitoyé qui soulève avec douceur les feuilles mortes.

Oh ! ses menus gestes d’une poésie raffinée, un peu précieuse !… Un soir, elle parsema de pétales de roses le seuil de notre chambre d’amour…

Je me souviens d’une nuit d’hiver, sans lune, d’une nuit d’étoiles, plus claire que le cristal et que la rosée. Les arbres fleuris de givre étaient très pâles et semblables à des ciselures d’argent. Les feuillages n’alourdissaient plus le dessin ténu des branches. Tout était blanc, tout rayonnait d’une lumière vague.

L’ombre était transparente, et je voyais dans les ténèbres.

Je voulus réveiller la vierge au charme frêle, et lui dévoiler le miracle pur du ciel et de la terre. Mais j’hésitai devant le mystère du Sommeil. Quelque chose de solennel émanait de ce corps immobile et de ces paupières closes. Elle m’apparut sacrée autant que les Mortes alanguies sous les fleurs.

Lorsqu’elle cessa de m’aimer, lorsqu’elle connut la souillure des épousailles, ce fut en moi une douleur légère et persistante… la douleur qu’on éprouve en voyant brisée une rare statuette de porcelaine.


Conte irlandais

CONTE IRLANDAIS



Dana, la Créatrice des Choses, la Mère immémoriale et toute-puissante de l’univers, résolut de châtier les êtres qui violaient stupidement sa loi de douceur, de liberté, de franchise et d’amour.

Et Dana toute-puissante dit à la Nuit : « Ô ma plus belle œuvre, fleurie entre mes mains laborieuses, retire toi de la terre. »

Ce fut alors l’horreur du Jour éternel. Les hiboux ouvraient avec effroi leurs larges prunelles blessées, leurs yeux où s’allument des lueurs d’or au fond des ténèbres. Les chauves-souris, affolées par le rayonnement universel, heurtaient sans répit leurs ailes douloureuses. Les fleurs nocturnes mouraient sans livrer leurs subtils parfums à l’air violet, et les femmes gémissaient, leurs paupières meurtries ne connaissant plus la consolation de l’ombre.

Et la Nuit implora Dana, la Créatrice : « Ô Dana, voici que la Mer se lamente, car ses flots ne sont plus caressés par la Lune. Voici que les solitudes s’attristent, car leur mystère n’est plus, et elles s’épouvantent de se voir révélées dans la lumière. »

Dana, apaisée, écouta la voix de la Nuit agenouillée à ses pieds, sous ses innombrables voiles verts et pourpres et roux et bleus. Et Dana toute-puissante rendit la Nuit à la Terre.

Les Amants de la Mort

LES AMANTS DE LA MORT



La Mort m’apparut un soir d’hiver. Sa robe semblait tissée de lune et de neige et de larmes. La Mort me dit : « Suis-moi jusque dans mon palais dont le marbre luit au milieu des cyprès. Là, je te montrerai la multitude de mes amants. Ils sont plus clairs et plus majestueux que la Beauté vivante, et aucune ivresse humaine n’égalera l’ardeur de l’étreinte dont ils m’enlacèrent jadis. »

Je pris le chemin des tombeaux et je vis la multitude des amants de la Mort.

Quelques-uns avaient connu la fraîcheur de ses lèvres dans le lit fluide des fleuves et des mers. D’autres l’avaient cherchée dans les angoisses du poison ou dans le cruel éclair de l’acier. Tous, ils gardaient au front le reflet d’une pensée décisive et d’un acte solennel.

Je vis la multitude des amants de la Mort, de ceux qui avaient osé accomplir le plus magnifique geste humain : la Destruction de soi-même. Et j’enviai la paix et splendeur qui rayonnaient de leurs visages.

Je leur demandai si, en vérité, le baiser de la Mort leur fut clément et doux.

Et leur réponse fut la plénitude du silence.


À la perverse Ophélie

À LA PERVERSE OPHÉLIE



Je t’ai jadis emportée vers l’eau qui t’aime, vers l’eau qui te ressemble, et je t’ai noyée…

Et l’eau est devenue un marais stagnant.

Ainsi qu’une perverse Ophélie, tu flottes à la surface de l’étang livide.

Tes seins épanouis sont deux nénuphars blancs et tes cheveux d’un blond glauque s’enchevêtrent pareils à des algues fluviales.

Ton front est vert comme l’eau, ton regard est immobile et bleu comme l’eau stagnante.

Tu reposes parmi les roseaux et les iris, depuis le jour où, de mes mains amoureuses, de mes mains criminelles, je t’ai noyée…

L’Éternelle Esclave

L’ÉTERNELLE ESCLAVE



Je vis la Femme chargée de chaînes d’or et de chaînes d’airain. Ses liens étaient à la fois ténus comme le tissu de l’araignée et pesants comme la masse des montagnes, et l’Homme, tantôt bourreau et tantôt parasite, la dominait et vivait d’elle.

Docile, elle subissait la tyrannie. Et l’épouvante la plus grande était d’entendre les hypocrites paroles d’amour qui se mêlaient aux ordres du maître.

Je criai à la Femme (et mon cri traversa désespérément les grilles qui nous séparaient) :

« Ô Toi, l’éternelle Affligée, Tendresse déçue, Martyre d’amour, pourquoi te résigner dans une patience dégradante à l’ignominie et à la lâcheté de ce faux compagnon ? Le subis-tu par amour ou par crainte ? »

Elle me répondit : « Je ne le subis ni par amour ni par crainte, mais par ignorance et par habitude. »

Et de ces paroles me vinrent une immense tristesse et un immense espoir.


Viviane

VIVIANE



Dans la forêt de Brocéliande, je rencontrai Viviane.

Elle semblait faite d’ombre et ses regards étaient bleus comme les frondaisons crépusculaires.

« Assourdis tes pas qui font craquer les feuilles mortes, dit-elle. Car il n’est pas de cruauté plus haïssable que celle de réveiller un être endormi. Les visages de ceux qui sommeillent ressemblent, en leur béatitude, aux visages de ceux que la Mort a couchés sur un lit de violettes. Réveiller un être endormi, c’est lui apporter de nouveau les soucis, les angoisses, les souvenirs, les remords, toute la mélancolie de vivre. Ne réveille donc pas Merwynn, qui dort parmi les primevères et les lys sauvages, »

Je la contemplai des yeux ravis de mon âme, et je sanglotai :

« Ô Viviane ! les caresses des autres femmes ne donnent que la volupté : les tiennes donnent l’oubli. Ne pourrais-tu m’accorder, à moi qui t’aime, l’éclair d’un baiser ?

— Je n’aime point les ombres qui passent, me répondit-elle. Merwynn seul posséda mon incomparable amour.

— Et pourtant, lui dis-je, tu l’as trahi, Viviane.

— Oui, je l’ai trahi, murmura la Magicienne de Brocéliande. Mais n’est-ce point la destinée des êtres de trahir éternellement ce qu’ils aiment ? Que la trahison soit médiocre ou immense, elle se glisse irrémédiablement entre les lèvres qui se possèdent. Oui, j’ai trahi Merwynn, je l’ai dépossédé de la sagesse, mais je lui ai donné ce qui est infiniment plus précieux : le néant de la pensée. »

Le Chant de Celle qui passe

LE CHANT DE CELLE QUI PASSE



Quelle harmonie daigneras-tu écouter ce soir, ô Silencieuse ? Veux-tu la rêverie du rossignol ? Veux-tu la complexité savante des accords ou le sanglot unique du chant ?

— Je ne veux entendre que le gémissement de la Mer éprise de la Lune.

— De quelles fleurs veux-tu parer tes cheveux nocturnes où le roux et le bleu s’harmonisent ? Veux-tu les gardénias délicatement artificiels que le toucher meurtrit ? Veux-tu la rose ardente ou le lys plus voluptueux encore par sa pâleur amoureuse et la véhémence de son haleine ? Veux-tu le cyclamen à la senteur tendre, ou l’iris noir, ou le pavot d’où se dégage une odeur de sommeil ?

— Je ne veux que les ténébreuses violettes, sœurs de la Nuit.

— De quelles clartés veux-tu illuminer la salle du festin ? Veux-tu la flamme rouge des torches ou le rayon mystique des cierges dont la cire odorante se dissout en parfums ? Veux-tu la lumière inexprimable des astres nébuleux ?

— Je ne veux que les larges prunelles des hiboux, qui se dorent dans les ténèbres.

— Quelle Beauté veux-tu contempler de tes yeux ardents ? Veux-tu les blonds subtils des chevelures où s’embrument les reflets verts et les reflets roses ? Veux-tu la magnificence automnale des chevelures rousses ou la profondeur des chevelures d’ombre ? Veux-tu l’infini des yeux bleus, la flamme des yeux noirs, le crépuscule des yeux gris, ou l’énigme des yeux verts ?

— Je ne veux contempler que le visage de la Solitude, mon Amante et mon Amie. »

L’Arc-en-Ciel de la Mort

L’ARC-EN-CIEL DE LA MORT



I

VERT



Son corps se dérobait avec des ondulations vagues, et son nom aux syllabes limpides ruisselait sur les lèvres.

Elle était allée au bord du fleuve, elle avait détaché une barque, car elle voulait errer sur l’eau d’un vert pâle, sur l’eau qui lui ressemblait et qui l’aimait.

Elle errait sur l’eau, les saules laissaient pleuvoir leurs longues chevelures de délaissées, les prés étincelaient d’émeraudes claires, et les yeux de la petite amie de l’eau se puérilisaient à la candeur des Verts.

Soudain, elle se pencha pour cueillir les nénuphars, blancs comme l’écume des mers du Nord, roses comme la lune et bleus comme les brumes du matin, qui rêvaient à la surface de l’onde et répandaient autour d’eux la langueur et le sommeil. Elle se pencha, elle se pencha…

Et la barque vide flottait à la dérive, tandis que la vierge à la chair verte se débattait éperdue…

Car les terribles algues fluviales l’étreignaient de leurs longs bras, pareils aux bras des pieuvres, et l’attiraient irrésistiblement et fatalement vers elles…

Ainsi mourut la petite amie de l’Eau, d’une mort fraîche et verte, et l’onde la pleura longtemps et l’ensevelit sous les roseaux et les iris noirs…

Et, en souvenir d’elle, les flots firent éclore, à la place où elle avait disparu, les nénuphars blancs comme l’écume des mers du Nord, roses comme la lune, et bleus comme les brumes du matin.


II

ORANGE



Le couchant avait le velouté d’un beau fruit mûr, l’air s’alourdissait du parfum sensuel des vergers, et l’Amante se rassasiait du sein de l’Amante.

Elle avait voulu mourir dans l’épanouissement suprême du Baiser, et voici que l’heure était venue, l’heure veloutée comme un beau fruit mûr, alourdie du parfum sensuel qui montait des vergers.

Elle chercha les lèvres de l’Amie, les lèvres au duvet d’ambre, et connut pour la dernière fois la volupté réciproque.

Et elle mourut d’une mort charnellement orangée, dans la plénitude du couchant.


III

VIOLET



Kathleen venait de la magique Irlande, où règne dans toute sa fraîcheur l’harmonie du Vert, où les marais sont hantés par d’étranges flammes errantes, pareilles à des lueurs d’âmes, où les Fées ont élu leur suprême refuge, où les femmes ont des yeux de violettes humides.

Kathleen traînait le fardeau de sa jeunesse, là-bas, dans la magique Irlande.

Elle était lasse d’avoir supporté les printemps et leurs espoirs irréalisables, les étés et leur ardeur inassouvie, les automnes et leur tristesse sans bornes, les hivers et leur chaste sévérité.

Elle avait goûté l’amertume de trahir ce qu’elle aimait le plus, d’abandonner ses rêves, de se voir elle-même inférieure à sa destinée. Elle apprit à se connaître, à détester la bassesse de son cœur et la lâcheté de son âme. Et, ayant regardé la Vie en face, elle la jugea vaine autant que haïssable.

Elle mourut de sa propre volonté par une nuit de pourpre, une vaste nuit calme. Les nuages étaient fluides comme des algues dans une mer sans remous.

Elle se coucha sur un lit de violettes, et mourut d’une mort parfumée, d’une mort douce et lente qui la consola d’avoir vécu.

L’Apparition

L’APPARITION



Je vis une femme s’avancer vers moi, ardente et pure comme la neige. Sa robe avait des plis amoureux : autour d’elle flottaient les effluves véhéments des lys, La tristesse et la volupté de la mer émanaient d’elle, et aussi le rayonnement de la mort.

Elle dit : « À l’âme que j’attire, j’apprends la haine du printemps et l’amour de l’automne. Je suis la sœur de l’autrefois et du sommeil. J’apporte dans mes mains les parfums de la Solitude. Je suis celle qui ne connaît ni le regret ni le remords. »

Je l’invoquai pieusement : « Toi qui brilles d’une si resplendissante pâleur, n’apportes-tu point un baume pour l’inexprimable souffrance humaine ? »

— Oh ! le sourire de ses lèvres qui n’avaient point prononcé ce mot : « l’Irréparable ! » —

« Je ne guéris point la souffrance, je la supprime, répondit-elle très lentement. Par moi, et par moi seule, la douleur n’est point. Je suis la Stérilité. »


Le Chant des Sirènes

LE CHANT DES SIRÈNES



I

Je voudrais, disait Iône aux yeux de volettes, attardée sur la grève crépusculaire, je voudrais entendre le Chant des Sirènes.

— Tu sais bien, répondit le vieux pêcheur Méniskos, que le Chant des Sirènes est mortel à qui l’entend.

— Comme tout ce qui est beau et sonore, interrompit impérieusement la vierge aux yeux de violettes. Les choses sans grandeur, seules, ne recèlent aucun danger.

— Le sage Ulysse a donné à ses compagnons le conseil de boucher leurs oreilles avec de la cire et de s’attacher aux mâts du vaisseau, ajouta Méniskos.

— Ulysse n’était qu’un lâche, cria la très jeune et très impétueuse lône. Et ses compagnons aussi n’étaient que des lâches. La prudence, c’est l’éternelle lâcheté. Oh ! préférer l’ennuyeuse Pénélope aux Sirènes ! — Moi, je donnerais le souffle de mes lèvres, les lignes, les ondulations et les couleurs que mes yeux avides contemplent avec tant d’angoisse, les harmonies qui me font si divinement souffrir, les parfums que j’aspire avec tant de fièvre, tout ce qui fait vivre de la vie brûlante et triste, pour entendre un instant le Chant des Sirènes… Et les baisers de mes compagnes, les baisers qui sont pareils aux harmonies, aux parfums, à la joie des couleurs, des lignes et des ondulations gracieuses, les baisers âcres comme le ciel et doux comme les roses, je les donnerais pour entendre un instant le Chant périlleux.

— En vérité, tes paroles ne sont point sages, dit avec calme le vieux Méniskos. Quoi ! tu donnerais les longues années d’une existence humaine pour l’éclair d’une joie !

— Tu ne peux pas comprendre, Méniskos, répondit Iône. Les hommes sont lâches dès leur naissance. Deux instincts seuls les font agir, l’orgueil et la bestialité. Jamais un homme ne donnera son existence pour entendre le Chant des Sirènes. »

Méniskos haussa les épaules, et s’en alla vers le foyer et le repas du soir. Au crépuscule, Iône détacha la barque, qui se perdit dans la brume où flottent les Visions.

Elle erra trois jours et trois nuits. Et les Sirènes lui apparurent, par un clair de lune vert qui se brisait sur les flots…

Leur chant était imprécis comme le chant des vagues, il attirait comme l’appel mystérieux des ondes, il se déroulait avec une ampleur grave, comme le sanglot de l’Océan, il étreignit l’âme d’Iône, qui s’abîma voluptueusement dans les flots…

II

Elle se réveilla, la petite noyée aux yeux de violettes, sous les baisers fluides d’une Sirène dont la chevelure l’enveloppait ainsi que des réseaux d’algues. Elle se réveilla sous le regard insaisissable des yeux verts, qui avaient la douceur perfide des ondes. Elle se réveilla sous le trouble sourire de la Sirène, dont la voix, pareille au son lointain des vagues sur les grèves crépusculaires, lui disait :

« Puisque tu nous as aimées assez résolument pour nous donner ton existence humaine, nous te donnerons à notre tour la ferveur de notre baiser. Vois, j’ai cueilli de mes mains, afin de parer tes cheveux, les perles qui sont les fleurs pâles de la Mer, et la nacre multicolore, et la grâce infinie des merveilleux coquillages. Ton repos sur le velouté du sable d’argent sera bercé par le rythme de la Mer. Tu joueras avec les crabes et tu souriras aux méduses qui brûlent comme des astres. Dans les jardins de la Mer bleuissent de vivantes anémones et, dans ses vergers, les arbres de corail balancent au gré des remous leurs branches rouges. Tu entendras le chant d’amour éternellement inapaisé de la Mer, le chant qui monte vers la Lune, sa lointaine Amante. Car la Mort guérit de tous les souvenirs, et la Mort est très belle dans le lit de la Mer. »


À la Morte Vivante

À LA MORTE VIVANTE



J’apporte d’étranges fleurs à ton souvenir, ô Morte vivante, qui existes et qui n’existes plus, qui te réjouis et qui sanglotes en dehors de notre amour.

Je t’apporte les orchidées bleues, du bleu subtil et pâle de tes prunelles, les roses d’hiver, d’une blancheur verte pareille à la blancheur de ta chair, et les gardénias que le plus léger contact meurtrit, les gardénias semblables à la morbidité de ton âme artificielle, que tout blesse, irrite et froisse…

J’apporte d’étranges fleurs à ton souvenir, ô Morte vivante qui existes et qui n’existes plus, qui te réjouis et qui sanglotes en dehors de notre amour…


L’Interrogation

L’INTERROGATION



Une femme enveloppée de longs vêtements violets aux reflets nocturnes, errait en frappant à toutes les portes. Quelques-unes s’ouvrirent, et aux habitants de ces demeures elle demandait, de la voix dont on implore une aumône :

« Dites-moi qui je suis, ce que je suis, et pourquoi je suis. »

Et les habitants rentraient dans leurs maisons dont l’Épouvante n’avait pas encore franchi le seuil. D’aucuns dirent à l’interrogatrice de vaines paroles qui ne l’apaisèrent point. Un philosophe qui vivait solitaire lui répondit :

« Tu es ce qui passe, ton être est ce qui souffre, ton existence est l’énigme, et tu vas vers l’Inconnu d’où tu viens. »

Et l’ombre engloutit ces verbes attristés. Longtemps la Femme pleura, et son gémissement mourut dans la nuit.

Traduction
d’une chanson polonaise

TRADUCTION D’UNE CHANSON POLONAISE



Afin de te réveiller, ô Incurieuse, je me suis accroupie au milieu des grenouilles dont le chant mélancolique charme les marais.

Mais ta fenêtre demeura close et tu n’as point écouté le chant des grenouilles.

J’ai ululé comme les hiboux dont le chant mélancolique charme les bois et la nuit.

Mais ta fenêtre demeura close et tu n’as point écouté le chant des hiboux.

Afin de te réveiller, ô Incurieuse, j’ai pris une poignée de rayons de lune et je les ai jetés comme des fleurs contre ta fenêtre.

Mais ta fenêtre demeura close et les rayons de lune n’effleurèrent pas ton front insensible.

Je me suis vêtue de neige pour te plaire, et la neige me brûlait comme le contact de ta chair froide et virginale.

Mais tu n’ouvris point ta fenêtre, tu ne te penchas point afin de contempler mon clair manteau de neige.

Je me suis couverte de boue pour te plaire, et la boue ruisselait sur mon corps fiévreux et l’étreignait de son odeur fétide.

Mais tu n’ouvris point ta fenêtre et tu ne te penchas point afin de contempler mon abjection.

Je prendrai la forme de ton rêve, ô Incurieuse, pour te posséder pendant ton sommeil.

J’ai festoyé avec les crapauds dans les marécages où les serpents sifflaient harmonieusement pour nous réjouir.

Mais je n’ai pu t’oublier parmi les lumières du festin.

Comme les araignées j’ai tissé les toiles et j’ai voulu t’arrêter au passage lorsque tu effleurais les champs lumineux de rosée.

Mais tu n’as point quitté l’ombre de la demeure obstinément close où j’allais autrefois te murmurer de fébriles paroles d’amour.

Et, dans le désespoir de ne plus retrouver la saveur de tes lèvres, je me suis faite goule, et j’ai pénétré les Ténèbres des tombeaux, et j’ai dévoré la chair des Mortes.


Latone et Niobé

LATONE ET NIOBÉ



Λάτω καὶ Νιόβα μάλα μὲν φίλαι ἦσαν ἔταιραι.
Ψάπφα.
Latô et Nioba étaient de très tendres compagnes.
Psappha.


Au temps crépusculaire qui précéda la naissance de la Lune et du Soleil, vivaient côte à côte deux petites vierges adolescentes, aux seins à peine fleuris, Latone blonde comme l’hiver, Niobé brune comme l’automne. Les yeux bleus de Latone contenaient tout le bleu de l’espace, les yeux noirs de Niobé toutes les ténèbres.

Elles erraient étroitement enlacées ; dans les forêts profondes, leurs lèvres se cherchèrent parfois et parfois se refusèrent, doucement épouvantées. L’ardeur de leur amitié hésitait au seuil inconnu du désir. Elles erraient, également belles, également insouciantes, lorsqu’elles entendirent un soupir semblable au chuchotis du vent dans les feuillages. Et, levant leurs regards, elles virent se pencher sur elles une Hamadryade dont les yeux verts étaient embrumés de larmes.

Et les deux petites vierges levèrent sur elle leurs regards remplis du même étonnement candide.

« Enfants, leur dit-elle, (et sa voix ressemblait aux frôlements légers des feuillages,) je pleure sur l’inégalité de vos destins. Car, Toi, Latone, tu seras la compagne et l’égale des Dieux éternels. Et tes flancs glorieux enfanteront la Lune et le Soleil. La Lune, vierge pâle aux vêtements verts et bleus, dardera sans pitié ses rayons mortels pareils à des flèches d’argent. Et le Soleil implacable percera l’ombre et le silence de ses rayons mortels pareils à des flèches d’or. Tous deux, ils seront très beaux et très cruels, et les hommes les adoreront. Et Toi, leur mère, tu ruisselleras de toute leur clarté et de toute leur gloire. »

Elle s’interrompit, en gémissant ainsi que le vent qui sanglote à travers les branches des grands chênes.

« Mais toi, Niobé, tu sens déjà gronder en ton être la colère et l’orgueil des Titans affamés de justice et assoiffés de puissance, en toi gronde la révolte magnanime des Géants.

« Et toi-même, défiant la tyrannie des Dieux qui oppriment l’univers, tu secoueras leur joug, et vous vous dresserez contre eux, toi et tes enfants prédestinés.

« Ton ressentiment n’épargnera point la blonde compagne, la joie et la douceur de ton enfance, car elle partagera la splendeur insolente des Olympiens, et méritera, comme eux, l’éclair de tes yeux indignés et la clameur vengeresse de ta voix puissante.

« Mais tu seras vaincue dans la lutte inégale, ô Révoltée, et la stupeur d’une angoisse surhumaine te rendra semblable aux rochers éternellement immobiles dans leur méditation fixe, aux rochers hautains et dont le silence exprime une immuable rancune et une immuable douleur… »

Elle se tut, ainsi que le vent du soir se tait dans les feuillages. Latone et Niobé se regardèrent, épouvantées, voyant déjà se dresser entre elles la volonté des Dieux.


Le Baiser de Sélanna

LE BAISER DE SÉLANNA[1]



Je vous conterai, ô vierges attentives, le baiser que Sélanna fit fleurir jadis sur le front d’une morte.

Sélanna, sachez-le, est la seule parmi les Déesses qui ait connu la mystique splendeur de l’Amour sans Désir. Elle n’a point la rigidité de l’Artémis et de Pallas Athéna, ni l’ardeur de l’Aphrodite. Ses caresses sont chastes comme les rayons nocturnes ; elles effleurent comme les ailes invisibles de l’Ame.

Une nuit que Sélanna errait à travers l’espace, très pâle sous l’ombre de ses voiles bleus et verts, elle vit une demeure abandonnée d’où s’exhalait la désolation des ruines.

La solitude royale du palais lui plut… — Doucement elle écarta les feuillages et les branches, doucement elle écarta l’essor fébrile des chauves-souris qui se pressaient autour d’elle, et, doucement, lentement, elle entra.

Sur une couche funèbre recouverte de drap d’argent, parmi les lys, les tubéreuses et les blancs pavots, une vierge paraissait dormir. Mais le souffle avait délaissé ses lèvres sans couleur et sans parfum. Ses paupières semblaient deux violettes fanées… Son front était lumineux encore dans le crépuscule de ses cheveux couleur de cendre… Mais elle était plus froide et plus lointaine que la Déesse elle-même.

Les flammes des torches étaient depuis longtemps éteintes… La petite Morte abandonnée reposait dans l’immensité des ténèbres…

Sélanna, très pâle sous l’ombre de ses voiles verts et


bleus, se pencha, étrangement et impérieusement émue. Et, de ses divines lèvres sans couleur et sans parfum comme les lèvres de la petite Morte, elle effleura le front resté lumineux dans le crépuscule des cheveux couleur de cendre… J’ai conté, ô vierges attentives, le baiser de Sélanna à une Morte.

Table




Table





 3
 33
 67
 93
I. 
Vert 
 101
II. 
Orange  
 103
III. 
Violet 
 104

Achevé d’imprimer
le vingt-trois avril mil neuf cent trois
PAR
ALPHONSE LEMERRE
6, RUE DES BERGERS, 6
À PARIS


Lilith
La Dogaresse
Le Tombeau héroïque
La Chevelure
Conte dorien
La Divinité inconnue
Hameçons
Traduction d’une chanson polonaise
La Chaise à bascule
L’Ikônoclaste
Chanson populaire
Le Glacier
Le Magasin d’Idées
La Forêt
Poème de Porcelaine
Conte irlandais
Les Amants de la Mort
À la perverse Ophélie
L’Éternelle Esclave
Viviane
Le Chant de Celle qui passe
L’Arc-en-Ciel de la Mort:
I. Vert
II. Orange
III. Violet
L’Apparition
Le Chant des Sirènes
À la Morte Vivante
L’Interrogation
Traduction d’une chanson polonaise
Latone et Niobé
Le Baiser de Sélanna

  1. Forme dorienne du nom de Séléné.