Dupleix et l’Inde française/2/13

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Ernest Leroux (2p. 471-506).


CHAPITRE XII

Le siège et la défense de Pondichéry.


§ 1. — Boscawen quitte Liverpool le 15 novembre 1747 et arrive à Goudelour le 4 août 1748. Ses intrigues et celles de Dupleix auprès de Naser jing et d’Anaverdi khan. Les travaux de défense de Pondichéry.
§ 2. — L’attaque des Anglais contre Pondichéry se dessine le 20 août et se précise le 24. Dupleix défend mollement la ligne du Chounambar et se replie sur Ariancoupom. Heureuse défense de cette place : Lawrence fait prisonnier. L’explosion d’une batterie détermine une panique et les Français se retirent dans Pondichéry (30 août).
§ 3. — L’ennemi franchit le 6 septembre la rivière d’Ariancoupom et investit Pondichéry ; il attaque la ville par le nord-ouest. Détail des opérations militaires : Paradis blessé à mort le 11 septembre. Activité de Dupleix. Retraite des Anglais (17 octobre).
§ 4. — Les pertes respectives des Français et des Anglais. Du rôle de Madame Dupleix.


§ 1.

Enfin Boscawen arriva. Il était parti de Liverpool le 15 novembre avec huit navires de guerre, une compagnie d’artillerie et 12 compagnies de soldats[1]. Son voyage avait d’abord été contrarié par les vents et le mauvais temps et il n’avait pu toucher au Cap que le 9 avril. Là il avait dû attendre pendant près d’un mois cinq vaisseaux de renfort que lui envoyait la Compagnie d’Angleterre et un contingent de 400 hommes que lui amenèrent des navires hollandais. Une partie d’entre eux étaient d’anciens soldats écossais du prétendant Charles-Édouard qu’on avait embarqués de force, et à qui l’on avait dissimulé le but du voyage, pour éviter des désertions et même des révoltes.

D’après ses instructions, Boscawen devait avant toutes choses essayer de prendre Pondichéry, et afin de ne pas renouveler les conflits d’attribution, qui avaient si malheureusement divisé Dupleix et la Bourdonnais, on lui avait donné le commandement des forces de terre et de mer ; mais il ne lui était pas interdit, s’il jugeait l’occasion favorable, de s’emparer au passage des îles de France et de Bourbon, où les escadres françaises étaient toujours assurées de trouver un point d’appui. Au départ du Cap, Boscawen mit donc à la voile sur l’île de France et parut devant Port-Louis le 3 juillet.

Le gouverneur David, se doutant qu’il pouvait être attaqué, avait pris soin de répartir le millier d’hommes dont il disposait sur les différents points, où il avait lieu de craindre un débarquement et il y avait installé des batteries masquées. L’Alcide, qui arriva de France le 27 juin, lui amena un renfort utile de 400 hommes.

Ces heureuses dispositions suffirent à tenir en respect l’escadre ennemie. On opposa à son feu une vive canonnade, qui endommagea tellement les voiles, les mâts, les agrès et la coque même des navires que, le mois suivant, sur la description qui lui en fut faite, Dupleix conclut qu’elle avait rencontré notre escadre et qu’elle avait soutenu contre elle un combat désastreux[2].

Avant toutefois de renoncer à l’entreprise, Boscawen tint à s’assurer de l’état réel de nos forces. Des reconnaissances qu’il fit faire aux environs du port lui confirmèrent qu’il était bien défendu, mais quel était le nombre exact de nos combattants ? La nuit venue, il voulut envoyer à terre un petit détachement dans l’espérance de surprendre quelques habitants que l’on interrogerait : ce détachement ne put aborder nulle part. L’amiral réunit alors un conseil de guerre, qui décida qu’après tout l’opération contre les Îles n’était qu’un accessoire et que même si elle réussissait, on serait obligé de laisser à Port-Louis une garnison. Ce seraient autant d’hommes en moins pour attaquer Pondichéry : mieux valait partir tout de suite pour l’Inde. Et le même jour Boscawen appareilla.

Arrivé à Goudelour le 4 août, il prit aussitôt le commandement de toutes les forces anglaises, comme les instructions de Londres le lui permettaient, et Griffin, quoiqu’il fut plus ancien en grade, s’inclina sans murmurer. Seulement quelques jours après, il partait pour Ceylan avec tous les bâtiments de commerce et sept de ses navires de guerre et ne revenait pas.

Boscawen, resté seul, avait encore assez de forces pour attaquer Pondichéry par terre et par mer ; toutefois depuis que les Maures avaient retiré leur appui aux Anglais, l’entreprise était devenue plus difficile. L’amiral s’en rendit vite compte, et ses premiers soins, avant de se mettre en campagne, furent d’essayer de ramener le nabab à sa cause et d’y intéresser également Naser jing. Dans ce but, il leur écrivit des lettres courtoises, où il s’attachait aussi à faire ressortir la force nouvelle des Anglais. Le nabab lui répondit le premier que l’état présent de ses affaires l’empêchait d’intervenir dans celles des Européens.

Dupleix avait toujours des espions à Goudelour. Il ne tarda pas à être au courant de ces tractations et entreprit de les déjouer, en recourant d’ailleurs aux mêmes procédés que Boscawen, c’est-à-dire en essayant d’impressionner les souverains indigènes.

« J’apprends, écrivit-il à Mafouz Kh. le 11 août, que les Anglais vous ont offert des présents et qu’ils recherchent votre assistance, mais je suis sûr que vous ne les aiderez pas. Même si vous le faisiez, comment voulez-vous que cela nous touche ? Si vous vous unissez aux Anglais et qu’ils marchent contre Pondichéry, nos troupes de Madras iront incendier cette partie de votre pays, et si vous attaquez Madras, nous irons ravager tout votre pays d’ici jusqu’à Arcate. Les Anglais sont d’ailleurs un peuple sans puissance. Cinq de leurs vaisseaux, trois du roi et deux de la Compagnie, ont été pris par nous et les vaisseaux du roi ont été coulés. Si vous vous abstenez de leur porter secours, nous vous enverrons de riches présents et vous aurez sujet de vous réjouir. » (Ananda, t. 5, p.185).

Ainsi Naser j. et Anaverdi Kh. devenaient pour ainsi dire les arbitres de la lutte entre les Français et les Anglais ; les deux partis s’entendaient également pour faire appel à leurs forces ou tout au moins pour invoquer leur neutralité. Dupleix avait cependant une attitude un peu moins conciliante que Boscawen ; il offrait et menaçait tout à la fois. C’était pour lui un jeu d’invoquer des victoires imaginaires, comme aussi de laisser courir tous autres bruits qui pouvaient servir sa politique. N’alla-t-il jusqu’à provoquer parmi ses propres troupes des désertions simulées de cipayes, qui se firent accueillir ensuite dans les camps du nabab et de Naser j., où ils tirent des rapports aussi exagérés que concordants sur les travaux de Madras et de Pondichéry et sur le nombre et la valeur des troupes qui y tenaient garnison ? Naser j. lui-même en fut dupe, au point qu’il fit venir ces soi-disant déserteurs et en présence de ses principaux officiers et de sa cour les invita à répéter tout ce qu’ils pouvaient savoir des préparatifs qu’avait faits Dupleix : « après quoi, ajoute le marquis de Nazelle dans son exposé et la défense de Pondichéry, (p. 170), il déclara hautement que les Anglais l’avaient trompé, en voulant le mêler à une affaire dont il ne pouvait retirer que de la honte » et fit chasser leurs envoyés « d’une façon bien outrageante pour leur maître ». Il alla même jusqu’à refuser, officiellement du moins, tout présent de leur part. Ceux qu’on avait apportés furent distribués à des seigneurs de la cour, moins scrupuleux que leur souverain.



Tout n’était cependant pas inexact dans l’opinion que Dupleix voulait que l’on eut de Pondichéry ; il est certain que par l’ensemble des travaux effectués depuis dix ans, la ville était en parfait état de défense aussi bien du côté de la terre que du côté de la mer. Elle était entourée de tous cotés par un mur d’enceinte, dans lequel s’ouvraient cinq portes, celles de Madras, de Valdaour, de Villenoar, de Goudelour et la porte marine, et sur lequel s’échelonnaient, en allant du nord au sud, les dix bastions St-Louis, Orléans, Anjou, Nord-Ouest, Saint-Joseph, Sans-Peur, la Reine, l’Hôpital, la Petite Batterie et St-Laurent. Trois batteries étaient en outre disposées le long de la mer et protégeaient plus spécialement le fort. Ce fort, situé à peu près à égale distance du nord et du sud, renfermait, en dehors du gouvernement et des bureaux de la Compagnie, la salle d’armes et les casernes, les magasins des vivres, les poudrières et les magasins des marchandises[3].

Le mur d’enceinte était lui-même protégé par un fossé alimenté par les eaux de pluie ou celles de la rivière l’Oupar, qui prenait sa source à moins d’un kilomètre de Pondichéry. En dehors de la ville, aux points extrêmes de ce qu’on appelait « les limites », se trouvaient les quatre redoutes avancées d’Ariancoupom[4], d’Oulgaret[5], de Valdaour[6] et de Madras[7]. Ces limites étaient déterminées par un chemin demi-circulaire, entouré d’épaisses haies de cactus et de plantes épineuses[8].

Ajoutons que la ville n’était réellement accessible qu’au nord et à l’ouest ; au nord-ouest s’étendaient des marécages qui se prolongeaient jusqu’aux pieds des hauteurs d’Oulgaret ; au sud, un des bras de la rivière d’Ariancoupom baignait presque le mur d’enceinte.

Ces défenses semblaient suffisantes pour protéger la place et Dupleix ne leur ajouta rien d’essentiel, lorsque Boscawen arriva à Goudelour. Les seules mesures urgentes qu’il prit furent quelques terrassements à la porte de Villenour et la destruction de plusieurs cases avec les arbres et jardins qui auraient pu masquer les mouvements de l’ennemi et gêner le tir de notre artillerie. Le jardin d’Ananda qui se trouvait à 350 toises de la porte de Valdaour ne fut pas plus épargné que les autres. À Ariancoupom le fossé de la redoute fut élargi et on fit voûter les casemates pour y emmagasiner la poudre. Dupleix ordonna enfin d’amener dans la ville une grande quantité de vivres, de paille et de coton et il fut défendu aux habitants d’y entrer mais surtout d’en sortir sans une autorisation spéciale. Une police spéciale confiée au chef des pions Saverimouttou fut chargée de faire exécuter ces dispositions.

Aucune d’elles n’était inutile. L’arrivée de Boscawen avait jeté partout un certain effroi et dans les premiers jours un grand nombre de Maures s’enfuirent avec leur famille. Certains Européens n’étaient pas plus rassurés, les missionnaires d’Ariancoupom et d’Oulgaret firent transporter à Pondichéry les objets précieux de leurs églises et même les portes et les fenêtres, au grand dépit de Dupleix qui leur reprocha vivement leur peu de confiance ou de courage.

§ 2.

Rien cependant ne vint justifier ces mesures ou ces craintes jusqu’à la date du 15 août, mais à ce moment trois vaisseaux anglais vinrent jusqu’à Virampatnam et y laissèrent à quelque distance de la côte une bouée avec un pavillon. C’était sans doute un signe de reconnaissance pour une expédition ultérieure. Dupleix le fit enlever pendant la nuit en promettant une récompense aux macouas.

Ce n’était là que le prélude de la grande attaque, qui se dessina enfin le 20 pour se réaliser le 24. Le 20 un certain nombre de cavaliers ennemis s’approchèrent d’Archivac et échangèrent avec les nôtres quelques coups de feu sans gravité.

Dupleix n’avait jamais songé à défendre cette aldée, qui se trouve tout entière en terrain plat et n’est protégée par aucune rivière digne de ce nom, mais il voulait, s’il était possible, retarder les progrès de l’ennemi en lui opposant une résistance sur le Chounambar, qui est le bras méridional de la Gingi : cette résistance était toutefois malaisée, parce qu’à cette époque de l’année le Chounambar manque d’eau et ses rives ne sont escarpées ni d’un côté ni de l’autre. Dupleix avait en conséquence, dès le 18, fait passer à Ariancoupom la majeure partie de ses soldats européens et les cipayes à cheval. Lorsque le surlendemain il connut la marche des Anglais, il fit partir les autres européens et 300 cipayea à pied sous les ordres de Cheick-Ibrahim, et alla dans la soirée les passer en revue. Ariancoupom devenait ainsi le boulevard avancé de Pondichéry et c’était là que Dupleix comptait arrêter les Anglais.

Nos troupes stationnèrent toute la soirée et toute la nuit sur la rive nord du fleuve sans être inquiétées, et le lendemain elles occupèrent un petit poste de couverture sur l’autre rive. Il n’y eut aucun déplacement de forces dans les journées des 21 et 22 août ; les Anglais nous attaquèrent trois fois et trois fois ils furent repoussés avec des pertes assez sensibles : une centaine de morts et environ 200 blessés.

Tout changea le 23. Quatorze vaisseaux de guerre anglais vinrent s’embosser en face de Virampatnam, pendant que les troupes à pied, parties de Goudelour, remontaient vers le nord. Le petit détachement, chargé de retarder leur avance, ne put qu’opposer une faible résistance et repassa la rivière dans une certaine confusion ; sans la présence d’esprit du lieutenant de dragons Pichard, qui accourut le protéger avec une escouade, il eut peut-être été anéanti.

Dupleix craignit alors qu’en nous maintenant sur la ligne du Chounambar, l’ennemi qui était aussi à Virampatnam ne nous prit de flanc et de face et il ordonna à nos troupes de se replier sous le feu du fort d’Ariancoupom. Boscawen ne profita pas tout d’abord de cet avantage : il était mal renseigné sur nos moyens de défense et craignait de s’engager dans quelque souricière. La journée du 23 fut employée par lui à diriger à droite et à gauche des reconnaissances et il crut acquérir ainsi la certitude que le fort d’Ariancoupom méritait à peine une attaque et que la garnison ne demandait qu’à se rendre. Le succès lui parut d’autant plus certain qu’il avait avec lui 4.000 blancs, 12 à 1.500 matelots et 8.000 cafres, cipayes ou pions. Jamais on n’avait vu de forces européennes aussi considérables dans l’Inde.

La grande attaque eut lieu le lendemain, 24, et se prolongea avec des phases diverses durant la journée tout entière. L’intention de Boscawen était de s’emparer du fort d’Ariancoupom par un coup de main vigoureux et décisif.

Les troupes anglaises, telle une « multitude de fourmis », nous dit Ananda, franchirent le Chounambar avant le lever du jour et se dirigèrent d’abord le long de la côte, puis elles tournèrent dans la direction de l’église d’Ariancoupom. Nos hommes postés le long de la rivière aux batteries qui y avaient été installées, les accueillirent par un feu des plus vifs, sans pouvoir cependant arrêter leur marche. Les Anglais continuèrent d’avancer. « Laissons les morts s’occuper d’eux-mêmes », disaient-ils, et ils marchaient sur ceux qui étaient tombés. Ils finirent ainsi par atteindre l’église et s’en emparer. Là on était à peu de distance du fort. La Touche, qui le commandait, repoussa aisément les premiers ennemis qui se présentèrent en reconnaissance et leur reprit l’église, mais pour la reperdre un instant après. Les Anglais, ayant reçu des forces nouvelles, tentèrent alors d’investir le fort et, après une retraite de courte durée, apportèrent des échelles pour escalader les remparts. Ils ne purent même les placer ; les cipayes d’Ali Kh. et de Cheick-Hassem combattirent si bravement que les Anglais durent se retirer avec des pertes sérieuses. Ils ne renonçaient cependant à rien ; du temple d’Ayanar, où ils s’étaient assemblés, ils continuèrent à lancer contre le fort des projectiles dont quelques-uns éclatèrent et firent plusieurs victimes. La position devint rapidement si intenable que La Touche et Law demandèrent à Dupleix l’autorisation d’abandonner la place.

À cette nouvelle, la consternation se répandit dans toute la ville. Vieillards, femmes et enfants se précipitèrent aux portes de Madras et de Valdaour et ce fut, avec le consentement même de Dupleix, un exode général et précipité. Chacun s’attendait à voir Pondichéry tomber au pouvoir de l’ennemi le jour même ou le lendemain. Quant à Dupleix, il était atterré et il versait des larmes ; il avait perdu toute sa confiance et tout esprit de décision. H répondit à La Touche qu’il pouvait se retirer sans bruit. (Ananda, t. 6, p. 242 et 243).

Fort heureusement Paradis était là. Avant de laisser exécuter cet ordre, il tint à se rendre compte lui-même si la situation était réellement compromise et étant allé au fort, il vit qu’il n’était nullement impossible de résister longtemps encore. La Touche et Law ne voulant pas accepter ses raisons, il revint précipitamment à Pondichéry et rapporta un ordre nouveau de rester dans le fort ou d’y rentrer, s’il en était encore temps.

La Touche avait déjà commencé à l’évacuer, sans que pourtant la manœuvre apparut aux Anglais. Y revenir fut donc chose aisée. Le feu, qui n’avait pas cessé du côté des Anglais, dura encore plusieurs heures et Boscawen commençait à désespérer du succès lorsque les batteries du bord du fleuve, placées sous les ordres de la Tour, se mirent elles-mêmes à participer à l’action. Les Anglais, exposés à être attaqués de tous côtés, résolurent alors de se retirer vers leurs vaisseaux et de débarquer des canons et du matériel de guerre pour entreprendre un siège régulier. Il était alors trois heures de l’après-midi. D’après des calculs assez exacts, les Anglais auraient perdu dans la journée 150 européens et indiens tués, dont deux officiers, et auraient eu 200 à 300 blessés, dont quatre officiers. Au nombre des blessés, se trouvait le major Goodyère, commandant de l’artillerie. Comme nos gens combattaient à couvert, ils n’eurent que cinq tués et vingt blessés.

Dans la soirée, La Touche proposa à Boscawen un armistice pour enlever les morts et les blessés. L’amiral y consentit. Alors un Anglais vint avec un drapeau blanc ; on enterra les morts et on emporta les blessés, mais à la fin les Anglais envoyèrent dire à La Touche qu’ils n’avaient plus de coulis pour enterrer les morts, tombés au pied du fort et ils le prièrent de leur rendre le dernier devoir. On trouva là 26 cadavres.

Le lendemain, le 26 et le 27, il ne se passa rien d’important. Les ennemis ne parurent pas et employèrent ce temps à se reposer puis à faire descendre de leurs vaisseaux de la grosse artillerie, 1.800 hommes de marine et des munitions. Ils firent élever des retranchements à environ 700 toises à l’est du fort et à 500 toises de nos postes et ils y commencèrent une batterie en sacs à terre.

Dans la nuit du 27 au 28, les Anglais perfectionnèrent leurs ouvrages et y placèrent quatre pièces de canon dont deux étaient tournées contre le fort et les deux autres contre nos postes, sur lesquels ils ouvrirent le feu. Paradis qui, suivant les ordres du gouverneur, n’avait rien tant à cœur que de retarder la perte du fort et d’arrêter l’ennemi sur la rivière, se hâta d’y dresser une nouvelle batterie. L’ardeur, avec laquelle on travailla toute la nuit, fit que cet ouvrage se trouva achevé au jour ; dès lors notre feu devint supérieur, et celui des ennemis faiblit sensiblement. On tira de part et d’autre jusqu’au soir, sans se porter beaucoup de coups mortels.

La canonnade continua le 29 dans les mêmes conditions. Dupleix qui, malgré ses espions, ne pouvait connaître tous les projets des Anglais, supposa qu’ils avaient l’intention d’attaquer Pondichéry en continuant leur marche vers le nord et fit en conséquence occuper par 150 hommes la langue de terre qui s’étendait en avant du bastion St-Laurent. Mais telle n’était pas leur pensée. Dans la nuit qui suivit, ils rapprochèrent leurs batteries à moins de 200 toises de nos postes et 500 du fort et commencèrent à creuser une tranchée qui se dirigeait vers ce dernier ouvrage, afin de le battre à courte distance. Paradis s’en aperçut et à l’instant même fit partir du bord de la rivière 500 cipayes, 100 cafres, les dragons d’Auteuil et 50 à 60 volontaires de Bussy, pour bouleverser leurs travaux. Les volontaires et les dragons arrivèrent les premiers derrière l’église des Jésuites, sans que leur mouvement dissimulé d’abord par le fort puis par le village eut pu seulement être soupçonné ; aussi tombèrent-ils sur les ennemis surpris et désemparés. Les disperser et les chasser de leurs retranchements fut l’affaire d’un moment. Les Anglais perdirent 50 à 60 hommes, tandis que le major Lawrence, qui commandait le poste et le capitaine Pierre Bruce étaient faits prisonniers[9], On n’eut pas le temps d’en faire davantage ; les Anglais, voyant que nous étions à peine une centaine, avaient rassemblé de nouvelles troupes et s’apprêtaient à nous attaquer. D’Auteuil et Bussy, s’apercevant de leurs mouvements, préférèrent ne pas attendre les cipayes et les cafres et reprirent le chemin de la rivière, d’où ils étaient partis moins d’une heure auparavant. Dans leur retraite, un de nos officiers de dragons, nommé Cochinat, fut fait prisonnier et nous eûmes aussi cinq européens tués et cinq blessés. Lawrence et Bruce, amenés le même jour à Dupleix, furent reçus avec la plus grande courtoisie et on leur rendit leurs épées.

Cependant les Anglais, redevenus maîtres du terrain, avaient repris leurs attaques contre le fort et le canonnaient vigoureusement. Pour la commodité de notre tir, nous avions placé les munitions près des pièces. Un malheureux hasard voulut qu’à dix heures et demie du matin, un boulet anglais, frappant une voiture de poudre, y mit le feu et que l’incendie se communiqua à deux autres qui étaient proches. Toutes trois sautèrent avec un tel fracas que l’explosion fut entendue jusqu’à Pondichéry. Cent cinquante européens ou cipayes furent tués ou grièvement brûlés.

Dans le premier moment d’effroi, chacun crut que c’en était fini du fort et la panique fut indescriptible. Une seule batterie pourtant avait été atteinte et avec quelque sang-froid on pouvait encore résister aux ennemis pendant plusieurs jours et peut-être balancer la fortune. Le lieutenant de Puymorin, qui s’était déjà distingué au siège de Madras, essaya d’arrêter le désordre et engagea les soldats échappés à tenir bon : il y réussit en partie.

Mais le bruit de l’accident s’étant répandu à Pondichéry, on crut tout perdu. Paradis lui-même, voyant en bataille toute l’armée ennemie, pensa qu’elle allait profiter de notre confusion pour attaquer immédiatement Pondichéry et donna l’ordre d’abandonner toutes nos positions, même celles du bord de la rivière et de se replier derrière nos limites, après avoir encloué les canons. Trois officiers, de Puymorin, Astruc et Kerangal, ne purent se résoudre à un ordre aussi rigoureux et entreprirent courageusement de ramener les canons. Ils rassemblèrent deux pelotons de grenadiers, quelques soldats d’artillerie et une douzaine de volontaires, enlevèrent toutes les pièces des batteries et les ramenèrent aux limites où nos troupes s’assemblaient de tous les côtés.

Les canons du fort furent au contraire perdus. L’abandon du bord de la rivière avait laissé la redoute trop exposée et, en essayant de sauver l’artillerie, on risquait de perdre la garnison. La Touche se résolut donc à exécuter l’ordre de Paradis et s’y prit si bien que l’ennemi ne s’en aperçut pas. Le dernier soldat encloua le dernier canon. Quand tout le monde se fut retiré à une certaine distance, on mit le feu à une fusée qu’on avait ménagée. Une minute après, tout sautait, la poudrière et la caserne avec tous les ustensiles qu’on n’avait pas voulu laisser à l’ennemi. Il était alors environ deux heures. Puis la petite troupe se replia en bon ordre jusqu’aux limites.

Au même moment arrivait un ordre de Pondichéry de n’évacuer ni le fort ni les batteries du fleuve : Dupleix s’était aperçu de la faute commise par Paradis. Il était trop tard ; les Anglais étaient déjà maîtres de la redoute et y avaient arboré leur pavillon. Le lendemain, ils invitèrent les habitants à revenir cultiver leurs terres et, pour rassurer la population, ils proclamèrent que ceux qui voudraient user de violence à son égard seraient punis et que qui commettrait un attentat serait pendu. Boscawen fit encore dire que tous ceux qui, du dehors, apporteraient des provisions seraient bien payés et traita avec la plus grande bienveillance les fugitifs de Pondichéry. Il célébra enfin la victoire par des réjouissances et par un grand bal où furent invitées les dames anglaises de Goudelour. Aussi sa réputation commença-t-elle à se répandre dans le pays ; on le déclara grand homme et on vanta sa justice.

§ 3.

Tous ces événements avaient jeté la ville dans l’alarme et la confusion, et le gouverneur lui-méme avait perdu son assurance. Les basses classes avaient déjà fui pour la plupart après le débarquement des Anglais à Virampatnam ; ce fut maintenant le tour des notables. Dès le 30 au soir, on en vit un grand nombre se diriger vers la porte de Valdaour, emportant avec eux leurs objets les plus précieux[10]. La famille de Chanda Sahib, qui jouissait de notre hospitalité depuis sept ans, se retira à Valdaour. Dupleix se demandait pourquoi tous ces gens avaient peur et prenaient la fuite : « Voyez-vous, lui répondit Ananda, les Tamouls ne connaissent pas la guerre ; ils ne sont pas bien savants ; ils ne comprennent pas les affaires de pays à pays. S’ils fuient épouvantés, c’est qu’ils ne se rendent pas compte de ce qui peut arriver. Les femmes, du reste, ne savent pas raisonner comme les hommes, et voyant leur frayeur, les hommes sont troublés à leur tour[11]. »

L’exode de la population avait au moins l’avantage de laisser plus de vivres disponibles dans la ville, le jour où Boscawen viendrait l’assiéger. Ce ne fut pourtant pas son premier soin ; il ne parut devant Pondichéry que le 6 septembre et pendant ce temps, Dupleix prit quelques mesures utiles. Il attendait des renforts de Madras et de Mahé et c’est pourquoi il avait désiré prolonger la résistance d’Ariancoupom jusqu’à leur arrivée ; qui lui garantissait qu’ensuite les chemins ne seraient pas coupés ? Ariancoupom tombé, il songea un instant à se défendre sur nos limites, mais la ligne en était trop longue pour les forces dont il disposait. Il se résolut donc à faire rentrer toutes nos troupes dans la ville ; toutefois, pour donner le change aux Anglais, il fit ostensiblement édifier en dehors plusieurs batteries, comme s’il voulait leur livrer bataille en avant de la rivière. Des arbres et des maisons furent abattus pour dégager la vue et éclaircir le terrain. Boscawen, trompé par ces préparatifs, jugea prudent d’assurer ses derrières avant de continuer ses mouvements et fit réparer la redoute d’Ariancoupom et fortifier son camp de Virampatnam. Il perdit ainsi presque toute une semaine, sans qu’il y ait eu d’un côté ni d’autre la moindre escarmouche.

Enfin le 6 septembre, l’armée anglaise franchit la rivière ; un instant après elle était à nos limites. On eut pu croire qu’elle les attaquerait ; elle préféra les tourner, en observant toujours de se tenir hors de la portée de nos canons. Après six heures de marche, elle arriva au bas des hauteurs d’Oulgaret, à 1000 ou 1100 toises environ de la porte de Valdaour et des bastions Saint-Joseph et du Nord-Ouest, et s’y arrêta. Paradis, dans l’ignorance des projets anglais, avait observé le même mouvement, en se tenant à l’intérieur de nos limites. Quand il vit les Anglais au repos, avec l’intention de fixer là leur camp, il fit secrètement retirer les batteries qu’il avait laissées derrière lui et les ramena dans la ville. Bussy et ses volontaires, postés à la barrière nord-ouest, essuyèrent dans la soirée quelques coups de canon et de grenades ; à la nuit, tous nos corps de troupes dispersés dans les limites eurent ordre de se replier, en mettant le feu aux arbres et aux paillottes qui se trouvaient sur leur chemin. Les aldées de Sarom et de Cossopaléom furent les plus éprouvées.

Ce jour-là un renfort de 100 soldats et 30 cafres nous vint de Madras sous les ordres de Goupil et du lieutenant La Motte. « Pour ôter à Mafouz Khan l’idée qu’il aurait pu avoir de se poster sur leur chemin, nous dit le marquis de Nazelle (p. 197), Dupleix avait prescrit à Barthélemy de faire sortir derrière eux tout ce qui lui restait de la garnison, de montrer cette troupe au dehors, puis de la faire rentrer à la faveur de la nuit, afin de donner le change aux ennemis sur la force véritable du détachement qui s’était mis en route. »

Dans la nuit, d’Auteuil partit le long de la mer avec un détachement pour aller brûler tous les radeaux et enlever les munitions des Anglais que l’on croyait se trouver encore à Virampatnam. Mais tout avait été transporté dès l’entrée de la nuit à Ariancoupom ou à bord des navires et nos gens ne trouvèrent rien de ce qu’ils étaient allés chercher. Les vaisseaux eux-mêmes étaient partis et étaient venus mouiller un peu au nord de Pondichéry au travers du coteau où étaient campées les troupes.

Le lendemain, 7, on assigna à chacun son poste de combat. Mainville fut placé à la porte de Goudelour, de Plaisance à celle de Villenour, la Touche à celle de Valdaour et d’Argis à celle de Madras. De la Tour, Goupil, d’Auteuil et Bussy furent tenus en réserve avec 450 hommes dans l’enclos de l’église et du jardin des Jésuites. Enfin Dancy, qui commandait l’artillerie, attendit, pour prendre son poste, que l’ennemi se fut décidé sur le point où il attaquerait et les troupes de marine occupèrent le bord de la mer.

L’église des Jésuites, consacrée à Saint Paul, fut blindée avec des troncs de cocotiers et des balles de coton humide ; on fit de même pour quelques autres monuments et des abris casemates furent aménagés dans le fort et sous les remparts ; enfin, sur la demande des Jésuites, vigoureusement appuyée par madame Dupleix et par Paradis, le gouverneur prescrivît la démolition de la pagode d’Iswaram, attenant à leur église, sous prétexte qu’elle gênait la défense de la ville.

Il y avait plus de cinquante ans que les Européens en demandaient la destruction, tout à la fois par zèle religieux et en raison du bruit parfois assourdissant des cérémonies brahmaniques, et depuis cinquante ans on reculait devant cette mesure sacrilège, malgré l’autorisation du roi. Chaque fois les Indiens avaient protesté au nom de leurs croyances ; au temps du gouverneur Hébert ils avaient même quitté la ville en masse, en guise de protestation. Il est vraisemblable qu’ils se fussent également soulevés dans cette circonstance, si l’exode des jours précédents n’avait singulièrement éclairci la population brahmanique et réduit à une dizaine le nombre des chefs de castes. La démolition de la pagode s’accomplit au milieu de leurs murmures impuissants. Dupleix songea également à faire abattre une mosquée, mais Abd er Rhaman, le chef des cipayes, intervint et déclara au gouverneur que si l’ordre était maintenu, tous ses hommes tomberaient sur les travailleurs, les tueraient et abandonneraient le service. Nul doute qu’une manifestation aussi énergique eut sauvé la pagode d’Iswaram.

Toute la journée du 7, les Anglais n’avaient pas bougé du coteau où ils avaient campé la veille ; le 8, dans l’après-midi, ils voulurent s’installer dans la plaine, à 800 toises environ de la porte de Valdaour. Accueillis par un feu très vif d’artillerie parti des remparts, ils furent obligés de se retirer à la tombée du jour et à asseoir enfin leur camp sur le haut du coteau pour tout le reste du siège.

Il ne se passa rien d’important de ce côté les deux jours qui suivirent, 9 et 10 septembre. Dupleix se borna à tenir l’ennemi en haleine eu dirigeant contre lui un feu d’artillerie continu et les chefs de nos cipayes. Abd-er-Rhaman et Cheick Hassem, tombèrent sur quelques corps anglais répandus dans l’intérieur de nos limites. Mais il en fut tout différemment du côté de la mer. Dans la nuit du 8 au 9, un sloop anglais vint avec huit bots mouiller devant le fort et commença à bombarder la ville avec des projectiles qui pesaient de 210 à 240 livres. Ces bombes en éclatant jetèrent d’abord un certain effroi, puis on s’y habitua et finalement on s’y intéressa comme à un sport. Ce n’est pas qu’elles fussent inoffensives, elles détruisirent deux ou trois maisons et en endommagèrent plusieurs autres dans différents quartiers, mais on les voyait venir de loin, elles arrivaient très lentement et elles ne blessèrent ni ne tuèrent personne. Les Européens et les notables s’étaient réfugiés dans des casemates disposées à cet effet ; le gouverneur se retira avec Paradis, Legou, Guillard et plusieurs autres dans deux petites chambres du fort : sa femme et madame d’Auteuil demandèrent asile à l’église des Jésuites, où elles firent également transporter leurs objets les plus précieux.

En nous attaquant ainsi par mer, Boscawen voulait évidemment diviser nos forces ; les opérations sur terre n’en restaient pas moins pour lui comme pour nous les plus importantes, étant les seules qui pussent amener une action décisive.

La journée du 11 fut à cet égard particulièrement grave. Dans la nuit qui précéda, les Anglais avaient fait descendre leurs hommes du coteau jusqu’au village de Paccamodiampet et avaient ouvert une tranchée en arrière de l’Oupar, à 600 toises de la ville. Les espions de madame Dupleix, aux ordres de Saverimouttou, envoyés en reconnaissance, vinrent dire qu’il y avait peu de monde, deux ou trois cents hommes environ. Dupleix tint aussitôt une sorte de conseil avec sa femme et Paradis et il fut décidé qu’on les attaquerait le jour même. Pour stimuler le zèle des cipayes, on donna à leurs chefs de belles étoffes, et aux hommes eux-mêmes 820 roupies.

Vers trois heures de l’après-midi, toutes les troupes étaient réunies à la porte de Madras, prêtes à marcher. Elles comprenaient à peu près 1300 hommes, dont 500 blancs et 800 noirs, commandés par Paradis. D’autres troupes, moins nombreuses, massées à la porte de Valdaour, étaient chargées le cas échéant de faire une diversion, pour donner aux Anglais l’impression qu’ils étaient sérieusement attaqués de deux côtés.

Paradis ne se fut pas plutôt mis en marche que ses mouvements furent aperçus des vaisseaux anglais qui par des signaux en avertirent le camp. Nos gens qui ignoraient cette manœuvre, marchèrent en toute assurance. Le chemin qu’ils avaient à franchir n’était pas long, mais il fallait passer par des champs de riz inondés au milieu desquels émergeaient quelques îlots de terre ferme. Il ne fut pas aisé d’y faire passer nos canons. Enfin, on arriva devant la tranchée anglaise ; l’ennemi nous y attendait avec un millier d’hommes. Dès qu’il nous vit à portée de fusil, il sortit tout d’un coup de ses retranchements et ouvrit contre nous un feu nourri, qui nous tua ou nous blessa grièvement une quarantaine d’hommes, dont 17 grenadiers et 8 volontaires. Au nombre des blessés se trouvaient le lieutenant de Puymorin, le sous-lieutenant Astruc et l’officier de volontaires Foubert. Roche, lieutenant de la seconde compagnie de grenadiers, avait été tué sur le coup ; mais la plus grande perte fut celle de Paradis ; il reçut une balle au front et succomba deux jours après, sans avoir repris connaissance. Nos troupes, voyant le malheureux sort de leurs officiers et fort éprouvées elles-mêmes, ne résistèrent point à cet assaut et prirent la fuite ; la Tour, qui succéda à Paradis, eut grand’peine à les rallier et à les ramener sous le canon de la place.

La mort de Paradis privait Dupleix de son collaborateur le plus intelligent, le plus audacieux et en même temps le plus avisé. L’homme pouvait être passionné et en plusieurs circonstances il avait montré que les scrupules ne l’embarrassaient pas ; mais il avait la confiance de ses hommes, qui le suivaient sans jamais murmurer. S’il eût vécu, son dévouement à Dupleix non moins que ses qualités exceptionnelles eussent peut-être modifié le cours des événements. Dupleix perdit en lui un ami et un conseiller.

Les événements qui suivirent sa mort jusqu’à la fin du siège ne sont point de ceux dont la grande histoire puisse relater le récit avec complaisance. Ce furent une succession de petites escarmouches, de faits secondaires que dominent seules les hautes personnalités de Dupleix et de Boscawen. À ce titre ils méritent de ne pas être inconnus.

L’affaire du 11 septembre avait été un échec, mais non un désastre. Elle nous avait surtout appris qu’il ne fallait pas songer à forcer les Anglais dans leurs retranchements. On les inquiéta autrement. Nos cipayes et nos cafres firent de fréquentes sorties pour harceler leurs travailleurs ; des plates-formes furent installées sur les remparts du nord-ouest pour y mettre des canons : Dupleix voulant, suivant ses propres expressions, être en mesure de monter quatre canons partout où les ennemis en montaient un. Dancy enfin construisit à 100 ou 150 toises de la porte de Valdaour et de celle de Madras deux batteries, dont le feu devait converger sur la tranchée anglaise.

Une lettre de Boscawen au gouverneur de Goudelour, interceptée le 20 septembre, nous apprit que les Anglais souffraient beaucoup du manque de vivres ; l’amiral demandait qu’on lui en apportât par mer le 26, en les débarquant au nord de Pondichéry. Nous apprîmes en même temps qu’il ne comptait pas rester plus de sept à huit jours à Pondichéry et que, comme l’époque des pluies arrivait, il irait mouiller sa flotte à Trinquemallé ou aux îles Nicobar, qu’il reviendrait recommencer la guerre au début de l’année suivante et qu’en attendant il fortifierait Ariancoupom, où il laisserait mille soldats européens.

C’étaient là de précieuses indications ; elles ne furent pas perdues. Le 25 au soir, Abd-er-Rhaman reçut l’ordre de sortir le lendemain matin à quatre heures par la porte de Madras avec 500 cipayes et quelques cafres et de se glisser jusqu’au bord de nos limites pour couper et ramener, s’il était possible, les convois anglais qui se présenteraient. La moitié de ce projet fut exécuté. Nos cipayes attendirent, dissimulés derrière des arbres, l’arrivée des troupes ennemies, venues pour enlever les munitions annoncées. Quand ils les virent à portée de fusil, ils ouvrirent sur elles un feu violent et mirent successivement en désordre puis en déroute leur avant-garde, le gros des troupes composé de six pelotons et enfin un renfort de 6 à 700 cavaliers envoyés au dernier moment pour les soutenir. Nous perdîmes en cette affaire dix à quinze soldats et les Anglais 40 à 50 européens tués et 70 à 80 blessés. Les bateaux anglais qui attendaient au bord de la mer l’issue du combat, n’osèrent rien mettre à terre et rapportèrent les munitions et les hommes qu’ils devaient remettre à Boscawen ; or les hommes ne comprenaient pas moins de 800 blancs et 2 à 3.000 noirs.

Cette affaire eut plus de conséquences qu’elle n’en semblait comporter. Elle priva d’abord les Anglais d’un secours important dont ils avaient besoin. Nos escarmouches leur enlevaient tous les jours de 15 à 20 hommes et dans le peuple on disait que depuis l’attaque d’Ariancoupom ils avaient dû renvoyer à Goudelour 1.500 européens hors d’état de combattre et que 4 à 500 cipayes ou maures avaient été tués ou blessés, et les astrologues ajoutaient qu’ils seraient défaits avant que le soleil n’entrât dans le signe de la Balance, c’est-à-dire au début d’octobre. Bien que leurs 22 navires leur eussent amené 7.000 hommes, on estimait qu’ils n’avaient rien su faire de tout ce monde et qu’ils se conduisaient comme des couards. Par contre le prestige de Dupleix s’était relevé. « Chacun dit maintenant, nous raconte Ananda (t. 5, p. 353), qu’après la prise de Madras M. Dupleix brillait comme le soleil, mais qu’aujourd’hui Dieu voulait qu’il brillât comme un million de soleils ».

Un autre résultat plus tangible de la journée du 26 septembre fut que le nabab Anaverdi kh. qui était sur le point de faire cause commune avec les Anglais continua d’observer la neutralité. Boscawen n’avait jamais désespéré de le séduire et après la prise du fort d’Ariancoupom il lui avait promis 100.000 pagodes, s’il voulait lui envoyer du secours. Le nabab était d’abord resté sur la réserve, mais au bout de quelques jours il s’était décidé à envoyer un millier d’hommes qui vinrent se poster au haut du coteau d’Oulgaret auprès du camp des Anglais. Les visites réciproques qu’on se rendît d’un camp à l’autre ne permirent pas de douter que ces troupes ne fussent venues renforcer celles de nos ennemis ; la défaite des Anglais les amena provisoirement à reprendre leur première attitude.

Boscawen lui-même sentait qu’il n’était plus le maître du jeu ; la saison des pluies approchait et les premières qui tomberaient ne pouvaient manquer de transformer en véritables marécages les terrains inondés derrière lesquels il s’abritait ; aussi se résolut-il à brusquer la partie. Le 27, plusieurs batteries qu’il avait installées à proximité des tranchées de Paccamodiampett se mirent à lancer sur la ville une grêle presque ininterrompue de boulets, à laquelle on répondit du mieux que l’on put par le feu des nôtres établis sur les remparts. La galiotte de son côté redoubla d’activité. Les dégâts matériels furent assez nombreux et nous eûmes quelques tués et blessés. Mais le moral de la population ne fut pas atteint, comme il l’avait été au début du siège. Les pertes des Anglais étaient à peu près connues de chacun et l’on savait que l’armée de Boscawen allait chaque jour s’affaiblissant, comme une plante qui meurt d’épuisement. La nature ne pouvait manquer de faire le reste.

Le 3 octobre, au cours d’une sortie nocturne que faisaient nos troupes indiennes, Abd er Rhaman remarqua un mouvement de soldats anglais du côté la mer. Il s’approcha doucement avec ses hommes en se dissimulant derrière les arbres et vit que c’étaient deux canons que l’on venait de débarquer et qu’on emmenait au camp. Tomber sur l’arrière-garde du convoi, enlever les canons et les ramener à la porte de Madras ne fut que l’affaire d’un moment. Quand les renforts anglais ou français voulurent prendre part à l’action, elle était déjà terminée. Ce léger succès acheva de rétablir la confiance dans la ville, où les prédictions s’accordaient de plus en plus à reconnaître la fuite des Anglais comme très prochaine et les astrologues spécifiaient le 12 octobre.

On touchait en effet à la fin du siège et il n’était pas besoin d’être astrologue pour faire des pronostics exacts. La mauvaise nourriture, la fièvre et la diarrhée, le climat, les premières pluies, le couchage sur la terre humide, quarante jours de siège, des nuits sans sommeil, les boulets, les inquiétudes constantes de l’attaque, les alertes avaient fait mourir beaucoup de monde dans le camp ennemi ; aussi Boscawen, après avoir tenu un grand conseil le 4 ou 5 octobre, décida-t-il que pendant trois jours on lancerait tout à la fois des navires et des batteries de terre une immense quantité de bombes et de boulets pour engager la place à se rendre, mais si elle tenait bon, on se retirerait, attendu que le retour des vents du Nord allait rendre très précaire le séjour des navires dans la rade.

C’est alors que l’on vit nettement combien Boscawen s’était trompé en attaquant Pondichéry au nord-ouest ; il avait pu creuser des tranchées à Paccamodiampett et même y installer des batteries, mais quand il avait voulu les pousser en avant, il s’était trouvé en présence des marécages, qui devinrent alors notre meilleure ligne de protection. Il fut donc forcé de nous attaquer avec des batteries dont le tir ne portait pas assez loin pour nous incommoder gravement. Aussi pûmes-nous installer les nôtres tout à notre aise sur les remparts allant de la porte de Valdaour à celle de Madras et répondre au feu de l’ennemi par un feu non moins vif et non moins régulier.

L’attaque envisagée par Boscawen ne commença que le 7 dans les conditions qu’il avait réglées ; mais dès le 4 elle fut précédée de tirs mieux nourris et plus constants que les jours précédents ; c’était comme le prélude de l’action décisive. Les coups qui nous furent alors portés démolirent en partie les murs derrière lesquels nous étions abrités ; on les rebouchait sommairement avec des pierres et de la chaux et pendant la nuit on rétablissait les choses en l’état. Le matin, les canons des Anglais renversaient à nouveau ces travaux, et à nouveau on les reconstruisait. Les canons hors d’usage étaient immédiatement remplacés. Dupleix lui-même entretenait le moral de nos hommes, en allant souvent sur les remparts et en surveillant les mouvements de l’ennemi.

Le matin du 7, tous les vaisseaux anglais se trouvèrent rangés devant le fort et leurs 300 pièces de canon commencèrent à diriger sur la ville un feu, qui dura presque sans interruption pendant cinq jours ; on évalua ensuite entre 15 et 20.000 le nombre de boulets qui furent ainsi jetés sur Pondichéry. Nos batteries du bord de mer contrarièrent utilement cette attaque ; plusieurs des vaisseaux ennemis furent sérieusement endommagés. Les batteries anglaises de terre donnaient en même temps, et elles firent de grands ravages dans les rues du nord-ouest. « Les Anglais, dit Ananda, faisaient ainsi pleuvoir des deux côtés des boulets et des bombes qui volaient dans toute la ville comme des atomes dans l’air ; il n’y avait pas un endroit où il n’en tomba ; il n’y avait pas une maison qui n’en était touchée. Les bombes lancées des navires allaient à l’ouest jusqu’à nos limites et les boulets des batteries de terre arrivaient jusqu’à la mer. »

Les maisons détruites ou endommagées furent assez nombreuses et les morts et les blessés dépassèrent la centaine ; néanmoins personne n’eut un seul moment la peur du lendemain. Des prisonniers anglais nous avaient appris dès le 6 que Boscawen allait jouer une partie désespérée et que s’il la perdait, il se retirerait ; il ne s’agissait donc que de tenir résolument pendant plusieurs jours.

Le feu de l’ennemi se ralentit le 12 pour s’affaiblir encore peu à peu et cesser définitivement le 15. Le 14, dit le marquis de Nazelle, « les Anglais ne tiraient plus qu’avec des pièces de campagne placées à droite et à gauche de la tranchée. Toute l’artillerie de position était en route pour la plage, où on devait la rembarquer sur les vaisseaux. « Si nos troupes l’avaient attaquée, il est probable qu’elles l’eussent prise ; mais c’était un jour néfaste, et selon la coutume indienne encore en vigueur, aucune entreprise ne doit alors être tentée. Nos cipayes refusèrent absolument de combattre et Dupleix n’osa engager les troupes blanches.

Dans la soirée, les Anglais mirent le feu à leurs retranchements et se retirèrent sur les hauteurs du coteau. Nous réoccupâmes aussitôt les tranchées et y trouvâmes quelques pièces de canon hors de service, qui prouvaient combien notre tir avait été efficace.

L’ennemi resta encore deux jours dans son camp à préparer sa retraite en bon ordre ; enfin le 17 il se mit en route pour Ariancoupom, où il arriva dans la matinée, sans être sérieusement inquiété par nos troupes. Il n’y resta que le temps nécessaire pour évacuer le matériel resté dans le fortin et dès le lendemain il reprenait le chemin de Goudelour. Les navires appareillèrent deux jours plus tard.

§ 4.

Le siège de Pondichéry était terminé, il avait duré 40 jours. Depuis l’attaque d’Ariancoupom, les ennemis avaient tiré 60.000 boulets, dont 40 à 45.000 du côté de la terre, 1.000 bombes à l’est, et 3.000 à l’ouest[12]. Les nôtres avaient lancé 30.000 boulets et 300 bombes. Ces projectiles servaient d’ailleurs souvent plusieurs fois ; nous ramassions et utilisions ceux des Anglais qui tombaient dans nos murs et l’ennemi en faisait autant.

Les pertes en hommes auraient été du côté anglais :

officiers tués 
17
soldats et matelots européens tués 
900
cipayes, pions et coulis, environ 
400
blessés 
300
malades 
800
prisonniers : officiers et soldats 
39
déserteurs 
19
  2.475


et du côté français :

officiers tués 
3
soldats blancs, tués ou blessés 
150
cafres, tués ou blessés 
40
cipayes, tués ou blessés 
200
  393

Les trois officiers tués étaient Paradis, Roche et le lieutenant Passy fils du capitaine. Moururent en outre de maladie, le capitaine Passy, Vallin, officier de marine et Roland, officier des troupes.

Nos pertes comptaient peu, si l’on songe aux dangers que nous avions courus. Nous n’avions pas eu seulement contre nous toutes les forces anglaises de terre et de mer, mais encore un millier de soldats hollandais que le gouverneur de Negapatam avait envoyés à Boscawen et, dans les derniers jours, les troupes d’Anaverdi kh., conduites par Abd-ul-Salil, beau-frère de Mafouz kh., étaient revenues camper à Villenour, prêtes à se joindre aux Anglais. On disait même qu’elles avaient combattu dans leur rang. Dupleix était indigné de cette duplicité et dans un mouvement d’humeur ou par plaisanterie, il dit à Abd er Rhaman : « Je te ferai nabab d’Arcate. » Abd er Rhaman lui répondit : « Donnez-moi mille cipayes, des cavaliers, quatre mortiers et quatre gros canons ; il est inutile de me donner de l’argent. J’irai m’emparer d’Arcate et je vous en rapporterai. » Et il ajouta : « Avec un pareil nombre de cipayes, de mortiers et de canons, on peut faire la conquête de tous les pays de ce côté-ci de la Kistna. »

La retraite des Anglais fut célébrée le soir même par un Te Deum auquel assistèrent Dupleix, Madame Dupleix. ainsi que tous les autres Français et leurs femmes. Ils avaient, nous dit Ananda, la figure joyeuse et portaient tous de beaux vêtements. Durant l’office, les cipayes et les pions qui étaient sur les remparts, tirèrent une salve de coups de fusil, les soldats en tirèrent trois et les canons saluèrent de 21 coups. Tout le monde cria : Vive le roi ! Le gouverneur reçut les plus vives félicitations sur son courage et le grand succès qu’il avait remporté en faisant fuir les ennemis et en sauvant la ville. Le soir, il y eut un grand dîner dans la salle de vérification des toiles ; tous les blancs et leurs femmes y assistèrent. À l’issue de ce banquet, les vieux marchands de la Compagnie, les employés du service maritime, les employés du fort, les comptables de la chauderie et en général tous les notables de la ville vinrent complimenter Dupleix.

« Comment, lui dirent-ils, pourrions-nous vous remercier pour nous avoir protégés, nous, nos familles et nos biens, quand l’ennemi entourait la ville avec de grandes forces ? Vous avez pris sur votre nourriture et sur votre sommeil pour les repousser et les abattre entièrement. Ainsi vous nous avez sauvés. Nous ne pouvons que prier Dieu qu’il vous accorde une longue vie et que, grâce à vous, la nation française brille comme le soleil à travers le monde, et que sa gloire s’accroisse encore davantage. Puissent vos ennemis, partout où ils se trouvent, être vaincus au seul bruit de votre nom. » (Ananda, t. 5, p. 455).

Le langage des notables de Pondichéry est aussi celui de l’histoire. Dupleix, malgré quelques heures de découragement fort légitime au début, n’avait cessé de témoigner le plus grand courage et de prendre les mesures les plus utiles pendant le siège ; il ne donnait pas seulement ses soins à l’armement, il veillait avec non moins d’attention à ce que la ville ne manquât pas de vivres et un moment il fit procéder à des visites domiciliaires pour découvrir les réserves dissimulées par les habitants. Souvent exposé aux dangers sur les remparts, il animait les troupes par sa présence et son sang-froid.

Des historiens ont associé le nom de sa femme à sa gloire personnelle. Il est certain que Madame Dupleix joua un rôle officiel dans les événements. Pour connaître les desseins de ses ennemis, Dupleix n’avait qu’un moyen, l’espionnage, lequel, si l’on ne voulait être exposé à de faux rapports, ne pouvait être contrôlé que par les gens ayant une parfaite connaissance de la langue indigène. Madame Dupleix parlait le tamoul comme sa langue maternelle. Le gouverneur lui donna donc, comme à la personne en qui il put avoir le plus de confiance, le soin de démêler les intrigues qui pouvaient se nouer autour de lui et de rassembler les renseignements les plus utiles à notre cause. Comme il n’avait pas moins de confiance en son courtier et qu’il l’avait chargé de la même mission, il arriva dans la pratique des froissements très vifs entre Ananda et Madame Dupleix et celle-ci, qui ne connaissait pas les moyens dont disposait l’Indien, ne cessait d’importuner son mari pour qu’il le disgraciât et le rejetât du service ; elle ne négligea rien pour le perdre de réputation. Le grand mérite de Dupleix est d’avoir su utiliser ces deux concours sans jamais les sacrifier l’un à l’autre ; peut-être trouvait-il en leur antagonisme un moyen plus sûr de démêler la vérité.

On approuvera sans doute un peu moins que Dupleix ait donné à sa femme le commandement effectif de cent pions qui étaient chargés de faire le coup de feu comme les autres et qu’Ananda ne cesse de nous représenter comme d’effroyables voleurs et coupeurs de bourses, d’autant plus assurés de l’impunité qu’ils se sentaient couverts par une protection plus puissante. Personne, pas même les Européens, pas même les conseillers, n’osait s’élever contre leurs brigandages. Il est possible que le récit d’Ananda soit un peu exagéré ; il savait la guerre sans merci que lui faisait Madame Dupleix et, malgré la bonne foi évidente de ses écrits, malgré la sincérité qui s’en dégage, on est quand même tenté d’attribuer ses jugements un peu vifs à quelque ressentiment obscur.

Il n’en est pas moins vrai que Dupleix eut tort de confier à sa femme un rôle aussi apparent ; il y gagna de s’y couvrir d’un certain ridicule ; chacun disait hautement que ce n’était pas lui qui commandait à Pondichéry. Madame Dupleix se trompa plus lourdement encore en l’acceptant ; il est des circonstances où une femme intelligente et avisée, doit s’effacer de bonne grâce et se sacrifier à l’honneur du nom… si toutefois c’est un sacrifice. Mais Madame Dupleix tenait à paraître ; les étoiles sont plus discrètes et souvent on doit les chercher dans les brumes de la nuit.

Quoi qu’il en soit, la part personnelle de Dupleix dans la direction des événements reste assez considérable pour qu’on ne puisse pas l’accuser d’avoir suivi uniquement les inspirations de sa femme : la protection obstinée qu’il donna à Ananda en est une preuve convaincante. Les chefs des cipayes ne prenaient pas non plus leur mot d’ordre auprès de la begoum : Abd er Rhaman avait un caractère très indépendant et ce fut lui qui, hors de la ville, porta les coups les plus sensibles aux Anglais. On lui doit, même après Dupleix, ce témoignage de reconnaissance.

Parmi ceux qui se distinguèrent encore au siège de Pondichéry, il faut citer le corps de réserve composé de grenadiers de la Tour, le corps de Goupil, la troupe des volontaires de Bussy et celle des dragons d’Auteuil. Ce sont ceux qui fatiguèrent le plus, il n’y eut presque pas de jours où ils n’aient fait des sorties et la garde des batteries extérieures reposa sur eux. Prévôt de la Touche, après s’être distingué par sa bravoure au fort d’Ariancoupom, eut aussi le poste d’honneur pendant le siège. Il commandait à la porte de Valdaour, où les Anglais avaient fixé leurs attaques, et quoiqu’il y plût pendant 25 jours consécutifs une grêle à peine interrompue de bombes et de boulets, sans pouvoir se mettre à couvert, ni lui ni ses officiers ne voulurent jamais entendre parler d’être relevés. Kerjean et Vincent, l’un neveu et l’autre beau-fils de Dupleix, qui servaient dans ce poste dangereux, ne parurent pas une seule fois chez le gouverneur, pendant tout le temps que dura le siège. Enfin Dancy qui commandait l’artillerie, se distingua également, ainsi que les sieurs de Kerangal et Grandmaison[13].


  1. Ces navires étaient le Namur, vaisseau amiral de 74 canons, le Vigilant, le Deptford, le Pembroke et le Chester’, de 60 canons chacun, une frégate de 20 canons et deux autres bâtiments plus petits.
  2. « Nos navires ont rencontré l’escadre anglaise qui venait d’arriver, écrivit-il à Mafouz Kh., le 11 août ; ils ont pris deux vaisseaux du roi et deux de la Compagnie et ils reviennent avec ceux qui n’ont pas été coulés ; L’Amiral avec le reste de la flotte anglaise — sept ou huit navires — s’est échappé à Fort {{{1}}}e siècle-David avec ses voiles déchirées et ses coques fracassées. Même ceux-là portent la trace de nos coups de canon et sont pleins de voies d’eau. Beaucoup d’hommes ont été blessés. » (Ananda, t. 5. p. 186.)

    Ce récit n’est pas rigoureusement exact ; la flotte française n’avait pas rencontré la flotte anglaise. Mais Dupleix pouvait encore l’ignorer.

  3. Le fort de Pondichéry ne correspondait pas exactement à la place actuelle du gouvernement ; il débordait un peu plus au sud, jusqu’à l’endroit où se trouvent aujourd’hui la mairie, la caserne des cipayes et la bibliothèque.
  4. Au pont actuel Le Faucheur.
  5. À la croisée des chemins qui terminent le village de Nellitope, du côté de l’ouest.
  6. Sensiblement au point où sur la route de Pondichéry à Mouttrepaléom, s’ouvrent à la fois la route du Tombeau de l’Anglais et le chemin transversal qui rejoint la route de Villenour.
  7. À l’extrémité de la grande rue de Mouttalpet.
  8. Si l’on partait du centre de la ville, derrière le fort, ces quatre redoutes, comme les limites elles-mêmes, se trouvaient sensiblement à la même distance : 1.400 à 1.500 mètres.
  9. « Je ne puis passer, est-il dit dans une correspondance de cette époque, la belle action que fit un tambour dans cette attaque ; ce fut lui qui arrêta M. Lawrence prisonnier. La voilà telle que l’on m’a citée pour véritable. Ce monsieur se voyant arresté fit offre de sa montre et d’une bourse de pagodes à ce tambour pour le laisser aller. Cet homme demeura fort surpris de sa proposition, la rejeta sur le champ, en lui disant qu’il ne connaissait pas bien les troupes du roi de France son maître, qu’il devait savoir qu’elles étaient incorruptibles et qu’il était surpris qu’un homme de distinction comme lui put lui faire une pareille offre. Cet officier voulut lui alléguer quelques autres raisons, mais lui coupa court et sans vouloir l’écouter davantage, lui dit d’un ton ferme que s’il ne marchait promptemcnt devant lui, il lui passerait trois balles à travers le corps d’un pistolet qu’il avait et se mettant en devoir de le faire cet officier n’hésita point de marcher, et se rendit à Pondichéry où ayant été saluer M. Dupleix il lui fit un détail exact de l’action de cet homme. Aussitôt M. le Gouverneur fit estimer à combien pouvait se monter la valeur de la montre et de ce qui était dans la bourse, envoya chercher ce tambour et lui fit récompense de la même somme. » (A. C. Corr. Gén. Inde, 2e série, 1741-1748, p. 292-293.)
  10. Ananda nous raconte à ce sujet (t. 6, p. 284). que Madame Dupleix avait secrètement posté à nos limites une quinzaine des pions dont elle disposait, et que là ils prenaient aux fugitifs leur argent, leurs joyaux et jusqu’à leurs boucles d’oreille. Et il ajoute : « les Européens et Cheick Ibrahim le savent, mais ils n’osent le dire, de peur d’être l’objet de fausses accusations. Depuis quatre mois M. Dupleix a cessé de diriger les affaires. Madame gouverne à sa place. Européens, tamouls et musulmans sont d’accord pour dire qu’il n’y a pas de remède et que la ville est en danger. Je ne sais pas quand Dieu voudra mettre fin au gouvernement de cette femme et protéger le peuple. »
  11. Vinson, p. 198.
  12. Les dépenses de l’expédition s’élevèrent pour eux à 94.553 pagodes (Coast and bay abstracts, vol. 5. p. 143).
  13. A. C. Cor. Gén. Inde, 2e série 1714-1748. p. 289.

    Dans une lettre très simplement écrite au Conseil de Chandernagor le 22 octobre suivant, le Conseil Supérieur résumait en ces termes les opérations du siège :

    « Vous avez dû être instruits dans son temps de l’arrivée de l’escadre de M. Boscawen, composée de plus de vingt voiles, et de ce qui s’était passé entre les Anglais et nous à Ariancoupom que des événements nous avaient obligés d’abandonner. Les Anglais dont l’armée était, dit-on, de cinq mille hommes blancs, étant parvenus le 7 septembre dans nos limites, y ont ouvert la tranchée le 8, à quatre cents toises environ de la place à l’ouest du bastion St-Joseph et de la porte de Valdaour qu’ils ont canonnés et bombardés avec beaucoup de vivacité. Leur galiotte à bombes qu’ils avaient mouillée fort au loin et qui n’a cessé de nous bombarder pendant un mois de suite, nous a jeté environ mille bombes, et dix de leurs gros vaisseaux s’étant embossés le 8 de ce mois devant la ville, y ont tiré, suivant l’estime commune, plus de vingt mille coups de canon qui n’ont point fait le mal que l’on pouvait en craindre, aucun de notre garnison n’en ayant été blessé.

    Depuis cet événement dont les Anglais se promettaient tout, leur feu de terre s’est ralenti, ayant été d’ailleurs fort incommodés par celui de nos batteries qui était supérieur au leur. Des sorties faites à propos, dans l’une desquelles on leur a fait quelques prisonniers et où on leur a enlevé deux beaux canons de gros calibre avec deux tranqueballes qui ont servi à les transporter dans la ville, à quoi il faut encore ajouter la bravoure de nos troupes, tant de contre-temps pour eux les ont enfin déterminés à lever le siège de cette place le 16. Après y avoir perdu, suivant qu’on nous le rapporte, plus de mille hommes, ils nous ont abandonné Ariancoupom dont nous nous sommes rendus les maîtres, et nous avons trouvé dans leurs retranchements dix pièces de gros canons, dont la plupart ont été endommagées par nos batteries, et dont quelques-unes pourront servir. Leurs vaisseaux qui ont quitté la rade le 17, sont allés à Goudelour où ils sont encore. Toutes ces circonstances des plus glorieuses pour la nation et qui doivent inspirer plus que jamais la confiance, nous ont engagés à faire chanter un Te Deum en actions de grâces. Nous vous prions de nous imiter en ce point à la réception de la présente. » (C. P. Ch., t. 3, p. 28-29.)