Dupleix et l’Inde française/2/14

La bibliothèque libre.
Ernest Leroux (2p. 507-526).


CHAPITRE XIV

Le traité d’Aix-la-Chapelle et la rétrocession de Madras.


Projets d’échange de Madras contre Villenour et Bahour : ils sont annulés par la paix.
La ville rendue aux Anglais le 1er septembre 1749. Mesures de Boscawen contre les catholiques. Le cas de Quentin de la Métrie et de Barneval.
Conclusion.


On a vu qu’au moment où s’organisait l’expédition de Madras, le nabab d’Arcate nous l’avait en quelque sorte interdite et, une fois accomplie, nous avait demandé de lui restituer la place, comme lui appartenant par droit de suzeraineté. Ce fut pour n’avoir écouté ni ses avertissements ni ses réclamations que s’engagea la guerre dont la victoire de l’Adyar détermina une issue que les vainqueurs eux-mêmes n’avaient pas prévue. Battu et honteux, le nabab avait fini, après de longues tergiversations, à se résigner à la paix (février 1747).

D’après cette paix, nous restions possesseurs de Madras, mais le pavillon mogol devait y rester arboré pendant huit jours, comme pour bien affirmer les droits du nabab. Madras n’était donc pas une possession française, absolument libre de charges et de revendications. Dupleix, qui comprenait à merveille les inconvénients d’avoir côte à côte deux établissements aussi importants, qui s’affaibliraient mutuellement par leur concurrence, avait essayé de transporter à Pondichéry tout le commerce de Madras et jusqu’aux commerçants eux-mêmes, mais il n’avait réussi qu’en partie en cette tâche ingrate et difficile. On ne déplace pas un centre commercial comme une capitale politique. Aussi en revint-il peu à peu à l’idée de rétrocéder effectivement Madras aux Maures, moyennant d’honorables et suffisantes compensations. Et il lui parut que les aldées de Villenour et de Valdaour formaient une excellente monnaie d’échange. Des négociations en ce sens s’engagèrent dans le courant de 1747, tant à Arcate qu’à Hayderabad ; mais, selon l’usage de l’Inde, où même les questions urgentes ne se résolvent qu’avec lenteur, elles traînèrent en longueur et l’on arriva à la fin de l’année et même aux premiers mois de 1748 sans avoir rien décidé. Notre peine ne fut cependant pas perdue ; pendant tout ce temps, le nabab hésita à s’allier de nouveau avec les Anglais qui n’avaient rien à lui donner en échange et dont la puissance militaire paraissait d’ailleurs fort affaiblie.

Dupleix avait mis la Compagnie et le Ministre au courant de ces projets et ils leur avaient paru également justes et convenables. Le contrôleur général avait en conséquence autorisé Dupleix dès le 15 janvier 1748 à démanteler Madras puis à traiter de l’échange de cette place avec les Maures au plus grand avantage de la Compagnie et pour la plus grande sûreté de Pondichéry, sans l’enfermer dans une formule étroite et impérative.

Mais à peine ces instructions étaient-elles parties que les perspectives d’une paix prochaine avec l’Angleterre devenaient plus nombreuses et plus distinctes ; la guerre avait épuisé les combattants et tous aspiraient également au repos. Des préliminaires furent en effet signés le 30 avril suivant, avec cette déclaration contenue en l’article 2 :


On restituera de part et d’autre toutes les conquêtes qui ont été faites depuis le commencement de la présente guerre tant en Europe que dans les Indes orientales et occidentales, en l’état qu’elles sont actuellement.


Le ministre se trouva alors fort gêné par les autorisations qu’il avait données à Dupleix trois mois auparavant. Dans quelle situation se trouverait-on pour rendre Madras aux Anglais si la ville avait été au préalable échangée avec les Maures ? Aussi, dès le 12 mai, fit-il passer à Dupleix par différentes voies des ordres absolument contraires aux premiers, avec l’espérance qu’ils arriveraient encore à temps pour empêcher le roi et la Compagnie de se trouver devant un fait accompli. Le ministre ne pouvait d’ailleurs s’imaginer que Dupleix, si désireux qu’il fut d’acquérir Villenour et Valdaour, eut pris le parti d’agir avant d’avoir reçu les ordres exprès de la Compagnie ; or ces ordres étaient encore tout récents.

Les négociations fort heureusement n’avaient pas encore abouti dans l’été de 1748 et l’expédition de l’amiral Boscawen, escomptée également par le Contrôleur général, avait occasionné de nouveaux retards. Les préliminaires de la paix qui furent alors connus dans l’Inde, non moins que les nouvelles instructions du ministre du 12 mai, empêchèrent naturellement de donner suite aux projets d’échange envisagés.

Cependant la paix ne fut signée que le 18 octobre, à Aix-la-Chapelle. D’après l’article 5, toutes les conquêtes qui avaient été faites depuis le commencement de la guerre tant en Europe qu’aux Indes orientales ou occidentales, devaient être restituées sans exception, et d’après l’article 8 des commissaires devaient être nommés pour remettre et pour recevoir respectivement ce qui pourrait avoir été conquis de part et d’autre. Madras était donc implicitement restitué aux Anglais[1].

Le ministre et la Compagnie n’avaient pas attendu la signature de ce traité pour envoyer à Dupleix de nouvelles et définitives instructions. Un courrier était en partance pour l’Inde ; ils écrivirent le 15 octobre par lettres chiffrées :

« Si, lui écrivait la Compagnie, les ordres de la cour n’ont pu vous parvenir que trop tard, nous espérons que vous et le Conseil à qui ils ont été adressés, vous n’aurez pas eu le temps de les faire mettre à exécution. Si cependant contre notre attente il en était autrement, il est de la dernière importance aujourd’hui que cette affaire roule entièrement sur vous et le Conseil supérieur et que la cour ne paraisse jamais y avoir eu part directement ou indirectement. Pour cet effet il est d’une nécessité absolue qu’il ne reste aucun vestige dans les archives de Pondichéry de ce qui vous a été écrit sur ce sujet ainsi qu’au Conseil supérieur. Vous devez comprendre la force des raisons qui nous obligent de prendre cette précaution, qui, bien loin de vous être de quelque préjudice pour ce qui vous regarde personnellement, ne pourra que tourner à votre avantage en vous rendant plus agréable à la cour et à la Compagnie. »

Le Ministre lui écrivait de son coté :

« Quel que soit le parti que vous aurez pris là-dessus, Sa Majesté entend que vous vous en expliquiez de façon à faire entendre que c’est de vous seul et du Conseil supérieur que sont émanées vos résolutions et qu’il ne paraisse jamais aucun vestige que vous ayez reçu sur cela des ordres de sa part[2]. »

Ainsi, de quelque façon que l’affaire se fut terminés, Dupleix n’eut pu en retirer qu’honneur et avantage. Désavoué par le ministre pour avoir suivi ses instructions, il n’en eut acquis que des titres plus précieux à sa reconnaissance. Les événements en décidèrent autrement : Madras fut restitué à l’Angleterre, sans qu’il fut nécessaire de découvrir le ministre ni de désavouer le gouverneur.

D’après des instructions de leurs souverains respectifs données les 30 octobre et 15 décembre 1748, Dupleix et Boscawen reçurent tout pouvoir pour négocier les conditions dans lesquelles s’effectuerait cette rétrocession. Les bases en furent posées par des commissaires commis à cet effet qui se réunirent à Pondichéry le 31 juillet, et qui furent St-Paul, Guillard, Le Maire, Friell et Boyelleau pour les Français, le major Lawrence, Al. Wynch et F. Westcott pour les Anglais. Ils aboutirent à un accord en 9 articles qui fut signé le 1er avril et d’après lequel on procéderait d’abord à un inventaire de tout ce qui devait être remis aux Anglais : la ville ne devant être rendue que lorsque Dupleix et Boscawen l’auraient approuvé et fixé le jour de la rétrocession. Ce jour-là, les troupes anglaises, ramenées par mer, entreraient dans la ville par une porte (Porte St-Thomas), tandis que les Français sortiraient par l’autre (porte de la mer). Aussitôt que les troupes françaises se seraient rembarquées, Barthélemy remettrait les clefs des magasins aux commissaires anglais et celles de la ville à Boscawen ou à son délégué.

Cet accord enregistré à Fort Saint-David, les commissaires anglais, accompagnés de Boscawen, s’embarquèrent le 7 août à bord du Tartar. En même temps qu’eux partit le lieutenant Clive, qui avait été nommé en cette qualité au mois de février précédent, en remplacement de Cope nommé capitaine. Cette association de Lawrence et de son jeune subordonné devait avoir les plus grandes conséquences dans l’avenir.

L’inventaire prit à peu près le reste du mois : les commissaires anglais avaient comme instructions de reprendre la ville telle quelle, sauf à discuter ensuite, et c’est seulement le 1er septembre que Madras leur fut rendu. Les rapports du Fort Saint-David nous disent que ce fut au milieu de la plus grande joie de la population. Barthélemy, Moreau, et les fonctionnaires, officiers et soldats français revinrent immédiatement à Pondichéry. L’occupation de Madras avait duré exactement trois ans moins dix-sept jours.

Boscawen, maître de la place, ne se montra pas plus généreux envers ceux qui lui portaient ombrage que ne l’avait été Dupleix pour la population qu’il avait voulu obliger à venir s’installer à Pondichéry ; seulement les passions de Boscawen furent plus religieuses que politiques : Boscawen était un protestant rigide.

Le 29 août, avant même d’être rentré officiellement en possession de la ville, il avait propose au conseil de Saint-David de renvoyer en Europe tous les catholiques qui avaient été traîtres à la Compagnie et particulièrement quatre prêtres de la grande église de la Ville-Blanche et, de plus, Quentin de la Métrie et Barneval, qu’il considérait comme les plus grands ennemis que la Compagnie ait eus. Les raisons d’agir contre les prêtres étaient, d’après lui, leur influence sur les bateliers qu’ils pouvalent empêcher de servir les Anglais et aussi la connaissance de leur commerce, qu’ils essaieraient certainement de détruire ou de paralyser, en fortifiant l’établissement de Saint-Thomé. Les commissaires de leur côté proposaient de confisquer les églises catholiques et les biens des personnes qui avaient vécu sous la protection française. Quant à celles qui ne s’étaient pas réclamées de notre protection, notamment les macouas, elles pourraient continuer à vivre à Madras et même à y avoir une église spéciale, mais à condition qu’elle fût petite et desservie par un prêtre portugais[3].

Le Conseil de Saint-David répondit à ces suggestions par une lettre du 3 septembre. Il acceptait la confiscation des biens des particuliers qui s’étaient accommodés de notre domination ; les autres paieraient une plus-value de leurs biens, mais ne pourraient pas résider dans la Ville Blanche, à l’exception de Madame de Medeiros, en récompense de ses anciens services. Les Arméniens, eux aussi, ne pourraient pas habiter la Ville Blanche. Quant aux prêtres, le Conseil jugeait également désirable leur renvoi en Europe, mais il estimait que l’affaire dépendait uniquement de Boscawen. Enfin, il ne considérait pas la Métrie et Barneval comme des traîtres, mais comme des hommes ayant agi d’une façon indigne (very ungenerous).

Boscawen répondit à cette lettre que ce n’était pas tous les prêtres catholiques qu’il voulait renvoyer en Europe, mais seulement les PP. Severini et René, coupables à ses yeux d’avoir eu des intelligences avec les Français avant la prise de Madras. Il ne lui paraissait pas suffisant de les expulser ; de loin ils conserveraient toute leur autorité sur les macouas. Boscawen demandait encore qu’une église construite au nord de la ville durant l’occupation française fut donnée aux luthériens danois et que les esclaves ne pussent plus être instruits dans la région catholique.

Le P. Severini, d’origine italienne, était supérieur de la mission catholique depuis la mort du P. Thomas en avril 1742. En 1744, un décret venu de France avait nommé le P. René, plus jeune que lui, missionnaire apostolique et vice-gardien des missions dans les Indes et en Perse ; ce père demanda en conséquence à être reconnu comme supérieur de la mission. Le Conseil de Madras s’y opposa net et le P. René s’inclina de bonne grâce. Depuis ce temps les deux pères vivaient en bonne intelligence, sans abdiquer cependant leurs sentiments nationaux et c’est bien à tort que Boscawen suspectait le loyalisme du P. Severini. Le Conseil de Saint-David décida néanmoins qu’ils seraient embarqués l’un et l’autre pour l’Europe, comme il autorisa le transfert de l’église catholique aux luthériens.

Dupleix protesta vainement le 7 novembre contre l’arrestation du P. René ; elle était, disait-il, contraire au traité de paix et il demandait son élargissement. Il lui fit répondu que ce père résidait depuis si longtemps à Madras, qu’on ne pouvait le considérer que comme un sujet anglais et que s’il devait être mis en liberté, ce serait aux autorités anglaises en Europe à en décider.

Dupleix protesta également contre la confiscation de l’église catholique et l’expulsion des prêtres de Madras. Les Capucins, disait-il, avaient contribué à la splendeur de la ville et cela aurait dû suffire à leur éviter des mesures aussi rigoureuses. Les Anglais, comme on le sait, ont de l’humour ; le Conseil de Saint-David craignit, s’il faisait une longue réponse, d’engager une correspondance ennuyeuse « tedious correspondance » et décida qu’on enverrait à Dupleix un simple accusé de réception[4].

Le cas de Quentin de la Métrie et de Barneval ne donna pas lieu à des incidents moins délicats.

D’après Boscawen, la longue résidence de la Métrie tantôt à Pondichéry et tantôt à Madras au temps où l’on était en guerre, le dénonçait suffisamment comme un traître. Il craignait surtout, en le tolérant à Madras, d’y laisser un homme connaissant trop bien le commerce anglais. Quant à Barneval, d’origine anglaise, on ne lui reprochait alors que d’avoir servi de fourrier aux troupes françaises de la Bourdonnais.

Toutefois aucune mesure effective ne fut prise contre eux tant que Boscawen resta à Madras. Mais il s’embarqua le 22 octobre pour l’Angleterre, laissant l’administration au major Lawrence. Le premier acte du nouveau chef fut l’arrestation de la Métrie et de Barneval. Tous deux furent conduits au fort dans la nuit du 22 au 23 et emprisonnés dans le logement de l’officier de garde. On devait les embarquer le lendemain. Or, le 23 au matin, la belle-mère de la Métrie, Madame de Medeiros, se porta caution pour lui et pour son beau-frère Barneval qu’ils ne partiraient pas avant janvier prochain et déposa une somme de 20.000 liv. st. Ils furent aussitôt relâchés. En acceptant leur mise en liberté provisoire, Lawrence déclara que la Métrie était un homme d’honneur. Cela n’empêcha pas que dans les jours qui suivirent et d’après les ordres de Saint-David du 17 novembre, Lawrence ne confisquât les maisons que la Métrie et Barneval possédaient à Madras et au Mont, ainsi que celles de François Carvalho, Jérôme de Sta, Bailleau, Melon et Madame Estra Gregorio, coupables tout au moins de sympathie pour la France.

Cependant Lawrence écrivit à Saint-David que l’arrestation et l’envoi en Europe de la Métrie pourraient avoir de graves conséquences. Le Conseil répondit n’avoir consenti à cette proposition que sur la demande de Boscawen, qui disait avoir contre ce français des preuves suffisantes de culpabilité ; pour lui, conseil, il ne connaissait rien. Afin de tout arranger, il proposa que la Métrie et Barneval fussent simplement exclus des limites du territoire de Madras dans un délai de sept jours et il en fut ainsi décidé.

Dupleix intervint par une lettre du 8 décembre. « Nous ne prétendons pas, écrivait-il à Saint-David, régler vos actions, mais nous sommes autorisés à nous opposer à des atteintes si formelles que vous donnez aux traités. » Et il racontait que la Métrie devait à la Compagnie de France 5.720 pagodes et que si on ne lui donnait pas le temps ni les moyens de rassembler ses fonds, la Compagnie, se trouvant à découvert, serait en droit de rendre les Anglais responsables de cette somme, ainsi que des intérêts jusqu’à parfait payement. On lui répondit assez justement qu’on était surpris qu’il eut attendu si tard pour faire régler cette dette et qu’on ne lui paierait rien. Nouvelle protestation de Dupleix le 22 décembre, aussi inutile que la précédente.

La Métrie quitta Madras dans les derniers jours de décembre et se retira auprès de Saint-Thomé.

Quant à Barneval, son cas s’était aggravé. Depuis qu’on avait décidé de ne plus l’envoyer en Angleterre, il tenait à s’y rendre pour se jeter aux pieds du roi et lui demander raison des procédés vexatoires dont il avait été l’objet. On s’avisa alors qu’il avait entretenu pendant la guerre une correspondance avec l’ennemi et qu’il pouvait lui en coûter la vie ; toutefois on ne formula pas ouvertement l’accusation. Que valait-elle ? on ne le saura jamais, puisqu’il n’y eut pas de procédure engagée. Il est possible sinon probable que Barneval, gendre de Madame Dupleix, ait entretenu directement ou indirectement avec sa belle famille une correspondance qui s’explique et lui ait donné quelques informations sur les événements de Madras ; encore ces informations ne devaient-elles pas être fort graves ; autrement le Conseil de David n’eut pas hésité à agir avec plus de résolution. Quoiqu’il en soit, Barneval crut prudent de ne pas avoir affaire avec la justice ; il savait ce qu’on peut faire dire aux textes et une nuit, il se sauva de Madras sous un déguisement.

En dehors de ces affaires d’un caractère très particulier, il n’y eut pas d’autres événements notables se référant directement à la rétrocession de Madras qu’une protestation de Boscawen et des commissaires anglais contre l’enlèvement par les Français de canons, mortiers et matériel de guerre qui avaient été pris tant à terre qu’à bord des vaisseaux le Fidèle, la Favorite et le Tevenapatam au temps de notre occupation. Or, d’après l’article 9 du traité d’Aix-la-Chapelle, toutes les conquêtes faites aux Indes devaient être mutuellement restituées dans l’état où elles se trouvaient le 31 octobre 1748 et ils estimaient que ces enlèvements étaient contraires au traité. Il est certain en effet que depuis cette date, Dupleix avait enlevé de Madras autant de matériel de guerre qu’il put y prendre, il en avait d’ailleurs perdu une partie dans le cyclone du 3 avril 1747. L’article 9 du traité avait-il l’extension que voulaient lui donner Boscawen et les commissaires ? Dupleix se borna à envoyer leur protestation en France, en laissant aux autorités compétentes le soin de décider de la question et il ne semble pas que les commissaires anglais aient insisté.

Pour achever ce tableau de la situation de Madras au moment de sa restitution et dans les jours qui suivirent, il nous faudrait parler des tentatives qui furent faites par Dupleix pour rester maître de Saint-Thomé avec le P. Antonio de Noronha et dire comment Boscawen les déjoua ; mais ces événements, comme ceux légèrement antérieurs de Devicotta, sont moins la fin d’une politique que le commencement d’une nouvelle. C’est avec eux en effet que commence le grand conflit qui va diviser les Français et les Anglais dans le Carnatic et nous en renvoyons le récit au troisième volume de cette histoire, qui lui sera entièrement consacré.

Nous sommes arrivé à la fin de cet ouvrage. Il ne comporte pas à proprement parler de conclusion, mais un simple résumé de l’œuvre entreprise et poursuivie par Dupleix pendant ces huit premières années de son gouvernement.

Lorsque plus tard, pour sauver sa fortune compromise par la Compagnie, il fut amené dans un grand nombre de suppliques et de mémoires, à préciser ses droits et à rappeler ses services passés, il lui arriva un jour de résumer toute sa carrière en quelques pages substantielles. Et comme, à notre sens, cet exposé est entièrement conforme à la vérité, nous ne saurions mieux faire que de le reproduire purement et simplement.

« Ma jeunesse, disait Dupleix, a été employée au service de la Compagnie des Indes depuis 1715. J’ai occupé dans l’Inde les premiers emplois et pendant 34 ans d’un séjour continuel dans cette partie, je me suis efforcé de rendre les plus grands services et d’y mettre la nation sur un ton aussi distingué qu’elle avait été pendant plus de soixante ans dans l’état le plus triste. À peine le nom français était-il connu et l’on ignorait presque en France que le roi y eût des sujets.

« Le temps de ma direction à Bengale a été la première époque de ce changement de situation. Le pavillon du roi fut porté dans des endroits inconnus jusque-là à la nation et le commerce porté à un tel degré que nos antagonistes décidés crurent le leur absolument perdu. Pendant dix ans qu’il a duré, la Compagnie a reçu les plus belles et les plus nombreuses cargaisons ; la réputation et le crédit de la nation y acquirent une consistance qu’elle n’eut jamais. Le crédit était si grand que mon successeur immédiat [Dirois] en abusa en le poussant à outrance. Ce sont des faits connus et contre lesquels la Compagnie des Indes ne peut réclamer ; ses livres et ses lettres dont je suis porteur en font foi ; je n’y avais pas trouvé un seul bateau et à mon départ j’y laissai douze ou treize vaisseaux à la Colonie.

« Parvenu en 1741 au gouvernement général de l’Inde, j’apportai tous mes soins à la plus grande réussite du commerce de la Compagnie ; mes peines devenaient inutiles par la modicité des envois d’Europe en 1742 et 1743 et la guerre avec l’Angleterre en 1744 jeta toutes les colonies de la nation dans un manque total de fonds pour subsister ; ma bourse et mon crédit fournirent à tout et même aux préparatifs immenses exigés par M. de la Bourdonnais pour son entreprise sur Madras. La ville de Pondichéry ouverte sur une étendue de plus de 1.000 toises du côté de la mer fut fermée et en état de défense en moins d’une année. Les ouvrages extérieurs, l’excavation des fossés, leur revêtement, enfin des ouvrages immenses en tout genre furent les fruits de mes soins, de ma vigilance, de mes avances, de mon crédit. La prise de Madras fut encore une suite heureuse de mes préparatifs et de la bravoure du commandant et des troupes.

« Après le départ de l’escadre de M. de la Bourdonnais, je me trouvai chargé de la conservation de Madras et de Pondichéry et de batailler avec les Maures qui n’attendaient que le moment du départ de l’escadre pour venir tomber sur Madras et nous insulter partout. Cependant les fonds que son escadre m’avait remis furent consommés en moins de deux mois, tant par le remboursement de partie des emprunts précédents que par les dépenses de l’escadre. Ce secours consommé me rejetait dans la triste situation qui avait précédé ; une même remise par quatre vaisseaux qui arrivèrent de France me mit un peu plus au large, mais non pas assez à mon aise pour n’avoir pas recours un mois après aux expédients et aux emprunts. J’avais de plus la conservation de Madras et la guerre des Maures ; le peu d’argent que M. de la Bourdonnais y avait trouvé fut bientôt consommé ; ainsi ces charges de plus jointes à celles que j’avais déjà me mirent bientôt aux abois. Je vins à bout de faire cesser la guerre des Maures après les avoir battus en plusieurs rencontres.

« Je prévoyais bien que les Anglais tâcheraient de prendre leur revanche sur Pondichéry ; il fallait les prévenir et mettre cette place et Madras en état de soutenir une attaque. Mes ressources, mon crédit et ma bourse fournirent à tout et quoique toutes les tentatives que l’on avait fait en France pour me secourir devinssent inutiles, l’ennemi trouva tout préparé pour le bien recevoir ; il est vrai — et je peux le dire — que j’avais fait des efforts surprenants. L’espèce d’abandon où nous paraissions être de la part de la France occasionnait une défiance et une rareté inconcevable d’argent ; le nom de la Compagnie ne pouvait être présenté pour les emprunts, je prêtai le mien ; il ne suffisait pas encore et je fus forcé d’avoir recours au dépôt des bijoux de ma femme ; mon argenterie allait être portée à la Monnaie, lorsque le 22 juin 1748 mouilla à Madras une escadre française commandée par M. Bouvet qui jeta à terre de l’argent et 300 hommes tant sains que malades. Cette escadre disparut dans la nuit et retourna à l’Île de France.

« Le débarquement fait à Madras m’occasionna de nouveaux embarras et de nouveaux risques. Je les surmontai tous et l’argent fut rendu à Pondichéry le 28 juillet. Ces fonds me devinrent alors plus à charge que je n’en tirai d’utilité. L’escadre anglaise commandée par M. Boscawen parut au nombre de 26 vaisseaux le 4 août. Dès ce moment toutes les ressources que je pouvais avoir du pays pour les provisions de toute espèce, me furent interdites et il n’était plus temps de faire amas de la moindre provision. Pondichéry était donc perdu si j’avais attendu des secours d’Européen argent et si par ma prévoyance et par mes déboursés je n’avais pas mis cette place en état de soutenir un long siège. Une douzaine de jours n’était pas suffisante pour y parvenir et j’y travaillais depuis quatre ans. Je recevais alors par différentes voies les lettres les plus affectueuses de la Compagnie ; elle ne comptait que sur moi et sur mes ressources, j’étais sa seule espérance et je devais m’attendre à tout de sa reconnaissance.

« Le siège eut lieu ; cinquante-huit jours d’attaque dont quarante de tranchée ouverte ne purent obliger la place de se rendre ; l’ennemi leva le siège et se retira avec ses pertes dans ses colonies le 17 octobre. Je ne fis point usage de la liberté que la Compagnie me laissait d’offrir des sommes bien considérables au nabab pour l’empêcher de joindre ses forces à celles de l’Anglais ; j’en connaissais toute la valeur et quoique ses pavillons se joignissent à ceux des Anglais, je sauvai la ville et épargnai à la Compagnie une somme de plus d’un million, en ne donnant rien au nabab, qui disparut peu de jours avant l’Anglais.

« Je ne perdis point de temps à réparer mes brèches et tous les désordres qu’avait occasionnés une attaque aussi longue. Les munitions en tout genre emplirent de nouveau tous nos magasins et, au commencement de janvier, j’étais en état de soutenir un second siège si l’ennemi l’avait tenté, lorsque la nouvelle de la suspension d’armes conclue en Europe suspendit également les opérations de l’Inde. Cette armistice suivie de la paix mit fin aux troubles dans toutes les parties du monde et la nation eut la satisfaction d’apprendre qu’aucune des possessions de la Compagnie dans l’Inde n’avait pu être entamée par l’ennemi et que j’avais fait échouer tous ses desseins.

« Le roi, sur les représentations qui lui furent faites, me fit la grâce de m’admettre au nombre des chevaliers de St-Louis et m’honora du cordon rouge. La Compagnie crut devoir y joindre une marque de sa reconnaissance en m’annonçant qu’elle avait supplié le ministre de m’admettre dans le nombre de ses directeurs[5].

« Je crus qu’après des travaux aussi longs, il était temps de me reposer en repassant dans la patrie. Le congé me fut accordé dans les termes les plus affectueux de la part du ministre et de la Compagnie ; mais lorsque je le reçus, mon zèle ne me permit point d’en profiter… » (B. N. 9169. p. 24-26).

Déjà, en effet, Dupleix était engagé avec l’Angleterre dans sa grande lutte pour la suprématie du Carnatic et du Décan et, ainsi qu’il ne cessera de l’écrire jusqu’en 1754. il ne croyait pas pouvoir quitter Pondichéry avant qu’elle ne fut terminée.

Ce fut assurément son honneur d’avoir sacrifié son repos et peut-être les intérêts de sa famille à ce qu’il considérait comme son devoir envers le pays et l’histoire lui doit cet hommage attristé qu’il perdit à ce jeu et son poste et sa fortune. En attendant, malgré sa clairvoyance dans l’affaire de Madras et son héroïsme dans la défense de Pondichéry, il n’avait encore acquis aucun titre à une gloire immortelle. Il avait seulement témoigné dans ces deux circonstances qu’il était doué d’une âme peu commune pour briser les résistances et surmonter les difficultés. Il n’avait rien créé ; les circonstances qui seules font les hommes n’étaient pas encore venues.

Mais quel homme supérieurement armé pour le jour où les événements lui permettraient de déployer toutes ses qualités !

Si une extrême vanité était l’une des ombres de son caractère, la justice était par contre l’un de ses apanages et à la justice s’ajoutait une grande bonté et un désir sincère d’obliger les gens et leur rendre service. Sa bonté toutefois n’allait jamais jusqu’à la faiblesse et même en répandant ses faveurs, il savait garder une certaine réserve et maintenir une distance respectueuse entre lui et ceux qui lui étaient redevables de quelque bienfait. Ainsi son autorité resta sans cesse hors de toute conteste et si on lui reprocha un instant d’avoir laissé prendre à sa femme un rôle public, qui convenait mal à son sexe, il n’y eut plus, après la retraite de Boscawen, qu’un concert de louanges pour célébrer sa prévoyance, son courage et ses succès.

Autorisé sinon obligé par ses fonctions elles-mêmes à faire du commerce et à s’intéresser dans des affaires plus ou moins hasardeuses, il n’apporta jamais un esprit mesquin dans le règlement de ses comptes. Certes il soupirait après la fortune, mais c’était moins pour les satisfactions qu’elle donne que pour les moyens d’action qu’elle met entre les mains d’un homme entreprenant et son entreprise, à lui, c’était la grandeur de son pays. Aussi quand vinrent les heures difficiles où les capitaux se raréfièrent, même pour assurer le paiement des soldats et des employés, n’hésita-t-il pas à mettre sa fortune personnelle au service de la colonie, sans que rien lui garantit qu’il serait effectivement remboursé.

Il n’avait point, au début de son gouvernement, de haine préconçue contre les Anglais ; il avait pu apprécier au Bengale le charme de leurs relations privées, bien qu’elles ne fussent ni familières ni démonstratives, mais il connaissait mal encore les défauts ou, si l’on préfère, les qualités de leur politique. Il ignorait que, dans leurs comptes avec l’étranger, ils additionnent toujours et retiennent tout et que c’est une duperie que de croire ou simplement d’espérer qu’ils feront la moindre concession, même quand elle est dictée par la justice ou le bon sens.

Avant que la guerre n’éclatât entre les deux pays, la neutralité formait l’objet de ses vœux et il le fit savoir en France. L’armement inutile et prématuré de la Bourdonnais renversa toutes ses espérances et le mit dans la nécessité de préparer une guerre qu’il considérait d’abord comme une sorte de sacrilège. Lorsque malgré lui l’épée fut sortie du fourreau, jamais plus elle n’y rentra et la vie entière de Dupleix fut consacrée à lutter contre nos implacables et nos éternels ennemis. Il trouva alors pour les juger des expressions d’une vérité surprenante[6], que l’on ne saurait trop méditer à toute époque et il mérita ainsi, en attirant d’abord leurs coups puis en conquérant leur estime, d’honorer le nom français en ce qu’il a de clairvoyance, de bon sens et de fermeté.



  1. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner si ce traité conclu au lendemain d’une guerre victorieuse, sans nous laisser autre chose que des satisfactions d’amour-propre, n’a pas été plus malheureux pour la France que le traité de Paris signé quinze ans plus tard après des revers répétés et si l’on ne doit pas plutôt reprocher à Louis XV d’avoir abandonné les Pays-Bas qu’il avait conquis et qu’il tenait que d’avoir sacrifié en 1763 les Indes et le Canada qui nous étaient déjà pris. Quoiqu’il en soit, on ne saurait nier que le traité d'Aix-la-Chapelle ne créa en France un profond désenchantement et ne contribua pas peu au désarroi moral qui commença à cette époque et discrédita insensiblement l’autorité royale et les principes de l’ancienne monarchie.
  2. B. N. 9356, p. 24 et 25.
  3. Tous les renseignements relatifs tant aux prêtres et aux églises catholiques qu’à la Métrie et Barneval sont extraits des deux volumes suivants des Archives de Madras :

    Vol. général 17 : Public to England (1er janvier 1749-12 février 1760).

    Vol. général 57 : Public Consultation du Fort Saint-David pour l’année 1749.

  4. Le P. René fut cependant le seul religieux qu’on envoya prisonnier en Europe. Au dernier moment, on reconnut que le P. Severini avait toujours été d’un loyalisme parfait.
  5. Cette lettre de la Compagnie est du 17 avril 1749 et fut écrite 28 jours après qu’on eut appris à Paris, par une lettre de Londres, la nouvelle de la glorieuse défense de Pondichéry. Voici ce qu’on écrivait à Dupleix :

    « … S’il était déjà bien satisfaisant pour vous que la Compagnie put dire que la prise de Madras était due aux secours que vous aviez fournis à M. de la Bourdonnais, que c’était votre fermeté, la justesse de vos mesures et le choix des braves officiers que vous aviez employés qui avaient réduit les Maures à vous demander la paix, que vous eussiez même enlevé le Fort Saint-David aux Anglais sans l’arrivée inopinée de l’amiral Griffin et qu’enfin malgré la difficulté des communications pendant toute la guerre, vous avez trouvé le moyen de pourvoir à la subsistance et à l’entretien des comptoirs de Chandernagor, de Karikal et de Mahé, quels éloges ne méritez-vous donc pas aujourd’hui lorsque, par l’utilité et le glorieux usage que vous avez fait des secours que vous aviez reçus de M. David, vous venez de repousser le plus puissant effort de nos ennemis et conserver à la Compagnie ses établissements ? Nous attendons avec impatience les intéressants détails que vous nous aurez vous-même écrits en cet heureux événement, et en priant le ministre de vouloir bien en rendre compte au roi, nous le sollicitons d’obtenir de Sa Majesté quelque marque d’honneur proportionnée à l’importance d’un service aussi éclatant.

    Le ministre a déjà approuvé que nous vous annoncions qu’il voudra bien encore demander au roi une place pour vous dans la direction de la Compagnie, place que personne n’a mieux méritée que vous et qui en vous associant à notre administration flatte également tous les membres qui la composent. Comme cette place se trouve même quant à présent être surnuméraire, c’est une preuve de notre empressement à vous la procurer, parce que vous serez le maître de rester ou de retourner aux Indes avec ce titre ou, quand le cas arrivera de venir en France, occuper la première place vacante, qui par cet arrangement vous sera destinée… » (B. N. 9169. p. 25-26).

  6. « Quand nous voyons qu’ils se mettent peu en peine de nous causer des inquiétudes ou de la jalousie, en se procurant par toutes sortes de vues de semblables avantages, dès qu’ils y voient le moindre jour, quelle est la raison ou la loi qui nous oblige à de plus grands égards pour eux, surtout lorsque nous gardons avec eux la foi des traités et que nous ne manquons à aucun de nos engagements… Ont-ils craint d’exciter notre jalousie ?… ont-ils eu peur de nous déplaire ? — Moins ils nous ménagent tous les jours et dans toutes les occasions et plus ils acquièrent le droit et les moyens de nous ménager encore moins. » (Mémoire de Dupleix à la Compagnie du 8 mars 1758, B. N. 9169, p. 102.)

    Dupleix est plus précis encore dans ses Réflexions à propos de la convention Godeheu. (B. N. 9161, p. 143.)

    « Ce sont les Anglais qui font la loi ; ils le publient ; les faits le confirment… Mais, dira-t-on, ils sont liés par les traités comme nous. C’est une erreur ; rien ne lie les Anglais que la force vis-à-vis de leurs intérêts… Rien n’est respectable pour eux que la force majeure… L’histoire de l’Europe depuis la reine Elizabeth seulement jusqu’à nos jours nous apprend que la majeure partie de la puissance des Anglais, de leur commerce, de leurs colonies, de leurs richesses n’a d’autre fondement que la mauvaise foi et des infractions répétées aux traités les mieux cimentés et aux droits de la nature et des gens. »

    Analysant enfin d’une façon plus spéciale l’article 5 de la même convention, Dupleix s’exprime ainsi :

    « L’esprit anglais se fait sentir dans chaque article de ce traité… D’un bout à l’autre ce n’est que ce qu’ils veulent ; ce sont eux qui imposent la loi. On le souffre au milieu des plus précieux avantages que l’on sacrifie, non à une force supérieure mais au bon plaisir et à la cupidité des Anglais et aux intérêts de leur Compagnie. Ceux de la nôtre n’ont été aucunement envisagés ; les intérêts, la gloire, l’honneur de notre nation sont foulés aux pieds à la face d’une nation chez qui la considération et l’estime qu’on acquiert est l’unique mobile du crédit et d’un commerce avantageux. » (B. N. 9161, p. 134.)