Einstein et l’Univers/04

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Hachette (p. 78-112).
IV. La mécanique einsteinienne.

CHAPITRE QUATRIÈME

LA MÉCANIQUE EINSTEINIENNE

La mécanique fondement de toutes les sciencesPour remonter le cours du tempsLa vitesse de la lumière est une limite infranchissableL’addition des vitesses et l’expérience de FizeauVariabilité de la masseLa Balistique des électronsGravitation et lumière des microcosmes atomiquesMatière et énergieLa mort du Soleil.
L orsque Baudelaire écrivait :
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,

il ne pensait, comme les physiciens de son époque, qu’à ces déformations statiques connues depuis qu’il y a des hommes et qui regardent. Ce que nous avons vu de l’espace et du temps einsteiniens nous montre qu’il doit exister, en outre, des déformations cinématiques à l’abri desquelles ne se trouve aucun objet sensible, si rigide et indéformable qu’il paraisse.

Le mouvement déforme donc les lignes bien plus que ne pensait Baudelaire, et même celles des plus marmoréennes statues. Cette déformation-là, qu’il faut aimer et non haïr, parce qu’elle nous rapproche du cœur même des choses, a bouleversé d’abord la mécanique entière.

La mécanique est à la base de toutes les sciences expérimentales parce qu’elle est la plus simple et parce que les phénomènes qu’elle étudie sont toujours présents, — sinon exclusivement présents, — parmi les phénomènes objets des autres sciences plus complexes, physique, chimie, biologie. La réciproque n’est pas vraie.

Par exemple, il n’y a pas un seul phénomène chimique ou biologique où l’on ne doive considérer des corps qui sont en mouvement, qui ont une masse, qui dégagent ou absorbent de l’énergie.

Au contraire, les particularités d’un phénomène biologique, chimique, ou physique, par exemple l’existence d’une différence de potentiel, ou d’une oxydation, ou d’une pression osmotique ne se retrouvent pas toujours dans l’étude des mouvements d’une masse pesante et des forces agissant sur elle et par elle.

Par rapport à la mécanique, la physique, la chimie, la biologie ont, rangés dans cet ordre, des objets de complexité croissante et de généralité, ou, pour mieux dire, d’universalité décroissante. Ces sciences ont une dépendance réciproque qui est celle du tronc d’un arbre avec ses branches, ses rameaux et ses fleurs. Elles sont aussi entre elles un peu comme les pièces emboîtées des mâts où les télégraphistes militaires fixent leurs antennes. La pièce inférieure du mât, plus large, soutient le tout, mais ce sont les pièces supérieures qui portent les organes délicats et compliqués.

L’objet des grands synthétistes de la science a toujours été et est encore de ramener, comme l’avait tenté Descartes, tous les phénomènes aux phénomènes mécaniques. Que ces tentatives soient ou non fondées, qu’elles puissent un jour aboutir ou qu’elles soient, au contraire, a priori vouées à l’échec parce que les phénomènes physico-biologiques contiennent peut-être des éléments essentiellement irréductibles aux éléments mécaniques, c’est une question qui a été et qui sera encore très disputée. Mais quelles que soient à cet égard les attitudes variées des penseurs, ils sont d’accord sur ceci : dans tous les phénomènes naturels, dans tous les phénomènes objets de science, il y a l’élément mécanique, — pour les uns élément exclusif, pour les autres élément principal, mais seulement partiel, des réalités objectives.

Si je rappelle ici tout cela, c’est pour en arriver à cette conclusion : tout ce qui modifie la mécanique, modifie du même coup l’édifice des notions fondées sur elle, c’est-à-dire les autres sciences, toute la science, et notre conception de l’Univers.

Or nous allons voir que la théorie d’Einstein, par une conséquence immédiate de ce qu’elle nous a enseigné déjà du temps et de l’espace, bouleverse de fond en comble la mécanique classique. C’est pour cela, et par cela surtout, qu’elle a porté dans l’édifice un peu somnolent de la science traditionnelle un ébranlement dont les vibrations ne sont pas près de cesser.

En abordant la mécanique einsteinienne, nous aurons la joie de passer des conceptions un peu trop exclusivement géométriques et psychologiques de temps et d’espace, à l’étude directe des réalités sensibles, des corps. Ici nous pourrons confronter la théorie et la réalité, les prémisses mathématiques et les vérifications substantielles, et nous aurons le plaisir de voir par les faits, par l’expérience ce qu’il faut penser de tout cela. Entre les anciennes manières de concevoir et la nouvelle, nous pourrons choisir en connaissance de cause, d’après des critères visibles.

En un mot, et si j’ose employer cette image, tant qu’il s’agissait des notions d’espace et de temps, cadres assez vides par eux-mêmes, vases intéressants surtout par les liquides qu’ils contiennent, nous étions un peu comme ces jeunes gens qui doivent choisir une fiancée d’après les seules descriptions qu’on leur a faites. Nous allons voir maintenant de nos propres yeux, et à l’œuvre, les deux prétendantes à notre dilection : la science classique et la théorie d’Einstein. Nous les verrons toutes deux mettre la main à la pâte des faits, et nous pourrons comparer les mets délectables qu’elles en auront respectivement tirés pour la nourriture de notre esprit.

Les théories ne valent qu’en fonction des faits, et celles qui, comme tant de métaphysiques, ne trouvent point de critère réel pour les départager, valent toutes également. L’expérience, source unique du savoir et dont Lucrèce disait déjà

unde omnia credita pendent

les faits sensibles, voilà ce qui va juger le système einsteinien.

Le résultat de l’expérience de Michelson, l’impossibilité de mettre en évidence aucune vitesse de la Terre par rapport au milieu dans lequel se propage la lumière, ce fait, avons-nous dit déjà, revient à ceci : on ne peut par aucun moyen constater, réaliser une vitesse supérieure à celle de la lumière. Cette conséquence de l’expérience de Michelson gagnera peut-être à être déduite sous une forme tangible. Voici une image qui y pourvoit.

Dans je ne sais plus quel roman astronomique, un observateur imaginaire est supposé s’éloigner de la Terre avec une vitesse supérieure à celle de la lumière, 500 000 kilomètres à la seconde, par exemple, tout en maintenant ses yeux (munis au besoin de puissantes besicles) constamment dirigés vers ce petit globe fébrile.

Que va-t-il arriver ? Notre observateur verra évidemment les phénomènes terrestres à l’envers, puisque, dans son voyage, il rattrapera successivement des ondes lumineuses qui ont quitté la terre avant lui, et depuis d’autant plus longtemps qu’elles en sont plus éloignées. Notre homme, ou plutôt notre surhomme, assistera donc au bout d’un certain temps à la bataille de la Marne. Il verra d’abord le champ de bataille couvert de morts. Petit à petit ces morts se relèveront pour rejoindre leur poste de combat et finalement ils se rangeront par escouades dans les taxis de Gallieni, lesquels regagneront Paris à toute vitesse et en marche-arrière, arrivant au milieu de la population inquiète de l’issue du combat dont nos soldats ne pourront, et pour cause, apporter nulle nouvelle. En un mot, notre observateur, s’il s’éloigne de la Terre avec une vitesse supérieure à celle de la lumière, verra les événements terrestres se dérouler en remontant le cours du temps.

Mais les choses se passeront très différemment si, au contraire, notre observateur restant immobile, c’est la Terre qui s’éloigne de lui avec une vitesse de 500 000 kilomètres à la seconde. Qu’arrivera-t-il alors ? Il est clair qu’en ce cas notre observateur verra les événements terrestres non plus à l’envers mais à l’endroit. Il y a cette différence toutefois, qu’ils lui paraîtront se dérouler avec une majestueuse lenteur, puisque les rayons lumineux ayant quitté la Terre à la fin d’un événement quelconque, mettront beaucoup plus de temps à lui parvenir que les rayons qui ont quitté la Terre au commencement.

En résumé, les phénomènes observés par lui étant essentiellement différents dans les deux cas, notre observateur supposé aurait un moyen de savoir si c’est lui qui s’éloigne de la Terre ou si c’est la Terre qui s’éloigne de lui, de déceler la translation vraie de la Terre dans l’espace. Translation par rapport au milieu qui propage la lumière… ce qui ne veut pas nécessairement dire, — nous l’avons montré, — translation par rapport à l’espace absolu.

L’expérience telle que nous venons de la concevoir ne serait pas facile à réaliser avec les ressources actuelles de nos laboratoires. Nous ne pouvons pas obtenir des vitesses aussi fantastiques, et, si nous les obtenions, l’observateur ne distinguerait pas grand’chose. Mais nous avons pris un exemple énorme et les résultats en auraient été énormes, puisqu’il ne s’agissait de rien moins que de renverser l’ordre des temps.

Supposons que nous employions des moyens plus modestes, les résultats seront plus modestes, mais ils devraient, d’après les anciennes théories, être encore appréciables pour nos instruments. Or l’expérience de Michelson, — qui serait en plus petit celle que nous venons de décrire, — montre que les différences attendues ne sont pas observées. Donc les prémisses que nous avons posées, à savoir qu’il peut exister des vitesses supérieures à celle de la lumière dans le vide, ne correspondent pas à la réalité. Donc cette vitesse est un mur, une limite qui ne peut être dépassée.

Voyons les conséquences. Il y a à la base de la mécanique classique, telle que l’ont fondée Galilée, Huyghens, Newton, telle qu’on l’enseigne partout, un principe fondé en dernière analyse, comme tous ceux de la mécanique, sur l’expérience. C’est le principe de la composition des vitesses. Si un navire fait en eau calme du 10 kilomètres à l’heure et qu’il descende un fleuve dont la vitesse est de 5 kilomètres à l’heure, la vitesse du navire par rapport au rivage immobile sera, comme on peut le mesurer et le constater, égale à la somme de ces deux vitesses, c’est-à-dire à 15 kilomètres à l’heure. C’est la règle de l’addition des vitesses.

D’une manière plus générale, si un corps part du repos et sous l’action d’une force prend en une seconde une vitesse que va-t-il faire, si l’action de la force se prolonge pendant une deuxième seconde ? Il prendra, d’après la mécanique classique, une vitesse [1]. Supposons, en effet, un observateur animé d’une vitesse de translation et qui se croit au repos. Pour lui, à la fin de la première seconde le corps paraît au repos (puisqu’il a la même vitesse que l’observateur). En vertu du principe de relativité classique, le mouvement apparent de ce corps doit être le même pour notre observateur que si ce repos était réel. C’est-à-dire qu’à la fin de la deuxième seconde, la vitesse relative du corps par rapport à l’observateur sera , et comme l’observateur a déjà une vitesse , la vitesse absolue du corps sera On verrait de même qu’elle serait au bout de trois secondes, au bout de 4 secondes et ainsi de suite. Elle pourrait donc croître au delà de toute limite, si la force agit pendant assez longtemps ? Oui, dit la mécanique classique. Non, dit Einstein, puisque aucune vitesse ne peut dépasser celle de la lumière dans le vide.

Nous avons supposé un observateur qui possède la vitesse par rapport à nous et qui se croit au repos. Pour lui, le corps observé était également au repos au début de la deuxième seconde, puisque sa vitesse était la même que celle de l’observateur. De ce que le mouvement apparent du corps est pour cet observateur, pendant la deuxième seconde, ce qu’il était pour nous pendant la première, la mécanique classique concluait que sa vitesse doublait pendant cette deuxième seconde. C’est qu’elle ne savait pas ce qu’Einstein nous a enseigné : que le temps et l’espace dont se sert cet observateur sont différents des nôtres.

Qu’est-ce qu’une vitesse ? C’est l’espace parcouru pendant une seconde. Mais l’espace que mesure ainsi notre observateur en mouvement, et qu’il croit avoir une certaine longueur, est, en réalité, pour nous immobiles, plus petit qu’il ne croit, parce que les mètres dont il se sert, sont — Einstein nous l’a montré, — raccourcis par la vitesse, sans qu’il puisse s’en apercevoir.

Et alors les vitesses ne s’ajoutent plus exactement et au delà de toute limite pour un observateur donné, comme le voulait la mécanique classique.

Sous l’action d’une même force, disait cette mécanique, un corps subira toujours la même accélération, quelle que soit la vitesse déjà acquise. Sous l’action d’une même force, dit la mécanique nouvelle, le mouvement d’un corps s’accélérera d’autant moins qu’il sera plus rapide.

Voici par exemple un mobile. Dans le langage des physiciens, ce mot n’a pas du tout le même sens que dans celui des moralistes, puisque, pour les premiers, il signifie un corps en mouvement, et pour ceux-ci au contraire ce qui met un corps en mouvement ! Sans m’appesantir sur toutes les réflexions que suggère cette antinomie verbale, qui n’est qu’un exemple de tout ce qui sépare la morale de la physique, je tiens à préciser que je prends ici ce mot dans le sens des physiciens.

Soit donc un mobile animé par rapport à moi d’une vitesse de 200 000 kilomètres par seconde. Sur ce premier mobile plaçons un observateur. Celui-ci pro­ jettera dans le même sens, et dans les mêmes conditions que nous avons fait, un deuxième mobile qui aura donc par rapport à lui une vitesse de 200 000 kilomètres. Mais, dit le relativiste, la vitesse résultante de ce deuxième mobile par rapport à nous ne sera pas, comme le voudrait l’addition classique des vitesses, 200 000 + 200 000 = 400 000 kilomètres par seconde. Elle sera seulement 277 000 kilomètres par seconde. Ce que le deuxième observateur en mouvement croyait être 200 000 kilomètres (parce que ses règles étaient raccourcies par sa vitesse) ne valait donc en réalité que 77 000 de nos kilomètres. Comment peut-on calculer cela ? Mais très simplement en appliquant la formule de Lorentz que j’ai indiquée dans le chapitre II et qui donne la valeur de la contraction due à la vitesse. On trouve alors très aisément ceci : si on a deux vitesses et , et si on appelle leur résultante, la mécanique classique affirmait que

la mécanique d’Einstein enseigne que cela n’est pas exact et que l’on a en réalité ( étant la vitesse de la lumière)

Je m’excuse d’introduire de nouveau (ce sera la dernière fois !) une formule algébrique dans cet exposé. Mais elle m’épargne un très grand nombre de périphrases et même de phrases, et elle est d’une telle simplicité que tous les lecteurs, — et ils sont assurément nombreux, — ayant la moindre teinture de mathématiques élémentaires, en saisiront immédiatement la vaste signification et les conséquences.

Cette formule exprime d’abord que, si grande qu’elle soit, la résultante de deux vitesses ne peut dépasser la vitesse de la lumière. Elle exprime aussi que si l’une des vitesses composantes est celle de la lumière, la vitesse résultante a, elle aussi, la même valeur. Elle exprime enfin qu’aux faibles vitesses aux-quelles nous avons affaire dans la pratique (c’est-à-dire lorsque les vitesses composantes sont beaucoup plus petites que celles de la lumière) la résultante est, à très peu près, égale à la somme des deux composantes, comme le voulait la mécanique classique.

Celle-ci a été, ne l’oublions jamais, édifiée sur l’expérience. On comprend, dans ces conditions, que Galilée et ses successeurs, n’ayant eu affaire qu’à des mobiles relativement lents, soient arrivés à un principe apparemment vrai pour eux, mais qui n’est qu’une première approximation.

Par exemple, la résultante de deux vitesses, égales chacune à 100 kilomètres par seconde (ce qui dépasse infiniment les vitesses réalisables jadis par Galilée et Newton), est égale non pas à 200 kilomètres, mais à 199 km. 999 978. La différence est à peine de 22 millimètres sur 200 kilomètres ! On conçoit que les expériences anciennes n’aient pu manifester des différences bien en deçà de celle-ci.

Parmi les vérifications de la nouvelle loi de composition des vitesses, on peut en citer une qui est frappante et qui ressort d’une expérience déjà ancienne de notre grand Fizeau.

Supposons un tuyau plein d’un liquide, d’eau par exemple, et que parcourt dans sa longueur un rayon lumineux. On connaît la vitesse de la lumière dans l’eau (qui est bien inférieure à sa valeur dans l’air ou dans le vide). Supposons maintenant que l’eau ne soit plus immobile dans le tuyau, mais coule, circule dans celui-ci avec une certaine vitesse. Quelle sera, à la sortie du tuyau, la vitesse du rayon lumineux ayant traversé ce liquide en mouvement ? C’est ce que Fizeau s’est demandé, en variant les conditions de l’expérience.

La vitesse de la lumière dans l’eau est d’environ 220 000 kilomètres par seconde. Il s’agit ici d’une propagation si rapide qu’il y a une grande différence entre la loi d’addition classique et celle de la mécanique einsteinienne. Or les résultats de l’expérience de Fizeau concordent rigoureusement avec la formule d’Einstein et sont en désaccord avec celle de la mécanique ancienne. De nombreux observateurs, et récemment le physicien hollandais Zeeman, ont repris avec une extrême précision l’expérience de Fizeau, et les résultats ont été identiques.

Lorsqu’au siècle passé Fizeau fit cette expérience, on avait certes essayé d’en interpréter les résultats numériques à la lumière des anciennes théories. Mais cela avait conduit à des hypothèses tout à fait invraisemblables. C’est ainsi que Fresnel, pour expliquer les résultats de Fizeau, avait été obligé d’admettre que l’éther est partiellement entraîné par l’eau dans son mouvement, mais que cet entraînement partiel varie avec la longueur des ondes lumineuses propagées, et n’est pas la même pour les rayons bleus et pour les rayons rouges ! Conséquence choquante et bien difficile à admettre.

La nouvelle loi de composition des vitesses donnée par Einstein rend compte, au contraire, immédiatement, et avec une extrême exactitude, des résultats de Fizeau. Ceux-ci sont en contradiction avec la loi classique.

Les faits, arbitres et critères souverains, montrent ici que la mécanique nouvelle correspond à la réalité, l’ancienne non, du moins sous sa forme traditionnelle.

Et voilà qui déjà nous fait toucher du doigt la beauté, la vérité profonde (la vérité scientifique étant ce qui est vérifiable) de la doctrine einsteinienne. Voilà qui nous démontre dès maintenant en quoi, magnifiquement, une théorie scientifique, une théorie physique se distingue d’un système philosophique arbitraire et plus ou moins cohérent.

L’expérience, juge suprême, décide en faveur de la mécanique einsteinienne, contre la mécanique classique. Nous en verrons d’autres exemples. Nous n’en trouverons aucun qui prononce en sens contraire.

Mais voici bien autre chose. La nouvelle loi de composition des vitesses, et l’existence d’une vitesse-limite égale à celle de la lumière, peuvent s’exprimer dans un langage différent de celui que nous avons employé jusqu’ici. Nous n’avons encore parlé que de vitesses, de mouvements. Voyons comment les choses se présentent lorsque nous examinons en même temps les qualités particulières des objets qui se meuvent, des corps, de la matière.

Chacun sait que ce qui caractérise la matière, c’est ce qu’on appelle l’inertie. Si la matière est en repos, il faut une force pour la mettre en mouvement. Si elle est en mouvement, il faut une force pour l’arrêter. Il en faut une pour accélérer le mouvement. Il en faut une pour le dévier. Cette résistance que la matière oppose aux forces qui tendent à modifier son état de repos ou de mouvement, c’est ce qu’on appelle l’inertie. Les divers corps peuvent opposer à ces forces une résistance plus ou moins grande. Si une force est appliquée à un objet, elle lui imprimera une certaine accélération. Mais la même force appliquée à un autre objet lui imprimera en général une accélération différente. Un cheval de course déployant son effort maximum détalera plus vite s’il porte un minuscule jockey, que s’il porte un cavalier de cent kilos. Un cheval de trait démarrera plus rapidement si le chariot qu’il traîne est vide que s’il est chargé de marchandises. Vous pourrez mettre une charrette en mouvement avec le même effort qui n’ébranlerait pas un lourd camion.

Lorsqu’une locomotive traînant quelques wagons démarre brusquement, la vitesse imprimée au train au bout de la première seconde est (à une constante près) ce qu’on appelle son accélération. Si cette locomotive démarre dans les mêmes conditions avec un train beaucoup plus long, on remarque que l’accélération est plus petite. De là provient la notion, introduite dans la science par Newton, de la masse des corps qui en mesure l’inertie.

Si, dans notre exemple, la locomotive produit la seconde fois une accélération deux fois plus petite, cela s’exprime en disant que la masse du deuxième train est double de celle du premier. Si on trouve que l’accélération produite par la locomotive est la même pour trois wagons chargés de blé et pour un seul wagon chargé de lingots, on dira que les deux trains ont la même masse totale.

En un mot, les masses des corps sont des données conventionnelles définies par ce fait qu’elles sont proportionnelles aux accélérations causées par une même force. Autrement dit, la masse d’un corps est le quotient de la force qui agit sur lui par l’accélération qu’il lui imprime. Poincaré disait pittoresquement : Les masses sont des coefficients qu’il est commode d’introduire dans les calculs.

S’il est une propriété des objets qui tombe sous le sens, sous les sens, dont chaque homme ait en quelque sorte l’instinct, l’intuition, c’est bien celle de la masse des corps. Eh bien ! une analyse un peu aiguë nous montre donc notre impuissance à définir cette chose autrement que par des conventions déguisées. La définition poincariste semble paradoxale dans son aveu d’impuissance. Elle est juste pourtant. La masse n’est qu’un « coefficient », qu’une création conventionnelle de notre infirmité !

Pourtant quelque chose nous restait où nous pensions pouvoir accrocher, sinon notre besoin de certitude, — il y a longtemps que les savants dignes de ce nom ont renoncé à la certitude ! — du moins notre besoin de netteté dans la déduction, dans le classement des phénomènes. On croyait constante la masse, on croyait constant le coefficient si commode et si bien défini.

Ici encore, il faut déchanter, hélas ! — ou plutôt tant mieux, puisque rien n’égale, après tout, le savoureux plaisir de la nouveauté.

L’ancienne mécanique nous enseignait que la masse est constante pour un même corps, indépendante par conséquent de la vitesse que ce corps a déjà acquise. D’où il suivait, comme nous l’expliquions plus haut, que, si une force continue à agir, la vitesse acquise au bout d’une seconde sera doublée au bout de deux secondes, triplée au bout de trois et ainsi de suite jusqu’au delà de toute limite.

Mais nous venons de voir que la vitesse augmente moins pendant la deuxième seconde que pendant la première et ainsi de suite, toujours de moins en moins jusqu’à ce que, la vitesse de la lumière étant atteinte, celle du mobile ne puisse plus augmenter, quelle que soit la force agissante.

Qu’est-ce à dire ? Si la vitesse du corps s’accroît moins pendant la deuxième seconde, c’est qu’il oppose à la force accélératrice une résistance plus grande. Tout se passe comme si son inertie, comme si sa masse avait changé ! Cela revient à dire : la masse des corps n’est pas constante, elle dépend de leur vitesse, elle croît quand cette vitesse croît.

Pour les petites vitesses cette influence est insensible. Parce qu’ils n’avaient pu observer que celles-là, les fondateurs de la mécanique classique, — science expérimentale, — ont remarqué que les masses étaient sensiblement constantes, et en ont cru pouvoir conclure qu’elles l’étaient absolument. Aux grandes vitesses cela n’est plus vrai.

Pareillement, aux petites vitesses, dans la mécanique nouvelle comme dans l’ancienne, les corps opposent sensiblement la même résistance d’inertie aux forces qui tendent à accélérer leur mouvement et à celles qui tendent à le dévier, à courber leur trajectoire. Aux grandes vitesses cela n’est plus vrai.

La masse croît donc rapidement avec la vitesse, jusqu’à devenir infinie quand cette vitesse égale celle de la lumière. Un corps quelconque ne pourra jamais atteindre ni dépasser la vitesse de la lumière, puisque, pour dépasser cette limite, il faudrait surmonter une résistance infinie.

Voici, pour fixer les idées, quelques chiffres qui laissent voir dans quelles proportions les masses varient avec la vitesse. Le calcul est facile, grâce à la formule que nous avons indiquée et qui donne les valeurs de la contraction de Fitzgerald-Lorentz.

Une masse de 1 000 grammes pèsera 2 centigrammes de plus à la vitesse de 1 000 kilomètres par seconde ; elle pèsera 1 060 grammes à la vitesse de 100 000 kilomètres par seconde ; 1 341 grammes à la vitesse de 200 000 kilomètres par seconde ; 2 000 grammes (elle aura doublé) à la vitesse de 259 806 kilomètres par seconde ; 3 905 grammes à la vitesse de 290 000 kilomètres par seconde.

Voilà ce qu’indique la théorie nouvelle. Comment la vérifier ? Cela eût été impossible il y a encore cinquante ans, alors qu’on ne connaissait que nos pauvres petites vitesses de véhicules et de projectiles terrestres, qui alors ne dépassaient jamais, même pour les obus, 1 kilomètre par seconde. Les planètes elles-mêmes n’ont que des vitesses bien trop faibles pour cette vérification et Mercure, par exemple, qui est la plus rapide de toutes, ne fait que du 100 kilomètres à la seconde, ce qui est encore insuffisant.

Si nous n’avions disposé que de vitesses comme celles là, il n’y aurait pas eu moyen de vérifier qui avait raison, de la mécanique classique affirmant la masse constante, ou de la mécanique nouvelle l’affirmant variable.

Ce sont les rayons cathodiques et les rayons Bêta du radium qui nous ont fourni des vitesses suffisantes pour une vérification.

Ces rayons sont constitués par un bombardement ininterrompu de petits projectiles très rapides, d’une masse inférieure à la deux-millième partie de celle de l’atome d’hydrogène, chargés d’ailleurs d’électricité négative et qu’on appelle des électrons.

Les tubes cathodiques et le radium effectuent un bombardement continuel de ces petits projectiles chargés non pas de mélinite, mais d’électricité, bien moins gros que les obus des artilleries européennes, mais en revanche animés de vitesses initiales infiniment plus grandes et auprès desquelles celle de Bertha même fait très piètre figure.

Comment maintenant a-t-on pu mesurer la vitesse de ces projectiles ?

On sait que les corps électrisés agissent les uns sur les autres : ils s’attirent ou se repoussent. Nos électrons sont chargés d’électricité. Si donc on les place dans un champ électrique, entre deux plateaux réunis aux deux bornes d’une machine électrique ou d’une bobine d’induction, ils vont être soumis à une force qui les déviera de leur route. Les rayons cathodiques seront donc déviés par un champ électrique. Cette déviation dépendra de la vitesse des projectiles et elle dépendra aussi de leur masse, c’est-à-dire de la résistance d’inertie qu’elle oppose aux causes qui tendent à la dévier.

Ce n’est pas tout. Les charges électriques portées par ces projectiles sont en mouvement, et même en mouvement rapide. De l’électricité en mouvement, c’est un courant électrique ; or nous savons que les courants sont déviés par les aimants, par les champs magnétiques. Les rayons cathodiques seront donc déviés par l’aimant. Cette déviation, comme la première, dépendra de la vitesse et de la masse du projectile. Seulement, elle n’en dépendra pas de la même manière. Toutes choses égales d’ailleurs, la déviation magnétique sera plus grande que la déviation électrique si la vitesse est grande. En effet, la déviation magnétique est due à l’action de l’aimant sur le courant ; elle sera d’autant plus grande que le courant sera plus intense ; et le courant sera d’autant plus intense que la vitesse sera plus grande, puisque c’est le mouvement du projectile qui produit le courant. Au contraire, la trajectoire de nos petits projectiles, sous l’influence de l’attraction électrique, sera d’autant moins déviée que le projectile sera plus rapide.

On conçoit donc qu’en soumettant un rayon cathodique à l’action d’un champ électrique, puis à celle d’un champ magnétique, on puisse, en comparant les deux déviations, mesurer à la fois la vitesse du projectile et sa masse (rapportée à la charge électrique connue de l’électron).

On trouve ainsi des vitesses énormes allant de plusieurs dizaines de kilomètres jusqu’à 150 000 kilomètres par seconde et davantage. Quant aux rayons Bêta du radium, ils sont encore plus rapides et atteignent jusqu’à des vitesses très voisines de celle de la lumière et supérieures à 290 000 kilomètres par seconde. Voilà bien les vitesses qu’il nous faut pour voir si, oui ou non, la masse augmente avec elles.

Cela posé, et pour comprendre parfaitement la marche des expériences, il nous reste à dire quelques mots de ce curieux phénomène d’inertie électrique qu’on appelle la self-induction. Quand on veut établir un courant électrique, on éprouve une certaine résistance initiale qui cesse dès que le courant est établi ; si ensuite on veut rompre le courant, il tend à se maintenir et on a autant de mal à l’arrêter qu’à arrêter une voiture une fois lancée. L’expérience journalière peut le montrer. Quelquefois les trolleys d’un tramway quittent un instant le fil qui amène le courant ; à ce moment, on voit jaillir des étincelles. Pourquoi ? Il passait un courant qui allait du fil au trolley ; si le trolley s’éloigne un instant du fil, laissant un intervalle d’air qui est un obstacle au passage de l’électricité, le courant ne s’arrête pas pour cela, parce qu’il est lancé pour ainsi dire ; il franchit l’obstacle sous forme d’étincelle. Ce phénomène est ce qu’on appelle la self-induction.

La self-induction ou simplement la self, comme disent les ouvriers électriciens, est une véritable inertie. Le milieu ambiant oppose une résistance à la force qui tend à établir un courant électrique et à celle qui tend à faire cesser un courant préalablement établi, de même que la matière résiste à la force qui tend à la faire passer du repos au mouvement, ou au contraire du mouvement au repos. Il y a donc, à côté de l’inertie mécanique, une véritable inertie électrique.

Mais nos projectiles cathodiques, nos électrons sont chargés. Quand ils se mettent en mouvement, ils font naître un courant électrique ; quand ils s’arrêtent, le courant cesse. À côté de l’inertie mécanique, ils doivent donc posséder également l’inertie électrique. Ils ont pour ainsi dire deux inerties, c’est-à-dire deux masses inertes, une masse réelle et mécanique, et une masse apparente due aux phénomènes de self-induction électro-magnétique. En étudiant les deux déviations, électrique et magnétique, des rayons Bêta du radium ou des rayons cathodiques, on peut déterminer quelle est, dans la masse totale de l’électron, la part de ces deux masses. En effet, la masse électro-magnétique due aux causes que nous venons d’expliquer varie avec la vitesse, suivant certaines lois que la théorie de l’électricité nous fait connaître. En observant la relation entre la masse totale et la vitesse, on peut donc voir quelle est la part de la masse véritable et invariable, et celle de la masse apparente d’origine électro-magnétique.

L’expérience a été réalisée et répétée par des physiciens très habiles. Le résultat est bien fait pour surprendre : la masse réelle est nulle, toute la masse de la particule est d’origine électro-magnétique. Voilà qui est de nature à modifier complètement nos idées sur l’essence de ce qu’on nomme matière. Mais ceci, est une autre histoire…

On s’est demandé alors, — et c’est là que nous voulions en venir après ces quelques détours qui auront débroussaillé le chemin, — si la relation entre la masse et la vitesse des projectiles cathodiques, était la même que celle où nous avait conduits le principe de relativité.

Le résultat des expériences est absolument net et concordant et certaines d’entre elles ont porté sur des rayons Bêta correspondant à une valeur de la masse décuple de la masse initiale. Ce résultat est celui-ci : les masses varient avec la vitesse et exactement suivant les lois numériques de la dynamique d’Einstein.

Nouvelle et précieuse confirmation expérimentale, et qui tend à établir, elle aussi, que la mécanique classique n’était qu’une grossière approximation, valable tout au plus pour les médiocres vitesses auxquelles nous avons affaire dans le cours ridiculement borné de la vie quotidienne.

Ainsi la masse des corps, cette propriété newtonienne qu’on croyait le symbole même de la constance et l’équivalent de ce qu’est, dans l’ordre des choses morales, la fidélité aux traités, n’est plus qu’un petit coefficient variable, ondoyant et relatif selon le point de vue. En vertu de la réciprocité que nous avons déjà précisée, lorsqu’il s’est agi de la contraction due à la vitesse, la masse d’un objet augmente pareillement non seulement s’il se déplace, mais si celui qui l’observe se déplace, et sans d’ailleurs qu’un autre observateur lié à l’objet puisse jamais constater la différence.

Ainsi, une règle qui se meut à une vitesse d’environ 260 000 kilomètres par seconde aura non seulement sa longueur diminuée de moitié, mais en même temps sa masse doublée. Sa densité, qui est le rapport de sa masse à son volume, sera donc quadruplée.

Les notions physiques qu’on croyait les mieux établies, les plus constantes, les plus inébranlables deviennent, déracinées par l’ouragan de la mécanique nouvelle, des choses flottantes, molles, plastiques et que modèle la vitesse.

D’autres vérifications de la formule nouvelle, et tout à fait indépendantes de celle que nous venons d’exposer, ont été fournies récemment par les physiciens.

L’une des plus étonnantes est apportée par la spectroscopie.

On sait, que lorsqu’on fait passer un rayon de lumière solaire, provenant d’une fente fine, à travers l’arête d’un prisme de verre, ce rayon s’étale à la sortie du prisme, comme un magnifique éventail dont les lames successives sont constituées par les couleurs de l’arc-en-ciel. Dans cet éventail coloré une observation attentive fait reconnaître de fines discontinuités, des lacunes étroites où il n’y a pas de lumière ; on dirait des coupures faites par des ciseaux dans l’éventail polychrome, et qui sont les raies sombres du spectre solaire. Chacune de ces raies correspond à un élément chimique déterminé et sert à l’identifier tant au laboratoire que dans le Soleil ou les étoiles.

On a depuis longtemps expliqué que ces raies proviennent des électrons tournant très rapidement autour du centre de l’atome. Leurs changements soudains de vitesse produisent dans le milieu ambiant une onde (pareille à celle causée dans l’eau par la chute d’un caillou) et qui est une des ondes lumineuses caractéristiques de l’atome. Elle se manifeste par une des raies du spectre. Le physicien danois Bohr a récemment développé cette théorie dans tous ses détails, qui importent peu ici, et montré qu’elle rend compte avec exactitude des diverses raies spectrales correspondant aux éléments chimiques. Ceux-ci, je le rappelle, diffèrent entre eux par le nombre et la disposition des électrons gravitant dans leurs atomes.

Or M. Sommerfeld a fait le raisonnement suivant : les électrons qui gravitent près du centre d’un atome doivent avoir une vitesse beaucoup plus grande que ceux qui gravitent vers l’extérieur, de même que les planètes inférieures, Mercure et Vénus, ont autour du Soleil des vitesses bien plus grandes que les planètes supérieures, Jupiter, Saturne. Il s’ensuit, — si les idées de Lorentz et d’Einstein sont exactes, — que la masse des électrons internes des atomes doit être plus grande que celle des électrons externes, sensiblement plus grandes, car ces électrons tournent à des vitesses énormes. Le calcul montre alors que, dans ces conditions, chaque raie du spectre d’un élément chimique doit être en réalité composée d’un ensemble de plusieurs petites raies fines et juxtaposées. C’est précisément ce qui a été postérieurement (1916) constaté par Paschen. Il a trouvé que la structure des raies fines est très rigoureusement celle qu’annonçait Sommerfeld. Étonnante confirmation de l’hypothèse faite : exactitude de la nouvelle mécanique !

Mais ce n’est pas tout. On sait que les rayons X sont des vibrations analogues à la lumière, de même origine, mais de longueur d’onde beaucoup plus courte, c’est-à-dire d’une plus grande fréquence. Donc, tandis que la lumière provient des électrons extérieurs de ce petit système solaire en miniature qu’est l’atome, les rayons X proviennent des électrons les plus rapides, c’est-à-dire les plus proches du centre. Il s’ensuit que la structure particulière des raies fines, due à la variation de la masse électronique avec la vitesse, doit être bien plus marquée encore pour les raies des rayons X que pour les raies spectrales de la lumière. C’est effectivement ce que l’expérience a constaté. Les chiffres caractérisant les faits observés correspondent exactement aux calculs de la mécanique nouvelle, à la variation prévue de la masse avec la vitesse.

Il est donc établi que les phénomènes qui ont lieu dans le microcosme de chaque atome obéissent aux lois de la mécanique nouvelle, et non de l’ancienne, et qu’en particulier les masses en mouvement y varient comme le veut celle-là.

L’expérience, « source unique de toute vérité », a prononcé.

Nous voilà bien loin des idées naguère courantes. Lavoisier nous a enseigné que la matière ne peut se créer ni se détruire, qu’elle se conserve. Ce qu’il a voulu dire par là, c’est que la masse est invariable, et il l’a vérifié avec la balance. Et voici maintenant que les corps n’ont peut-être plus de masse, — si elle est entièrement d’origine électro-magnétique, — et voici en tout cas que cette masse n’est plus invariable. Cela ne veut pas dire que la loi de Lavoisier n’ait plus de sens. Il subsiste quelque chose qui se confond avec la masse aux petites vitesses. Mais enfin notre conception de la matière est violemment bouleversée. Ce que nous appelions matière, c’était avant tout la masse, qui était en elle ce qui nous semblait de plus tangible à la fois et de plus durable. Et maintenant cette masse n’existe pas plus que le temps et l’espace où nous croyions pouvoir la situer ! Ces réalités n’étaient que des fantômes…

Qu’on me pardonne ce que cet exposé a d’un peu ardu. Mais la nouvelle mécanique nous ouvre des horizons si étrangement nouveaux qu’elle vaut mieux qu’un regard dédaigneux et rapide. Pour contempler un vaste paysage dans un monde inexploré, il ne faut pas hésiter, même au prix d’un essoufflement passager, à grimper parfois une côte un peu rude.

Il est enfin une autre notion fondamentale de la mécanique, la notion d’énergie qui, à la lumière de la théorie einsteinienne, nous apparaît sous un aspect inattendu et justifié dans une large mesure, lui aussi, par l’expérience.

Nous avons vu qu’un corps chargé d’électricité et en mouvement oppose une certaine résistance au déplacement, par suite de cette inertie électrique qu’on appelle la self-induction. Le calcul et l’expérience montrent que, si on diminue les dimensions du corps portant une certaine quantité d’électricité, sans changer celle-ci, cette inertie électrique augmente. En effet, dans les hypothèses faites et si l’inertie est d’origine exclusivement électro-magnétique, les électrons ne sont plus que des sortes de sillages électriques se mouvant dans ce milieu propagateur des ondes électriques et lumineuses qu’on appelle l’éther.

Les électrons ne sont plus rien par eux-mêmes ; ils sont seulement, suivant l’expression de Poincaré, des sortes de « trous dans l’éther », autour desquels s’agite celui-ci, à la manière d’un lac faisant des remous qui résistent à l’avancement d’un esquif.

Mais alors, plus les trous dans l’éther seront petits, plus l’agitation de l’éther autour d’eux sera proportionnellement importante. Plus, par conséquent, l’inertie du « trou dans l’éther » qui constitue le corpuscule étudié sera grande. Que va-t-il s’ensuivre ? On sait, par les mesures faites, que la masse du petit soleil de chaque atome, du noyau positif, — autour duquel tournent les planètes électrons, — on sait, dis-je, que ce noyau positif a une masse beaucoup plus grande que celle d’un électron. Si cette masse, si l’inertie correspondante sont ici aussi d’origine électro-magnétique, il s’ensuit donc que le noyau positif des atomes est beaucoup plus petit que l’électron.

Si nous considérons l’atome de l’hydrogène, le plus léger et le plus simple des gaz, nous savons qu’il est formé par une seule planète, par un seul électron négatif tournant autour du petit soleil central, autour du noyau positif. Nous savons aussi que la masse de l’électron est 2 000 fois plus petite que celle de l’atome d’hydrogène. Il suit de tout cela, le calcul le montre, que le noyau positif doit avoir un rayon 2 000 fois plus petit que celui de l’électron. Or, les expériences des physiciens anglais ont établi que les grosses particules alpha des rayons du radium peuvent traverser plusieurs centaines de milliers d’atomes, sans être déviées sensiblement par le noyau positif. On en déduit que celui-ci est en effet bien plus petit que l’électron, conformément aux prévisions théoriques.

Tout cela conduit irrésistiblement à penser que l’inertie de toutes les parties constituantes des atomes, c’est-à-dire de toute la matière, est exclusivement d’origine électro-magnétique. Il n’y a plus de matière, il n’y a plus que de l’énergie électrique, qui, par les réactions que le milieu ambiant exerce sur elle, nous fait croire fallacieusement à l’existence de ce quelque chose de substantiel et de massif que les générations ont accoutumé d’appeler matière.

Mais de tout cela il ressort aussi par des calculs et des raisonnements simples et élégants d’Einstein, — et dont je ne puis ici que laisser deviner la marche, — que la masse et l’énergie sont la même chose, ou du moins sont les deux faces d’une même médaille. Donc, plus de masse matérielle, rien que de l’énergie dans l’univers sensible. Étrange aboutissement, presque spiritualiste en un sens, de la physique moderne !

D’après tout cela, la plus grande partie de la « masse » des corps serait due à une énergie interne considérable et cachée. C’est cette énergie que nous voyons se dissiper peu à peu dans les corps radioactifs, seuls réservoirs d’énergie atomique ouverts jusqu’ici sur l’extérieur.

Si tout cela est vrai, si énergie et masse sont synonymes, si la masse n’est que de l’énergie, réciproquement l’énergie libre doit posséder des propriétés massives. Effectivement, la lumière par exemple a une masse. Des expériences précises ont en effet montré qu’un rayon de lumière, frappant un objet matériel, exerce sur lui une pression qui a été mesurée. La lumière a une masse, donc elle a un poids comme toutes les masses. Nous verrons d’ailleurs, à propos de la nouvelle forme donnée par Einstein au problème de la gravitation, une autre preuve directe, — et combien belle ! — que la lumière est pesante.

On peut calculer que la lumière reçue du Soleil sur la Terre en l’espace d’une année pèse un peu plus de 58 000 tonnes. C’est peu si l’on songe au poids formidable de charbon qu’il faudrait pour entretenir sur ce globule terraqué la température assez douce, en somme, qu’y maintient le Soleil,… au cas où celui-ci s’éteindrait brusquement.

La différence provient de ceci : quand nous nous chauffons avec un certain poids de charbon, nous n’utilisons qu’une faible partie de son énergie disponible, son énergie chimique. Toute son énergie intra-atomique nous reste inaccessible. C’est fâcheux, sans quoi il suffirait de quelques grammes de charbon pour chauffer, l’année durant, toutes les villes et toutes les usines de France. Que de problèmes en seraient simplifiés ! Quand l’humanité sera sortie de l’ignorance et de la maladresse barbare où elle croupit, c’est-à-dire dans quelques centaines de siècles, nous verrons cela. Oui, nous verrons cela. Ce sera un beau spectacle en vérité, et dont on a le droit de se réjouir par avance.

En attendant, le Soleil, comme tous les astres, comme tous les corps incandescents, perd peu à peu de son poids à mesure qu’il rayonne. Mais avec une telle lenteur que nous n’avons pas à craindre de le voir, de si tôt, s’évanouir à nos yeux, pareil à ces êtres de choix qui meurent de s’être trop donnés.

Voici, pour en finir avec la mécanique d’Einstein, une bien suggestive application de ces idées sur l’identité de l’énergie et de la masse.

Il y a en chimie une loi élémentaire bien connue et qui s’appelle loi de Prout. Elle dit que les masses atomiques de tous les éléments doivent être des multiples entiers de celle de l’hydrogène. Celui-ci étant, de tous les corps connus, celui dont l’atome est le plus léger, la loi de Prout partait de l’hypothèse que tous les atomes sont construits d’après un élément fondamental qui est l’atome d’hydrogène. Cette unité supposée de la matière semble de plus en plus démontrée par les faits. D’une part, il est prouvé que les électrons provenant d’éléments chimiques différents sont identiques. D’autre part, dans les transformations des corps radioactifs nous voyons des atomes lourds émettre successivement plusieurs atomes du gaz hélium en se simplifiant. Enfin, le grand physicien britannique Rutherford a montré en 1919 qu’en bombardant, dans certaines conditions, au moyen des rayons du radium, les atomes du gaz azote, on peut en arracher des atomes d’hydrogène. Cette expérience, d’une importance qui n’a pas été assez aperçue et qui constitue en somme le premier exemple d’une transmutation réellement accomplie par l’homme, tend, elle aussi, à prouver la validité de l’hypothèse de Prout.

Pourtant, lorsqu’on mesure exactement et qu’on compare les masses atomiques des divers éléments chimiques, on constate qu’elles ne suivent pas exactement la loi de Prout. Par exemple, la masse atomique de l’hydrogène étant 1, celle du chlore est 35,46, ce qui n’est pas un multiple entier de 1.

Or on peut calculer que si la formation des atomes complexes à partir de l’hydrogène s’accompagne, — comme il est probable, — de variation d’énergie interne, par suite d’une certaine quantité d’énergie rayonnée dans la combinaison, il s’ensuivra nécessairement (puisque l’énergie perdue est pesante) des variations de la masse du corps résultant qui rendent très bien compte des écarts constatés à la loi de Prout.

Dans notre promenade un peu hâtive, et en zig-zag, à travers la broussaille des faits nouveaux qui étayent et vérifient la mécanique ébauchée par Lorentz, achevée par Einstein, notre démarche a été assez heurtée. C’est que, faute de la terminologie et des formules techniques dont l’appareil, ici, serait par trop rébarbatif, on doit se contenter de quelques raids hardiment et rapidement poussés dans le secteur à reconnaître. Ils auront suffi, peut-être, pour comprendre quel bouleversement total des bases mêmes de la science, quelle explosion dans ses fondements séculaires a produite la fulgurante synthèse einsteinienne.

Vraiment des lumières nouvelles rayonnent maintenant sur ceux qui, lentement, s’efforcent à la rude escalade du savoir, et, ayant sagement renoncé à chercher les « pourquoi », veulent du moins scruter quelques « comment ».

Peu avant sa mort et prévoyant avec son intuition géniale l’avènement de la nouvelle mécanique, Poincaré conseillait aux professeurs de ne pas l’enseigner aux enfants avant qu’ils fussent pénétrés jusqu’aux moelles de la mécanique classique.

« C’est, ajoutait-il, avec la mécanique ordinaire qu’ils doivent vivre ; c’est la seule qu’ils auront jamais à appliquer ; quels que soient les progrès de l’automobile, nos voitures n’atteindront jamais les vitesses où elle n’est plus vraie. L’autre n’est qu’un luxe et l’on ne doit penser au luxe que quand il ne risque plus de nuire au nécessaire. »

Pour un peu, j’en appellerais de ce texte de Poincaré à Poincaré lui-même. Car pour lui, ce luxe, la vérité, était la seule chose nécessaire. Ce jour-là, assurément il songeait aux enfants. Mais les hommes cessent-ils jamais d’être des enfants ? À cela le maître trop tôt disparu eût répondu peut-être, de sa voix grave adoucie d’un sourire : « Oui ; du moins il est plus commode de le supposer. »

  1. Comme exemple d’une force identique agissant pendant des temps successivement égaux à 1, 2 ou 3, on peut supposer 3 canons de même calibre, mais de longueurs égales à 1, 2 et 3 et dans lesquels les charges ou plutôt leur force propulsive sont identiques et constantes. On constate que les vitesses initiales des obus sont entre elles comme 1, 2 et 3.